LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

 
DE BOURMONT MARC
DEA 124 : Comptabilité - Décision - Contrôle
Année 2000-2001

Séminaire : "Philosophie et management"
Professeur Yvon PESQUEUX

 

Jean-Jacques ROUSSEAU

"Du contrat social"

 

 

I. BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR - ŒUVRES PRINCIPALES

Jean-Jacques Rousseau est né à Genève le 28 juin 1712.

Fils d'un horloger, il est mis en apprentissage chez un greffier, puis chez un graveur.
En 1728, il quitte Genève et rencontre Madame de Warens.
Il abjure la religion calviniste (il reviendra au calvinisme en 1754). C'est en 1742 qu'il arrive à Paris.
Il devient, à partir de cette époque - et surtout à partir de 1745 - l'ami de Diderot.
Il accède à la célébrité avec son Discours sur les sciences et les arts (1750) que couronne l'Académie de Dijon.
En 1752, Le Devin du village obtient un vif succès devant le roi et il est joué à l'Opéra.
Jean-Jacques Rousseau fréquente alors les Encyclopédistes et collabore à l'Encyclopédie.
En l755, il publie le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes et commence un Essai sur l'origine des langues qui restera inachevé.
Invité, en 1756, par Madame d'Epinay, il s'installe à l'Ermitage.
En 1757 et 1758, il se brouille définitivement avec Grimm et Diderot. Il est de plus en plus isolé.
Il écrit Julie ou la nouvelle Héloïse (1761), roman épistolaire, ainsi que Du contrat social et l'Emile (1762).
La Profession de foi du vicaire savoyard irrite le Parlement, et Rousseau doit prendre la fuite.
Il va connaître des années difficiles, marquées par de nombreuses brouilles (avec Hume, notamment).
Il rédige ses Confessions, rentre à Paris en l 770 et achève sans doute Les Confessions cette même année. Puis il accepte l'hospitalité du marquis de Girardin à Ermenonville et meurt en 1778.
Les Rêveries du promeneur solitaire seront publiées en 1782.
En 1794, les restes de Rousseau furent transportés au Panthéon.
Le peuple de la Révolution s'était reconnu dans l'auteur du Contrat social.

 

BIBLIOGRAPHIE

L’étendue de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau est immense.
Tour à tour maître de musique, auteur dramatique et lyrique, romancier, poète, philosophe, mais aussi chimiste et botaniste, Rousseau conçut une œuvre qui déjoue toute classification.

On y relève pas moins de vingt-cinq ouvrages (classés ici sous forme chronologique) :

Pour une présentation détaillée de chacun de ces ouvrages, on pourra se référer au site internet http://unige.ch/, duquel nous avons extrait ici un résumé du Discours sur l'origine et les fondements de l'Inégalité parmi les hommes, œuvre préalable à la compréhension du Contrat Social.

Discours sur l'origine et les fondements de l'Inégalité parmi les hommes

Ce second Discours suit le Discours sur les sciences et les arts.

Rousseau désormais célèbre commence à travailler en 1753 sur la nouvelle question posée par l'Académie de Dijon : "Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ?".

Il précise sa pensée et lui donne un fondement philosophique et documenté. Il écrit une dédicace élogieuse à la République de Genève dont il est fier d'être citoyen. Ce n'est donc pas toute société que Rousseau rejette.

Cependant, il faut des moyens pour juger et comparer les sociétés. Comment ? En revenant à la nature de l'homme avant que l'histoire ne l'altère (Préface). C'est l'état de nature et non l'état social qui rend compte du droit naturel et des fondements d'une société légitime. Rousseau s'attaque à deux paradoxes : comment l'homme a-t-il pu se dénaturer autant ? Comment sont nées des sociétés inégales, injustes, alors que l'état de nature et l'égalité naturelle dictent les conditions d'une société légitime ? Des circonstances extérieures ou des petites causes répétées sont responsables de ce "progrès" vers le pire. Rousseau tente de les reconstituer dans l'histoire hypothétique qu'il propose.

