LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

 
Walid CHEFFI
DEA 124 : Comptabilité - Décision - Contrôle
2000-2001

Travail de recherche pour l'examen final :
Philosophie, Management...
Professeur: Yvon PESQUEUX

 

Gyorgy Markus

"Langage et production"

(1982) Édition : Denoel/Gonthier

 

 

Présentation de l'auteur :

Gyorgy Markus est né le 13 avril 1934 à Budapest. A fait ses études de philosophie à l'université de Moscou et son doctorat à l'Académie hongroise des sciences. Agrégé des universités de Pittsburgh et de Harvard aux États-Unis. Professeur de l'institut hongrois de philosophie jusqu'en 1973, date à laquelle il a été exclu par une décision du Praesidium de l'Académie pour anti-marxisme. Reste sans activité essentielle en Hongrie jusqu'en 1977. Il est ensuite professeur de philosophie à l'institut de Berlin-Ouest. Depuis 1978 enseigne à l'université de Sydney en Australie.

Il a publié d'assez nombreux ouvrages en hongrois ou en allemand. La plupart ont été traduits en anglais et en italien. Outre le présent volume, il a publié : Marxisme et l'Anthropologie, et l'Ame et la Vie.

 

Problématique:

Il s'agit, d'un coté, d'entreprendre une profonde incursion dans le positivisme et dans l'herméneutique afin de mettre en évidence l'objectivation par le langage, et de l'autre coté, d'effectuer une analyse particulièrement détaillée de l'objectivation par la production. Ces deux orientations étant entreprises dans un but ultime qu'est l'élaboration d'une théorie de la démocratie.

 

Les hypothèses :

  1. La conception positiviste de l'explication et la conception herméneutique de la compréhension sont deux modèles méthodologiques concurrents qui expriment des différences méthodologiques plus profondes quant à leur conception du rapport de l'homme et de la réalité sociale.
  2. C'est le langage qui rend possible à la fois la connaissance objective et le progrès humain.
  3. Le langage comme paradigme universel de toutes les formes d'interaction d'objectivations sociales.
  4. Le matérialisme de Marx est de caractère pratique.
  5. L'analyse du paradigme de la production comme double processus n'est pas seulement abstraite et schématique, elle est surtout défectueuse puisqu'elle pose une dialectique des concepts de forces productives et de rapports de production.
  6. Le paradigme du langage et de la consommation fournit une solution de rechange intéressante à l'interprétation marxiste de la vie et de l'histoire humaine.
  7. La théorie critique fournit une solution au problème perpétuel de la philosophie en montrant que les antinomies dont elle a accouché ne peuvent pas être résolues dans la sphère de la pensée pure, mais seulement dans la pratique sociale elle-même.

 

Les postulats :

  1. L'interaction entre les individus actifs et la connaissance objective constitue la singularité fondamentale de l'histoire humaine.
  2. Le matérialisme marxien implique le rejet de toutes les théories de la rééducation culturelle-morale et/ou de la révolution politique en tant que véhicules fondamentaux d'une transformation socialiste.
  3. Il faut voir chaque forme historique de production comme l'unité des processus technologiques définis entre l'homme et la nature, et de la reproduction d'un système historiquement spécifique de rapports de production.
  4. L'objectivation et l'appropriation sont pour Marx des déterminations réflexives qui n'ont de sens qu'en corrélation mutuelle.
  5. A toutes les époques de l'histoire nous sommes confrontés à une insoluble fusion du technique et du social.
  6. Le finalisme affecte le paradigme de la production tout entier de deux manière étroitement liées : il mène vers le naturalisation du contenu matériel et vers le phénomènologisation de la forme.
  7. Le concept de progrès construit une unité supérieure de la continuité hétéronome de l'histoire - du point de vue d'un futur bien défini et souhaité.
  8. La théorie ne peut jamais prouver l'existence de besoins radicaux.
  9. La discussion critique en tant que véhicule de rationalité n'est possible que lorsque cette discussion ait pour objet une théorie descriptive.

 

La démarche :

Markus ne cherche pas à construire un système, ni à résoudre métaphysiquement des problèmes métaphysiques. Il est d'abord un théoricien critique d'une extrême rigueur.

Sa démarche est celle d'un découvreur, d'un débusquer de questions et de problèmes. Il se situe hors du choix, c'est que pour lui rien n'est à échanger. C’est une démarche critique et interprétative.

Markus se base sur des connaissances épistémologiques, ethnologiques et historiques.

Sa profonde réflexion se veut d'un discours critique.

