LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

Mira Draganova
DESS 202 : Stratégie, planification et contrôle dans l'entreprise
2000/2001

 

Yvon Pesqueux

LE GOUVERNEMENT DE L'ENTREPRISE COMME IDEOLOGIE

Premier tirage 2000 EDITIONS ELLIPSES

 

 

 

Introduction

 

Dans l’ouvrage "Le Gouvernement de l’Entreprise comme idéologie" Yvon Pesqueux étudie la question de l’évolution du libéralisme et le thème du gouvernement de l’entreprise, qui prend sa dimension idéologique à partir du moment où on juge nécessaire de l’appliquer à tout type d’organisation. La thèse de son ouvrage est que lorsqu’une catégorie tend à s’appliquer à tout type d’organisation cela signifie qu’elle est en crise.

L’ouvrage est bâtit sur les hypothèses suivantes :

Pour répondre à cette problématique il construit sa démonstration de manière dialectique. Après avoir déterminé le contexte historique et conjoncturel, il étudie successivement les deux modèles du gouvernement de l’entreprise, pour pouvoir ensuite élargir la question à l’application du modèle dominant à toutes formes de l’organisation.
Une démarche de prise de recul, par rapport au sujet étudié, justifie la deuxième partie de l’ouvrage qui permet une mise en perspective de la question du gouvernement de l’entreprise à la lumière de l’épistémologie, l’anthropologie et la politique.

 

Le cadre du gouvernement de l’entreprise –
les évolutions contemporaines du capitalisme

 

La première question à laquelle il importe de répondre en abordant le thème du gouvernement de l’entreprise comme idéologie est celle des raisons pour lesquelles c’est seulement aujourd’hui, deux siècles après l’apparition de l’entreprise sous sa forme actuelle d’acteur social, que l’on se questionne sur le mode politique du fonctionnement de la société anonyme et de ses implications pour elle-même comme pour la Société civile. Il existe quelques axes d’analyse possibles de la mutation du capitalisme.
Le premier facteur de la mutation du capitalisme est la mondialisation qui découle du développement des entreprises multinationales. Cette mondialisation, mise en perspective historique, doit être conçue comme un continuum qui prend ses débuts au Moyen Âge, mais il faut tenir compte également des aspects actuels qui constituent un élément qui l’en différencie.
Le deuxième facteur est celui de la réapparition de la rente financière en 1980 lorsque le Système Fédéral de Réserve renverse la hiérarchie des taux et crée ainsi une rente financière positive possédée non par les ménages, mais par les acteurs financiers, et qui rend la situation de prêteur structurellement avantageuse. Les banques deviennent ainsi des commerçants d’argent, l’empruntant en gros et le prêtant au détail à des taux supérieurs. Une autre rupture par rapport à la mutation du capitalisme antérieur est l’apparition d’investisseurs institutionnels tels que les fondes de pension et le renversement de la hiérarchie des placements au profit des placements en titres financiers, du fait des facilités fiscales qui leurs étaient accordés.
Le troisième facteur mis en avant pour justifier les transformations à l’œuvre dans le capitalisme d’aujourd’hui est celui de l’impact structurant des nouvelles technologies de l’information et de la communication et leur capacité d’apporter une réponse à l’irréductible contradiction qui existe entre l’espace géographique des marchés et l’espace géographique des nations. Cependant ce qui manque dans tous les développements consacrés à la révolution Internet pour prendre une véritable dimension historique c’est la dimension sociale.

En tout état de cause ces trois thèmes conduisent à la mise en exergue d’une nouvelle conception du marché et de l’acteur privilégié du marché, l’entreprise, sous une dimension totalement renouvelée aujourd’hui et l’on peut effectivement parler, à ce titre, de mutation du capitalisme. L’entreprise tend à remplir une fonction politique-là où un rôle seulement économique lui était dévolu jusqu’ici. C’est ce qui conduit à formuler une question plus générale qui est de savoir ce qu’est la valeur créée par l’entreprise aujourd’hui. Les conceptions actuelles conduisent à mettre en avant le capital financier créé par l’entreprise dont la valeur actionnariale est l’indicateur privilégié et donc mettre l’actionnaire au centre de l’entreprise.