Pour définir l'état de nature (Première partie), il faut remonter à la vraie origine et ne rien projeter de notre culture sur la nature. L'homme naturel est robuste. Il n'est pas encore un être rationnel, et n'éprouve que le souci de sa conservation (amour de soi). Vient-il à rencontrer un être sensible, il préfère le fuir et ne pas le perturber, par une "répugnance innée à voir souffrir son semblable" : la pitié. Il est donc pacifique dans cet état, contrairement à ce que prétend Hobbes. Mais cette paix procède d'une ignorance et d'une indépendance mutuelles, car les hommes ne sont pas non plus sociables. Ils n'épargnent leur prochain que retenus par le sentiment de pitié, et non par un raisonnement sur la loi naturelle. Isolé, heureux et autosuffisant l'homme n'a pas de raison de sortir de cet état.

Pourtant il l'a fait (seconde partie). Des hasards, des besoins nouveaux font que les hommes se fixent peu à peu en famille, et augmentent leurs dépendances par de nouvelles commodités. La pratique de l'agriculture oblige d'établir le droit de propriété pour garantir la possession des terres et du travail. Mais bientôt les abus et les rapines entraînent le rassemblement des hommes en société : ils passent un contrat. Celui-ci entérine l'inégalité de richesse préexistante. Puis la délégation du pouvoir aux magistrats pour faire respecter les lois dégénère elle aussi. Le dernier stade de la corruption de cette histoire effrayante des progrès de l'homme et de son esclavage est celui du gouvernement despotique et arbitraire, où la légitimité est totalement usurpée. On est revenu au droit du plus fort : nouvel état de nature qui ressemble cette fois à la guerre de tous contre tous de Hobbes.

Plutôt que pessimiste, ce discours se veut rigoureux et réaliste : il n'est pas question de "retomber à quatre pattes", ni de retourner à l'état sauvage qui ne fascine Rousseau qu'autant qu'il est perdu à jamais. De plus " l'homme est naturellement bon ". Le mal de la société étant chose faite, il faut retarder la catastrophe.

On peut tout au plus chercher à restaurer la légitimité sociale.

Le Contrat Social systématisera les bases politiques jetées ici.

 

II DU CONTRAT SOCIAL

Publié en 1762, le Contrat social est un traité politique qui examine ce qui permet de fonder l'association politique idéale : "Je veux chercher si dans l'ordre civil il peut y avoir quelque règle d'administration légitime et sûre".

1.Hypothèses et postulats principaux de l’ouvrage

Tel est le scandale résultant d’une mauvaise socialisation (ce principe a été énoncé comme on l’a vu dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’Inégalité parmi les hommes).

Comment remédier à cette situation ?

L'idéal est donc de "trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant."

Rousseau établit que toute légitimité politique se fonde sur la communauté et la volonté générale.

Ainsi, si nul n'a le droit d'aliéner au profit d'un autre sa liberté morale et civique, il est souhaitable que les hommes concluent entre eux un pacte, un contrat : l'individu renonce à la liberté absolue qu’il possédait dans l’état de nature mais recouvre une liberté conventionnelle qui lui est préférable, car durable et fondée sur l’édiction et le respect d’intérêts généraux.

En échange, la communauté garantit la sécurité de chacun et le respect des règles et des droits ainsi établis.

2. Démonstration suivie

Basée tant sur une critique très minutieuse des théories du contrat social ayant existé auparavant que sur une construction prenant en compte les bienfaits et les méfaits des civilisations précédentes, la démonstration suivie par Rousseau est extrêmement rigoureuse, présentant tant des arguments juridiques, politiques que des raisonnements faisant appel au bon sens et à l’intelligence et prévenant les défauts qu’on pourrait trouver aux propos du contrat Social.

L’immense rigueur ainsi que la très grande minutie dont Rousseau a fait preuve ont consacré le Contrat Social comme une œuvre universelle.

3.Résumé de l’ouvrage

Le Contrat social s’organise en quatre livres, les deux premiers traitant de la souveraineté, les deux derniers du gouvernement.


LIVRE PREMIER

Quelles sont les bases d’un ordre social légitime et sûr ?

"L’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres."

Ce droit ne vient pas de la nature :

- faire reposer l’ordre social sur l’image du pouvoir paternel serait insoutenable, puisque les enfants devenus grands se retrouvent libres et que la famille se dissout : où seraient la cohésion et la durabilité d’un Etat reposant sur ce principe ?