 

Critique de la démarche adoptée :

Markus souligne que toutes les théories(positives et herméneutiques) sont des théories de l'objectivation, donc des théories de donner une explication immanente de la vie humaine d'interpréter de manière exhaustive la diversité et la multiplicité des formes historiques de la vie à travers les activités sociales humaines et l'appropriation sociale ininterrompue de leurs résultats : Dés lors on pourrait se demander si Markus ne tombe pas dans un relativisme épistémologique ? Et c'est là la défaillance majeure de sa démarche.

 

Intérêt de la critique entreprise par Markus :

La critique adoptée débouche sur une remarquable réflexion à propos de la formation d'une nouvelle rationalité humaine, qui récuse autant la rationalité instrumentale sous toutes ses formes que la rationalité utopique d'une fin séparée des moyens.

Pour Markus, cette nouvelle rationalité doit être conçue comme un praxis social libre où le rapport fins-moyens ne soit pas distendu, et aboutir à une théorie critique qui lui soit adéquate.

"Au fond la démarche de Markus engendre tout autant la nécessaire imbrication du travail critique et de la lutte pour l'émancipation sociale qu'une recherche permanente de modèles sociaux démocratiques. Car c'est bien vers l'élaboration d'une théorie de la démocratie qu'aboutit le puissant labeur conceptuel entrepris dans le présent ouvrage" (Sami NAIR).

 

Du paradigme de la production à celui du langage : L'originalité de la pensée de Markus

L'idée de Markus est que les théories des sciences humaines et sociales peuvent se diviser entre deux paradigmes, celui de la production et celui du langage. Le paradigme de la production met l'accent sur la formation et l'usage des objets sociaux principalement dans le procès de travail. C'est l'approche privilégiée de Marks dans "le capital". Le paradigme de langage privilégie, au contraire, les phénomènes d'intersubjectivité en tant qu'ils sont médiatisés par le langage ; Markus refuse de rapporter cette opposition au couple matérialisme/idéalisme.

L'opposition production/langage est renvoyée à la topique marxiste de l'infrastructure et de la superstructure. Selon Markus, il n'y a pas incompatibilité entre les deux paradigmes du point de vue du projet de connaissance. Le partage ne doit pas se faire entre production et langage, mais entre théories objectivistes et subjectivistes de la connaissance.

 

Intérêt pour les sciences de gestion :

- Les paradigmes de la production et du langage coexistent dans les sciences humaines et sociales d'aujourd'hui. Il est à noter que le langage est en train de devenir le paradigme dominant dans ces disciplines.

Pour Markus, les traditions linguistiques, herméneutiques, psychanalytiques, de l'anthropologie structurale... entretiennent toutes le projet de recourir au langage comme "paradigme et modèle de l'objectivation sociale". Ce contexte explique l'importance croissante que prend le discours comme objet de l'intelligibilité du social. La gestion moderne reconnaît le discours comme instrument fondamental de gestion du social.

- La parallèle "technique et sociale" : selon Markus, à toutes les époques de l'histoire nous sommes confrontés à une insoluble fusion du technique et du social.

L'une des mission de la gestion moderne est de réconcilier l'ensemble des compétences techniques et le contexte social de l'organisation. Dans les termes de Markus, il s'agit des compétences où s'exprime et se réalise le rapport pratique de l'homme et de son environnement.

- La rationalité de l'action humaine telle que vue par Markus, incorpore le rapport moyen-fin, chose qu'est d'un premier ordre pour une gestion qui se veut efficace et efficiente. En effet, la notion de le performance dans le contexte actuel de la gestion intègre ce rapport moyen-finalité.

- Pour Markus, le dialogue, la liberté et la démocratie sont les piliers de la détermination des fins et des valeurs sociales. Ces déterminants s'avèrent des critères d'une bonne direction des hommes dans les organisations modernes. En effet, un style de direction intégrant ces critères permet un meilleur épanouissement des hommes et de là leurs complète collaboration.

- La théorie critique telle que la conçoit Markus, à travers l'interprétation des besoins radicaux latents, participe au procès d'apprentissage collectif qui "conduit les individus réels à pouvoir établir consciemment les rapports entre les faits de leur vie et les normes de leur activité sociale". Une telle conception assez longuement exposé dans le présent ouvrage, peut s'avérer fructueuse dans un processus d'apprentissage organisationnel.

- Markus passe au crible les faiblesses conceptuelles et méthodologiques du positivisme et de l'herméneutique ; il va même plus loin en soulignant que ces théories sont des théories de l'objectivation, c'est à dire "des tentatives de donner une explication immanente à la vie humaine, d'interpréter de manière exhaustive la diversité et la multiplicité des formes historiques de la vie à travers les activités sociales humaines et l'appropriation sociale ininterrompue de leurs résultats". Ceci peut bien servir aussi bien les épistémologues que les gestionnaires.