 

La Société Anonyme et le problème du Gouvernement de l’Entreprise

 

Le gouvernement de l’entreprise, traduction du terme anglais governance, s’exerce à partir du principe de l’exercice du pouvoir dans la S.A. – une action égale une voix, qui est à la fois égalitaire (toutes les actions ont le même poids) et inégalitaire (le cas d’un actionnaire majoritaire). Le thème du gouvernement de l’entreprise apparaît à un moment où les acteurs type du capitalisme ont évolué et où l’apparition d’un nouvel acteur – les fonds de placement provoque une profonde modification des règles du jeu et constitue une source de divergence d’intérêts importante. Les modalités d’exercice de la "démocratie de la propriété" des S.A. sont apparemment simples : l’assemblée générale des actionnaires élit le conseil d’administration qui élit son Président qui nomme les directeurs généraux. Ainsi se trouve fondée la dissociation entre les propriétaires du capital et les dirigeants, les premiers pouvant théoriquement révoquer les secondes. Le problème du gouvernement des entreprises vient donc questionner celui des conflits d’intérêts qui existent entre la position de salarié et la position de dirigeant. Par le biais de l’information des actionnaires, c’est aussi tout le problème de la publicité des comptes de l’entreprise qui va être posé, en particulier dans ses relations avec les marchés financiers, les banques, les salariés et leurs représentants. Enfin, de façon encore plus large, la légitimité contemporaine de l’entreprise comme institution centrale du fonctionnement de nos sociétés et de celle de l’idéologie dominante du client conduit aussi à questionner le gouvernement des entreprises dans les relations qui s’établissent avec client, fournisseur et collectivité politiques.

Si les règles du droit des sociétés semblent avoir fixé le cadre des relations entre actionnaires et dirigeants, c’était en effet sans compter sur quatre éléments :

Il faut mentionner que certains fonds d’investissement introduisent des perspectives d’ordre politique qui s’exercent à travers leur choix de placements selon des critères écologiques ou éthiques. Ainsi la jonction entre l’activité de l’entreprise et la dimension politique est effectuée. C’est dans ce contexte que la question de l’information des actionnaires et de leurs représentants au conseil d’administration prend une importance nouvelle. En liaison avec la maximisation de la valeur actionnariale, la publicité des comptes conduit à questionner les auditeurs sur la fiabilité de leurs audits.
Les analystes financiers, nouvelle profession qui se développe au sein et autour des fonds d’investissement et fonds de pension, principalement anglo-saxons, et qui ont pour objectif de donner une évaluation du potentiel des entreprises en viennent à détenir un pouvoir d’influence sur la notoriété de l’entreprise alors que leur situation "extérieure" les amènent à raisonner sur des critères culturellement connotés et sur les formes à défaut de pouvoir raisonner sur le fond. Il s’agit donc de rendre toutes les formes de gouvernement des entreprises homogènes, voire des institutions publiques et des Etats pour qu’elles soient "transparentes" à ces yeux-là.


Le développement du poids des marchés financiers et le gouvernement de l’entreprise

L’idéologie dominante d’un modèle où l’entreprise est vue principalement comme génératrice de profits ouvre une nouvelle perspective en ce qui concerne une manière légitime de gouverner au regard des critères des marchés financiers. Dans un univers de rente financière positive le jeu social de certification des comptes change radicalement. Ainsi on propose la dévolution d’un pouvoir politique à une technostructure, celle des auditeurs, sur la base de la légitimité de l’expertise. La norme de l’expert tend donc à se substituer à la loi et on est en présence d’une mise sous tutelle du contrôle interne, du contrôle de gestion et plus globalement du contrôle et du mode de management de l’entreprise.

Il s’agit aussi d’un assujettissement aux raisonnements de l’entreprise profit, à la primauté de la valeur actionnariale, du fait de la nécessité de garantir la continuité de l’entreprise comme vecteur de profit au-delà de représentation de comptes certifiés. Dans ce contexte, il est proposé aux actionnaires la norme d’une position activiste dans l’entreprise du fait de l’évidence d’un jeu politique mondialisé, position tout à fait indépendante de la "petite" politique des Etats. Cette position est rendue accessible par les NTIC qui fournissent le support aux anticipations rationnelles. Les actionnaires vont acheter, conserver et revendre leurs actions par référence aux performances financières réelles et supposées des entreprises et compte tenu des de l’image "politiquement correcte" de celles-ci. L’opposition feutrée et brutale entre le gouvernement des marchés et celui des Etats se construit sur la légitimité du libéralisme économique tenant lieu d’idéologie politique à partir de normes même si ce libéralisme économique est insuffisant pour tenir lieu d’espace de délibération politique.


Les conséquences en termes de primauté de la prise en compte du profit

La mise en exergue des indicateurs de nature financière va mener à valoriser toute action de nature à renforcer la rentabilité et sacrifier, en quelque sorte à des visions à court terme, les logiques de processus dans l’entreprise dont l’horizon est celui de la durée. Autrement dit l’entreprise au lieu d’investir est menée à multiplier les restructurations et les acquisitions externes pour continuer à créer de la valeur financière au lieu de gérer une croissance interne soumise au risque.
Les objectifs en termes de valeurs conduiront aussi à un partage des valeurs sur la base du modèle "en parties prenantes" : la valeur apportée au client, la valeur tirée des fournisseurs, la valeur du personnel dans sa capacité à s’approprier ce type de primauté accordée aux valeurs financières et qui "apprendront" ainsi du marché et les actionnaires qui raisonneront en termes de rendement attendu de leurs actions comparé au rendement obtenu.