- le faire reposer sur le droit du plus fort, comme le fait Grotius, n’est pas moins faux : la force n’est pas un fondement durable et surtout elle ne crée pas un droit légitime.

Non, l’ordre social est issu de conventions, c’est à dire sur des institutions artificielles liant les volontés.

Certaines de ces conventions sont illégitimes, comme c’est le cas pour l’esclavage.

Grotius soutient que, comme un homme peut se faire, en échange de sa subsistance, l’esclave d’un autre, de même un peuple peut se faire sujet d’un roi.

Raisonnement absurde : le maître nourrit l’esclave, le roi ne nourrit pas son peuple.

En outre, de quel droit aliéner sa descendance ? Il faudrait répéter le pacte d’esclavage à chaque génération.

Surtout, une telle renonciation est incompatible avec la nature humaine : "Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs."

La guerre elle-même, en cas de victoire, ne donne aucun droit sur la liberté des vaincus, et le prétendu droit de conquête n’est évidemment qu’une variante du droit du plus fort.

Bref, "ces mots, esclavage et droit, sont contradictoires, ils s’excluent mutuellement".

Dans tous ces cas, on peut parler d’agrégation, de soumission, non d’association volontaire, puisque tout vrai contrat suppose engagement mutuel et obligations réciproques.

Remarquons enfin une pétition de principe : quand Grotius prétend qu’un peuple peut se donner à un roi, il suppose l’existence de ce peuple.

Or "il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société".

Dès lors, quelles sont les conditions de l’association préalable, laquelle ne peut reposer que sur un contrat ?

L’idée d’association naît, lorsque les besoins excédant les forces individuelles, les hommes ressentent la nécessité de s’unir pour survivre.

Le problème est alors de trouver une formule qui réalise l’union sans éliminer la liberté :

"Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune les personnes et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant."

Ces clauses vont de soi, même si elles n’ont jamais été formellement annoncées, puisque nul ne peut renoncer à sa liberté sans renoncer à sa qualité d’homme.

Elles sont réalisées par "l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté".

Il n’y a là nulle soumission. L’engagement est égal pour tous et, l’aliénation étant complète, personne ne conserve aucun droit spécifique : cette égalité garantit la liberté.

Chacun se donnant à tous ne se donne à personne en particulier et acquiert sur autrui le même droit qu’il cède sur lui.

Le pacte peut donc s’énoncer ainsi :

"Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout".

Tel est le contrat de base, qui produit "un corps moral et collectif", dénommé le souverain, dont chaque membre a contracté avec lui-même, puisqu’il fait partie de la collectivité avec laquelle il contracte.

Chaque individu est à la fois citoyen, en tant qu’il participe à l’autorité souveraine, et sujet en tant qu’il est soumis aux lois.

Ce souverain n’est évidemment lié par aucune obligation extérieure à lui-même : s’il le souhaite, il a le même pouvoir de résilier le contrat.

Envers les sujets, le souverain n’est lié par rien, ce qui n’est nullement despotique : il ne saurait avoir d’intérêt contraire à celui des particuliers qui le composent.

En revanche, chaque individu est susceptible d’avoir une volonté particulière différente de la volonté générale : il pourrait vouloir bénéficier des droits du citoyen sans remplir les obligations du sujet.

C’est pourquoi le souverain dispose légitimement du droit de contrainte :

"Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre."

Autrement dit, le souverain peut contraindre l’individu à respecter les règles qu’il a acceptées car " l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. "

Accédant à l’état civil, l’homme passe de l’instinct à la raison, fonde ses actes sur la moralité, quitte la condition animale pour devenir un être intelligent, conquiert la sécurité et la vraie liberté, garantie par la loi : "Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède."

En effet, à la conclusion du pacte social, chacun remet au souverain les biens dont il dispose ; le souverain les lui restitue et lui en garantit la jouissance.

Loin d’être le fondement de la société, la propriété légitime en est donc la conséquence.

Renonçant à tout ce qu’il ne possédait pas et que sa force, dans l’état de nature, lui donnait peut-être une chance d’acquérir, mais qu’il risquait aussi de perdre, l’individu devient propriétaire de ce qu’il possédait et protégé par le souverain contre toute tentative d’appropriation par un autre.

