LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

 

Commentaire du livre de
Bruno JARROSSON

Pour une écologie du temps

"Briser la dictature du temps, Comprendre ce qu’est le temps pour mieux le vivre"

(Editions MAXIMA)

 

 

Paris, le 17 Juillet 2000

Note d’approfondissement rédigée par Annick TEISSET dans le cadre du Diplôme d’Etudes Supérieures en Techniques de l’Organisation (DESTO)

Cycle continu, promotion 247 au sein de l’IESTO / Cnam de Paris.

 

 

«Toute compréhension des secrets du temps, se fonde sur cette idée que le temps n’est pas battu par un pendule, mais emporté par des fleuves d’ignorance.»

Bruno Jarrosson

 

Note d’approfondissement
Titre : Pour une écologie du temps,
Commentaire critique du livre de Bruno Jarrosson, aux éditions Maxima, 1993, 1996,
BRISER LA DICTATURE DU TEMPS, comprendre ce qu’est le temps pour mieux le vivre

Auteur : Annick TEISSET
Nationalité française
Etudes en salle du 1er février 1999 au 15 juillet 1999
Mission effectuée du 6 septembre 1999 au 31 janvier 2000
Tuteur de mission : Monsieur Yvon Pesqueux

 

Sommaire

Le temps dans la poésie *
Introduction *
L’auteur *
Résumé *

Les deux représentations du temps, celle de sa mesure et celle de son contenu *

1 : Le choc des temps. *
2 : Le temps et la science classique. *
3 : La science réinvente le temps : phénomène irréversible et réversible. *
4 : Choisir la liberté du temps. *
5 : Les typologies de comportement vis à vis du temps *

Explorer la durée du passé et du futur - Du futur au passé, le sens *

6 : L’anticipation - Le futur *
7 : Le passé *
8 : Le sens et la signification *

Le temps de l’action *

9 : Le temps d’agir avec les autres *
10 : Workoolisme et autres pathologies du temps *
11 - L’usage de la stratégie *
12 – Le planning, tenir les délais *

Les idées clés *
Les mots de l’auteur *
L’avis du commentateur *
Bibliographie *

 

 

 

Le temps dans la poésie

 

Le pont Mirabeau

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Guillaume APOLLINAIRE

 

 

Introduction

Je souhaitais depuis des années, prendre du recul par rapport à un planning surchargé, pour résoudre mes difficultés d’organisation et mettre un terme à l’incompréhension de mes collègues de travail, face à ma gestion du temps.

J’avais perçu au fil des années que les périodes où je disposais de temps, (vie étudiante, disponibilité professionnelle, congé parental), étaient aussi les périodes où je disposais de moins d’argent, donc de moins de possibilités pour meubler ce temps, mais surtout de moins de pouvoir sur le concret, sur l’action. Inversement, les périodes de grande activité, lorsqu’elles ne s’accompagnaient pas d’apprentissage, m’enfermaient dans un quotidien dont j’avais du mal à émerger. C’est là que je prenais conscience que donner de son temps, c’était aussi donner de sa vie. En tant que salariée, et répondant en cela à la demande de mes supérieurs hiérarchiques, je vendais mon temps pour produire parfois de l’inutile ; j’avais conscience que toute cette production n’avait d’intérêt que dans un référentiel de valeurs et de temps, référentiel que je ne partageais pas nécessairement avec les autres.

Une solution s’est présentée sous la forme d’une mission de consultant indépendant : être maître de son temps, de ses choix, de ses apprentissages pour agir et produire ce que l’on croit porteur de valeur, dans un contexte donné. Je commençais alors à percevoir le nouveau travers engendré par cette situation : toute relation pouvant se transformer en relation professionnelle, prenait une connotation financière. Les missions ayant une durée limitée, le temps était de l’argent. Je ne pouvais pas me permettre de savourer des échanges riches en information reçue, sans penser au temps que je devrais rattraper pour remettre mon rapport dans les délais.

Je savais, pour avoir participé en 1998 à la Sorbonne, aux «Journées de la réussite» consacrées au temps, que mon questionnement était partagé dans le monde du travail, et qu’il s’accentuerait avec la mise en place de la loi sur les 35 heures. De nombreux ouvrages et articles étaient publiés sur la gestion optimisée du temps, les pathologies engendrées par les NTICs, soupçonnées d’accélérer le temps, sur le partage du temps, sur la pression du temps réel, le zapping mental, et à l’opposé, sur l’intérêt de la lenteur. Je cite en bibliographie, quelques uns de ces ouvrages.

Je pensais réaliser une étude comparative entre quelques uns de ces points de vue sur les pathologies liées au temps, quand le livre de Bruno Jarrosson, Briser la dictature du temps, m’a été conseillé. J’ai considéré que sa densité, la qualité de ses recherches littéraires, scientifiques, historiques et philosophiques me permettaient un vaste champ d’exploration et surtout, ses propositions «faisaient sens». J’ai choisi de commenter ce livre, acceptant ou réfutant certaines de ses conclusions, et de diffuser la notion «d’écologie du temps», plutôt que celle de «gestion du temps», «ou pire de maîtrise du temps». J’ai répondu à l’invitation de l’auteur, de m’évader de cette dictature, par le haut. 

Malgré la recommandation de l’auteur, page 129, de ne réaliser ni de lire aucun résumé d’ouvrage, dont le sien, ce travail invite tout lecteur à effectuer le voyage initiatique, et parfois labyrinthique, d’une découverte du temps. C’est une «bonne information» que je transmets, après l’avoir reçue ; nous allons voir que «l’information reçue» est le «contenu du temps». En conséquence, plutôt que de chercher des recettes en kit, je pense que tout Organisateur gagnera du temps et du sens, pour reprendre l’idée du livre, en accédant à cette information.

 

L’auteur

Bruno Jarrosson, né en 1954, est Ingénieur Supélec. Il a été Ingénieur d’études en électronique et chef de projet à l’Association Progrès du Management qui rassemblait 1100 chefs d’entreprises dans 67 clubs régionaux. Consultant en stratégie, il enseigne la philosophie des sciences à l’Ecole Centrale et à Supélec ainsi que la sociologie des organisations à HEC.