 

RÉSUMÉ

Première partie

Le positivisme et l'herméneutique

comme théories de l'objectivation

Une des orientations qui opposent le plus nettement la philosophie du milieu du 20ème siècle à ses prédécesseurs est la tendance antisubjective, c'est à dire un rejet à la fois des cadres conceptuels de la métaphysique traditionnelle des 17ème et du 18ème siècles et des théories épistémologiques qui construisent et constituent le monde des objets à partir du sujet isolé, qu'il soit empirique ou transcendantal. Actuellement la réflexion philosophique tend à prendre comme point de départ l'intersubjectivité, comprise comme rapport et échange entre des individus finis et historiques, comme rapport qui, sous une forme objectivée, dépasse ces individus, les détermine et les entraîne. La seconde orientation qui caractérise la philosophie académique actuelle est le tournant dit linguistique, ce qui implique tout d'abord le rejet des anciens modes d'argumentation quasi psychologiques, le rejet de la méthode de la constitution génétique-psychologique, et leur remplacement par une argumentation à partir du langage.

Ces deux grandes tendances de la réflexion philosophique actuelle ont des origines différentes, des généalogies intellectuelles distinctes. Mais vers le milieu de siècle elle se confondirent en une structure de pensée large et caractéristique qui peut se définir par le fait que le langage et la communication linguistique sont considéré comme le paradigme universel de toutes les formes de rapports et d'objectivations humains.

Les critiques marxistes du dualisme entre la conception positive de l'explication et la notion herméneutique de la compréhension avaient déjà soutenu dans les années 30 que ces deux modèles méthodologiques concurrents expriment des différences idéologiques profondes quant à leur conception de l'homme et de la réalité sociale.

Les thèses méthodologiques rivales sont maintenant directement articulées et formulées par leurs représentants comme la conséquence de conceptions philosophiques plus générales de l'homme et de son monde et désormais le paradigme de langage constitue le sceau de la philosophie académique récente.

 

Si on s'appuie principalement sur les derniers ouvrages de Karl Popper pour caractériser le positivisme actuel, ce n'est pas parce que le point de vue qui y est formulé est typique de ce courant de pensée. Popper ne se considère pas comme un positiviste.

Chez Popper, toutes les sortes d'action et de comportement, y compris le procès de phylogenèse lui-même, sont présentes comme la résolution d'un problème ou bien comme l'apprentissage par la méthode de l'essai et d'élimination des erreurs.

Il n'est pas possible aux hommes d'éliminer des erreurs, non pas dans une lutte pour la survie mais à travers la critique consciente des théories en question. Cette critique stimule aussi la création de nouvelles théories. On peut caractériser les idées de Popper comme un système de pensées dans lequel la connaissance formulée par le langage, qui atteint sa forme la plus haute dans les systèmes hypothético-déductifs des sciences naturelles, est prise comme le paradigme et le modèle de toutes les objectivations sociales.

 

En dernière analyse le monde des phénomènes sociaux apparaît à Popper comme un champ constituer de deux pôles : l'individu et la contingence psychologique d'une part, la nécessité objective et logique de l'autre.

La philosophie de Popper semble représentative du positivisme moderne. Il s'efforce de justifier la validité du principe fondamental de tout positivisme- L'identification de la raison humaine avec la rationalité par finalité- sur une base plus large et logiquement plus complète et plus logique que celle fournie par l'argumentation épistimo-logico-méthodologique habituelle des empiristes logiques.

K.O. Appel et J. Habermas ont déjà mis en évidence le lien structural entre les philosophies de Heidegger et de Gadamer d'une part et Wittgenstein de l'autre ; pour cet ouvrage il voudrait éclairer une autre parallèle concernant le structuralisme de Lévi-Strauss.

Le structuralisme de Lévi-Strauss est une tentative de transcender l'histoire en trouvant des interconnexions structurales invariables qui constitueraient la base et la présupposition constantes et naturelle de tout changement historique.

Au centre de l'analyse de Wittgenstein on trouve les différences irréductibles entre les fonctions linguistiques, les divers modèles pragmatiques de l'utilisation du langage. Pour Lévi Strauss, le langage en général signifie uniquement ce système homogène de relations, conçu comme une structure unifiée, qui existe derrière les actes de parole particuliers, ces derniers étant compris comme des phénomènes psychologiques individuels. Enfin, pour Gadamer, le langage est "l'événement" continu du dialogue, c'est à dire de la compréhension entre personnes et la transmission des traditions qui constituent notre dasein et notre décision.

