LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

 
Delphine MONTAZEAUD
DESS 202
Janvier 2001
 

 

KUHN Thomas Samuel

"La Structure des Révolutions Scientifiques"

Trad. Française, Paris : Flammarion, 1972.

 

TABLE DES MATIÈRES :

* BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR
* POSTULATS ET HYPOTHESES
* MODE DE DEMONSTRATION
* RESUME

1. L’acheminement ver la science normale.
2. La nature de la science normale.
3. La science normale. Résolution des énigmes.
4. Antériorité des paradigmes.
5. Anomalie et apparition des découvertes scientifiques.
6. Crise et apparition des théories scientifiques.
7. Réponse à la crise.
8. Nature et nécessité des révolutions scientifiques.
9. Les révolutions dans la vision du monde.
10. Caractère invisible des révolutions.
11. Résorption des révolutions.
12. La révolution, facteur de progrès.

* COMMENTAIRES, CRITIQUES ET ACTUALITE DE LA QUESTION

1. Critiques et précisions apportées en réponse.

a. Les paradigmes et la structure du groupe.
b. Des paradigmes considérés comme ensemble des choix du groupe.
c. Des paradigmes considérés comme des exemples communs.
d. La connaissance tacite et l’intuition.
e. Exemples, incommensurabilité et révolutions.
f. Les révolutions et le relativisme.
g. La nature de la science.

2. Actualité de la question.

* BIBLIOGRAPHIE COMPLEMENTAIRE

 

 

I. BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR

Il n’existe pas dans la littérature de biographie de l’auteur. Cependant il est important de préciser la façon dont l’ouvrage Structures des Révolutions Scientifiques se replace dans l’ensemble de son œuvre, et comment l’idée d’écrire un tel ouvrage lui est venue.
Cet ouvrage n’est paru pour la première fois (nous avons étudié la seconde et dernière édition) qu’à la fin de l’année 1962, mais l’auteur avait déjà, quinze ans auparavant, le conviction qu’un livre de ce type (concernant l’Histoire et le développement des sciences) devait être écrit : il était alors étudiant en doctorat et rédigeait sa thèse de physique. Peu de temps après, il quittait les sciences pour leur histoire en recevant une bourse de la Society of Fellows de l’université de Harvard. Pendant plusieurs années, les résultats de ses recherches furent publiés sous la forme d’articles historiques, le plus souvent narratifs, concernant l’émergence d’une nouvelle théorie ou découverte.
L’idée lui vint en 1947, quand on lui demanda d’interrompre pour un temps son programme de physique en cours pour préparer un ensemble de conférences sur les origines de la mécanique du XVIIème siècle. Pour cela, il dut d’abord se familiariser avec ce que savaient sur le sujet les prédécesseurs de Galilée et de Newton, et ces études préliminaires le menèrent rapidement à la Physique d’Aristote, où est discuté le mouvement, et aux travaux antérieurs qui en ont dérivé. Comme la plupart des historiens des sciences l’avaient fait avant lui, il entrait dans ces textes en connaissant la mécanique et la physique newtonienne. Tout comme eux, il se posait à la lecture de ces textes les questions suivantes : que connaissait de la mécanique la tradition aristotélicienne ? Que restait-il à en découvrir pour les savants du XVIIème siècle ? Posées dans le vocabulaire newtonien, ces questions demandent du coup une réponse dans le même langage. Et cette réponse est tout à fait claire : même au niveau apparemment descriptif, les aristotéliciens ne connaissaient rien à la mécanique. Cette tradition ne pouvait donc pas fournir un fondement pour le travail de Galilée et de ses contemporains. Ceux-ci la rejetèrent donc par nécessité et recommencèrent au début l’étude de la mécanique. Ce type de généralisation, très répandu, ne manquait pas de surprendre l’auteur. En effet, Aristote a été un observateur précis de la nature. Dans les domaines tels que la biologie ou la politique, ses interprétations des phénomènes ont, de plus, souvent été profondes et pénétrantes. Kuhn en vint donc à se demander comment il se faisait que les talents qui le caractérisaient lui aient failli lorsqu’il se penchait sur le mouvement. Comment a-t-il pu dire tant de choses qui apparaissent aujourd’hui comme des absurdités ? Et plus encore, pourquoi ses vues furent-elles prises au sérieux si longtemps par tant et tant de successeurs ?
En essayant de répondre à ces questions, l’auteur fit la découverte d’une nouvelle manière de lire un ensemble de textes, notamment en se replaçant dans le contexte historique et les connaissances scientifiques acquises de l’époque. Appliquant cette méthode, les textes d’Aristote ne lui parurent plus aussi absurdes. Il ne s’agissait notamment pas de grossières erreurs de la part d’un être réputé intelligent, mais simplement de la généralisation d’un cas particulier : la théorie aristotélicienne n’était pas fausse, mais une généralisation trop importante d’un cas particulier. Pourtant la conception aristotélicienne a dominé durant une longue période les recherches scientifiques, avant d’être remplacée (car il ne s’agissait pas d’une modification), par la théorie newtonienne. Kuhn mit à profit les leçons que lui avait enseignées la lecture d’Aristote pour étudier d’autres auteurs comme Boyle et Newton, Lavoisier et Dalton, ou Boltzmann et Planck.
Afin de mieux comprendre la domination d’une conception et l’émergence de nouvelles théories qui viennent la remplacer, Kuhn s’est également intéressé aux disciplines telles que la psychologie, notamment gestaltiste, le langage, la philosophie, la sociologie et bien évidemment l’histoire des sciences.
A partir de ces études, il en arrive à la conclusion que le développement scientifique dépend en partie d’un processus de changement qui n’est pas une simple croissance, mais une révolution. Il y a de grandes révolutions comme celles qui sont associées aux noms de Copernic, de Newton ou de Darwin, mais la plupart sont beaucoup plus petites, comme la découverte de l’oxygène ou celle de la planète Uranus. Ce qui prélude ordinairement ce changement, d’après l’auteur, c’est la prise de conscience d’une anomalie, d’un événement ou d’un ensemble d’événements qui n’entrent pas dans les cadres existants pour l’ordonnancement des phénomènes. Le changement qui en résulte est donc de "se coiffer d’un type différent de chapeau pensant", un chapeau qui fait entrer l’anomalie dans la loi, mais qui, du même coup, transforme aussi l’ordre que présentent d’autres phénomènes, ordre autrefois sans problèmes. C’est donc ainsi que la conception de la nature du changement révolutionnaire de l’auteur a émergé.
L’ouvrage Structure des Révolutions Scientifiques a ainsi vu le jour pour la première fois aux Etats-Unis en 1962, la seconde édition est parue en 1970 outre-Atlantique et en 1972 en France. Deux autres ouvrages principaux lui ont succédé : La Révolution Copernicienne (1973) qui a pour but de mieux expliquer la conception de l’auteur à partir de l’exemple de la révolution issue des découvertes de Copernic, et La Tension Essentielle : Tradition et changement dans les sciences (1990) qui est un recueil de textes de l’auteur.

 

II. POSTULATS ET HYPOTHÈSES

Nous avons choisi de traiter ces deux points ensemble car, dans l’ouvrage de T. Kuhn, ils sont difficilement dissociables. Cela lui sera d’ailleurs souvent reproché dans des critiques de ses confrères scientifiques ou historiens.
L’auteur part d’un constat : les théories dépassées ne sont pas par principe contraires à la science parce qu’elles ont été abandonnées. Il entend par là que quasiment aucune de ces théories ne peut être qualifiées de fausses puisqu’elles respectaient les principes élémentaires de la science. Il convient ainsi d’accorder une attention toute particulière au rôle de l’histoire dans le processus de développement de la science.
L’auteur souligne ainsi qu’une conception toute différente de celle des manuels classiques se dégage du compte-rendu historique de l’activité de recherche. Il note également une difficulté croissante de certains historiens des sciences à remplir les fonctions assignées par le concept de développement par accumulation. Cela découle d’un constat : les théories dépassées ne sont pas par principe contraires à la science parce qu’elles ont été abandonnées. Le premier postulat de Kuhn est qu’il est ainsi difficile de considérer le développement scientifique comme un processus d’accumulation, car il est difficile d’isoler les découvertes et les inventions individuelles.
Son hypothèse est qu’il s’agit ainsi plus d’un développement que d’une accumulation. Plutôt que de rechercher dans les sciences d’autrefois des contributions (durables) au progrès d’aujourd’hui, il faut s’efforcer de mettre en lumière l’ensemble historique que constituait cette science à son époque.
Au début du développement de la science, diverses conceptions de la nature, partiellement dictées par des méthodes, coexistaient et ont donné naissance à diverses écoles concurrentes qui avaient des manières incompatibles de voir le monde et de pratiquer la science. Un autre postulat est qu’un élément arbitraire apparemment, résultant de hasards personnels et historiques, est toujours l’un des éléments formatifs des croyances adoptées par un groupe scientifique à un moment donné. Mais cet élément n’indique pas que n’importe quel groupe scientifique puisse se livrer à ses activités sans un ensemble de croyances revues et intégrées et des réponses fermement ancrées. L’éducation et la formation professionnelle fournit ces "boîtes conceptuelles" dans lesquelles la recherche normale cherchera à faire entrer la nature. Mais la recherche peut-elle avancer sans de telles boîtes ?
Une autre hypothèse est que lorsque les scientifiques ne peuvent plus ignorer plus longtemps des anomalies qui renversent la situation établie dans la pratique scientifique, alors commencent les investigations extraordinaires qui les conduisent finalement à un nouvel ensemble de convictions, sur une nouvelle base pour la pratique de la science. Les épisodes extraordinaires au cours desquels se modifient les convictions des spécialistes sont qualifiées, dans l’essai de Thomas S. Kuhn, de révolutions scientifiques. Newton, Copernic, Lavoisier, Einstein : chacune de ses révolutions scientifiques a exigé que le groupe rejette une théorie scientifique consacrée par le temps en faveur d’une autre qui était incompatible. Cela a amené un déplacement des problèmes et des critères selon lesquels un problème est admissible ou une solution légitime. C’est une transformation de l’imagination scientifique, une transformation du monde dans lequel évoluait ce travail scientifique.
L’auteur pose l’hypothèse qu’une nouvelle théorie n’est jamais un accroissement de ce que l’on connaît déjà car :