Il est auteur ou co-auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels :

 

Résumé

En trois étapes, nous allons découvrir successivement, les différentes représentations du temps à travers l’histoire des sciences et de la philosophie, celle de sa mesure, celle de son contenu ; puis nous explorerons les visions du passé et le futur ; enfin, nous observerons le temps et ses applications ou dysfonctionnements dans la vie de tous les jours.

 

Les deux représentations du temps, celle de sa mesure et celle de son contenu


1 : Le choc des temps.

A chacun son temps.

«Notre mode de vie nous ancre dans un temps qui devient sensible quand nous changeons brutalement de façon de vivre.»

«Le temps des vacances n’est pas le même que le temps des périodes d’activité.
Les durées ne sont pas comparables dans leur contenu même si elles le sont dans leur mesure.
»

Pour mettre ceci en évidence, l’auteur a recherché l’influence sur la perception du temps, d’un changement brusque de mode de vie. Il emprunte au livre du spéléonaute, Michel Siffre, Dans les abîmes de la terre, Flammarion, 1975, les récits des aventuriers qui se sont isolés sous terre sans repère temporel ; expériences basées sur le suivi des rythmes biologiques humains, en l’absence de référence temporelle. Pour tous ces spéléologues, et particulièrement lors des premières expériences pour lesquelles ces notions n’étaient pas connues, le temps passe moins vite sous terre en l’absence d’informations, qu’il n’est en réalité. Il semblerait que le contenu du temps, n’est qu’information et cela va être prouvé dans les quatre chapitres suivants.

Lorsque l’information est limitée, le temps est plus court, les rythmes biologiques (alternance de sommeil et de veille) s’allongent.

«Le temps en perdant son contenu, se perd lui-même»

Ceci va à l’encontre de l’idée généralement répandue, qui est plutôt : «les semaines sous terre paraissent des siècles». Au contraire, ces semaines se sont réduites comme peau de chagrin. Les réajustements de calendrier qui se faisaient en cours d’expérience, n’empêchaient pas la dérive du temps, toujours dans le même sens.

Le temps, la création, le travail.

Citons le cas d’un architecte qui passe d’une vie «ordinaire» de professeur en école d’architecture, à celle sur-occupée de professeur, chef de sa propre entreprise et de créateur. Revenu à son rythme de vie initial, c’est à dire à un emploi du temps moins occupé, il cède à l’oisiveté et ne peut réaliser ses projets. Il déclare alors : «j’ai découvert qu’un temps non informé n’existe pas. Un temps qui n’est pas producteur ou consommateur d’information en vue d’une production directe ou indirecte, n’est que durée mesurée.»

La création n’est pas un phénomène continu ; elle nécessite des phases de recul, de la distance pour la recherche. Mais en alternant les phases de création et les phases de disponibilité, le risque est grand de vivre une insatisfaction du temps, insatisfaction qui constitue souvent le moteur de l’action.

A l’inverse du temps sous-informé qui plonge l’homme dans l’oisiveté, le temps sur-informé et son cortège de difficultés le poussent à se dépasser et à créer.

«Créer, surmonter les difficultés, c’est défier la mort. Ce n’est pas seulement dans l’instant, accéder à un autre temps, c’est aussi dans l’avenir, accéder au temps d’après notre mort.»

Chacun peut expérimenter successivement différents types de temps : temps créatif, occupé ou angoissant.

De ce fait, le travail, peut être soit une occupation, soit une création, soit un rempart contre l’angoisse. Les périodes d’isolement des spéléonautes, sans référence temporelle, sont sources d’angoisse comme l’est pour un responsable d’entreprise sur-occupé, une réduction brutale de ses activités. Les difficultés viennent de ce qu’il est devenu plus difficile et plus exigeant dans le traitement temporel de sa vie.

Vision du temps et vision du travail

L’observation s’oppose à la théorie :

Contrairement à la théorie économique classique, «le travail ne se définit pas seulement comme ce qui est pénible». Pour beaucoup, le travail apporte l’information, donc le contenu du temps. «Sans travail, un déprimant sentiment de vide s’installe». Suivant cette théorie, on ne peut assimiler la sensation du temps à sa mesure.

Dans la vision classique, «faute de pouvoir évaluer le résultat d’un travail productif, on le rémunère au temps passé». C’est le temps qui est acheté. Passé le temps de travail, on entre dans le temps du loisir ; l’un est sensé être désagréable, l’autre agréable. «A cette représentation du travail, correspond une représentation du temps : l’idée que le temps est défini par sa mesure plutôt que par son contenu.» Les heures nous paraîtraient toutes également longues, ressenties comme agréables ou non.

Le temps qui n’est pas alloué au travail est supposé être du temps disponible pour chacun. Or l’augmentation de la productivité du travail s’accompagne d’une augmentation de la consommation des biens produits en plus grand nombre. D’où un temps de loisir de plus en plus occupé et de moins en moins personnel.

 

2 : Le temps et la science classique.

La façon dont nous occupons notre temps caractérise notre comportement.

«Nous n’agissons pas en fonction de la réalité telle qu’elle est, mais en fonction de la réalité telle que nous nous la représentons». A notre façon de vivre le temps, correspondent des représentations du temps plus subtiles que la mesure du temps sur les horloges :

La philosophie grecque formule que, «la chose n’est pas l’idée de la chose, et on peut travailler sur les idées». Appliquant cela, les grecs développent une mathématique abstraite mais butent sur l’obstacle du temps avec des paradoxes qu’ils ne savent pas résoudre.

La physique newtonienne définira au XVIIème siècle, un système cohérent et performant et posera le statut du temps classique ; ce temps universel dans lequel nous vivons et qui nous paraît si évident est un acquis historique récent. L’objet de la science sera alors de mettre le monde en équations et le temps deviendra le grand acteur de la science. La physique newtonienne pose l’existence d’un temps universel commun à tous les observateurs, identique en tous lieux et s’écoulant uniformément. La conception classique et objective du temps permet le développement de la science moderne.

En mettant la nature en équations, le temps apparaît comme une variable et le futur devient prévisible. «L’avenir est contenu dans le présent et théoriquement prédictible». C’est la position du déterminisme mécaniste du XVIIIème siècle. La science s’inscrit en contradiction complète avec notre expérience quotidienne de l’irréversibilité du temps : pour la science, le passé et le futur sont de même nature et on peut inverser le signe de la coordonnée temps dans les équations.