En révélant le caractère practico-social de la compréhension humaine. Wittgenstein tente d'indiquer les limites inhérentes de la compréhension ainsi que celles de la praxis sociale consciente. La prémisse principale non mentionnée de la philosophie de Wittgenstein à savoir l'universalité du paradigme du langage devient le point de départ explicite du structuralisme de Lévi-Strauss.

L'esprit de structuralisme tel qu'il est représenté par Lévi-Strauss est dirigé contre l'ethnocentrisme latent de l'ancienne ethnographie. Mais le fait même que Lévi-Strauss étende la conception structuraliste du langage à l'ensemble de la vie sociale l'oblige à introduire des changements théoriques essentiels dans la conception originelle(linguistique). La première de ces transformations concerne l'opposition entre la synchronie et la diachronie, entre les états systémiques et l'histoire simplement factuelle. Plus essentielle encore est la transformation subie par la dichotomie langue/parole dans la théorie du structuralisme anthropologique.

L'ambiguïté particulière du structuralisme ou de moins de celui représenté par Lévis-Strauss réside dans ce qu'il veut établir comme le but d'un nouvel humanisme : la tentative de trouver "un "il" qui se pense en "moi" et qui nous fait d'abord douter si c'est nous qui pensons.

Pour Wittgenstein, c'est par la participation pratique à une forme particulière de vie, un " jeu de langage" que la rationalité humaine, la capacité de juger de manière critique les pensées et les actions, devient possible.

Pour Gadamer, tout comme pour Lévi-Strauss, la compréhension présuppose quelque chose de "commun" entre Je et Tu. De plus, pour Gadamer ce facteur commun doit être trouvé dans une sphère non consciente, dans les préjugés, c'est à dire des traditions revécues.

 

Le programme herméneutique est donc correctement formulé comme l'inversion du procédé de la phénoménologie hégélienne dans la mesure où il met à jour " dans toute subjectivité la substantialité qui la détermine". En fin de compte, il existe une similitude fondamentale entre Gadamer et Lévis Strauss quant à la relation entre les individus qui agissent consciemment et les et les rapports sociaux qui marquent les limites et leurs possibilités.

 

Markus a tenté de signaler certaines caractéristiques communes essentielles de trois points de vue qui ne partagent qu'une seule prémisse théorique explicite : chacun considère la compétence langagière comme le véritable fondement de l'existence, et chacun trouve dans le langage le paradigme universel de toutes les formes d'interaction d'objectivation sociales.

 

Trois aspects intimement liés du langage sont particulièrement dignes d'attention à cet égard.

1- Le premier concerne le problème du "développement du langage". Si la " connaissance" est l'exemple le plus frappant et en apparence du moins le plus évident d'un progrès historique cumulatif et remplit donc la fonction du paradigme fondamental de toutes les théories positivistes de "l'évolution" sociale, le langage constitue alors un système d'objectivation dont les modifications historiques ne montrent aucun caractère cumulatif.

2- Les changements dans les langues ne sont généralement pas le résultat d'une activité consciente de transformation. Ils naissent au cours de l'application productive de règles linguistiques données, de manière spontanée et irréfléchie.

Une langue peut paraître " illogique" ou "trop compliquée" seulement à quelqu'un qui ne la maîtrise pas. Pour le locuteur natif elle est transparente.

3- La transparence est aussi liée au rapport particulier entre les individus qui parlent et comprennent la langue et le système de règles linguistiques. En tant que système de règles, la langue n'existe généralement pas en dehors des actes communicatifs concrets de personnes concrètes.

La confrontation avec les philosophies " herméneutiques" exige donc que nous posions la question fondamentale : dans quelle mesure peut-on considérer le langage comme le paradigme des objectivations sociales, la communication verbale comme le paradigme des rapports d'interaction sociale en général ?

Si nous opposons tous les points de vue discutés ici à la conception marxienne de l'objectivation en tant que production, il s'en dégage un contraste qui renvoie non seulement à une " compréhension" et une "explication" différentes de l'histoire, mais aussi à une différence dans ce qui est projeté et proposé lorsque nous proposons de "rendre l'histoire intelligible"

C'est précisément pour ces raisons qu'il paraît problématique d'interpréter le rapport entre les philosophies du "positivisme" et de " l'herméneutique" traités précédemment, d'une part, et le marxisme de l'autre comme une opposition de l'idéalisme et du matérialisme.

Toutes ces théories sont des théories de l'objectivation, c'est à dire des tentatives de donner une explication immanente à la vie humaine, d'interpréter de manière exhaustive la diversité et la multiplicité des formes historiques de la vie.

Le langage, la connaissance objectivée et le travail sont des composantes irréductibles des éléments nécessaires à toutes les formes de la vie sociale. Aucun ne peut être considéré comme " primordial" par rapport aux autres.