Ainsi son assimilation exige la reconstruction d’une théorie antérieure et la réévaluation de faits antérieurs, processus intrinsèquement révolutionnaire, rarement effectué par un seul homme en un seul jour. Cela peut expliquer les difficultés pour dater les découvertes.
Le monde du savant se trouve donc qualitativement transformé en même temps qu’il est quantitativement enrichi par les nouveautés fondamentales des faits tout autant que des théories.

D’autres postulats concernant principalement des définitions de termes apparaissent tout au long de l’ouvrage. Mais il nous semble plus pertinent de les laisser dans le résumé pour éviter des répétitions, et surtout pour améliorer la compréhension.

 

III. MODE DE DÉMONSTRATION

En premier lieu, Kuhn souligne principalement le rôle de l’Histoire et l’importance du contexte historique qu’il ne faut pas omettre lorsque l’on veut étudier le processus de développement de la science. En effet, c’est le contexte historique qui a amené Kuhn à rejeter en premier lieu une théorie d’accumulation de la science qui en fait ce qu’elle est. L’auteur y développe plus avant la notion de paradigme qui permet la constitution de la science normale, notamment en fournissant un loi, une théorie et une application et un dispositif expérimental.
L’auteur met d’abord en avant le fait que les stades primitifs du développement de la plupart des sciences ont été caractérisés par une concurrence continuelle entre un certain nombre de conceptions opposées de la nature, dont chacune était partiellement dictée par la méthode l’observation scientifique et en gros compatible avec elle. Ce qui différenciait ces diverses écoles, ce n’est pas telle ou telle erreur de méthode (elles étaient toutes scientifiques) mais ce que l’auteur appelle leurs manières incompatibles de voir le monde et d’y pratiquer la science. L’observation et l’expérience peuvent et doivent réduire impitoyablement l’éventail des croyances scientifiquement admissibles, autrement il n’y aurait pas de science. Mais à elles seules elles ne peuvent pas déterminer un ensemble particulier de ces croyances. Ainsi, un élément apparemment arbitraire, résultant de hasards personnels et historiques, est toujours l’un des éléments formatifs des croyances adoptées par un groupe scientifique à un moment donné.
Après l’acheminement vers la science normale, l’auteur étudie la nature de cette science. Il en arrive finalement à décrire cette recherche comme une tentative opiniâtre et menée avec dévouement pour forcer la nature à se ranger dans les boîtes conceptuelles fournies par la formation professionnelle. Il se demande alors si la recherche pourrait avancer sans de telles boîtes, quel que soit l’élément arbitraire intervenant dans leurs origines historiques.
Ensuite, Kuhn aborde plus précisément les crises et leurs conséquences qui sont les révolutions scientifiques. Les crises concernent les périodes où les scientifiques sont confrontés à l’incapacité de leur modèle (ou paradigme) à résoudre une énigme. Si la crise gagne de l’importance et surtout perdure, la validité du modèle est remise en cause par l’émergence d’un nouveau paradigme qui représente une réponse possible à la crise. La révolution scientifique représente l’assimilation du nouveau paradigme et la disparition de l’ancien.
L’auteur étudie ensuite l’impact des révolutions sur le groupe scientifique qui la subit, notamment en termes de vision du monde. Il souligne dans cette partie l’incompatibilité des paradigmes concurrents, leur incommensurabilité, en raison principalement de différences de langage et de schémas de pensée. Le processus de résorption et d’invisibilité des révolutions est également analysé : l’assimilation d’un nouveau paradigme en fait la norme, et les média de la science (notamment les manuels) passent sous silence ce processus d’évolution en offrant une présentation synthétique des connaissances.
Enfin, Kuhn s’interroge sur la notion de progrès et montre que ces révolutions, loin de faire de la science une discipline inorganisée et aléatoire, sont vecteurs de progrès.

Le schéma de démonstration de l’auteur est ainsi principalement chronologique, tout en analysant en profondeur la nature des phénomènes. Ainsi, avant de traiter des révolutions scientifiques, il présente sa conception de la nature de la science normale, comme il la perçoit à travers les écrits historiques. Il jette dès lors les bases pour la démonstration de la naissance d’une crise, de sa maturation jusqu’à une révolution, et enfin de la résorption de cette dernière lorsque son paradigme est devenu dominant. Son analyse est avant tout descriptive, avec exemples historiques à l’appui, mais également, par moments prescriptive, ce qui peut poser certains problèmes comme nous le verront dans la partie critique.

 

IV. RESUME


1. L’acheminement vers la science normale.

La science normale est une recherche fermement accréditée par une plusieurs découvertes scientifiques passées, découvertes que tel ou tel groupe scientifique considère comme suffisantes pour devenir le point de départ d’autres travaux.
Les découvertes (par exemple de Franklin, Newton) étaient d’une part suffisamment remarquables pour soustraire un groupe cohérent d’adeptes à d’autres activités scientifiques concurrentes, et d’autre part ouvraient des perspectives suffisamment vastes pour fournir aux nouveaux groupes de chercheurs toute sorte de problèmes à résoudre. Les découvertes qui ont en commun ces deux caractéristiques sont appelées paradigmes par l’auteur. Les paradigmes fournissent une loi, une théorie, une application et un dispositif expérimental, bref un modèle qui donne naissance à des traditions particulières et cohérentes de recherche scientifique. Le passage d’un paradigme à un autre par l’intermédiaire d’une révolution est le modèle normal du développement d’une science adulte.
Cependant, on peut noter que ce processus de développement n’est pas caractéristique de la période antérieure à Newton. En effet, il n’y avait pas, à cette époque-là, de paradigme universellement reconnu : il y avait différentes écoles, et tous leurs membres étaient considérés comme des hommes de science. La route a été longue avant de trouver un solide accord de base, pour deux raisons principales : d’abord, en l’absence de paradigme, tous les faits semblaient également importants (aucune théorie préétablie ne permettait de "faire parler" les faits) ; ensuite, la technologie était peu développée (or elle joue souvent un rôle vital dans l’émergence de nouvelles sciences).
Pour être acceptée comme paradigme, une théorie doit sembler meilleure que ses concurrentes, mais il n’est pas nécessaire qu’elle explique tous les faits auxquels elle peut se trouver confrontée. "La vérité émerge plus souvent de l’erreur que de la confusion".
L’émergence d’un nouveau paradigme affecte la structure du groupe qui travaille dans ce domaine : l’importance des écoles concurrentes diminue car leurs membres sont convertis ou ignorés. Cela implique une définition nouvelle et plus stricte du domaine de recherche. L’étude de la nature devient une spécialité, une discipline avec l’arrivée du paradigme : ce dernier définit la science. De plus, pourvu qu’il y ait un manuel, le chercheur peut commencer ses recherches là où s’arrête le manuel et se consacrer aux aspects les plus subtils et ésotériques de son domaine de recherche. Ainsi, avec la naissance d’un paradigme et la constitution d’une discipline, les livres, les revues spécialisées apparaissent, et deviennent souvent illisibles, sauf pour les confrères.

 

2. La nature de la science normale.

Dans une science, un paradigme (un modèle ou un schéma accepté) est rarement susceptible d’être reproduit : comme une décision judiciaire admise dans le droit commun, c’est un concept destiné à être structuré et précisé dans des conditions nouvelles ou plus strictes. Au début, le paradigme est limité, tant en envergure qu’en précision. Le succès d’un paradigme est en grande partie au départ une promesse de succès, révélée par des exemples choisis et encore incomplets. La science normale consiste à réaliser cette promesse, en étendant la connaissance des faits que le paradigme considère comme révélateurs, en augmentant la corrélation entre ces faits et les prédictions du paradigme, et en précisant davantage le paradigme lui-même.
La recherche de la science normale est dirigée vers une connaissance plus approfondie des phénomènes et théories que le paradigme fournit déjà. Ce sont des tentatives pour forcer la nature à se couler dans les boîtes préformées du paradigme, il n’y a pas de nouvelles découvertes ou théories : la recherche de la science normale restreint le champ visuel, mais cela est essentiel pour le développement scientifique.
La science normale retient trois points de vue pour l’investigation des faits, points de vue qui lui permettent de définir les problèmes qu’elle reconnaît :

Les deux premiers points représentent une partie, minime, qui consiste simplement à utiliser la théorie existante pour fournir sur les faits des prédictions de valeur intrinsèque. Ce sont des travaux nécessaires qui amènent la construction d’appareillages, d’outils techniques et mathématiques, dans le but approfondir le paradigme ou d’en trouver une nouvelle application.
Le dernier représente le problème de la théorie pour préciser le paradigme : il s’agit d’un développement scientifique qualitatif, de travaux à la fois sur la théorie et sur les faits car les chercheurs font appel à d’autres théories pour fabriquer l’outillage qui servira à préciser et affiner le paradigme.