Encore faut-il que ses prétentions soient valables. On ne possède que ce dont on était le premier occupant, dont on a besoin pour subsister et qu’on peut exploiter par son propre travail.

Rousseau prêche ainsi la limitation de la propriété, le pacte social ainsi conçu ne pouvant consacrer de grandes inégalités.

Ce pacte corrige donc les inégalités naturelles ; si les hommes demeurent inéluctablement "inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit."


LIVRE SECOND

La souveraineté

Des principes dégagés au livre premier, il s’ensuit que "la volonté générale peut seule diriger les forces de l’Etat selon la fin de son institution, qui est le bien commun."

La volonté générale ne se confond pas avec la volonté de tous, qui n’est que la somme des volontés particulières orientées vers l’intérêt privé.

La volonté générale, qui veut le bien de l’ensemble et tend à l’utilité publique, ne peut se tromper, puisqu’elle est l’expression de l’intérêt commun.

L’exercice de la volonté générale est la souveraineté.

Cette souveraineté possède trois caractères :

- elle est inaliénable : "le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même."
Si le peuple se contente d’obéir, il perd sa qualité de souverain, il cesse d’être un peuple.

- elle est indivisible, tout simplement parce que la volonté ne saurait se diviser.

Ce qui peut être fractionné, c’est l’exécutif (guerre, justice, impôts,…), qui n’est lui même qu’un pouvoir subordonné au souverain, une simple "émanation" qui ne fait pas la loi, mais se contente de l’appliquer.

Mais elle peut être déviée si chaque citoyen, au lieu d’agir selon cet intérêt général, se met à l ‘écoute des "brigues, des associations partielles", qui ne représentent chacune que des groupements de volontés particulières.

Ces associations partielles, il convient, soit de les interdire, soit au contraire de les multiplier afin de les rendre égales entre elles.

Chaque citoyen votera donc selon sa conscience et son cœur, en vue de l’intérêt public, fût-ce au détriment de son intérêt personnel.

- elle a des bornes.

Non pas extérieures à elle-même : la volonté générale est absolue, puisqu’elle peut tout ce qu’elle veut, même dissoudre le pacte social.

Elle est limitée dans la mesure où "elle doit partir de tous pour s’appliquer à tous.", c’est à dire qu’elle ne peut statuer que pour l’ensemble, jamais sur des cas particuliers.

Même absolu, le souverain ne saurait charger exagérément les sujets, puisqu’il est eux-mêmes et ne retient de leurs droits que la partie qui peut être utile à la communauté, chacun se soumettant aux conditions qu’il impose aux autres. Obéir au souverain revient donc à obéir à soi-même. L’homme a ainsi échangé ses droits naturels, précaires, contre des droits civils garantis.

Le même principe justifie la peine de mort, rare dans un Etat bien gouverné : "C’est pour n’être pas la victime d’un assassin que l’on consent à mourir si on le devient."

La condamnation d’un criminel, acte particulier, appartient à l’exécutif, mais le droit de grâce relève du souverain.

Rousseau est convaincu d’avoir ainsi établi les conditions d’un ordre social compatible avec la liberté individuelle :

Qu’est-ce donc proprement qu’un acte de souveraineté ?

Ce n’est pas une convention du supérieur avec l’inférieur, mais une convention du corps avec chacun de ses membres.

Convention légitime, puisqu’elle a pour base le contrat social, équitable, parce qu’elle est commune à tous, utile, parce qu’elle ne peut avoir d’autre objet que le bien général, et solide, parce qu’elle a pour garant la force publique et le pouvoir suprême.

Tant que les sujets ne sont soumis qu’à de telles conventions, ils n’obéissent à personne, mais seulement à leur propre volonté.

On voit par là que le pouvoir souverain, tout absolu, tout sacré, tout inviolable qu’il est, ne passe ni ne peut passer les bornes des conventions générales, et que tout homme peut disposer pleinement de ce qui lui a été laissé de ses biens et de sa liberté par ces conventions ; de sorte que le souverain n’est jamais en droit de charger un sujet plus qu’un autre, parce qu’alors l’affaire devenant particulière, son pouvoir n’est plus compétent."