 

Deuxième partie

L'usage humain des objets faits par l'homme :

le matérialisme marxien et le problème de la constitution.

 

1-De la signification du matérialisme de Marx

Le matérialisme de Marx est tout d'abord de caractère pratique. Ce n'est pas une spéculation métaphysique ni une réflexion épistémologique qui a stimulé et alimenté le passage de Marx de l'idéalisme au matérialisme ; c'est l'effort pour trouver des solutions aux problèmes sociaux de son époque qui non seulement motive cette transition biographiquement, mais détermine de manière essentielle le sens de réponse qui en résulte, à savoir le "matérialisme historique" marxien. Cette pensée postule les "conditions d'existence matérielle de la société" et les "activités matérielles de la vie des hommes dans la société", non pas principalement comme des principes explicatifs d'une théorie de la structure sociale et du changement social, mais comme le terrain de luttes sociales décisives pour une future transformation radicale de la société.

La signification pratique critique de la théorie marxienne de l'idéologie trouve son expression positive dans la thèse théorique fondamentale du matérialisme historique sur l'existence sociale et la conscience sociale. Le matérialisme marxien sous tous ses rapports entraîne une transformation importante du cadre conceptuel dans lequel les questions sur les idées et plus généralement sur toutes les formes de la réalité sociale, doivent être posées.

La destruction critique de l'idée du sujet supra-individuel est fondé sur une réinterprétation radicale de la notion d'intersubjectivité, rendue possible par la paradigme de la production.

L'historisme radical de Marx signifie une transformation complète de la question fondamentale de la philosophie moderne, celle de la constitution subjective du monde ; par opposition aux philosophies modernes de la "facticité", Marx accepte le caractère légitime de ce problème et se trouve à cet égard dans la lignée des lumières au sens le plus large.

Le paradigme de production ne sert pas seulement de modèle théorico-interprétatif par lequel une compréhension radicalement nouvelle de la vie sociale se réalise ; il joue aussi le rôle d'un projet pratique pour sa réorganisation, projet dont la perspective ouvre pour la première fois le chemin à une compréhension de l'histoire.

Il faut enfin signaler l'apparition récente au sein même de la pensée marxiste contemporaine de réserves critiques envers l'usage marxien du paradigme de la production. Dans cette perspective critique, les difficultés inhérentes au matérialisme marxien réside dans un concept restreint de l'autoconstitution du genre humain par la travail et dans une réduction des interactions symboliquement et normativement médiatisées à la seule activité instrumentale.

 

2- La consommation en tant que moment intrinsèque de l'activité productive.

Appliquer à la consommation la double caractérisation marxienne de la production proprement dite signifie, tout d'abord, d'analyser les produits matériels du travail humain dans leur fonction d'objets de la consommation- c'est à dire dans le contexte de leur usage social- à la fois comme des objectivations des puissances essentielles de l'homme, des besoins et des capacités humaines et comme des matérialisations des rapports sociaux, de formes socio-économiques déterminées.

L'objectivation et l'appropriation sont pour Marx des "déterminations réflexives" qui n'ont de sens qu'en corrélation mutuelle. Un produit n'est objectivation qu'en référence à un processus d'appropriation, c'est à dire seulement par rapport aux activités individuelles dans lesquelles les règles de son usage correct sont intériorisées et exercées et dans lesquelles les capacités et les besoins sociaux incarnés en lui sont à nouveau transformés en qualification et en désirs personnels vivants.

 

Les mécanismes institutionnels varient selon le caractère de chaque société. Mais leur existence même crée et présuppose de façon générale un autre ensemble de règles sociales liées aux produits en tant qu'usage humain. Si les règles utilitaires d'usage définissent et élaborent des types d'activité comme adéquats à certaines formes de valeur d'usage de son appropriation, les normes sociales d'emploi déterminent et délimitent de manière générale les conditions sociales dans lesquelles de tels actes d'usage correct peuvent ou devraient avoir lieu dans un système donné de rapports sociaux.

Les règles utilitaires d'usage définissent des modes de comportements humains comme pratiques humaines significatives, comme modes corrects d'activité entreprise consciemment en fonction d'un objet de besoin donné. Ces règles ont donc un caractère constitutif-constructif.

Les normes sociales d'emploi, elles, renvoient aux actions humaines comme unités significatives, ces normes régissent les actions en ce sens qu'elles les admettent, les requièrent les interdisent, etc., selon le caractère social de l'acteur, selon les circonstances, etc. ; elles ont un caractère régulateur-restrictif.