 

3. La science normale. Résolution des énigmes.

Ce qui est frappant dans les problèmes de recherche en science normale, c’est qu’ils se préoccupent très peu de trouver des nouveautés d’importance capitale, tant dans le domaine des concepts que dans celui des phénomènes. Même le projet de recherche qui vise à préciser le paradigme n’a pas pour but de découvrir une nouveauté inattendue.
Pourquoi s’attacher à cette recherche-là ? Les résultats obtenus par la recherche normale ont de l’importance car ils augmentent la portée et la précision de l’application du paradigme. Mener jusqu’à sa conclusion un problème de recherche normale, c’est trouver une voir neuve pour parvenir à ce que l’on prévoit, et cela implique la résolution de toutes sortes d’énigmes sur les plan instrumental, conceptuel et mathématique. Les énigmes représentent ces problèmes spécifiques qui donnent à chacun l’occasion de prouver son ingéniosité ou son habileté. Ce qui fait une bonne énigme n’est pas son importance, mais l’existence d’une solution. Un problème sera considéré comme tel par les scientifiques s’il est réductible aux données d’une énigme : une solution existe, il faut la trouver par l’ingéniosité ou l’habileté. C’est ce qui motive le scientifique : s’il est assez habile, il parviendra à résoudre une énigme encore jamais résolue.
Mais il ne suffit qu’un problème ait une solution pour l’étiqueter "énigme". Il doit aussi obéir à des règles limitant d’une part la nature des solutions acceptables, et d’autre part les étapes permettant d’y parvenir. Les problèmes et énigmes doivent être résolus selon ces règles (point de vue adopté ou préconception) : il s’agit de démontrer la résolution de l’énigme en termes compatibles avec les fondements de la théorie du paradigme. Ces règles imposent des restrictions qui limitent le nombre de solutions possibles, et seul un changement des règles du jeu (donc un changement de paradigme) pourrait fournir une autre possibilité.
Pour un scientifique, l’acceptation d’un paradigme implique des obligations, c’est-à-dire plusieurs sortes de règles :

L’existence de ce réseau serré d’impératifs conceptuels, théoriques, instrumentaux et méthodologiques est la principale source de la métaphore qui assimile la science normale à la solution d’une énigme. Les règles dérivent des paradigmes, mais les paradigmes peuvent guider la recherche, même en l’absence de règles.

 

4. Antériorité des paradigmes.

Malgré les ambiguïtés occasionnelles, il est généralement possible de déterminer avec une aisance relative les paradigmes d’un groupe scientifique arrivé à maturité. Mais déterminer des paradigmes communs n’équivaut pas à déterminer des règles communes. Il suffit pour s’en convaincre d’analyser l’évolution d’une tradition scientifique particulière. Un paradigme peut guider des recherches, même s’il ne se laisse pas réduire à une interprétation unique ou à des règles généralement admises : l’existence d’un paradigme n’implique pas celle d’un ensemble complet de règles.
Dès lors, que peut signifier l’expression "influence directe des paradigmes" ? Puisque les scientifiques ne se demandent généralement pas ce qui légitime telle ou telle solution, on est tenté de supposer qu’ils connaissent la solution, au moins intuitivement. Il se peut aussi que les paradigmes soient plus anciens, plus contraignants et plus complets que n’importe quel ensemble de règles de recherche que l’on pourrait en abstraire sans équivoque. Les paradigmes se rapprochent dès lors des connaissances tacites : ils peuvent déterminer la science normale par modelage direct sans l’intervention de règles perceptibles car la formation scientifique est un processus d’apprentissage qui passe par l’exercice manuel et l’action et qui se poursuit tout au long de l’initiation professionnelle.
Une autre raison amène à penser que les paradigmes guident la recherche par modelage direct et sont donc antérieurs aux règles. La période qui précède la formation d’un paradigme, en particulier, est régulièrement marquée par des discussions fréquentes et profondes sur les méthodes légitimes, les problèmes, les solutions acceptables, bien que cela serve plus à définir les écoles qu’à rallier l’unanimité. Ces discussions ne disparaissent pas pour toujours avec l’apparition du paradigme : elles réapparaissent juste avant et pendant les révolutions scientifiques, au moment où les paradigmes sont attaqués et sont susceptibles de changer (tant que les paradigmes sont sûrs, il n’y a pas besoin de s’entendre sur la rationalisation).
Il ne faut jamais oublier que la science n’est pas un bloc monolithique. Si l’on considère à la fois toutes les branches, elle apparaît au contraire comme une structure délabrée dont les différentes parties ne sont liées par aucune cohérence. Les règles scientifiques, quand elles existent, sont habituellement communes à un groupe scientifique très large, mais ce n’est pas forcément le cas des paradigmes. Par exemple, si la mécanique quantique est un paradigme de nombreux groupes scientifiques, ce n’est pas pour tous le même paradigme : ils en font différentes applications. Ainsi, plusieurs traditions de science normale coexistent : une révolution dans l’une ne s’étendra pas forcément aux autres. Ce sont les effets de la spécialisation.

 

5. Anomalies et apparition des découvertes scientifiques.

La science normale, cette activité consistant à résoudre des énigmes, est une forte accumulation de tentatives qui réussit pleinement à atteindre son but, c’est-à-dire étendre régulièrement, en portée et en précision, la connaissance scientifique.
Les nouveautés fondamentales dans les faits et la théorie se font jour par inadvertance, au cours d’un jeu mené avec un ensemble de règles, mais l’assimilation de ces nouveautés exige l’élaboration d’un autre ensemble de règles.
Les découvertes ne sont pas des événements isolés, mais des épisodes prolongés dont la structure se reproduit régulièrement. La découverte commence avec la conscience d’un anomalie, c’est-à-dire l’impression que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale. Il y a ensuite une exploration, plus ou moins prolongée, du domaine de l’anomalie. Et l’épisode n’est clos que lorsque la théorie du paradigme est réajustée afin que le phénomène anormal devienne le phénomène attendu : les nouveautés de faits et de théories sont intimement liées dans la découverte scientifique.
Les découvertes ne sont pas des processus simples, avec une date et un auteur identifiés, au contraire. La découverte d’un type nouveau de phénomène est un événement complexe, qui implique le fait de reconnaître à la fois qu’il y a quelque chose et ce que c’est. Par exemple, Priestley et Lavoisier ont tous les deux été mis en présence de l’oxygène par leurs expériences, mais on ne peut décerner la palme de la découverte à aucun des deux. En effet, Priestley a été le premier à isoler un gaz qui fut par la suite reconnu comme étant un élément distinct. Mais l’échantillon de Priestley n’était pas pur, et si l’on peut considérer que tenir dans ses mains de l’oxygène impur équivaut à le découvrir, l’exploit avait été accompli par tous ceux qui avaient mis en bouteille de l’air atmosphérique. Quant à Lavoisier, ses travaux de 1775 l’ont amené à voir dans ce gaz (en fait, l’oxygène) de "l’air même entier" : il était donc face au gaz oxygène, mais sans le reconnaître.
Si les deux aspects du problème, observation et conceptualisation, fait et assimilation à une théorie, sont inséparablement liés dans la découverte, il nous faut considérer celle-ci comme un processus qui demande du temps. La découverte implique un processus d’assimilation conceptuelle assez étendu dans le temps. Pouvons-nous dire aussi qu’elle implique un changement de paradigme ? Il n’y a pas de réponse générale.
La perception de l’anomalie (par exemple l’oxygène ou les rayons X), c’est-à-dire un phénomène auquel le paradigme n’avait pas préparé l’expérimentateur, a joué un rôle important pour préparer la voie à la perception de la nouveauté. Mais ce sentiment que quelque chose n’allait pas n’était que le prélude de la découverte.
Contrairement au cas de l’oxygène, la théorie établie n’interdisait pas absolument l’existence de rayons X, mais ceux-ci s’opposaient à ce que des habitudes profondément ancrées rendaient prévisibles. Les rayons X modifiaient des spécialités déjà existantes, ils refusaient à certains types d’instrumentation jusque-là conformes au paradigme leur droit à ce titre. La découverte des rayons X exigeait un changement de paradigme, donc un changement à la fois dans les procédés et les résultats prévisibles. Les découvertes prédites par la théorie sont des parties de la science normale et n’apportent aucune catégorie nouvelle de fait.
C’est seulement lorsque l’expérience et la théorie possible parviennent à une corrélation étroite que la découverte émerge et que la théorie devient paradigme. On peut citer les caractéristiques communes aux découvertes qui font apparaître de nouveaux phénomènes :

La science normale est une entreprise qui n’est pas dirigée vers les nouveautés et tend d’abord à les supprimer, mais elle se révèle néanmoins très efficace pour les amener à la lumière. La nouveauté n’apparaît ordinairement qu’à l’homme qui, sachant avec précision ce qu’il doit attendre (grâce à un paradigme développé et rigide), est capable de reconnaître qu’il s’est produit quelque chose d’autre. L’anomalie n’apparaît que sur la toile de fond fournie par le paradigme. Dans le processus habituel de découverte, la résistance au changement a une utilité : elle garantit que les scientifiques ne seront pas dérangés pour rien.