 

Les modes de raisonnement en présence :

 

Le rôle des cabinets d’audit dans le jeu social du gouvernement de l’entreprise

Au-delà de la certification des comptes les auditeurs ont pu compléter leur activité d’audit par une activité de conseil au nom de la fiabilisation des procédures, et grâce à l’informatisation de la comptabilité le champ du lucratif conseil en systèmes d’information leur été ouvert. Les cabinets d’audit jouent un rôle essentiel dans le thème du gouvernement de l’entreprise et des modes de contrôle qui y sont associés sur la base de comportements spécifiques. Ils ont conduit à une normalisation de fait du fonctionnement "standard" des grandes entreprises et de leurs expansions géographiques de faite qu’ils accompagnent le multinationales sur les marchés locaux. Parallèlement on a assisté à une concentration des cabinets d’audit au point qu’on peut parler aujourd’hui d’un comportement de cartel.
Du fait des privatisations des services publics, ces normes débordent aujourd’hui du champ des entreprises et ont vocation à s’appliquer à toutes les organisations, même celles qui relèvent de l’agora, d’autant plus que les services qui restent publics se doivent de fonctionner suivant les critères du gouvernement de l’entreprise. Le thème du gouvernement de l’entreprise peut donc, plus généralement, être considéré aujourd’hui comme structurant véritablement le fonctionnement des organisations.

 

Le modèle ingéniérique du gouvernement de l’entreprise

 

Afin d’étudier la problématique du gouvernement de l’entreprise il faut examiner la manière dont elle fonctionne et expliquer les modèles implicites au travers desquels nous concevons le fonctionnement de l’entreprise.

 

Présentation du modèle de l’entreprise processus :

Le premier modèle est celui de l’entreprise processus. Il consiste à voir le gouvernement de l’entreprise comme celui d’une entité qui transforme des inputs en outputs moyennant ajout de valeur (c’est une perspective dite ingéniérique et à long terme). Ce modèle suppose un objectif d’efficience qui corresponde à l’optimisation des coûts liés à chaque élément du processus compte tenu "d’un état de l’art" défini sur la base d’une référence ingéniérique.

Culturellement, ce modèle est une des références légitimes de l’Europe continentale, au moins pour l’Allemagne et la France où à la tête des entreprises on trouvera des ingénieurs. Ce fait est représentatif des valeurs qui servent de référence dans le gouvernement d’entreprises lu au travers d’un tel modèle. L’objectif des méthodes de gestion qui sont inspirées par ce modèle vise à piloter le processus, indépendamment des personnes qui les assument mais par référence à un savoir-faire de type technique.
Le premier élément de la tradition des affaires que l’on doit mettre en exergue pour ses conséquences sur les modes de gouvernement des entreprises est la primauté du droit de propriété, l’entreprise étant un des lieux où ce droit s’exerce. De plus, les modes de gouvernement des entreprises vont être influencés par les méthodes de l’administration publique, notamment l’intendance militaire. Les modes de gouvernement issus du modèle de l’entreprise processus servent de support à des méthodes de gestion inspirées de cette perspective comme la méthode du calcul du coût complet, le tableau de bord (qui répond aux principes d’une modélisation de l’entreprise comme processus avec la volonté d’obtenir les informations dans des délais brefs pour réguler le processus existant).

 

La méthode du coût complet comme miroir de la conception igéniérique du gouvernement de l’entreprise

Le coût complet repose sur la distinction que l’on peut faire entre les charges directement affectables au coût d’un produit et les charges indirectes dont les modes d’affectation supposent un traitement séparé. Cependant dès que la masse des charges indirectes augmente la difficulté du calcule devient plus importante et c’est à cela que seront confrontés les dirigeants des entreprises à partir des années 80.
En effet, connaître les coûts pour orienter la gestion et fonder les actes de gouvernement d’entreprise, implique de répondre à une double interrogation sur les coûts pertinents et la raison de les mesurer. La réponse que l’on peut apporter est la suivante : combien coûte le produit ou la prestation que réalise l’entreprise conduit à éclairer le fait de savoir comment se génère la valeur ajoutée par l’activité de l’entreprise à partir des inputs qu’elle transforme et connaître a priori le comportement des coûts constitue une aide précieuse pour prévoir et planifier, donc pour gouverner. Derrière ces réponses se profile le problème du choix d’un système de comptabilité des coûts dans sa vocation à représenter la création de valeur, en liaison avec les enjeux d’organisation, eux-mêmes dépendants des technologies de production et la façon dont il va inspirer le mode de gouvernement de l’entreprise. La thèse défendue ici est que les méthodes de gestion tout comme le gouvernement de l’entreprise ne peuvent être abordés indépendamment de la référence à un modèle qualifié "d’entreprise processus" comme support de la représentation de la création de valeur.