La liberté, l’égalité et la justice remplacent la précarité de l’état de nature, et il devient évident que l’état social bien entendu lui est préférable.

La loi

Qu’est ce qui donne au corps politique son mouvement et sa volonté ?

La loi, "acte public de la volonté générale", volonté du peuple entier sur le peuple entier, n’envisageant que des actions abstraites et jamais des cas concrets.

Elle est nécessairement juste, nul n’étant injuste envers lui-même, et être libre consiste en lui obéir, puisqu’elle est l’expression de notre volonté :

"J’appelle donc république (au sens étymologique : chose publique, qui appartient à tous) tout Etat régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être (entendons : quelque soit le type de gouvernement, démocratique, aristocratique, monarchique) ; car alors, seulement l’intérêt public gouverne, et la chose publique est quelque chose. Tout gouvernement légitime est républicain."

Ainsi, selon la formule du contrat, chacun, s’unissant à tous, se trouve lié aux autres, sans être assujetti à personne.

Car ce qui altère la liberté, c’est la dépendance à l’égard des hommes : Rousseau élimine donc toute dépendance particulière pour soumettre le citoyen à une loi qui est la même pour tous.

C’est à dire qu’il ne faut pas confondre indépendance et liberté, la première appartenant à l’homme à l’état de nature (c’est à dire où il n’est soumis à aucune autorité politique), la seconde à l’homme civil.

Un problème se pose : qui proposera les lois ?

Certes, le peuple souverain doit en être l’auteur, mais comment une "multitude aveugle" pourrait-elle édifier un système de législation ? Il faut donc éclairer la volonté générale : c’est le rôle du législateur.

Ce personnage devrait posséder des qualités extraordinaires : "Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes."

Dépourvu de toute passion mais connaissant les passions des hommes, il aurait pour mission de changer la nature humaine, "de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont l’individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être" - en somme d’intégrer la monade qu’est l’homme dans l’état de nature dans un système d’interdépendances.

Le peuple n’étant pas capable d’apprécier sa sagesse, il pourra se dire mandaté par Dieu pour donner à sa parole le prestige nécessaire. Il sera donc un imposteur ? Non : "La grande âme du législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission".

S’opposant aux libertins et aux philosophes qui avaient dénoncé la collusion du trône et de l’autel, Rousseau accepte la simulation de l’inspiration céleste pour rendre perceptibles au peuple, sous la forme du mythe, les grandes maximes de la justice.

Le législateur est ici une sorte de prophète, qui assure le passage des principes abstraits aux réalités concrètes.

Surtout, élément capital, le législateur se borne à suggérer la meilleure législation possible pour un peuple donné : sa tâche accomplie, il n’exerce aucun pouvoir, ni législatif, ni exécutif, et seule la volonté générale peut donner force de loi à ses propositions.

Toute législation n’est pas adaptable à n’importe quelle nation.

Dans sa sagesse, le législateur choisira un peuple neuf, non encore vicié par de mauvais gouvernements ; un Etat ni trop grand (difficile à gouverner) ni trop petit (vulnérable).

Il déterminera aussi la meilleure densité de population par rapport à la productivité des terres, légiférera, non au milieu des troubles d’une guerre ou d’une révolution, mais dans une période d’abondance et de paix : "Toutes ces conditions, il est vrai, se trouvent difficilement rassemblées. Aussi voit-on peu d’Etats bien constitués."

Un système de législation doit faire régner à la fois la liberté et l’égalité, sans la quelle la liberté ne subsisterait pas longtemps. Cela ne signifie pas le nivellement. La hiérarchie est nécessaire, mais aucune puissance ne peut s’exercer qu’en vertu de la fonction et des lois.

L’égalité n’entraîne pas la suppression de la propriété et n’exclut même pas des différences dans le degré des richesses : elle suppose seulement que "nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre."

Le principe de l’Etat juste est la modération, étant entendu que la législation, qui n’est jamais universellement valable, sera adaptée aux conditions géographiques et économiques de chaque peuple.

Quant aux lois, elles seront de trois sortes : politiques ou fondamentales (nous dirions constitutionnelles), civiles (qui régissent les rapports entre les particuliers ou entre ceux-ci et le corps entier), criminelles (qui sanctionnent la désobéissance).