 

6. Crise et apparition des théories scientifiques.

Le progrès (dans le sens où les scientifiques sont capables de rendre compte d’un nombre accru de phénomènes naturels) ne s’est accompli qu’en éliminant ou en remplaçant certaines croyances et certains procédés admis jusque-là comme des éléments du paradigme antérieur. Toutefois les découvertes ne sont pas les uniques sources de ces changements de paradigme, à la fois destructeurs et constructeurs.
Si la conscience de l’anomalie joue un rôle dans l’émergence de nouveaux phénomènes, on ne trouvera pas surprenant que ce soit là encore, mais en plus profond, la condition préalable de tous les changements acceptables de théories. Parce qu’elle exige sur une grande échelle une négation du paradigme et des changements majeurs dans les problèmes et les techniques de la science normale, l’émergence de nouvelles théories est généralement précédée par une période de grande insécurité pour les scientifiques.
L’échec de règles existantes est le prélude pour la recherche de nouvelles règles. Dans chaque cas, une nouvelle théorie n’est apparue qu’après des échecs caractérisés de l’activité normale de résolution des problèmes. Ces échecs et la prolifération de théories qui en est le signe se sont produits au maximum 10 ou 20 avant la formulation de la nouvelle théorie. Celle-ci semble une réponse directe à la crise. De plus, également dans chaque cas, les problèmes à l’origine de l’échec étaient toujours d’un type connu depuis longtemps. L’activité antérieure de la science normale avait donné à chacun toute latitude de les considérer comme résolus ou quasi-résolus, ce qui explique pourquoi le sentiment d’échec, quand il apparut, fut si aigu. Enfin, dans tous les cas, on avait, au moins partiellement entrevu la solution de chacun de ces problèmes à une époque où il n’y avait pas de crise dans la science correspondante, et en l’absence de crise, on avait ignoré ces anticipations. Ainsi, il apparaît que la crise joue un rôle important dans l’apparition de nouvelles théories. Aussi longtemps que les outils fournis par un paradigme se montrent capables de résoudre les problèmes qu’il définit, la science se développe plus vite et pénètre plus profondément les faits en employant ces outils avec confiance. La raison en est claire. Il en est des sciences comme de l’industrie : le renouvellement des outils est un luxe qui doit être réservé aux circonstances qui l’exigent. La crise signifie que l’on se trouve dans l’obligation de renouveler les outils.

 

7. Réponse à la crise

Admettons que les crises sont une condition préalable et nécessaire d’une nouvelle théorie : comment les scientifiques réagissent-ils en leur présence ? Nous pouvons déjà dire ce qu’ils ne font pas, même en face d’anomalies graves et durables : ils ne renoncent pas au paradigme qui les a menés à la crise, ils ne considèrent pas les anomalies comme des preuves contraires.
La première raison est qu’une fois qu’elle a rang de paradigme, une théorie scientifique ne sera déclarée sans valeur que si une théorie concurrente est prête à prendre sa place. Il est fondamental de comprendre que l’acte de jugement qui conduit les savants à rejeter une théorie antérieurement acceptée est toujours fondé sur quelque chose de plus qu’une comparaison de cette théorie avec l’univers ambiant. Décider de rejeter un paradigme est toujours simultanément décider d’en accepter un autre.
La deuxième raison est que les preuves infirmant une théorie épistémologique généralement admise ne peuvent tout au plus que contribuer à créer une crise. Mais elles ne pourrons pas prouver la fausseté de cette théorie philosophique car ses adeptes feront ce que nous avons vu faire aux savants face à une anomalie : ils élaboreront de nouvelles versions et des remaniements adéquats de leur théorie afin d’éliminer tout conflit apparent. Sous l’angle d’une nouvelle théorie de la connaissance scientifique, ces anomalies n’apparaîtront plus alors comme de simples faits, mais comme des tautologies. Les scientifiques ne peuvent pas rejeter un paradigme et rester des scientifiques. Certains hommes ont sans doute été amenés à déserter la science, étant incapable de supporter un état de crise. La crise est une "tension essentielle" de la recherche scientifique pour créer, mais rejeter un paradigme sans lui en substituer un autre, c’est rejeter la science elle-même.
Mais sans la recherche, il n’y a pas de preuve contraire. Qu’est-ce qui différencie, alors, la science normale de la science en état de crise ? La première se caractérise par l’énigme (définie par la théorie existante), et la seconde par la preuve contraire que l’on ne parvient pas à résoudre avec le paradigme existant.
Si une anomalie dans la cohérence entre la théorie et la nature doit faire apparaître une crise, il faut généralement qu’elle soit plus qu’une simple anomalie. Il y a toujours des difficultés quelque part dans la cohérence paradigme-nature, mais la plupart se résolvent souvent tôt ou tard, par des processus souvent imprévisibles. Ce sont les circonstances qui donnent à l’anomalie une valeur particulière. Quand, pour ces raisons, une anomalie semble être plus qu’une énigme de la science normale, la transition vers la crise, le passage à la science extraordinaire a déjà commencé. L’anomalie commence à être plus généralement reconnue. Elle résiste à l’explication: les scientifiques lui portent de plus en plus d’attention. Ce faisant, plus de personnes acceptent des divergences plus ou moins grandes par rapport au paradigme : les règles perdent de leur précision, le paradigme existe encore, mais peu de spécialistes sont entièrement d’accord sur sa nature.
La crise a deux effets universels. D’abord, toutes les crises commencent par l’obscurcissement du paradigme et par un relâchement consécutif des règles de la recherche en science normale. Ensuite, toutes les crises se terminent d’une des manières suivantes :

Le passage d’un paradigme en état crise à un nouveau paradigme d’où puisse naître une nouvelle tradition de science normale est loin d’être un processus cumulatif, réalisable à partir de variantes ou d’extensions de l’ancien paradigme. C’est plutôt une reconstruction de tout un secteur sur de nouveaux fondements, reconstructions qui changent certaines des généralisations. Durant la période transitoire, il y a un chevauchement, important mais jamais complet, entre les problèmes qui peuvent être résolus par l’ancien et le nouveau paradigme, mais il y a des différences décisives entre les modes de solution. Lorsque la transition est complète, les spécialistes ont une tout autre manière de considérer leur domaine, ses méthodes et ses buts : c’est un passage d’une forme à une autre.
C’est parce qu’une nouvelle théorie brise une tradition de recherche scientifique et en introduit une nouvelle qu’il est probable que cette apparition ne se produira que lorsque l’impression prévaudra que la première tradition est gravement erronée. Il est ainsi fréquent qu’un paradigme apparaisse, embryon, avant qu’une crise ne se soit développée ou ait été reconnue (exemple de Lavoisier). Dans d’autres cas (exemples de Einstein et Copernic), un temps considérable s’est écoulé entre le premier sentiment d’échec et l’émergence du nouveau paradigme. Le recours, fragmentaire ou total, à ces procédures extraordinaires peut avoir une autre conséquence : la crise amène souvent une prolifération de découvertes nouvelles en préparant l’esprit scientifique à reconnaître aux anomalies leur valeur réelle.
Ainsi, la crise diminue l’emprise des stéréotypes et fournit les données supplémentaires nécessaires à un changement fondamental de paradigme. Il y a circularité entre le passage à un nouveau paradigme et la révolution scientifique.