 

Les catégories dichotomiques fondamentales de la théorie sociale de Marx – forces productives contre rapport de production ; contenu matériel contre forme sociale, etc.(auxquelles sont ajoutées les catégories apparentées des règles téchnico-utilitaires par opposition aux normes sociales) – rendent possible précisément cette "rupture" de l'objectivité sociale immédiatement donnée et présente, en la représentant comme le "produit global des générations précédentes, à la fois " objectivation" humaine et "matérialisation" sociale.

Par ce moyen Marx opère la distinction théorique dans l'histoire entre les axes fondamentaux de la continuité et de la discontinuité, de sorte que l'histoire est saisie comme progrès à travers le conflit et la rupture. Mais cette construction n'a pas seulement une signification interprétative ; elle a une fonction fondamentale d'orientation à l'égard de l'activité pratique radicale. Elle indique et délimite au départ le champ de la critique et du changement social radical tout en postulant des critère pour déterminer dans quelle mesure la critique et rationnelle et le changement et souhaitable, sans référence à un entité transcendante par rapport à l'histoire. La possibilité d'une transformation sociale radicale et consciente est encrée en dernière analyse dans le besoin des producteurs immédiats qui constituent la principale force productive, puisque ce n'est qu'en relation avec leurs capacités vitales que la masse morte des objets faits par l'homme obtient le caractère d'objectivations humaines.

 

3- La réification et les antinomies de son dépassement

Dans le chapitre précédent, est dégagé le lien entre les règles constitutives-constructives d'usage d'objets, en tant qu'elles définissent des compétences et le rapport de l'homme à la nature. Par ailleurs, sont rapportées les normes régulatrices-restrictives d'emploi définissant le caractère social des objets aux relations entre les hommes. Cette identification simple est cependant insoutenable. Dans chaque société il existe des règles qui constituent des modes d'action humaine significative et postulent ainsi des compétences à approprier, sans pour autant sa référer à l'usage d'objets, mais plutôt aux rapports actifs entre personnes.

Il y a en outre des objets dans l'usage correct lui-même est entièrement régi par des normes sociales et non pas par des règles techniques.

Ce problème de l'enchevêtrement du technique et du social comme aspect double de tous les phénomènes de la vie humaine considérés à travers le paradigme de la production, ne ce manifeste seulement pas au niveau de l'analyse conceptuel ; il apparaît de manière encore plus frappante si nous examinons l'applicabilité historique des catégories dichotomiques que le paradigme engendre. Si on se réfère à la caractérisation faite des règles téhnico-utilitaires et des normes sociales, même la vision la plus schématique de l'histoire semble nous poser de graves difficultés : la caractérisation des règles d'usage ne semble pas convenir aux sociétés précapitalistes et la caractérisation des normes d'emploi ne convient pas du tout au capitalisme.

Dans les sociétés précapitalistes, même les exigences techniques de travail prennent la forme d'obligations et de droits sociaux moraux spécifiques, articulés au sein d'un système de dépendances personnelles ; dans le capitalisme la reproduction des formes et des relations historiques déterminées de domination sociale semble dictée par les exigences instrumento-techniques du procès de travail lui-même. En conséquence écrit Marx, "il existe, sur la base du procès capitaliste de production, cette indissoluble fusion des valeurs d'usage, dans laquelle le capital subsiste sous la forme des moyens de production avec la détermination de ces moyens de production, ces choses en tant que capital, ce qui n'est rien d'autre qu'un rapport social déterminé de production…".

D'une certaine façon, la transfiguration finaliste de la théorie résout en principe un problème méthodologique de savoir ce qui peut justifier l'application d'une distinction entre le "technique" et le "social" à toutes les époques de l'histoire caractérisées justement par une fusion intégrale de ces deux aspects des activités sociales humaines.

Néanmoins, le prix à payer pour cette solution est incontestablement très lourd. Car la distinction entre le "contenu matériel" et la "forme sociale" se transforme ainsi imperceptiblement en distinction entre "essence" et apparence", et la réification en tant que trait constitutif fondamental de la société capitaliste équivaut à la "mystification du capital".

 

Le finalisme affecte le paradigme de la production tout entier de deux manières étroitement liées : il mène vers la naturalisation du contenu matériel et vers la phénoménologisation de la forme sociale.

La résolution "finaliste" des problèmes théoriques liés au caractère "réifié" de tout le développement historique jusqu'à maintenant (la fusion de la"technique" et du"social" dans toutes les sociétés existantes) et les ambiguïtés qui en résultent, affectent non seulement le cadre conceptuel général de la conception matérialiste de l'histoire, mais aussi le contenu concret de l'analyse marxienne du capitalisme.