Plus cependant que sur les lois, impuissantes quand un peuple se corrompt, on comptera sur l’établissement de bonnes mœurs, parce que les meilleures lois sont celles qui se gravent dans le cœur des citoyens.


LIVRE TROISIEME

Les formes de gouvernement

Le troisième livre établit soigneusement une distinction principale.

Dans le corps politique, la volonté générale, puissance législative inaliénable et indivisible, est l’apanage du souverain.

Le gouvernement ou prince, terme collectif désignant les intermédiaires entre le souverain et les sujets, assure l’exécutif.

La soumission des sujets aux chefs qu’ils se sont donnés n’est nullement, comme pour les juristes du droit naturel, un contrat : "Ce n’est qu’absolument qu’une commission, un emploi dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent en son nom le pouvoir dont il les a fait dépositaires, et qu’il peut limiter, reprendre ou modifier quand il lui plaît".

Tout empiétement du gouvernement sur le souverain ou du souverain sur le gouvernement constitue une violation du pacte social.

Il n’est donc pas question de séparation des pouvoirs, mais de délégation de l’exécutif, et le gouvernement ne saurait, en aucun cas, se substituer au souverain.

Des rapports proportionnels doivent exister entre la force du souverain, celle du gouvernement et les dimensions de l’Etat.

Plus le peuple est nombreux, moins chacun a de part à la rédaction des lois, tout en continuant à en porter le poids ; donc, "plus l’Etat s’agrandit, plus la liberté diminue."

Plus le nombre des volontés particulières augmente, plus le gouvernement doit être fort pour les contenir, mais plus aussi le souverain doit avoir de force pour contenir les éventuels excès du gouvernement.

Il est donc clair qu’il n’y a pas une seule forme possible de gouvernement, mais qu’elle dépend de la grandeur de l’Etat.

D’autant plus que les magistrats composant le gouvernement sont inévitablement partagés entre trois volontés : la volonté particulière, qui pousse chaque être humain vers son intérêt ; la volonté de corps, propre à tout corps constitué ; la volonté générale, qui veut le bien commun.

Donc, plus le nombre de magistrats est élevé, plus le gouvernement est faible ; plus il est limité, plus le gouvernement est fort et d’action rapide.

Ce qui ne signifie pas qu’il soit plus juste : "Car, au contraire, plus les magistrat sont nombreux, plus la volonté de corps se rapproche de la volonté générale ; au lieu que sous un magistrat unique cette même volonté de corps n’est qu’une volonté particulière."

Le tout sera d’adapter la composition du gouvernement de la manière la plus avantageuse à la communauté.

Il n’existe finalement qu’un nombre limité de types de gouvernement, définis par le nombre de ceux qui le composent :

- dans la démocratie au sens strict, le gouvernement serait confié à tout le peuple ou à la plus grande partie du peuple, qui serait à la fois ainsi prince et souverain, législatif et exécutif étant réunis.

Système peu heureux, parce que lois et actes sont confondus : or, "il n’est pas bon que celui qui fait les lois les exécute" et le peuple ne saurait rester constamment assemblé pour s’occuper des affaires publiques.

"S’il y avait un peuple de dieux, il serait gouverné démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes", et d’ailleurs n’a jamais existé sous cette forme.

- l’aristocratie peut être naturelle (par exemple la gérontocratie des premières sociétés), héréditaire (elle est alors le pire des gouvernements) ou élective, le meilleur des gouvernements puisque "c’est l’ordre le meilleur et le plus naturel que les plus sages gouvernent la multitude, quand on est sûr qu’ils la gouverneront pour son profit et non pour le leur."

- la monarchie ou gouvernement par un seul est le plus fort, mais il tend inévitablement au despotisme.

Les monarchies héréditaires sont absurdes et les monarchies électives mettent l’Etat en péril en créant des divisions.

- restent les gouvernements mixtes, qui permettent d’adapter le gouvernement au type de l’Etat en variant le partage du pouvoir exécutif.

Il n’y a pas de forme idéale de gouvernement : la démocratie convient mieux aux Etats petits et pauvres, l’aristocratie aux moyens.

La monarchie aux nations nombreuses et opulentes, puisqu’il est souhaitable que le nombre de magistrats soit inversement proportionnel à celui des citoyens.