Einstein veut sauver le principe de relativité qui a présidé à l’invention du temps classique. Il nous apprend que la mesure du temps est modifiée par le mouvement, avec pour illustration, le paradoxe des jumeaux de Langevin. En revanche, en l’absence de mouvement, on retrouve un temps absolu et valable en tous lieux : la théorie d’Einstein conserve la conception classique du temps.

En même temps Einstein développe la thèse déterministe : le futur est entièrement compris dans le présent. Il n’existe pas de hasard. Seules nos connaissances et nos puissances de calcul limitées nous empêchent de connaître le passé et le futur. La physique rejoint la métaphysique : «Dieu ne joue pas aux dés». Il pense que pour un physicien convaincu, le temps n’existe pas.

Einstein précise la nature du temps que l’on mesure et en nie par ailleurs, l’existence, au nom du déterminisme.

Cette théorie est remise en cause par la physique quantique et ses interprétations non déterministes.

Donc, de Gallilée à Einstein, les scientifiques partagent la conviction que la science est le seul mode d’accès à la connaissance de la nature, même lorsqu’elle s’éloigne du sens commun. Pour cette science positiviste qui ne connaît que les faits et les mesures, le temps n’est que la mesure du temps. Cette vision classique du temps est née à l’époque des Lumières et accompagne l’idée de maîtriser l’univers par le travail.

Cette conception du temps, centrée sur la mesure, est déclinée dans le monde du travail. A temps classique, travail classique. On crée un modèle (les jours de la semaine, dont certains sont travaillés, d’autres non), et on s’y enferme, chacun faisant la même chose chaque jour. L’idée de rendre la liberté du temps, panique les organisations.

Cette approche ne dit rien du contenu du temps de travail.

 

3 : La science réinvente le temps : phénomène irréversible et réversible.

L’étude des phénomènes réversibles et des phénomènes irréversibles relève de théories physiques différentes.

La conception classique du temps correspond à la physique des phénomènes réversibles.

Pour ce qui est de l’irréversibilité, étudiée à partir du XIXème siècle, on aboutit à une vision moins classique du temps : le temps n’est plus une illusion, mais une réalité intrinsèque de la nature qui se traduit par une perte d’information.

Au début du XIXème siècle, les travaux de Sadi Carnot et de James Clerk Maxwell nous montrent qu’un phénomène irréversible peut devenir réversible, en présence d’une information adéquate. Au XXème siècle seulement, on comprend que l’irréversibilité du temps, pour l’observateur d’un phénomène, est liée à une diminution de son information sur le monde. Cette théorie relie un concept apparemment scientifiquement objectif - le temps- à un autre concept, apparemment non objectif.- l’information dépendante du sujet qui la reçoit -.

Cette information subjective constitue le contenu du temps.

Le contenu du temps

Bien que les heures ne paraissent pas toutes également longues, on ne peut mesurer la sensation du temps.

«Nous vivons avec deux temps que nous ajustons l’un à l’autre : le temps mesuré par les horloges, temps de la vie sociale partagée, et le temps ressenti, temps de la vie personnelle.»

Suivant les conclusions de la thermodynamique sur l’irréversibilité, c’est la perception d’un événement qui nous donne la sensation qu’un instant s’écoule. Ce n’est pas l’existence du temps qui permet l’événement, mais l’événement qui constitue le temps. La science contemporaine nous donne accès au contenu du temps, c’est-à-dire à l’information.

C’est un premier secret du temps qui se dévoile là : le temps acquiert pour nous un contenu, chaque fois que nous apprenons quelque chose. Le contenu du temps, c’est l’ignorance qui s’enfuit.

Or la conscience que nous avons de notre ignorance dans un domaine augmente lorsque notre connaissance croît dans ce domaine. Plus nous savons, mieux nous mesurons ce que nous ignorons.

Un deuxième secret nous est dévoilé : notre volonté n’est pas sans pouvoir sur notre temps ressenti.

«Avec une éthique de la connaissance, de la curiosité, la volonté d’ouvrir notre esprit à des domaines inconnus, nous pouvons augmenter la conscience de notre ignorance, et ainsi recevoir plus de temps du temps, plus de vie de la vie.»

La philosophie de la connaissance rejoint la philosophie de l’action, en nous donnant un moyen d’agir sur le temps ressenti, sur le temps de notre vie.

Le temps physiologique, lié à notre rythme biologique qui ralentit avec l’âge, nous donne l’impression psychologique que le temps s’accélère avec les années qui passent. Plus généralement, on pourrait dire que la vitesse à laquelle le temps file est une expérience personnelle.

L’équilibre entre mesure et contenu du temps

Les deux représentations du temps, temps mesuré et contenu du temps font toutes deux partie de la réalité.

Le temps mesuré est le temps que nous avons en commun avec les autres ; il est nécessaire de l’utiliser pour agir avec les autres et atteindre un objectif.

Le temps ressenti débouche sur une écologie du temps qui évite de subir son accélération.

Lire un résumé de livre, c’est gagner du temps mesuré, mais perdre du temps ressenti ; c’est-à-dire perdre de la substance du livre. Dans maintes circonstances, gagner du temps mesuré revient à perdre du temps. Atteindre un objectif, nécessite de déterminer de quelle représentation du temps relève chaque situation : mesure du temps ou contenu du temps ?

Un autre secret pourrait être : l’accélération du temps biologique n’impose pas l’accélération du temps ressenti. A nous, de mettre en place une écologie du temps centrée sur l’information reçue.

La conséquence est directe dans le monde de l’entreprise : la croissance de la compétitivité n’est pas liée à l’uniformisation des temps mais à l’accord entre notre temps propre et les rythmes variés des acteurs externes et internes de l’entreprise. La corrélation entre durée de travail et résultat, est variable selon les individus et les organisations. Ce qui est vendu au client, ce n’est plus nécessairement du temps, d’où la nécessité de quitter le cadre universel de la mesure du temps pour la logique de son contenu. Reconnaître le contenu du temps, c’est reconnaître l’existence de l’autre, un pas difficile à franchir pour les mauvais managers.

Un cas particulier de la dialectique de l’être et de l’avoir.

On retrouve par la métaphysique (philosophie de l’être et du non-être) ce que nous avons découvert par l’épistémologie (philosophie de la connaissance).