Mais la solution marxienne du problème de réification ne se heurte pas seulement à des difficultés théoriques. Plus significatif encore et le fait qu'elle présuppose comme projet et perspective pratiques la création historique d'une société que vaincrait radicalement la réification en séparant institutionnellement " l'autogestion des personnes" de la "gestion des choses"- les rapports pratiques sujets-objets ("techniques") et les rapports sujets-sujets("sociaux").

Il semblerait que le paradigme marxien de la production arrive dans une impasse. Il ne peut justifier la distinction théorique fait entre les deux types de composantes ("contenu matériel" et "forme sociale") dont l'unité forme la production proprement dite, qu'en référence à un projet de société qui institutionnaliserait et réaliserait cette distinction dans la pratique. Mais il s'avère que cette perspective est pour le moins sans pertinence du point de vue de la revendication pratico-critique centrale de la théorie. Cette dissociation des moments théoriques et pratiques du paradigme signifie sa déségrégation générale.

 

4- La production contre la communication :

changement de paradigme dans la théorie radicale

Il apparaissait plusieurs tentatives de faire une critique fondamentale du paradigme de la production lui-même ou même de le réviser explicitement, du point de vue d'une théorie radicale critique contemporaine.

La plus directe de ces attaques rejette entièrement le paradigme de la production, et cela parce qu'il reste dans l'univers de la pratique et de la pensée bourgeoise. De ce point de vue la radicalité de la transformation elle-même, telle que l'exigent les antinomies catastrophiques du présent, rend impossible la compréhension de l'histoire comme progrès.

Le paradigme de la production est entièrement remplacé par un autre : celui de l'échange mimétique ou symbolique, c'est à dire la communication.

Baudrillard dans son "mémoire de la production", a eu le mérite d'être le premier à formuler ce point de vue tel qu'il est, c'est à dire en opposition directe à Marx. Certes Baudrillard fait un certain nombre d'aperçus critiques valables sur la théorie de Marx, quoi qu'il ait tendance à sous-estimer les possibilités de traiter les problèmes de la codification sociale et la consommation en restant au sein même du paradigme de la production.

Mais Baudrillard ne présente pas tant une solution de rechange au marxisme que le satire de celui-ci : sa solution reproduit et intensifie toutes les difficultés de la théorie marxienne sans atteindre sa profondeur analytique et critique. Mais le paradigme fondamental de Baudrillard, celui de l'échange symbolique", présente à la fois dans son continu et dans sa fonction méthodologique une ambiguïté beaucoup plus fondamentale que celle du paradigme de la production.

 

Quant à Habermas, il part d'une observation qui met en question le potentiel critique radical du paradigme marxien de la production sous les conditions du capitalisme contemporain. Mais il n'est pas disposer pour autant à fonder la possibilité d'émancipation sur les revendications et les aspirations conscientes mais purement incantatoires et destructrices de minorités qui sont marginaux au système.

En termes directs: l'argumentation de Habermas semble dépendre de la supposition que chaque acte de communication présuppose non seulement la validité des règles formelles telle que celle de la véracité, mais aussi la validité de certaines normes matérielles parmi lesquelles le rôle principal revient à la "norme de la réciprocité".

A travers sa régression de Hegel à Kant, Habermas non seulement rétablit et renforce le lien qui lit le marxisme aux lumières, mais aussi il opère un retour de l'historisme radical de Marx vers la position classique des lumières en tant que philosophie des "fondements en dernière analyse". Cela affecte profondément le sens même du projet pratique de l'émancipation qui constitue l'objectif de la théorie. Deux points sont à soulever ici.

D'abord lorsque Habermas identifie la condition de la situation idéale de la communication verbale à celles du "discours radical", il identifie une seule forme historique de rationalité, institutionnalisée idéalement dans la philosophie, dans une seule culture, à la "maturité de la raison "; aux niveaux théorique et pratique celle ci prend l'aspect d'une indissoluble fusion de la démocratie radicale et de l'argumentation critique ouverte.

Le second point concerne le contenu du projet émancipateur en tant que communauté idéale de la communication postulée par les normes fondamentales du discours possible. Puisque la démocratie de la participation est identifiée directement à la notion d'une communauté en principe illimitée et englobant le discours critique, on voit mal comment le principe de l'autonomie des communautés immédiates, ayant des formes et de modes de vies différentes, peut se justifier dans cet idéal.

 

5-Sur la possibilité de la théorie critique

Les tentatives contemporaines de remplacer ou de compléter le paradigme marxien de la production par un autre paradigme, celui de la communication, n'ont qu'un seul objectif : indiquer des raisons théoriques minimales pour lesquelles la tentative de "radicaliser" le paradigme marxien de la production doit être entreprise, à tout le moins en tant qu'une des options possibles de la pensée radicale de notre époque, en dépit de nombreuses imperfections et difficultés qui lui sont inhérentes. La discussion qui suit vise à indiquer quelques-uns des problèmes généraux qu'une telle tentative doit affronter.