 

Le modèle de l’entreprise processus et la comptabilité d’activités (A.B.C)

Les modes d’organisation industrielle qualifiés de "classiques" reposent sur la division du travail vue comme une séparation fonctionnelle des taches. Ceci autoriserait le découplage entre produit et processus, découplage matérialisé par les modes d’affectation des coûts des centres d’analyse aux produits par le biais des unités d’œuvre et par les modes de gestion de la main d’œuvre qui y étaient associés. Le thème de l’organisation et l’impact idéologique de la reconnaissance de la légitimité croissante de la théorie des organisations dans la manière de penser l’entreprise a conduit à la représentation d’une entreprise sans sujet, entreprise dans laquelle le thème du travail a été évacué ainsi que celui du pouvoir même si les discours en termes de pouvoirs y prospèrent du fait de l’anéantissement du sujet lié au jeu de la rationalité procédurale. Il fallait donc clôturer ce processus idéologique par un discours sur le fonctionnement de l’entreprise et c’est le rôle de la référence au gouvernement de l’entreprise aujourd’hui.
Ces tendances mises en avant ont donc servi à justifier la remise en cause de la signification apportée par les méthodes classiques de mesure des coûts et de gestion – donc de ses modes de gouvernement - et ont largement milité en faveur du renouvellement du modèle légitime de représentation de l’entreprise dans sa vocation à créer de la valeur d’où l’émergence de la méthode de comptabilité d’activité comme devant conduire à une meilleure représentation de la genèse de la valeur dans l’entreprise.
La méthode de la comptabilité d’activité a été conceptualisée par Staubus, à partir des travaux de R.S. Kaplan, dans le milieu des années 80 et elle correspond à la redécouverte par les Américains de la méthode du coût complet comme manifestation du modèle de l’entreprise processus. Notons, que jusqu’à là c’était la méthode du direct costing en liaison avec le modèle de l’entreprise profit qui était la référence légitime aux Etats Unis. C’est ce qui explique en partie le succès américain de la comptabilité d’activité. Toutefois il ne faut pas ignorer que cela implique une certaine ambiguïté sur la question du gouvernement de l’entreprise.
Le concept de la traçabilité des coûts signifie que l’outil analytique comptable doit être utilisé pour gérer les objectifs managériaux en permettant d’établir une relation claire entre les objectifs de création de valeur et la transcription comptable de leur réalisation. Ceci amène donc à focaliser l’attention sur les comportements de coûts mais aussi à rester, en termes de modélisation, dans une perspective toujours aussi clairement déterministe.

Les trois grands fondements de la comptabilité d’activité sont :

Cependant, la méthode de la comptabilité par activité nécessite les commentaires suivants :

La comptabilité par activité représente un passage incontournable vers la représentation de l’entreprise comme créatrice de valeur économique par le couplage qui s’opère entre la comptabilité d’activité et la gestion par les activités (A.B.M. – Activity Based Management) et qui doit en constituer le mode de gouvernement de l’entreprise.


De A.B.C au A.B.M.

La gestion par les activités conduit à une représentation de la performance qui s’exprime par référence à une finalité, la création de valeur économique par l’entreprise. Dans ce contexte, la gestion par les activités permet de distinguer entre les activités à valeur ajoutée (qui augmente l’intérêt du client pour le produit ou le service) et  les activités sans valeur ajoutée (qui résulte du mode de l’organisation). Les éléments de représentation de l’entreprise considérés comme créateurs de valeur servent à orienter à la fois son organisation et sa stratégie, donc son mode de gouvernement.
L’analyse par les activités constitue la base de départ de la gestion par les activités, du management par la valeur et donc d’un gouvernement de l’entreprise et ce, grâce à la vision transfonctionnelle par les processus d’activités et à un système d’indicateurs de pilotage opérationnel. De plus, la budgétisation proposée par la comptabilité d’activité ne se résume plus à la prévision des ressources qui seront consommées proportionnellement aux volumes des opérations. Elle aboutit à une intégration de la budgétisation et de l’évaluation des coûts de revient comme base du management par la valeur - l’activity based budgeting – qui permet aussi de fournir un outil de compréhension et même de pilotage au responsable.