Le temps est la transition du connaître (l’avoir d’un savoir extérieur) vers l’être. L’impuissance de l’être est celle de l’action. L’impuissance du connaître est celle de la distance.

L’action est le temps de l’être, de la projection de l’être dans la réalité ; ce qui nous amène à vivre l’impuissance du connaître, impuissance sur le contenu du temps.

A l’inverse, la distance est le temps de la connaissance ; mais l’être ne se projette plus sur le monde, d’où une forme d’apathie.

La trahison du temps c’est le ressenti de la double impuissance de l’être et du connaître.

 

4 : Choisir la liberté du temps.

«Le temps est le premier témoin du grand mensonge de la vie»

Ce thème est développé à partir d’une sorte de méditation sur le roman de Tolstoï, «La mort d’Ivan Illitch».

Lorsqu’un événement formidablement important se produit, comme la mort imminente d’un proche, nous sommes confrontés à des instants de vérité où seule notre humanité peut nous dicter l’attitude à prendre. Le temps est rétabli dans sa vraie valeur ; nous sommes alors conduits à ce regard rétrospectif sur ce que nous avons fait de notre temps, sur notre possible trahison de la vie.

Le propos très dense nous entretient du sens de la vie découvert à l’aune des derniers instants, au moment de la «mort de la mort», véritable lâcher prise des mensonges qui ont gouverné le temps de la vie. Chacun peut avoir trahi le temps, ce temps nécessaire à l’atteinte de tout objectif, en mettant en place durant sa vie une ou plusieurs stratégies lui permettant de fuir sa responsabilité.

Comment trahissons-nous ?

L’une de ces stratégies de trahison est la frivolité, qui consiste à vouloir la fin, le plus vite possible et dans sa totalité, sans assumer les moyens, souvent inconfortables.

La seconde manière de trahir est l’infidélité, qui privilégie les moyens, rassurants et confortables, en oubliant les objectifs, qui une fois atteints, marqueraient la fin du voyage.

Pourquoi trahissons-nous ?

Parce que nous avons perdu le sens ; comme les vierges de l’Ecriture, nous sommes des «insensés».

L’angoisse intense ressentie à l’approche de la mort, ralentit le temps interne. Chacun voudrait faire d’une minute, un siècle. En partant du roman «L’idiot» de Dostoïevski, l’auteur nous montre que cette résolution, prise aux portes de la mort, ne tient pas lorsque la personne réchappe finalement de la mort.

Donc, le sens de la vie est à trouver pendant la vie. Le poids du passé, au lieu d’être ce sur quoi on construit l’avenir, grignote de plus en plus notre vie au fil du temps qui passe.

Dans le roman de Tolstoï, c’est le poids du passé qui empêche Ivan Illitch de mourir, de renoncer à lui-même et de marquer ainsi «la mort de la mort», la fin de ce qui se situe dans le temps mesurable. Dans le dernier face à face avec son serviteur, le poids du passé d’Ivan Illitch, c’est le manque d’humilité devant le vide de sens de sa propre vie ; l’attachement à l’illusion d’une vie pleine et riche.

«Nous trahissons le temps, par peur de regarder en face le sens de la vie, par peur de découvrir le vide du sens, la certitude du non-sens.»

 

5 : Les typologies de comportement vis à vis du temps

«La gestion du temps est une discipline de synthèse de gestion de la vie.»

Notre façon d’occuper notre temps caractérise notre comportement.

Le test proposé au chapitre 5, permet de se situer dans une typologie de comportements à l’égard du temps. Quatre comportements découlent de l’importance donnée par le lecteur, au présent par rapport à l’anticipation, et à la mesure du temps par rapport à son contenu.

Les instantanéistes se situent dans la mesure du temps et le présent.

Les opportunistes se situent dans le présent et le contenu du temps ; ils ont une vision cohérente du temps, de même que les programmateurs qui se situent dans la mesure du temps et l’anticipation.

Enfin, les projectifs, qui attachent de l’importance à l’anticipation et au contenu du temps, ont une représentation utopique du temps, au même titre que les instantanéistes.

 

Explorer la durée du passé et du futur - Du futur au passé, le sens


6 : L’anticipation - Le futur

«La seule manière d’être, qu’a l’être, est de devenir. Sa seule manière d’être est de ne pas être». Vladimir Jankélévitch

Les voies de l’anticipation

L’anticipation, façon de vivre à l’avance le futur, semble s’opposer à la phrase, «à chaque jour suffit sa peine» de l’Ecriture.

De même que le passé peut peser lourd sur le présent dans certaines civilisations, il semble que pour nous, occidentaux, ce soit l’avenir qui pèse de plus en plus sur le présent et que nous ne puissions pas nous en détacher.

«Nous vivons dans, par et avec l’anticipation»

«L‘anticipation... est constitutive de notre mode de vie et de la société que nous avons édifiée, une société tout entière fondée sur la prévision et la réduction du risque.»

L’anticipation s’oppose à la sagesse ; elle réduit le bonheur à une chimère, la douceur du présent n’évitant pas la peur du futur.

Jean Sutter, psychiatre, donne un éclairage de l’anticipation du point de vue psychiatrique. (L’Anticipation, PUF, 1983) :

«L’homme normal est naturellement optimiste». Pour lui, l’anticipation se fonde sur la conviction que le futur recèle quelque chose de différent du présent, une différence qualitative et non quantitative. Cet optimisme mesuré repose sur une architecture fragile, sur la vision utopique d’un futur bienveillant.

Pour le déprimé, aucune vision du futur ne peut extraire les ennuis quotidiens d’un temps cyclique. En panne d’anticipation, il est peu performant pour l’action.

Avoir des projets permet de se reconstruire une représentation intéressante de l’avenir. D’où la raison d’être de l’esprit d’entreprise : éviter la dépression qui nous guette.

Certains théoriciens du management récupèrent l’anticipation pour établir le management du présent sur une nouvelle vision du futur ; ils proposent aux salariés une «utopie réalisable», comme moteur de l’action.

«L’art suprême en management est d’obtenir davantage du salarié tout en le rendant plus heureux».

Il s’agit de changer le présent en changeant le futur ; le futur encadrant fermement le présent.

Or, l’anticipation se fonde sur une connivence intime, c’est à dire personnelle et individuelle, entre l’être et son futur.

Ce mode de management propose de partager une «utopie commune».