 

8. Nature et nécessité des révolutions scientifiques.

Il a été indiqué que les révolutions scientifiques sont considérées comme des épisodes non cumulatifs de développement, dans lesquels un paradigme plus ancien est remplacé, en totalité ou en partie, par un nouveau paradigme incompatible. Pourquoi appeler révolution ce changement de paradigme ?
Comme les révolutions politiques, les révolutions scientifiques commencent avec un sentiment croissant, souvent restreint à une petite fraction du groupe scientifique, qu’un paradigme a cessé de fonctionner de manière satisfaisante pour l’exploration d’un domaine de la nature sur lequel ce même paradigme a antérieurement dirigé les recherches. Les révolutions scientifiques ne paraissent obligatoirement révolutionnaires qu’aux yeux de ceux dont le paradigme subit le contre-coup de la révolution. Pour l’observateur extérieur, elles apparaissent comme les étapes normales d’un processus de développement. De plus, comme en politique, un choix entre les paradigmes concurrents s’avère être un choix entre des modes vie incompatibles de la communauté.
Quand les paradigmes sont pris en considération dans une discussion concernant le choix du paradigme, leur rôle est nécessairement circulaire. Chaque groupe se sert de son paradigme et y puise ses éléments de défense. Les prémisses et valeurs communes aux deux partis ne sont pas assez importantes pour que l’accord soit facile. Le choix du paradigme ne peut être imposé par aucune autorité supérieure à l’assentiment du groupe intéressé. Pour comprendre comment se font les révolutions scientifiques, il faut étudier la force des éléments tirés de la nature et de la logique, mais aussi les techniques de persuasion par la discussion. Le problème du choix du paradigme ne peut jamais être réglé sans équivoque par le seul jeu de la logique et de l’expérimentation.
Selon l’image idéale de la science, une connaissance nouvelle remplacerait l’ignorance suivant un processus cumulatif. Mais à partir de l’apparition du premier paradigme, l’assimilation de toute nouvelle théorie et de presque tous les phénomènes d’un genre nouveau a exigé en fait l’abandon d’un paradigme antérieur, suivi d’un conflit entre les écoles de pensée scientifiques concurrentes. Il ne s’agit donc pas d’un développement cumulatif.
L’acquisition cumulative de nouveautés n’est pas seulement rare en faits, mais improbable en principe. Une nouveauté inattendue, une découverte nouvelle ne peuvent apparaître que dans la mesure où ce que le scientifique attend de la nature et de ses instruments sera démenti par les faits. L’importance de la découverte qui en résulte sera souvent proportionnelle à l’étendue de l’anomalie qui l’a annoncée et des difficultés rencontrées. Il y a ainsi nécessairement un conflit entre l’ancien paradigme (anomalie) et le nouveau (phénomène conforme à la loi) : il n’y a pas d’autre façon de promouvoir les découvertes.
L’argument est le même pour l’invention de nouvelles théories, car il n’y a que trois types de phénomènes :

Ce troisième type de phénomène est le seul à pouvoir donner naissance à de nouvelles théories car à tous les phénomènes, sauf les anomalies, les paradigmes donnent une place déterminée par la théorie dans le champ de vision de l’homme scientifique. Les nouvelles théories sont élaborées pour résoudre les anomalies inconnues : une théorie nouvelle et plus adéquate doit alors permettre des prédictions différentes de celles qu’autorisait le premier paradigme. L’ancienne théorie et la nouvelle sont logiquement incompatibles. Dans le processus d’assimilation, la seconde doit remplacer la première : les nouvelles théories ne peuvent se faire jour sans un changement destructeur dans les idées sur la nature.
Sans soumission à un paradigme, il ne pourrait y avoir de science normale, sinon il n’y aurait pas de recherche pour progresser : le paradigme permet la résolution des énigmes et l’apparition des anomalies.
La révolution scientifique est un déplacement du réseau conceptuel à travers lequel les hommes voient le monde (de Newton à Einstein, de la phlogistique à l’oxygène, du géocentrisme à l’héliocentrisme).
Une théorie dépassée peut toujours être considérée comme un cas particulier de la théorie moderne qui lui aurait succédé, mais il faut lui faire subir une transformation (rétrospective) dans ce sens (sous la conduite de la théorie la plus récente).
Les différences entre les paradigmes sont à la fois nécessaires et irréconciliables. Quelle est la nature de ces différences ? Les paradigmes ne diffèrent pas seulement par leur substance puisqu’ils ne sont pas dirigés seulement vers la nature mais aussi, en sens inverse, vers la science qui les a produits : ils sont la source des méthodes, des domaines de recherche et des niveaux de solution acceptés à n’importe quel moment donné par tout groupe scientifique à maturité. Par conséquent, l’admission d’un nouveau paradigme nécessite souvent une définition nouvelle de la science correspondante. Ces déplacements caractéristiques des conceptions d’un groupe scientifique, en ce qui concerne ses exigences légitimes et ses problèmes, ne se font pas toujours dans un sens ascendant sur le plan des méthodes. Comme pour les théories, il n’y a pas de développement cumulatif des problèmes et exigences de la science. En effet, les faits montrent que le niveau d’explication ne s’est ni abaissé, si surélevé, mais, simplement, un changement était nécessaire à la suite de l’adoption d’un nouveau paradigme.
Dans cette partie, l’accent a été plus particulièrement mis sur les fonctions normatives des paradigmes que sur leurs fonctions cognitives : il s’agissait de mieux comprendre comment les paradigmes façonnent la vie scientifique. Les paradigmes ont un rôle de véhicule d’une théorie scientifique : ils renseignent les scientifiques sur les entités que la nature contient ou pas, comment elles se comportent. Ces renseignements dessinent une carte géographique essentielle au développement continu de la science (la nature étant complexe), comme l’observation et l’expérimentation. Par l’intermédiaire des théories qu’ils représentent, les paradigmes sont un élément constituant de l’activité de recherche. Les paradigmes fournissent non seulement une carte mais aussi certaines directives essentielles à la réalisation d’une carte. En apprenant un paradigme, l’homme de science acquiert à la fois une théorie, des méthodes, des critères de jugement en un mélange inextricable. Lors des changements de paradigme, il y a généralement un déplacement significatif des critères déterminants la légitimité des problèmes et aussi des solutions proposées.
Le choix entre deux paradigmes concurrents pose régulièrement des questions qui ne peuvent être résolus par les critères de la science normale (ce n’est pas une question de logique): les valeurs des scientifiques entrent en jeu. Les paradigmes sont des éléments constituants de la science, mais aussi, dans un sens, des éléments constitutifs de la nature et du monde.

 

9. Les révolutions dans la vision du monde.

Les changements de paradigmes font que les scientifiques, dans leur domaine de recherche, voient tout d’un autre œil. Dans la mesure où ils n’ont accès au monde qu’à travers ce qu’ils voient et font, nous pouvons dire que les scientifiques, après une révolution, réagissent à un monde différent : un canard devient un lapin. Les transformations de ce genre, souvent plus graduelles et presque toujours irréversibles, sont concomitantes de la formation scientifique.
Un paradigme est indispensable à la perception elle-même : ce que voit un sujet dépend à la fois de ce qu’il regarde et de ce que son expérience antérieure lui a appris à voir. Cependant, l’homme de science ne dispose d’aucun recours lui permettant de dépasser ce qu’il voit de ses yeux et constate d’après ses instruments. Si dans la science des renversements perceptifs accompagnent les paradigmes, on ne peut pas s’attendre à ce que les scientifiques attestent directement ces changements. Ces hommes voyaient-ils réellement des choses différentes lorsqu’ils regardaient le même genre d’objets ? Bien que le monde ne change pas après un changement de paradigme, l’homme de science travaille désormais dans un monde différent. Par exemple, face à un objet pendu à une ficelle, Galilée voyait une chute entravée tandis que Aristote voyait un pendule. De même, Priestley voyait du gaz phlogistique lorsque Lavoisier voyait de l’oxygène. L’homme de science, placé devant les mêmes objets et le sachant, les trouve néanmoins transformés dans nombre de leurs détails.
L’entreprise d’interprétation des données ne peut que préciser un paradigme et non le corriger. Les paradigmes sont non corrigibles par les moyens de la science normale qui conduit seulement à la reconnaissance des anomalies et des crises. Les anomalies et les crises se résolvent non pas par un acte de réflexion volontaire ou d’interprétation, mais par un événement relativement soudain et non structuré qui ressemble au renversement de la vision des formes. Ce sont un peu des éclairs d’intuition.
L’homme de science qui regarde une pierre qui se balance ne peut en avoir une expérience qui soit en principe plus élémentaire que la vision d’un pendule. Ce qu’il peut voir d’autre n’est certes pas une quelconque vision fixe hypothétique, mais la vision imposée par un autre paradigme qui, celui-ci, fera de la pierre qui se balance quelque chose d’autre.
Rappelons ici que ni les scientifiques ni les autres hommes n’apprennent à voir le monde fragmentairement, un objet après l’autre : les scientifiques, aussi bien que les non-scientifiques extraient du flux de l’expérience des ensembles complets (sauf lorsque les catégories conceptuelles sont prêtes d’avance).
Les opérations de laboratoire changent avec les paradigmes. Après une révolution scientifique, nombre d’anciennes mesures et d’anciennes manipulations perdent tout intérêt et cèdent la place à d’autres. Mais les changements de ce genre ne sont jamais totaux : quoiqu’il puisse voir, l’homme de science, après une révolution, voit après tout le même monde. En outre, bien qu’il les emploie autrement peut-être, la plus grande partie des termes de son langage et des instruments de son laboratoire reste les mêmes. La science post-révolutionnaire utilise les mêmes instruments, les mêmes termes, les mêmes manipulations que la science pré-révolutionnaire. Si dans ces manipulation quelque chose a changé, le changement se situe soit dans leurs rapports avec le paradigme, soit dans leurs résultats concrets. Une seule et même opération, quand elle est rattachée à la nature dans le cadre d’un paradigme différent, peut devenir l’indice d’un phénomène naturel tout à fait différent.