La valeur économique de référence du modèle de
l’entreprise processus : la valeur ajoutée

L’indicateur qui est lié au modèle de l’entreprise processus est la valeur ajoutée. Le concept de la valeur ajoutée pose le problème des rapports entre l’entreprise et la société. La valeur ajoutée s’évalue de deux façons. La première est la méthode soustractive : c’est donc la différence entre la production vendue et les consommations intermédiaires. La valeur ajoutée exprime ce qui est distribué et sert donc de base à la répartition des revenus entre les agents économiques, ce qui constitue sa définition additive : c’est la somme des salaires, des charges sociales et des impôts versés à l’Etat, des dividendes versés aux actionnaires, des loyers payés, des revenus de la propriété intellectuelle, des intérêts versés aux banques et de l’autofinancement conservé par l’entreprise.
C’est à partir de la deuxième définition qu’il est possible d’appréhender la crise de la valeur ajoutée. En effet, la réapparition de la rente financière positive fait apparaître les prêteurs et les actionnaires comme titulaires de revenus tirés da la valeur ajoutée du fait du jeu de la valeur actionnariale. De plus, les nouvelles technologies de l’information et de la communication induisent l’apparition de nouveaux droits de propriété (droits d’auteur des logiciels) et la possibilité pour les salariés d’être en même temps des actionnaires accroissent encore plus la complexité du conflit de répartition de la valeur ajoutée.

 

Le modèle financier du Gouvernement de l’Entreprise

 

Nous allons procéder à l’examen du modèle de l’entreprise vue comme étant le support de réalisation du profit – modèle qui est rendu aujourd’hui légitime par le thème du gouvernement de l’entreprise.


Présentation du modèle de l’entreprise profit

Ici il s’agit de se représenter l’entreprise comme une entité qui génère du profit et de représenter la valeur créée par l’entreprise à la lumière du profit dégagé. Evidemment, ce n’est qu’une manière de voir l’entreprise (tout comme le modèle précédent), car l’entreprise "réelle" ne relève pas plus du premier modèle que de second.
Ce modèle privilégie une perspective managériale et financière plutôt à court terme et les perspectives organisationnelles reposent sur le découpage de l’entreprise en "centres de responsabilité" (centres de coûts, de profit ou bien d’investissement). La référence première dans le contexte de ce modèle est l’efficience vue comme la capacité à réaliser un profit avec économie des moyens. La division de l’entreprise en différents centres de responsabilité conduit à soumettre l’appareil de l’entreprise (son processus) à une logique de marché et donc de poser les problèmes de l’articulation entre ces centres de responsabilité à la lumière d’une logique de marché :


Petite histoire du capitalisme à l’américaine relue à la lumière des instruments comptable et de gestion

Dans d’autres termes que le capitalisme à la française, le développement capitaliste a été aussi confronté, aux Etats-Unis, aux nécessités de la dissociation des propriétaires et des managers. La base de cette dissociation va se construire au regard de la primauté du profit, indépendamment de ce que fait véritablement l’entreprise. Les propriétaires vont se conduire comme une holding qui vient périodiquement demander aux managers un profit, au regard de la valeur des actifs qui leurs ont été confiés pour le "récolter". Ces managers délèguent eux-mêmes la réalisation de sous-objectifs à d’autres managers sur la base des même critères.
La première entreprise à organiser ainsi massivement ses modes de gouvernement fut la Du Pont de Nemours. A cause de sa taille géante elle a été découpée en centres de responsabilités, dont l’évaluation de la performance été faite sur la base du retour sur investissement. Ce modèle a été diffusé ensuite à tous les secteurs de l’économie américaine, en commençant par le secteur d’automobile avec General Motors.
Le modèle, qui privilégie une logique de combien, au détriment de comment en termes de résultat, sera également diffusé pendant la "guerre froide" en Europe et au Japon, à travers l’aide Marshall et les entreprise américaines qui deviennent multinationales. Le développement des télécommunications, de l’aéronautique (raccourcit considérablement la distance entre les continents) et de l’informatique contribue encore plus à la propagation de ce modèle.


Le modèle de l’entreprise profit et la question du gouvernement de l’entreprise.
La confrontation des deux modèles.

Afin d’examiner les conséquences des deux manières de voir l’entreprise sur le thème du gouvernement de l’entreprise, nous allons considérer les trois critères suivants.

 

Entreprise Processus

Entreprise Profit

Mode de gouvernement

 Régulation
Coordination

 Adaptation

"appareil" d’entreprise
(matériel)
règle
hiérarchie

réforme

logique de marché
(virtuel)
transaction
rapports
clients/fournisseurs
jeu "naturel" de l’offre et de
la demande


Culturellement, le modèle d’entreprise profit est plutôt anglo-saxon et ce seront d’ailleurs les financiers ( leur statut social étant plus prestigieux que celui des ingénieurs) qui dirigeront les entreprises d’origine américaine.