La logique de l’anticipation

Le développement économique à l’occidentale répond à la logique de l’anticipation. Dans ce cas, la représentation du monde est basée sur l’insatisfaction par rapport au présent et sur le projet de changer le présent en futur idéalisé.

D’après Jean Sutter, l’hystérie est basée sur un sentiment d’infériorité et sur l’insatisfaction du présent, qui engendre une revendication violente et des rapports agressifs avec les autres. L’hystérie serait «un déchet» du développement économique basé sur l’anticipation.

Le temps dans les différentes cultures.

Octavio Paz, prix Nobel de littérature en 1991, nous dit qu’«une société change, quand la vision qu’elle a du temps, change»

Les Grecs glorifiaient le passé. Le passé était le modèle fondamental ; il servait de référence au présent et au futur. Cette société qui ne savait pas mesurer le temps, ne s’intéressait pas au progrès.

La société occidentale, dominée par l’Eglise, s’attache à l’idée qu’au monde imparfait où règne le temps, s’oppose un monde de bonheur, l’éternité, où le temps n’a pas de place. Dans ce contexte-là, non plus, la mesure du temps ne s’impose pas. En revanche, la réalisation du bien au cours de la vie, donne au temps son contenu.

Du XVIIème au XIXème siècle, le progrès prend la place du paradis dans la quête de l’homme. Celui-ci domestique la mesure du temps et cherche à atteindre le progrès le plus vite possible, en «s’enchaînant à sa machine puis à son agenda».

Entre la société occidentale et les autres, il existe une différence radicale dans la façon de considérer l’avenir. «Les représentations du temps constituent une façon discriminante de caractériser les cultures», (Edward T Hall La danse de la vie, Seuil 1984 et Le langage silencieux, Seuil 1984).

Le temps comme comportement

Pour Hall, il existe deux types de comportements dans l’action :

Pour un monochrone, le travail n’a de valeur que fini ; pour un polychrone, il est moins important de finir. L’incompréhension entre ces deux types de comportements s’inscrit profondément dans l’acquis de chacun.

Le temps économique et le développement.

Il existe une opposition entre Latins et Anglo-Saxons. En Amérique, le temps du travail n’a pas de valeur en soi, mais il est une valeur référencée à l’argent ; «Time is money». Pour la tradition latine, au contraire, le temps n’a pas de valeur chiffrable : «il est des circonstances où la meilleure solution est d’attendre et de ne rien faire» ; c’est le «il faut donner du temps au temps» de Jules César. Donc, on peut comprendre que dans une culture où l’on donne du temps au temps, le retard soit moins grave que dans une culture où le temps est de l’argent.

De ces deux cultures du temps découlent deux façons de considérer le développement économique, voire, deux formes de capitalisme :

«L’efficacité de l’économie allemande peut-être attribuée à une bonne synthèse entre un temps monochrome, (donc une sûreté de fonctionnement due à l’organisation), et une excellente capacité à prendre en compte le long terme.»

Le temps comme valeur.

Dans notre civilisation, le temps est la mesure de toute chose. Chaque chose et chaque être sont rapportés à un contexte temporel qui en rappelle le côté éphémère.

Le temps technocratique devient le temps culturel. Tout est éphémère, car tout est rapporté à un temps linéaire, un temps à planifier. L’application qui en découle est la direction par objectifs.

Dans des contextes religieux différents de la religion réformée qui structure les pays Anglo-saxons, et notamment dans la tradition catholique, c’est l’être qui est privilégié, donc le présent et l’éternité. Ce qui guide les pays catholiques, n’est pas le développement économique mais une quête qui permettra après la mort d’accéder à un monde sans temps.

Dans les pays Islamiques, le temps appartient à Dieu, l’homme n’a pas à en faire quelque chose.

En Afrique, le temps n’a pas de futur, y compris dans les langues, mais le passé y est omniprésent.

En Asie, la tradition a également de l’importance, avec pour les Bouddhistes, la notion d’un temps cyclique, d’un temps qui revient sur lui-même.

Le Japon et d’autres pays asiatiques ont adopté et adapté le modèle occidental, en favorisant des investissements lourds, sacrifiant ainsi le présent à un avenir lointain et en laissant de côté les planifications finalisées.

 

7 : Le passé

Pour beaucoup, le passé est passé. En philosophie, on distingue deux approches de la réalité :

 

8 : Le sens et la signification

La signification est particulière, le sens est global.

On comprend la signification d’un théorème, on n’a pas pour autant accès au sens, à la géométrie elle-même, à la capacité de créer et de transposer.

«Le sens permet de créer des significations et de les relier entre elles.»

On acquiert la signification par un processus intellectuel clairement déterminé, identique pour tous, tandis que le sens fait référence à un contexte large et défini, propre à chaque individu.

«Dans une œuvre littéraire, le sens est porté par la chair du texte», par ces mille et un détails qui semblent inutiles, mais qui tracent un sillon dans ce que notre âme cache d’intime. Dans une page de Proust, c’est le sens qui trouve le chemin de notre âme et non la signification.

Donner du temps pour en avoir

Le contenu du temps est connaissance sensée débouchant sur une prise de conscience de notre ignorance.

Il existe deux types de connaissance : la connaissance médiate qui a besoin d’un médiateur et la connaissance immédiate qui est directement branchée sur le sens, sans médiateur.

«L’intelligence va de la signification au sens, dans un processus de connaissance médiate ; tandis que le sentiment connaît immédiatement le sens.»

Lorsque le temps a du sens immédiatement, par exemple dans le sentiment amoureux, la mesure du temps n’a plus lieu d’être. La connaissance médiate se produit après un long temps de maturation et demande auparavant, de donner beaucoup de son temps. Notre société, grande productrice de moyens d’information, donc de «signification», nous englue dans la digestion de l’information. Elle ne nous permet pas d’accéder au sens.

«Pour le malheur de l’homme d’action, plus il s’en tient à la signification pour gagner du temps, plus il s’éloigne du sens et plus il manque de temps.» 

La préoccupation du long terme.

Dans son livre Capitalisme contre capitalisme, Michel Albert remarque que la différence entre les deux types de capitalisme, Nord- Américain et Rhénan, c’est la capacité du deuxième à prendre en compte le long terme.