Un signe ne trompe pas : "Le gouvernement sans lequel, sans moyens étrangers, sans naturalisations, sans colonies, les citoyens peuplent et multiplient davantage est infailliblement le meilleur ; celui sous lequel un peuple diminue et dépérit est le pire."

Quel que soit le soin apporté à la législation, le corps politique a tendance à dégénérer parce que, invinciblement, le gouvernement tend à usurper la souveraineté, donc à rompre le pacte social.

Le temps, l’habitude, l’indifférence conduisent insensiblement à la sclérose d’un législatif dont la paresse favorise le renforcement de l’exécutif.

Celui-ci alors se resserre et l’on passe de la démocratie à l’aristocratie, de l’aristocratie à la monarchie.

Quand l’Etat enfin se dissout, l’abus du gouvernement se nomme anarchie : la démocratie se mue en ochlocratie (gouvernement par la populace, démagogie), l’aristocratie en oligarchie, la monarchie en tyrannie et c’est la fin de la liberté.

Ce phénomène de vieillissement est inéluctable, mais on peut le retarder par divers procédés.

Le meilleur est de réunir le peuple en des assemblées périodiques pour le ramener à l’exercice et à la conscience de sa souveraineté.

Les gouvernements redoutent ces assemblées, car "à l’instant que le peuple est légitimement assemblé en corps souverain, toute juridiction du gouvernement cesse, la puissance exécutive est suspendue[…] parce qu’où se trouve le représenté, il n’y a plus de représentant."

Les députés du peuple ne sont donc bien que ses commissaires, sans aucun pouvoir de conclure définitivment, car "toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle".

Les Anciens ignoraient le système représentatif et le peuple anglais, qui le pratique, se trompe en se croyant libre : "Il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement, sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est plus rien."

Aucun contrat n’est donc conclu entre le peuple et un gouvernement qui n’est qu’une commission exécutive, que le souverain ne laisse en place qu’aussi longtemps qu’il est satisfait de ses services.

Que le gouvernement désigné soit démocratique, aristocratique ou monarchique, il est seulement "une forme provisionnelle que le peuple donne à l’administration, jusqu’à ce qu’il lui plaise d’en ordonner autrement."


LIVRE QUATRIEME

De l’organisation pratique

Tant que, dans un petit Etat, les hommes se considèrent comme faisant partie d’un même tout, la volonté générale n’a pas de mal à s’exprimer.

Quand le lien social commence à se relâcher, l’unanimité ne règne plus, les intérêts particuliers se manifestent, les discussions se multiplient.

La volonté générale n’exprimant plus les suffrages, l’unanimité n’est indispensable qu’une fois, lors de la conclusion du pacte fondamental. Les éventuels opposants ont le droit de résidence, à condition de se soumettre à la souveraineté.

Par la suite, la majorité suffit, dans la mesure où elle est considérée comme exprimant la volonté générale, c’est à dore l’intérêt de tous votant en tant que citoyens, non comme particuliers aux intérêts divergents.

Ainsi : "Le citoyen consent à toutes les lois, mêmes à celles qu’on passe malgré lui. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre."

Et si les votes de la majorité ne traduisaient plus la volonté générale ?

Ce serait le signe que l’Etat est sur son déclin et la liberté compromise.

Logiquement, plus la décision à prendre est grave, plus il est souhaitable que les suffrages approchent de l’unanimité ; cependant, une faible majorité peut suffire puisqu’il faut avant tout faire face aux nécessités.

Quant aux magistrats qui composent le gouvernement, ils peuvent être tirés au sort (ce procédé convient à la démocratie, où une charge ne peut être imposée à un particulier) ou choisis (système plus approprié à l’aristocratie).

Pour décrire un bon exemple de bonne gestion de la cité, Rousseau consacre un long chapitre (IV) au fonctionnement de la cité romaine.

Ce n’est pas une simple digression : la république romaine est à ses yeux le modèle d’un ordre social reposant sur la loi.

Après avoir expliqué la distribution des tribus romaines primitives, il montre que les meilleurs citoyens se recrutaient dans les tribus rurales, attachées à l’agriculture et à une vie simple, tandis que l’Etat a commencé à décliner avec l’extension et le développement de la ville.