C’est la méthode de "direct-costing" qui est associée aux raisonnements nécessaires à l’explication de la rentabilité recherchée dans le cadre de la référence au modèle de l’entreprise profit. Elle permet de mettre en évidence les relations qui existent entre coût, volume et profit. Cette méthode consiste à mettre en place un système de gestion qui conduise à calculer des marges et de "piloter" l’entreprise par référence à ces marges et aux capacités des centres de responsabilités de les réaliser et privilégie l’analyses des charges en fixes et variables, alors que la méthode du coût complet, qui est associée au modèle de l’entreprise processus, privilégie la distinction entre les charges directes et indirectes.
Le raisonnement suivant découle de ce modèle : le choix initial de la combinaison productive sur des critères tels que VAN, TIR ou délai de récupération va amener à privilégier les processus les plus réversibles pour leur vocation de générer de façon rapide et peu risque du profit. Ce type de raisonnement doit être rapproché à la réapparition de la rente financière dans les années 80 et qui fonde la manière dont on a commencé à appréhender le gouvernement d’entreprise, comme devant conduire à maximiser la valeur crée pour l’actionnaire.

Aucun des deux modèles (entreprise processus et entreprise profit) ne peut a priori être considéré comme meilleur que l’autre, mais en y regardant de plus près on peut constater une alternance dans leurs dominations. Aujourd’hui c’est le modèle de l’entreprise profit qui est dominant. Il y a un certain nombre de logiques qui permettent le passage d’un modèle à l’autre :

 

Du Gouvernement de l’Entreprise au Gouvernement de l’Organisation

 

Le thème du gouvernement de l’entreprise prend sa dimension véritablement idéologique à partir du moment où l’on en examine la vocation à s’appliquer aux organisations (écoles, universités, hôpitaux, services publics, municipalités etc.). Ainsi il s’agit d’attribuer au mode du gouvernement de l’entreprise une universalité, et notamment aux modes de contrôles qui sont associés à ce modèle.

Le rôle historique de l’entreprise depuis la révolution industrielle est de produire des biens et services rares, de créer de la richesse et du travail. La vocation de cette institution à généraliser des modes de gouvernement orientés vers l’efficience a conduit à réussir dans deux de ces trois domaines et d’échouer au troisième : le travail.


Le dérapage de la logique de l’efficience

Face au vide idéologique lié à la défaillance de la logique doctrinale de l’Etat, l’entreprise est devenue un support de sens par le jeu de la logique de l’efficience comme lieu d’expression privilégié de la légitimité des valeurs économiques qui consiste :

L’Etat et les services publics ont souffert de l’application de cette logique et ont perdu la légitimité de la logique doctrinale dont ils étaient traditionnellement porteurs. De ce fait, ils apparaissent de plus en plus comme étant impuissants à offrir une réponse aux problèmes de société, laissant ainsi le champ libre au développement de la sphère juridique, qui repose sur la logique de la norme (normes de qualité, normes informatiques, normes comptables etc.)


L’éthique des affaires, une discipline du management ?

L’éthique des affaires est enseignée en tant que discipline du management dans les universités américaines, mais son introduction en Europe Continentale est plus mitigée.
Il est important de mettre en évidence les repères méthodologiques d’une démarche éthique :

La culture est vue ici comme devant jouer un rôle dans son impact, par les systèmes de valeurs, sur l’éthique des affaires dans la mesure où, elle peut être vue comme la "programmation mentale" des comportements.

 

Le statut de l’entreprise dans la pensée économique contemporaine

 

Ce chapitre reprend donc les apports théoriques le plus souvent mis en avant pour fonder le contexte du gouvernement de l’entreprise – la centralité du rapport actionnaire –dirigeant.


L’entreprise actrice de la concurrence pure et parfaite

Pour contrebalancer la théorie de Marx, les néoclassiques mettent au centre des formes économiques le marché en lui donnant une dimension anthropologique et naturelle comme lieu du jeu de l’offre et de la demande. L’idéal type du marché sera le marché de la concurrence pure et parfaite et l’entreprise est perçue comme actrice de ce marché avec un rôle dual.


La reconnaissance de la grande entreprise et la théorie des organisations. Les conséquences de cette reconnaissance.

C’est avec la théorie des organisations que l’entreprise acquière le statut d’institution sociale au sein de laquelle les hommes agissent dans un univers débarrassé des passions et où l’homme n’est vu que dans sa vocation à s’insérer dans une chaîne moyens/fins. Le développement de la grande entreprise posera le problème de l’articulation entre la nécessité de prendre des décisions cohérentes dans des conditions de plus en plus complexes et la nécessité de diriger un personnel de plus un plus nombreux sans contact direct avec lui.
C’est à partir de la deuxième Guerre Mondiale que la grande entreprise est reconnue comme organisation de référence des sociétés contemporaines. Cela ne signifie pas que les petites entreprises n’existent plus mais que les formes dominantes sont bien celles des grandes entreprises, qui par leur présence massive dans tous les secteurs d’activité en font une entité à dimension politique incontournable.
C’est à travers la théorie de l’agence que la grande entreprise est d’abord appréhendée. Cette théorie consiste à penser l’entreprise comme une collection de rapports entre un "principal" (fixe les objectifs) et un "agent" (remplit les objectifs dans un contexte d’efficience). Elle permet, en outre, d’expliquer le fait que la S.A. soit devenue le support juridique de la grande entreprise, qui n’est qu’une agrégation de relations d’agence.
D’autres développements de la pensée économique sont venus s’ajouter à cette théorie :