 

10. Caractère invisible des révolutions.

Les manuels scientifiques, les ouvrages de vulgarisation et les travaux scientifiques qui se modèlent sur eux représentent la source "autorisée" de la science. Ces trois catégories ont une chose en commun : elles se réfèrent à un ensemble déjà organisé de problèmes, de données et de théories, le plus souvent à l’ensemble particulier des paradigmes auxquels obéit le groupe scientifique au moment où sont rédigés ces textes. Les manuels s’efforcent de communiquer le vocabulaire et la syntaxe d’une logique scientifique contemporaine, les vulgarisations s’efforcent de décrire les mêmes applications dans un langage plus proche de celui de la vie courante, la philosophie des science analyse la structure logique de ce même ensemble complet de connaissances scientifiques. Ils exposent tous les trois le même résultat stable des révolutions passées, mettant ainsi en évidence les bases de la tradition courante de science normale. Ils ne prêtent pas attention aux processus de développement et induisent de cette manière les lecteurs en erreur.
Les connaissances scientifiques du non-spécialiste aussi bien que du spécialiste se fondent sur les manuels et quelques autres types de littérature qui en dérivent. Ces manuels sont à réécrire chaque fois que le langage, la structure des problèmes ou le niveau de solution des problèmes de la science normale change, bref, à la suite de chaque révolution scientifique. Une fois réécrit, ils déguisent inévitablement non seulement le rôle, mais l’existence même des révolutions qui sont à leur origine. Les connaissances sont ainsi limitées, pour le lecteur, aux seuls résultats des révolutions les plus récentes dans le domaine. Les petits chapitres dans les livres pour retracer l’historique en sont un fait caractéristique. Les scientifiques ne sont pas le seul groupe à voir le passé de leur discipline comme un développement linéaire vers une état actuel plus satisfaisant : c’est une réécriture de l’histoire à rebours.
La dépréciation du fait historique est profondément et sans doute fonctionnellement intégrée à l’idéologie de la profession scientifique, cette même profession qui accorde tant de valeur aux détails des faits d’un autre genre. Il en résulte une tendance persistante à faire apparaître l’histoire des sciences linéaire ou cumulative. En déguisant les changements, la tendance des manuels à présenter un développement linéaire de la science cache le processus qui se trouve au cœur des épisodes les plus signifiants du développement scientifique. Cette reconstruction n’implique pas seulement une multiplication des distorsions : les révolutions y deviennent invisibles.
Plus que tout autre aspect particulier de la science, cette forme de littérature pédagogique a déterminé l’image que nous nous faisons de la nature de la science et du rôle de la découverte et de l’invention dans son développement.

 

11. Résorption des révolutions.

C’est seulement dans le sillage d’une révolution scientifique que les manuels dont nous venons de parler sont produits : ils constituent les bases d’une nouvelle tradition de science normale.
Un autre problème doit être abordé : quel est le processus par lequel un nouveau candidat au titre de paradigme remplace-t-il son prédécesseur ? Toute nouvelle interprétation de la nature, qu’il s’agisse de découverte ou de théorie, apparaît d’abord dans l’esprit d’un individu ou de quelques-uns. Ce sont les premiers qui apprennent à voir le monde et la science différemment, aidés par deux circonstances étrangères aux autres membres de leur profession :

Comment peuvent-ils convertir les autres ? Qu’est-ce qui pousse à l’abandon d’un paradigme ?
Dans la mesure où il est engagé dans la science normale, le chercheur résout des énigmes, il ne vérifie pas des paradigmes. La mise à l’épreuve du paradigme se produit donc seulement après que des échecs répétés, pour résoudre une énigme importante, ont donné naissance à une crise. Encore faut-il que le sentiment de la crise ait fait apparaître un autre candidat au titre de paradigme, car cette mise à l’épreuve ne consiste jamais, comme la résolution des énigmes, en une simple comparaison du paradigme unique avec la nature. Elle intervient au contraire à l’occasion de la concurrence entre deux paradigmes rivaux réclamant l’adhésion d’un groupe scientifique.
S’il n’y avait qu’un seul ensemble de problèmes scientifiques, un seul monde dans lequel y travailler, et un seul ensemble de niveaux de solution, la rivalité entre paradigmes pourrait se régler par quelque procédé routinier, par exemple en faisant le compte des problèmes résolus par l’un ou par l’autre. Mais en fait, ce n’est jamais ainsi que les choses se présentent. Les adeptes de paradigmes ne s’entendent jamais complètement, aucun des partis ne voulant admettre toutes les suppositions non empiriques dont l’autre a besoin pour rendre valable son point de vue : leur discussion est un dialogue de sourds. La bataille des paradigmes ne se gagne pas avec des preuves.
Cela tient à l’incommensurabilité des traditions de science pré-révolutionnaire et post-révolutionnaire. En premier lieu, les adeptes d ‘un paradigme sont souvent en désaccord sur la liste des problèmes que devraient résoudre les candidats au titre de paradigme : leurs niveaux de solution et leurs définitions de la science ne sont pas les mêmes. Ensuite, dans le cadre du nouveau paradigme, les termes, les concepts et les expériences anciens se trouvent les uns par rapport aux autres dans un nouveau rapport, d’où des malentendus. Enfin, les adeptes de paradigmes concurrents se livrent à des activités dans des mondes différents. Travaillant dans des mondes différents, les deux groupes de scientifiques voient des choses différentes quand ils regardent dans la même direction à partir du même point.
Avant de pouvoir espérer communiquer complètement, l’un ou l’autre des groupes doit faire l’expérience de la conversion que l’on a appelée modification du paradigme. En raison de l’incommensurabilité, la transition entre les deux paradigmes ne peut se faire par petites étapes, sous l’influence de la logique ou d’une expérience neutre : la transition se produit tout d’un coup ou pas du tout. Mais la conversion est souvent très difficile, comment y est-on amené ?
L’argument le plus lourd, pour les adeptes du nouveau paradigme, est de prétendre qu’ils sont en mesure de résoudre les problèmes qui ont conduit l’ancien paradigme à la crise. Mais cette prétention est rarement suffisante, et ne peut être toujours légitimement avancée. Des considérations plus subjectives ou esthétiques sont importantes également.
Mais les discussions sur les paradigmes ne portent pas vraiment sur les possibilités relatives de résolution des problèmes. Ce qui est en jeu, c’est de savoir quel paradigme devra à l’avenir guider les recherches sur des problèmes qu’aucun des concurrents ne peut déjà prétendre avoir résolus complètement. La décision est fondée moins sur des réalisations passées que sur des promesses futures. Celui qui adopte un nouveau paradigme doit lui faire confiance pour résoudre les importants et nombreux problèmes qui sont posés, simplement parce qu’il connaît l’incapacité de l’ancien à en résoudre quelques uns. Une décision de ce genre ne relève que de la foi. C’est pourquoi les crises sont aussi importantes. Ce qui fera pencher la balance et le sentiment que la nouvelle proposition est dans la bonne voie, et parfois ce sentiment dépend seulement de considérations imprécises et esthétiques. Mais si un paradigme doit triompher un jour, il faut d’abord qu’il obtienne quelques adhérents, des hommes qui le développeront jusqu’au stade où des arguments rigoureux pourront être avancés et multipliés.

 

12. La révolution, facteur de progrès.

Si ce qui a été développé est bien la structure essentielle de l’évolution continue d’une science, pourquoi l’entreprise scientifique progresse-t-elle régulièrement, par rapport à l’art ou à la philosophie ? Pourquoi le bénéfice du progrès revient-il aux activités scientifiques ?
Précisons tout d’abord qu’il est difficile de qualifier une activité de science. Mais nos notions de progrès et de science sont inextricablement liées : on tend à considérer comme une science tout domaine dans lequel le progrès est net (la peinture à la Renaissance était considérée comme une science, au même sens que la technologie aujourd’hui). Il reste à comprendre pourquoi le progrès est la caractéristique si remarquable d’une entreprise conduite avec les techniques et les objectifs décrits plus haut. Une spécialité progresse-t-elle parce qu’elle est une science, ou est-elle une science parce qu’elle fait des progrès ?
Pourquoi une entreprise comme la science normale doit-elle progresser ? Nous rappelons ci-dessous quelques-unes de ses caractéristiques.