Le marxisme, comme le libéralisme ne prennent pas en compte le long terme ; ce sont deux visions mécanistes de la société. Or, le paradigme mécaniste ne permet plus d’agir efficacement ni de comprendre notre époque. (Edgar Morin, Ilya Prigogine)

Dans le nouveau paradigme, le paradigme complexe, le temps est pris en compte et donne la capacité d’envisager le long terme.

A omettre le long terme, notre société est menacée par le déficit budgétaire, la baisse du taux d’épargne et l’augmentation de l’endettement ; par la baisse du niveau d’éducation, entraînant elle-même le chômage du fait du manque de compétences disponibles ; enfin par la pollution massive et la dilapidation des richesses naturelles non renouvelables.

Aujourd’hui, seuls les écologistes semblent se préoccuper du long terme.

L’objectif des populations d’aujourd’hui se limite à leur horizon de vie. La course à la production et à la consommation nous détourne individuellement et collectivement du long terme et donc, du sens.

 

Le temps de l’action

 

9 : Le temps d’agir avec les autres

Comme témoigne un chef d’entreprise, «manquer de temps, n’est sûrement pas un facteur de performance. En étant trop pris, on manque les opportunités et on ne réagit pas à l’imprévu»

L’action collective, l’action avec les autres, que ce soit dans le cadre d’un sport collectif ou d’une entreprise est gouvernée par trois temps :

L’alternative proposée, est soit d’avoir un emploi du temps surchargé, soit de considérer qu’être disponible à soi-même et aux autres, améliore la capacité à anticiper et donc à éviter des problèmes dont la résolution ferait perdre un temps précieux.

La leçon de sagesse ou d’écologie serait donc : «Plus je me laisse stresser par le temps, plus je perds contact avec le sens et plus je subis la dictature du temps». Ou inversement, plus je me rapproche du sens, plus j’allège la pression du quotidien.

 

10 : Workoolisme et autres pathologies du temps

Les fausses perspectives du temps personnel

Dans la vie professionnelle, il est bien vu de n’avoir que du temps productif ; le temps improductif génère un sentiment de culpabilité pour tout travailleur «honnête». Cette mauvaise représentation du temps est à l’origine d’un comportement qui pousse à avoir l’air toujours occupé, à fuir dans l’action, et à générer la dérive bureaucratique.

Nous constatons une première défaillance cognitive, c’est à dire différence entre la représentation et la réalité : «Le travail devient un prétexte dont l’utilité est de justifier l’existence d’un poste». Ce phénomène de dérive bureaucratique étudié par C. Northcote Parkinson, est fondé sur un renversement de la représentation du travail : le travail qui ne sert plus à produire mais à remplir le temps.

La deuxième distorsion cognitive liée au temps, est la mégalomanie, c’est-à-dire la confusion entre le potentiel et la performance. Il existe un décalage temporel entre les qualités de quelqu’un et l’opinion que l’on s’en fait.

L’opinion que quelqu’un se fait de lui-même est liée à sa performance et varie dans le même sens et à la même vitesse que ses résultats, à l’intérieur de son propre système de valeurs. Il en découle soit un sentiment de mépris, en cas d’échec, soit de la mégalomanie, en cas de réussite.

«Nous sommes tous menacés de mégalomanie, lorsque nous perdons de vue, que pour l’immense majorité de l’humanité, les performances les plus difficiles que nous pouvons accomplir, et dont nous sommes si fiers, sont dénuées de la moindre valeur.»

Pour l’opinion extérieure, chaque caste ou individu possédant un système de valeurs en propre, l’image retenue sera plus lente à évoluer que l’opinion que la personne se fait d’elle-même. Ceci explique la difficulté relationnelle entre des systèmes de valeurs irréductibles les uns aux autres.

«La mégalomanie est alimentée par une conception du temps centrée sur moi et sur mes performances.»

Le plan d’action, comme méthode de travail

Lorsque j’établis un plan d’action, il y a peu de chance que ce que j’ai à faire, prenne le temps dont je dispose ; j’éliminerai des tâches, ou j’en inventerai d’autres, peu utiles. Ce que j’ai à faire, c’est subjectivement, ce que j’aime faire ou non.

Le plan d’action du cadre peut être remis en cause chaque fois qu’apparaît une information nouvelle qui fait appel à des processus intellectuels différents. Nous rappelons que l’information et le temps sont deux aspects de la même substance. Il en advient deux grands modes d’actions différenciés :

Du fait de l’interruption subie par un cadre toutes les 7 minutes, celui-ci devra être à la fois, plus créatif pour établir ses plans d’action et plus procédural pour arriver au bout malgré les interruptions.

Les drogués du travail

Le Workoolisme, néologisme inspiré de l’alcoolisme, se définit comme un attachement compulsif au travail. Pour celui qui ne sait pas s’arrêter de travailler, le travail devient sa raison d’être. Son importance se mesure par ce qu’il n’a pas le temps de faire, sous-entendant que sa présence est très recherchée et que cela absorbe son temps. Il s’agit d’une satisfaction narcissique de l’ego.

Le workoolique présente dès le départ un handicap pour manager les autres :

Pour le docteur Eric Albert, l’addiction procède d’une angoisse de mort. Le workoolique joue avec l’infarctus comme l’alcoolique avec la cirrhose.

L’addiction au travail évite de penser à l’avenir qui fait peur ; elle revient à préparer l’avenir de façon compulsive, puisque le travail s’acharne à changer l’avenir. Le workoolisme se rapporte à une vision productiviste du monde du travail, dans laquelle on ne croit qu’au mérite du plus travailleur. Le workoolique, qui noie le contenu du temps dans un travail acharné, se débat face à une double angoisse : angoisse de l’avenir et angoisse de mort.

En quoi consiste l’écologie du temps que nous sommes amenés à mettre en place ?

 

11 - L’usage de la stratégie

«Le stratège se donne pour objectif de sortir l’évolution en cours, de l’ornière de la fatalité, soit en accélérant cette évolution, soit en s’y opposant. Cette évolution en cours se traduit en occupation d’espace ou en parts de marché».

Lors de la campagne de Russie, Alexandre 1er se montre capable de voir un monde au-delà de la réalité du moment. Il se comporte en idéaliste en intégrant le temps long à sa stratégie ; il aperçoit une autre réalité derrière la réalité. Cette chronostratégie, lui donnera l’avantage sur Napoléon.