Le paradigme de la production comporte une interprétation de l'intersubjectivité comme objectivité sociale qui "détermine" les individus de l'extérieur.

A cet égard, chaque élément humainement significatif de l'environnement social est non seulement un produit commun de la nature et du travail, mais représente également, dans le contexte de son usage, la fusion indissoluble d'une réalité matérielle-naturelle nue et d'un rapport socio-normatif entre cet élément et les sujets agissants: il s'agit d'une facticité.

Nous ne pouvons discuter intelligemment les catégories analytiques du paradigme de la production qu'en tenant compte de l'usage et du rôle de ces catégories dans la totalité de la théorie marxienne. A cette fin doit être examinée de plus prés la fonction théorique et pratique de la dichotomie forces productives /rapports de production dans le contexte global du projet de Marx. Cette dichotomie joue deux rôles, étroitement liés: elle sert d'une part à distinguer les axes de la continuité et de la discontinuité dans l'histoire, et en même temps à distinguer les conditions fondamentales(objectives et subjectives) du changement historique du champs où les transformations sociales radicales peuvent se produire et vers lequel l'action révolutionnaire collective doit être dirigée.

La philosophie de l'histoire du progrès, quant à elle, non seulement interprète l'avenir comme "résultat" du présent et de ses antinomies mais elle pose les valeurs valides pour l'avenir comme "points culminants", "actualisation réelle" de certaines tendances pratiques déjà à l'œuvre dans sa préhistoire immédiate.

Parmi les sociétés et les cultures coexistantes Marx choisissait le capitalisme comme celle dans les antinomies pouvaient se résoudre dans le sens d'une émancipation non seulement particulière mais humaine; dans le temps historique "réel" le capitalisme était donc "postérieur", "plus développer" que les sociétés qui existaient simultanément. La théorie du progrès humain n'est pas une science positive de l'histoire; elle ne prend son sens qu'en tant que partie intégrante de l'effort pratico-historique pour donner à l'histoire le sens du progrès.

 

La radicalisation signifie, d'une certaine façon, un "retour aux sources", si tant est qu'une reconstruction hypothétique des intentions originelles de Marx – reconstruction effectuée du point de vue des problèmes théoriques et des exigences pratiques d'aujourd'hui – puisse aspirer à une telle signification.

Cette "radicalisation" signifie avant tout que la précondition "transcendantale" de la possibilité de la théorie critique est l'existence, la réalité, des besoins radicaux empiriques et "vécus" qui "transcendent" le présent dans leur contenu et s'orientent vers une nouvelle organisation de la société et des nouvelles formes de vie.

Mais les besoins radicaux ne sont pas seulement le fondement vital "extérieur" et existentiel auquel la théorie critique se réfère nécessairement et inévitablement : Ils déterminent le contenu conceptuel de la théorie dans la mesure où la distinction fondamentale entre les "conditions matérielles" et "les rapports sociaux", peut être seulement, inférée par rapport à eux-mêmes.

La théorie critique en tant que perspective de l'historisme radical de la finitude humaine doit se poser comme radicalement historique. Mais elle est "limitée" non seulement en devant rester ouverte à un futur changement de contenu, mais aussi par sa fermeture vis-à-vis du présent. La théorie critique se trouve dans une situation qui n'est pas celle du dépassement, mais plutôt celle de la réalisation ouverte des antinomies de la philosophie. La philosophie commence lorsque physis et nomos se différencient et que le rapport devient problématique. Mais cette distinction est toujours relative au moment historique et en dernière analyse à la situation vécue des sujets sociaux qui font la distinction.

Cependant, la distinction doit être faite; on doit opposer les exigences et les nécessités de la nature à la sphère où les choix humains peuvent en principe se faire. L'action humaine n'est possible que si l'on puisse distinguer les conditions et les moyens à prendre en compte et à utiliser d'une part, et d'autre part, les motivations et les fins à choisir et à poursuivre.

 

La théorie critique de la société analyse les conditions sociales qui rendent systématiquement impossible la réalisation de cette rationalité pratico-sociale dans le présent et essaie du même coup de participer – à travers l'interprétation des besoins radicaux latents – au procès d'apprentissage collectif qui conduit les individus réels à pouvoir établir consciemment les rapports entre les faits et leur vie et les normes de leur activité sociale. C'est en ce sens que la théorie critique fournit une solution au problème perpétuel de la philosophie en montrant que les antinomies dont elle a accouché ne peuvent pas être résolues dans la sphère de la pensée pure, mais seulement dans la pratique sociale elle-même.

 

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