Il met en évidence le système des comices ou assemblées populaires périodiques, où, parce qu’"aucun citoyen n’était exclu du droit de suffrage, le peuple romain était véritablement souverain de droit et de fait."

Rousseau emprunte encore à Rome le modèle des trois magistratures spéciales propres à retarder la dégénérescence de l’Etat : le tribunat ou conservateur des lois (chargé d’empêcher le gouvernement ou le souverain d’outrepasser leur pouvoir), la dictature (instituée pour un temps très court, en cas de péril non prévu pour le législateur ; placée au-dessus des lois, elle n’a pas le droit d’en faire), la censure (expression de l’opinion publique, qui peut conserver les mœurs, non les rétablir quand elles sont corrompues).

Reste enfin un grave problème : quelles doivent être la place et la fonction de la religion dans le corps politique ?

On compte selon Rousseau trois sortes de religions :

- la religion du citoyen, exclusivement nationale, exclut toutes les autres, comme chez les anciens.

Elle est socialement bonne parce qu’elle confond amour des dieux et amour de la cité, mais elle est néfaste car elle se fonde sur le mensonge, la superstition et une intolérance qui "met un tel peuple dans un état naturel de guerre avec tous les autres."

- la religion du prêtre soumet le citoyen à deux autorités contradictoires, comme le catholicisme romain : elle est mauvaise parce qu’elle rompt le lien social.

- la religion de l’homme, au culte purement intérieur, "la simple religion de l’Evangile", "religion sainte, sublime, véritable" où les hommes se reconnaissent tous pour frères.

Elle est moralement bonne, mais politiquement pernicieuse, parce que le vrai chrétien se soucie plus du ciel que de la terre, sa vraie patrie n’est pas de ce monde.

Une république chrétienne est donc un non-sens : "Chacun de ses mots exclut l’autre.
Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils le savent et ne s’en émeuvent pas ; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux."

Bref, "Je ne connais rien de plus contraire à l’esprit social."

Dans une cité ordonnée, le souverain n’a droit de contrainte que sur les opinions qui concernent la communauté.

Il lui importe bien que le citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs.

Il faut donc découvrir une formule qui possède les avantages de la religion du citoyen sans empiéter sur la liberté intérieure ni contrevenir à la vérité, et qui n’impose aucun contenu dogmatique impliquant l’intolérance :

"Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu’il lui plaît.
Il y a donc une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’Etat quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir non comme impie, mais comme insociable ; que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois."

Cette religion du lien social aura quatre dogmes positifs : l’existence de Dieu, la survie de l’âme, la récompense des bons et la punition des méchants, la sainteté du contrat social et des lois, et un négatif, le refus de l’intolérance, car "quiconque ose dire : Hors de l’Eglise, point de salut, doit être chassé de l’Etat."

4. Actualité de la question

Outre les principes d’ordre politique, desquels les révolutionnaires français se sont inspirés et qui demeurent aujourd’hui très actuels dans le fonctionnement de la République française, la relecture du Contrat social ne permet-elle pas, dans une société que certains jugent de plus en plus matérialiste et individuelle, de poser un certain nombre de questions d’ordre social et économique ?

En effet, à l’heure où le capitalisme règne et apparaît favoriser souvent l’émergence d’intérêts particuliers à l’insu de l’intérêt général (on peut ici penser aux affaires Totalfina, avec le naufrage de l’Erika, mais également aux licenciements effectués par des entreprises alors que les pôles d’activité concernés sont rentables… et la liste pourrait être très largement complétée), ne conviendrait-il pas de repenser l’économique et le social, et donc le politique, en terme d’intérêts généraux ?

L’apparition récente d’un certain nombre de théories économiques (à l’instar des théories institutionnelle, de la légitimité, des conventions..) viennent confirmer la grandissante nécessité de prendre en compte l’ensemble de la société lors de la prise de décisions économiques.

Autre exemple : de façon encore plus provocante, la révolution récente de l’information ne serait-elle pas autre chose que la constitution de nouveaux fers pour l’individu ?

Autant de thèmes, et la liste n’est pas exhaustive, sur lesquels la relecture de l’ouvrage de Rousseau peut nous amener à réfléchir…

 

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