Quand un concret ou un pragmatique s’oppose à un projectif ou un constructif, celui qui perd beaucoup dans la réalité du moment gagne dans le futur.

«La stratégie est faite de créativité et de surprise, la stratégie force le cours du temps.»

 

12 – Le planning, tenir les délais

Dans l’élaboration d’un planning, on établit des temps estimés, souvent irréalistes, pour la réalisation de chaque partie et une date limite, une date de «fin nécessaire». Nous avons vu que la stratégie, consiste à forcer la réalité, à la sortir de son cours normal ; la méthode du planning constituerait donc un point de rencontre entre le temps mesuré et le contenu du temps.

La méthode du planning est volontariste et irréaliste. Le planning permet le cadrage de l’action à partir de la mesure du temps et il possède le pouvoir d’accélérer le contenu du temps, donc d’accélérer l’action.

En affaires, comme en politique, il existe deux sortes de stratégies :

La géostratégie, conçue à partir d’une représentation de l’espace réel qui se quantifie et se mesure assez bien.

La chronostratégie qui ne peut être pensée à partir d’une représentation sur le temps mesuré, mais plutôt sur une représentation du temps long, c’est-à-dire une posture intérieure à l’égard du temps. La stratégie est d’abord chronostratégie, car le stratège choisit et maîtrise l’information, donc use au mieux du temps.

 

Les idées clés

Deux modes de représentation du temps cohabitent, le temps défini selon sa mesure et le temps défini par son contenu. La représentation du temps que nous adoptons est liée à des cultures, à des époques historiques ou à des étapes de notre vie.

Contrairement à l’idée communément répandue, le temps passe moins vite quand on s’ennuie. Lorsque l’information est limitée, le temps est plus court, les rythmes biologiques (alternance de sommeil et de veille) s’allongent. «Le temps en perdant son contenu, se perd lui-même». C’est un premier secret qui se dévoile : le temps acquiert pour nous un contenu, chaque fois que nous apprenons quelque chose. Le contenu du temps, c’est l’ignorance qui s’enfuit.

Deuxième secret : nous avons un moyen d’agir sur le temps ressenti, sur le temps de notre vie. Avec une éthique de la connaissance, avec la curiosité, la volonté d’ouvrir notre esprit à des domaines inconnus, nous pouvons augmenter la conscience de notre ignorance, et recevoir plus de temps du temps, plus de vie de la vie.

L’addiction au travail évite de penser à l’avenir qui fait peur ; elle revient à préparer l’avenir de façon compulsive, puisque le travail s’acharne à changer l’avenir. Le workoolique, qui noie le contenu du temps dans un travail acharné, se débat face à une double angoisse : angoisse de l’avenir et angoisse de mort.

La leçon de sagesse ou d’écologie serait donc : plus je me laisse stresser par le temps, plus je perds contact avec le sens et plus je subis la dictature du temps. Ou inversement, plus je me rapproche du sens, plus j’allège la pression du quotidien.

 

Les mots de l’auteur

«Le contenu du temps est la conscience de notre ignorance.
Il est connaissance débouchant sur une prise de conscience de l’ignorance.» 

«Temps de travail intensif pour être productif, temps de travail domestique inchangé [malgré les robots qui n’ont servi qu’à augmenter les standards de qualité] et temps de consommation intensive pour être productifs dans la consommation. Et voilà pourquoi plus personne n’a de temps.»

«Nous vivons avec deux temps que nous ajustons l’un à l’autre : le temps mesuré par les horloges, temps de la vie sociale partagée, et le temps ressenti, temps de la vie personnelle.»

«L’idéal serait donc de garder du temps pour soi, donner du temps aux autres et ne pas manquer le temps du groupe.»

«Notre occupation du temps est quête de sens. Mais quête aveugle tant que le rapport entre temps et sens n’est pas élucidé».

«Le don de temps, ressource non renouvelable est un don authentique, seul don gratuit.»

«La stratégie est un accélérateur du temps auquel elle redonne de la valeur, plutôt que de laisser glisser le monde vers sa plus grande pente»

«Les trois défauts du manager workoolique :
- mauvaise identification du personnel à l’égard du patron
- difficulté à déléguer
- réactivité insuffisante et stratégie aléatoire.»

«Le temps dont nous disposons chaque jour est élastique : les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent, et l’habitude le remplit.»
Marcel Proust, cité par Bruno Jarrosson.

 

L’avis du commentateur

La double compétence de l’auteur, ingénieur et philosophe lui a permis d’explorer les voies de la science comme celle des lettres, dans sa recherche de ce qu’est le temps.

On pouvait imaginer que la science serait capable à elle seule de révéler les secrets du temps. Or, c’est à partir des témoignages de vie, nombreux dans ce livre, et à partir de la littérature, en particulier russe, que l'auteur nous dévoile ses conclusions les plus originales et les plus chargées de sens.

Ce livre nous conduit sur des montagnes russes, développant un thème difficile, pour l’abandonner dans des commentaires plus pragmatiques, puis le reprendre quelques chapitres plus loin. Ou bien est-ce un parcours volontairement labyrinthique : c’est au moment où l’on adhère à un thème, au moment où l’on pense repartir avec «une vérité» adaptable à notre quotidien, que l’auteur nous emmène dans une thèse contradictoire, tout aussi sympathique. Comme dans le jeu du labyrinthe, où proche du centre et croyant toucher au but, nous sommes rejetés vers l’extérieur avec l’obligation de parcourir de nouveaux méandres.

Nous sommes conduits sur des chemins de la pensée que nous n’aurions sûrement pas empruntés à ce moment-là de notre réflexion. Inversement, le lecteur aurait parfois envie de séjourner plus longuement sur certains thèmes (la représentation de la réalité, le rapport entre le temps et le management, ou la gestion des hommes, la création) ; mais Bruno Jarrosson ayant écrit plusieurs ouvrages, nous y trouverons sans doute les développements qui nous manquent. C’est un livre passionnant, qui demande du temps.