Bref, c’est seulement en période de science normale que le progrès semble à la fois évident et certain. Mais, durant ces périodes, il est impossible que le groupe scientifique considère autrement le fruit de son travail. En ce qui concerne la science normale, donc, une partie de la réponse au problème du progrès vient seulement du point de vue adopté par le spectateur. Le progrès scientifique n’est pas par nature différent du progrès réalisé dans les autres domaines, mais, dans la plupart des cas, l’absence d’écoles concurrentes jetant le doute sur les buts et les niveaux de solution des autres rend plus visible le progrès d’un groupe adonné à la science normale bien plus facile à voir. Un groupe scientifique, une fois libéré par la possession d’un paradigme commun de la nécessité de réexaminer constamment ses premiers principes, peut se concentrer exclusivement sur les phénomènes les plus subtils et les plus ésotériques qui l’intéressent. Dès lors, on assiste à une augmentation de l’efficacité aussi bien que de la compétence avec lesquelles le groupe dans son ensemble résout les nouveaux problèmes.
D’autres aspects de la vie professionnelle scientifique témoignent encore mieux de cette efficacité très spéciale, notamment l’indépendance, l’isolement inégalés dont jouissent les groupes scientifiques adultes par rapport aux besoins des non-spécialistes et de la vie quotidienne. En effet, justement parce qu’il travaille pour un auditoire de confrères qui partagent ses valeurs et ses convictions, l’homme de science peut considérer certains points comme acquis. L’homme de science n’est pas obligé de choisir tel problème qu’il est urgent de résoudre (contrairement aux sciences sociales). Au niveau de l’apprentissage en science de la nature, les manuels sont substitués systématiquement à la littérature scientifique créatrice dont ils dérivent : le forme condensée est efficace. Dans son état normal, un groupe scientifique est donc un instrument extrêmement efficace pour résoudre les problèmes ou les énigmes que définit le paradigme, et le résultat de cette efficacité doit inévitablement être un progrès.
Pourquoi le progrès est-il en apparence un phénomène universellement concomitant des révolutions scientifiques ? Mais une révolution peut-elle se terminer par autre chose qu’un progrès ? En effet, la victoire d’un paradigme apparaît à son groupe comme un progrès.
Le groupe scientifique est un instrument remarquablement efficace pour porter à leur maximum le nombre et la précision des problèmes résolus par un changement de paradigme. Il y a un changement de paradigme si et seulement si un nouveau candidat semble résoudre un problème primordial, reconnu comme tel, et qu’on a pu aborder d’aucune autre manière ; si et seulement si le nouveau paradigme permet de préserver une part relativement large des possibilités concrètes de résolution des problèmes que la science avait conquise grâce au paradigme antérieur.
Un certain genre de progrès caractérisera toujours l’entreprise scientifique. Nous devrions peut-être abandonner la notion, implicite ou explicite, selon laquelle les changements de paradigme amènent les scientifiques, et ceux qui s’instruisent auprès d’eux, de plus en plus près de la vérité. Selon l’essai de Kuhn, le processus de développement scientifique se fait à partir de quelque chose, mais pas vers quoi que ce soit.

 

V. COMMENTAIRES, CRITIQUES, ACTUALITE DE LA QUESTION

  1. Critiques et précisions apportées en réponse.

L’auteur est conscient des imperfections du titre original. Il reconnaît également qu’il est souhaitable de dégager le concept de "paradigme" de la notion de "groupe scientifique".
Dans l’essai, le terme de paradigme est utilisé dans deux sens différents :

Des accusations portées contre le livre ont été notamment de faire apparaître la science comme subjective et irrationnelle, de présenter une conception de la science comme relativiste.

  1. Les paradigmes et la structure du groupe.

    Un paradigme est ce que les membres du groupe scientifique possèdent en commun, et, réciproquement, un groupe scientifique se compose d’hommes qui se réfèrent au même paradigme. Cette présentation circulaire du mot peut être source de difficultés.
    Les groupes scientifiques peuvent et doivent être isolés sans recours préalable à des paradigmes ; ceux-ci peuvent être découverts ensuite par l’examen détaillé du comportement des membres d’un groupe donné. Dans cette optique, la réécriture du livre pourrait être commencée par une étude de la structure des groupes constituant le monde scientifique.
    Le groupe scientifique peut se définir comme composé de ceux qui pratiquent une certaine spécialité scientifique. Ces membres ont reçu la même formation et la même initiation professionnelle, lisent la même littérature technique, à un degré inégalé dans les autres professions. Ainsi, les membres d’un groupe scientifique sont considérés et se considèrent comme les seuls responsables de la poursuite d’un ensemble d’objectifs qui leur sont communs et qui englobent la formation de leurs successeurs. Au sein de tels groupes, la communication est généralement complète et les avis relativement unanimes sur le plan professionnel. Par contre, la coalition de groupes centrés sur des questions différentes rend la communication professionnelle d’un groupe à l’autre souvent difficile.
    Les groupes de ce genre sont les unités où est produite et validée la connaissance scientifique. Les paradigmes sont ainsi ce que possèdent en commun les membres de tels groupes.
  1. Des paradigmes considérés comme ensemble des choix du groupe.

Quelles sont les convictions partagées par ces membres et qui expliquent la relative plénitude des communications sur le plan professionnel et la relative unanimité des jugements professionnels ? Un paradigme ou un ensemble de paradigmes. C’est un terme qui peut paraître inapproprié : les scientifiques diraient qu’ils ont en commun une théorie ou un ensemble de théories. Mais le terme "théorie" dénote une structure trop limités par sa nature et sa portée, d’où le choix de l’auteur pour le terme de "matrice disciplinaire" , en tant que précision:

  • "disciplinaire" implique une possession commune de la part des spécialistes d’une discipline particulière ;
  • "matrice" parce que cet ensemble se compose d’éléments ordonnés de différentes sortes, dont chacune demande une étude détaillée.

La totalité ou la plupart des éléments faisant l’objet du choix du groupe et que le texte original désigne sous le nom de paradigme, parties de paradigme ou paradigmatiques, sont les éléments constituant cette matrice disciplinaire. En tant que tels, ils forment un tout et fonctionnent ensemble.
Différents éléments constituent une matrice disciplinaire :

  • les généralisations symboliques sont des expressions revêtissant une forme logique ou formalisable. Elles ont à la fois un rôle comme loi et un rôle comme définition de certains symboles qu’elles contiennent ;
  • la "partie métaphysique" des paradigmes : c’est le fait d’adhérer collectivement à certains croyances scientifiques, à certains principes qui fournissent au groupe des métaphores et des analogies préférées ou permises. Ces croyances et principes contribuent ainsi à déterminer ce qui sera accepté comme une solution ou une explication de l’énigme, et, réciproquement, à déterminer la situation des énigmes non résolues et l’importance de chacune.
  • Les "valeurs" contribuent beaucoup à donner le sentiment à tous les spécialistes des sciences de la nature d’appartenir à un vaste groupe. Cela prend une force particulière lorsqu’il s’agit d’identifier une crise ou de choisir entre deux manières incompatibles de pratiquer leur discipline. Des savants peuvent avoir en commun certaines valeurs, mais différer dans leur application.
  • Les "exemples" : ce sont des illustrations de théories ou les éléments permettant les généralisations.
  1. Des paradigmes considérés comme des exemples communs.

Il s’agit des relations de similitude, des analogies entre problèmes connus et problèmes à résoudre. Les problèmes apprennent à voir que des situations se ressemblent et à les considérer comme des applications des mêmes lois, ou résumés de lois, scientifiques.

  1. La connaissance tacite et l’intuition.

Quand l’auteur parle de connaissances contenues dans des exemples communs, il ne fait pas allusion à un mode de connaissance moins systématique ou moins analysable que la connaissance enfermée dans des règles, des lois ou des critères d’identification.
Quand il parle d’acquérir à partir d’exemples la possibilité de reconnaître qu’une situation ressemble ou non à d’autres situations rencontrées antérieurement, l’auteur ne fait pas appel à un process impossible à expliquer pleinement en termes neuro-cérébraux. L’explication, par sa nature, ne répondra pas à la question "semblable par rapport à quoi ?".
L’interprétation commence là où cesse la perception. Les deux process ne sont pas les mêmes, et ce que la perception laisse compléter à l’interprétation dépend éminemment de la nature et de l’étendue de la formation et de l’expérience préalable.

  1. Exemples, Incommensurabilité et Révolutions .

Les deux partis voient inévitablement de manière différente certaines situations expérimentales. Etant donné que le vocabulaire dans lequel ils discutent se compose, en grande partie, des mêmes termes, ils doivent établir entre ces termes et la nature un rapport différent, ce qui rend leur communication inévitablement partielle. En conséquence, la supériorité d’une théorie sur l’autre ne peut se prouver par la discussion : au lieu de prouver, chaque parti doit essayer de convertir l’autre par persuasion.
Les discussions sur le choix d’une théorie ne peuvent pas prendre la forme d’une preuve logique ou mathématique : c’est un débat sur les prémisses et les règles de référence.
Ce qu’il importe de comprendre, c’est la manière dont un ensemble de valeurs communes entre en interaction avec les expériences particulières communes au groupe de spécialistes de telle sorte que la plupart des membres du groupe trouve finalement qu’un ensemble d’arguments est plus décisif qu’un autre. Ce processus relève de la persuasion. Etant donné les points de vue incommensurables des partis, le langage joue un rôle non neutre. Persuader quelqu’un est le convaincre que l’on a un point de vue supérieur qui devrait remplacer le sien.