La mise en avant des principes du marché comme référence du gouvernement de l’entreprise

Le libéralisme peut être définit comme la contestation de la règle comme mode de gouvernement.
La discussion de la règle comme mode de gouvernement conduit à une conception naturaliste de la société et la catégorie naturelle moderne, dans le cadre du libéralisme économique, qui y est associée est celle du marché, lieu virtuel où opère le jeu de la loi de l’offre et de la demande.

 

Perspectives épistémologiques : les fondements d’un modèle de l’entreprise

 

Dans ce chapitre il s’agit de questionner l’évidence de ce qu’est une entreprise et d’expliciter les modèles et les représentations qui sont utilisées pour analyser ce dont il s’agit.


A propos de modèle

Il existe une différence essentielle entre réalité et vérité : la réalité se perçoit de manière sensorielle ou au travers d’une instrumentation.
On suppose classiquement le positivisme fondé sur la reconnaissance ontologique de l’objet du constructivisme fondé sur la discussion de l’existence d’une réalité autre que celle qui est construite par l’observateur. Dans les deux cas, la représentation interfère avec le modèle que l’on s’en fait par le recours à une image médiatrice propre à rendre intelligible l’entreprise comme objet social de la même manière qu’elle pose le problème de la justification qu’elle exprime.
Des institutions comme l’entreprise posent un problème plus large du décodage des représentations, car il est difficile d’appréhender l’entreprise dans sa globalité. On est ainsi amené à en parler par référence à un modèle qui aide à en construire la représentation et à la traiter comme une réalité.


A propos d’idéologie : la position de Paul Ricoeur

Il est nécessaire de se référer à Paul Ricoeur pour pouvoir discuter du concept d’idéologie. Ricoeur le perçoit en liaison avec celui de l’utopie, idéologie et utopie étant tous deux les produits d’une imagination sociale et culturelle. L’imagination sert d’opérateur dans la mesure où, à la fois, elle déforme la réalité mais aussi elle structure notre rapport au monde. La déformation de la réalité en constitue l’aspect négatif et la structuration du rapport au monde l’aspect positif.
Le processus de justification dans l’idéologie conduit à une première interrogation sur les rapports qui peuvent s’établir entre légitimité et idéologie. La légitimité peut être vue, au sens politique du terme, comme une situation dans laquelle on assiste à la coïncidence entre le pouvoir et l’autorité. L’idéologie peut être vue comme un processus d’incitation et de simplification. Elle offre au pouvoir les représentations dont il a besoin pour fonctionner. Le sujet ne peut croire à l’appareil d’Etat sans médiation idéologique et il peut ainsi, à son tour, devenir objet de médiation idéologique, position qu’il semble pour le moins difficile à ignorer quand on parle d’entreprise.
Ricoeur introduit l’utopie pour expliquer la critique de l’idéologie qui est bâtie, selon lui, sur l’utopie d’une communication sans contrainte.

Nous allons nous appuyer sur cette position épistémologique pour pouvoir parler de l’entreprise et de fonder les principes de la justification de ses modes politiques.

 

Perspectives anthropologiques : La conception du sujet dans les modèles de l’entreprise

 

Parler du gouvernement de l’entreprise, c’est aussi nécessairement se référer à une conception du sujet dans l’organisation, conception qui rende "pensable" à la fois la socialité et le gouvernement.


Théorie des organisations et comportement

Pour les techniques d’organisation et les "sciences" de gestion, l’entreprise repose sur une structure et des acteurs dont on espère que le comportement sera régulé par la structure. Il est donc nécessaire de distinguer structure et organisation, les interactions sociales pouvant ou non aller dans le sens du fonctionnement attendu par la volonté de ceux qui mettent en place la structure. Ce sont les questions de ce domaine qui ont provoqué l’émergence d’une théorie des organisations (dans les années 20), qui emprunt largement des idées à la sociologie et la psychologie.