  1. Les révolutions et le relativisme.

Dans la science, une grande valeur est accordée à l’aptitude à résoudre les énigmes.
On trouve une théorie scientifique meilleure que les précédentes non seulement parce qu’elle est un meilleur instrument pour cerner et résoudre les énigmes, mais aussi en un sens parce qu’elle donne une vue plus exacte de ce qu’est réellement la nature. Pour l’auteur, le terme de relativisme est inexact.
Cependant, cette critique concernant le relativisme de la science dans l’ouvrage de Kuhn est peut-être la plus fondée. L’historien envisage la science, non seulement comme un système de croyances parmi d’autres (les paradigmes sont également un ensemble de valeurs et de croyances), mais comme un système de croyances de type religieux, particulièrement sectaire du reste puisqu’il génère des "adeptes" inconditionnels, des "résistances acharnées", des "conversions" spectaculaires. De plus, l’ensemble de ces attitudes ne sont même pas motivées par des convictions qui pourraient être, au départ, de nature scientifique : Kuhn prétend au contraire que ces convictions peuvent être complètement irrationnelles (comme l’ "esthétisme" d’une théorie par rapport à une autre). Par exemple, il soutient que l’adoration du soleil aurait contribué à faire de Kepler un "adepte" de Copernic (p.183). Il dit explicitement, par ailleurs, que la décision d’adhérer à un nouveau paradigme "ne relève que de la foi". La science apparaît donc, dans le portrait décapant qu’en a brossé Kuhn, comme une forme de théologie particulièrement rigide, ce que l’auteur affirme explicitement à plusieurs reprises : "Cette formation est étroite et rigide, plus sans doute que n’importe quelle autre, à l’exception peut-être de la théologie orthodoxe." (p. 196). Cela peut conforter le non-scientifique dans un sentiment de totale défiance à l’égard de la connaissance savante…

  1. La nature de la science.

Une critique a souvent été faite à l’auteur : il confond parfois description et prescription, alors que "est" ne peut impliquer "devrait". Mais description et prescription sont parfois inextricablement mêlés dans certains contextes. Ses généralisations descriptives sont des preuves de la théorie justement parce qu’elles peuvent aussi en dériver, tandis que par rapport à d’autres conceptions de la nature de la science, elles constituent des comportements anormaux.
Dans la mesure où ce livre décrit le développement scientifique comme une succession de périodes traditionalistes, ponctuées par des ruptures non cumulatives, les thèses de l’auteur sont sans doute applicables à de nombreux autres domaines. Et elles devraient l’être, car elles sont empruntées à d’autres domaines.
Bien que le développement scientifique puisse ressembler à celui des autres domaines plus étroitement qu’on ne l’avait supposé, il en diffère aussi de manière frappante. Il ne peut être entièrement faux de dire, par exemple, que les sciences, tout au moins à un certain stade de leur développement, progressent d’une manière qui n’est pas celle des autres domaines, quel que puisse être le progrès lui-même. On peut citer à titre d’exemples la rareté des écoles concurrentes dans les sciences développées, les membres d’un groupe scientifique qui sont les seuls spectateurs et les seuls juges du travail de ce groupe, une formation scientifique très spécialisée, le mode de résolution des énigmes…
Comme le langage, la connaissance scientifique est intrinsèquement la propriété d’un groupe, ou bien elle n’est pas. Pour la comprendre, il nous faudra connaître les caractéristiques spéciales des groupes qui la créent et l’utilisent.
C’est ainsi que l’on peut peut-être estimer que Kuhn fait moins le procès de la raison que celui d’une petite pédagogie mécaniste, parfois encore en vigueur chez les scientifiques, notamment américains. En ce sens son texte n’expliquerait nullement le développement réel de la connaissance scientifique, il apporterait une contribution à la psychosociologie d’une certaine communauté savante.

 

  1. Actualité de la question.

Dans son ouvrage, Kuhn dissèque le processus à travers lequel, dans les sciences de la nature, les paradigmes de la science normale sont parfois discrédités et remplacés par de nouveaux. Il écrit que la découverte scientifique commence avec la conscience d’une anomalie, qu’elle continue ensuite avec une exploration du domaine de l’anomalie, et qu’enfin elle finit lorsque la théorie du paradigme est ajustée afin que l’anormal devienne l’attendu.
Les disciplines académiques utilisées pour analyser le monde (la science politique, l’économie, la sociologie, la finance, la psychologie, etc…) diffèrent significativement des sciences de la nature. Cependant, les paradigmes que nous utilisons pour comprendre les tendances et les conditions de notre monde sont simplement aussi vulnérables par rapport aux anomalies qu’ils ne peuvent pas expliquer, et aux événements qu’ils ne parviennent pas à prévoir. Dans un cadre général, on peut citer en exemple les spécialistes du problème qui n’ont pas pu prédire la fin de la Guerre Froide, ou encore la Révolution Iranienne de 1979 alors que les experts qualifiaient le régime du Shah comme l’un des plus stables de la région. Fidel Castro demeure au pouvoir à Cuba alors que les spécialistes prétendaient que son régime ne survivrait pas à la chute de l’Union Soviétique. En économie, personne ne prévoyait la crise asiatique…
Après ce détour général dans les affaires internationales, nous pouvons nous intéresser au cas plus particulier des sciences de gestion. Malgré l’importance et les capacités accrues (notamment grâce aux systèmes d’information) de la comptabilité, de la finance, du contrôle de gestion et de la gestion prévisionnelle, il apparaît clairement que personne n’a vraiment raison ou vraiment tort, et qu’il n’existe pas de recette pour mener une entreprise de façon optimale. Les sphères dirigeantes se sont trouvées tour à tour dominées par des ingénieurs (qui possédaient la technique), puis en présence de certains dérapages, les financiers ont pris le pouvoir afin d’assurer le profit de l’entreprise (souvent à court terme)… Cependant, les financiers ne peuvent également pas tout prévoir, maîtriser et analyser, notamment ce qui ne s’exprime pas ou difficilement en termes financiers. Se pose aussi la question, pour les sciences de gestion, de savoir s’il existe un paradigme arrivé à maturité. On serait tenté de le croire au vu de la prolifération des manuels, et de la reconnaissance universitaire et académique de ses spécialistes. Mais le paradigme financier n’est-il pas en train d’être montré du doigt, notamment lorsqu’il s’intéresse essentiellement au tout-profit ? Ne se montre-t-il pas incapable de répondre de prévoir et de comprendre certaines anomalies telles que les hauts et les bas de la Bourse sans véritable raison ? N’y aurait-il pas d’autres acteurs qu’il oublie d’intégrer, tels que les employés, les citoyens… ?
Ainsi notre paradigme dominant de la finance (ses théories, ses méthodes, ses applications) ne parvient pas à répondre à certaines questions, et se trouve parfois remis en cause. Si l’on rétrécit le domaine, on peut souligner que le modèle de contrôle de gestion (largement influencé par la finance) s’est trouvé remis en question dans les années 70 en raison de son caractère policier considéré comme particulièrement inhibiteur. Cependant, comme la finance plus généralement, aucun modèle, paradigme n’a pu le remplacer, être proposé en alternative.
Dès lors on peut penser que le financier traverse une crise, mais qu’en l’absence de paradigme alternatif, soit cette crise va se résorber d’elle-même (car elle n’est pas insoutenable pour la communauté de ses spécialistes), soit une solution à l’intérieur du modèle va être trouvée, c’est-à-dire des améliorations, des prises en compte de nouveaux éléments.

 

VI. BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE

Nous pouvons citer en premier lieu deux autres ouvrages de Kuhn :

Le premier ouvrage développe un exemple de la théorie de Kuhn, son application à la révolution copernicienne. Le second est un recueil de textes qui montrent le cheminement et l’affinement de la pensée de l’auteur qui précise peu à peu certains de ses concepts.

L’œuvre d’un philosophe des sciences peut également apporter un éclairage intéressant :

Cet ouvrage aborde notamment les conditions qui font d’une théorie une théorie scientifique, par opposition à la métaphysique. Ces conditions sont notamment la reproductibilité et la réfutabilité (un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience) de la théorie. Les corroborations et les réfutations se font à l’aune d’éléments nouveaux. Ainsi, en matière de théorie scientifique, il en va de même qu’en matière de justice : l’affaire est close (la théorie est acceptée et appliquée), à moins qu’un fait nouveau n’invite à rouvrir le dossier. Selon les mots de Popper, "nous ne savons pas, nous ne faisons que conjecturer." L’idéal d’une connaissance absolument certaine et démontrable s’est révélé être une idole. Le grand problème laissé ouvert par la théorie de Popper était la question de savoir sur quoi reposait, en définitive, la corroboration et la réfutation. Autrement dit, la question était de déterminer ce qui justifiait l’ensemble des énoncés de base à prendre en compte pour décider de la pertinence de la théorie. Il y avait là de multiples aspects (psychologique, sociologique, linguistique…) du travail scientifique qui n’avait pas été développés par le philosophe viennois, et qui allaient constituer la brèche par où devaient s’engouffrer de nombreuses théories "culturalistes" de la science. La plus célèbre étant sans doute celle de… Thomas Kuhn.
Pour un développement sur les révolutions scientifiques du XX° siècle, on peut consulter :

Enfin, pour sortir de l’application de la théorie de Kuhn aux domaines de la science de la nature, on peut se reporter à une revue qui analyse justement les grands événements politiques ou économiques, imprévus par les experts, ce qui démontrerait que certaines sciences sociales, elles aussi, pourraient être face à une "anomalie" qui ouvrirait la voie à une "révolution scientifique" dans le domaine :

 

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