Sociobiologie

La sociobiologie est l’étude systématique de la base biologique de tous les comportements sociaux, fondée par Edward O. Wilson. La sociobiologie a d’abord étudié les comportements sociaux des animaux afin de découvrir la continuité qui pourrait exister entre le monde de la nature et celui de l’homme.
La sociobiologie offre un cadre de référence à la dualité des éléments et du tout dans l’entreprise. Les acteurs peuvent ainsi être vus comme des petites entreprises dans l’entreprise, un organe comme une partie de l’entreprise ou un groupe social ("stakeholder") et elle éclaire la continuité intérêts privés/ intérêts généraux de l’entreprise. La thématique de la filiale dans son autonomie et sa vassalité par rapport à la holding se trouve ainsi éclairée du même que celle du subordonné à son supérieur hiérarchique. L’injonction contradictoire entre les logiques d’individualisation et d’obéissance y trouve aussi un cadre. C’est donc dans ce champ métaphorique que viendra puiser le management par la valeur qui servira de cadre au gouvernement de l’entreprise.


Discussion du concept de rationalité limité

Le comportement de l’homo-economicus est induit par son rapport à l’information et peut-être qualifié comme celui d’un acteur qui réagit. Son action s’inscrit dans la boucle information-décision. L’examen de cette boucle justifie le fait de parler de "boîte noire" et d’approche éthologique de la vie économique du fait du modèle de se comporter et conduit à mettre en exergue le concept de rationalité procédurale afin de rendre prédictif le comportement des agents économiques. C’est aussi cette boucle qui fonde l’isomorphisme du comportement de l’acteur et de celui qui est attendu de lui dans l’organisation.
H.A.Simon argumente que les caractéristiques du modèle classiques de la décision (connaissance exhaustive des options, de leurs conséquences, la possibilité de comparer les préférences présentes et futures) sont trop fortes et prône l’abandon du concept d’optimisation en faveur de celui de la recherche d’une solution "satisfaisante".

 

Perspective Politique : Le Marché Comme Cité Juste, Cadre du Gouvernement des Entreprises

 

Le problème des relations entre le marché et la cité est posé par la thématique de la gestion de la valeur actionnariale comme mode de gouvernement des entreprises face aux enjeux de société. Alors il s’agit de savoir si, en termes de gouvernementalité, l’éthique des affaires comme forme ultime de "management par la valeur" s’impose comme une moralisation des affaires en tant que mise en œuvre de règles impératives qui dictent les modalités de la gestion des hommes et des biens ou bien si, à l’inverse, il ne serait pas possible de se demander s’il ne s’agit pas d’une auto proclamation de règles pour continuer à faire de bonnes affaires toujours par référence au champ du management par la valeur où les codes d’éthiques constitueraient l’expression et la volonté de faire de l’éthique une forme de gestion.


Les conséquences de l’apparition des valeurs économiques.

Les conséquences de l’apparition du raisonnement sur les valeurs économiques sont considérables en termes de valeur car, à la dualité valeurs universelles/ valeurs contingentes se substitue le jeu de l’utilité et de la rareté. La forme politique qui naît de la construction philosophique tenant compte de l’interférence entre la dualité des valeurs et la dialogique rareté/ utilité est le libéralisme.
Le marché, tout comme la démocratie se réfèrent, en termes de justice, à un idéal, celui de la concurrence pure et parfaite en termes économiques et celui de transparence dans la démocratie. C’est au nom de la mise en œuvre des conditions propres à assurer l’équité par la transparence que le libéralisme vient contester la règle comme mode de gouvernement.

 

Conclusion

 

Le thème du gouvernement d’entreprise fait objet de multiples recherches en France depuis dix ans. Le trait commun à l’ensemble de ces recherches est qu’elles s’inscrivent dans le courant de recherche fondé sur les théories contractuelles des organisations, constitué principalement à partir des théories de l’agence et des coûts de transaction. Ce fondement théorique a été élargi dans les travaux les plus récents par les thèmes des relations avec l’environnement institutionnel et l’enracinement des dirigeants. Même si à l’origine, elles reposent sur les mêmes hypothèses fondamentales, elles s’en séparent dans la mesure où elles abandonnent implicitement le principe d’efficacité pour expliquer le jeu des mécanismes organisationnels.
Dans le cadre français, sous la pression des investissements étrangers, le débat sur la gouvernance des entreprises tente de répondre à plusieurs enjeux distincts :

Le point de culmination sur le sujet furent les deux Rapports Viénot, établis sous la

présidence de M. Marc Viénot à la demande conjointe du Conseil national du patronat français et de l’Association française des entreprises privées. Ces rapports établissaient un bilan sur les pratiques du gouvernement d’entreprise dans les entreprises du CAC 40, tout en dressant une liste d’éléments à être améliorés.

L’ouvrage "Le Gouvernement de l’Entreprise Comme Idéologie", d’Yvon Pesqueux, représente une véritable rupture par rapport aux autres réflexions sur le thème du gouvernement d’entreprise en y introduisant un aspect socio-politique. Son raisonnement constitue une critique relativement au thème de la création de valeur pour l’actionnaire comme but ultime de l’entreprise et questionne sur l’applicabilité du modèle financier, répondu dans le monde anglo-saxon, à tout type d’entreprise.

 

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