L’auteur choisit des formulations volontiers provocatrices pour ouvrir le champ de la réflexion et parfois de la méditation, «la pensée est dangereuse», «celui que le temps trahit, a d’abord trahi le temps». Il annonce toujours la couleur de ce qui va suivre ; il pratique avec art les articulations qui excitent la curiosité du lecteur sur les thèmes abordés ; parfois il prend soin de le prévenir des sentiers escarpés que prend son raisonnement. «Je prie le lecteur d’excuser la nécessaire abstraction...», «deux doigts de.... métaphysique»

Malgré ces articulations, le lien entre les différentes parties du livre n’est pas immédiat, et les titres n’aident pas toujours à comprendre l’idée maîtresse du texte. A moins que le livre ne soit pas porteur d’une signification objective, mais plutôt d’une information subjective, qui prend une couleur différente selon le lecteur qui la reçoit.

Il est souhaitable de se laisser conduire, sans chercher le lien immédiat du propos avec le temps, tel que nous nous le représentons. Comme nous en a prévenu l’auteur dans son introduction, il est pratiquement impossible d’en extraire des recettes ou même des citations pour une utilisation immédiate.

Le sous-titre, «Comprendre ce qu’est le temps pour mieux le vivre », moins accrocheur que le titre «Briser la dictature du temps», est beaucoup plus fidèle à l’atmosphère du livre. On n’y développe pas vraiment le thème de dictature ; le temps nous y est plutôt présenté comme un complice et un ami dans notre quotidien.

Les derniers chapitres à partir de la relecture d’événements historiques, sont censés nous apporter des clés pour le quotidien. Il semble au contraire que ces exemples nous emmènent loin de notre réalité et ralentissent le tempo du livre.

L’auteur conclut son livre en citant et en commentant le texte de l’Evangile des ouvriers de la onzième heure, évangile, qu’il juge être le seul à parler de management (Mathieu, 20, 1 – 16).

Je ne partage pas cette opinion, pensant que tout texte fondateur peut trouver son application dans n’importe quelle situation individuelle ou collective. Je citerai plus loin un autre texte des Ecritures qui nous parle de ce que j’ai envie d’appeler le Workoolisme de Marthe (Luc, 10, 38 – 41).

Bruno Jarrosson nous précise au début de son ouvrage que pour les grecs – les Evangiles ont été rédigés en Grec – «l’heure est le douzième du temps écoulé entre le lever et le coucher du soleil» ; la onzième heure est bien la dernière de clarté avant le passage à la nuit. Sa réflexion sur cette dernière heure de travail dans la vigne, heure qui, pour le propriétaire a autant de valeur que toutes celles qui l’ont précédée, est intéressante à plusieurs titres. L’existence d’un monde, où la connaissance étant parfaite, on n’a plus besoin de mesurer le temps est pertinente, mais ne nous parle pas de notre management terrestre.

En revanche, ces ouvriers «appelés» à des moments différents de la journée, ont répondu à l’instant où ils ont été appelés, tôt ou tard selon les cas. «C’est que personne ne nous a loués». Si «travailler à la vigne» signifie, «trouver le sens», alors peu importe le moment où cela se produit. Au cours de cette onzième heure, les derniers ouvriers n’en étaient pas encore à «la mort de la mort».

Le propriétaire de la Vigne est un manager qui crée du désordre, ou tout au moins qui introduit un autre ordre. A la référence de la rémunération au temps passé, au résultat produit, ou à la pénibilité de la tâche, il substitue un autre mode de reconnaissance.

On peut se demander si la remise de la pièce d’un denier en fin de journée, n’est pas simplement le passage en fin de vie, d’un monde où le temps est mesuré à un monde sans mesure du temps. L’accès au travail dans la vigne, sur appel, serait alors l’accès au sens, l’accès au contenu, à une vie remplie tant qu’il en est encore temps, contrairement à Ivan Illitch.

Ce désordre apparent, et les réactions violentes des ouvriers de la première heure, nous amènent à nous interroger sur le chaos généré dans les mentalités lors de la mise en place des 35 heures. Peut-être que ce qui perturbe particulièrement les cadres dans l’application de la loi, c’est qu’on ne s’intéresse plus au temps «de la veste sur la chaise». La loi cadre le temps de travail, cette ressource nécessaire à l’atteinte des objectifs. En conséquence de quoi, c’est le temps que j’ai en commun avec les autres pour l’atteinte des objectifs de l’entreprise qui sera limité. Comme dans la vigne, tous les ouvriers ne seront pas sur place du matin au soir tous les jours de l’année ; et pourtant la vigne devra être taillée.

Comme le dit Bruno Jarrosson dans son livre, reconnaître le temps de l’autre, c’est reconnaître l’autre, «difficile pour un mauvais manager».

Ce texte est une parabole, donc un modèle ; en revanche, dans ce qui est rapporté de la vie de Jésus, un autre texte fait écho à cette manière de bousculer le temps. On peut s’intéresser à l’Evangile dit «de Marthe et Marie», Luc, 10, 38 – 41. Deux sœurs, Marthe sans doute l’aînée puisqu’on parle de «sa maison», et Marie la plus jeune, reçoivent chez elles Jésus et toute la cohorte qui le suit.

La première s’affaire à mille taches pour recevoir dignement Jésus qui entreprend d’enseigner chez elle, tandis que la seconde, «assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole.». A la première qui se plaint d’être débordée, Jésus répond «Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et t’agites pour beaucoup de choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la bonne part qui ne lui sera point ôtée». Je soulignerai dans ce passage les deux modes de gestion du temps de Marthe et Marie l la première passe à côté d’une opportunité pour cause d’emploi du temps trop rempli. La deuxième laisse de côté les règles de l’hospitalité et les usages en vigueur dans sa communauté pour se rendre disponible et à l’écoute de ce qu’elle a perçu comme un moment unique.

On peut se questionner : mais il faut bien que quelqu’un fasse le travail, pour le bien de cette organisation. La réponse est claire : «Tu t’inquiètes et t’agites pour beaucoup de choses».

Ce n’est pas la quantité qui compte. A la productivité du travail et de la consommation, l’écologie du temps nous a proposé de substituer une économie des tâches et surtout de la disponibilité.

 

Bibliographie

 

Pour en savoir plus,

 

A tous ceux qui se sont sentis malmenés par le temps dans leur travail, leurs loisirs, leurs projets, à tous ceux qui ont été écrasés par les urgences et les emplois du temps surchargés, à ceux qui se retournant sur les années passées ont été confrontés au vide de sens, à tous ceux-là et aux autres, il est offert de comprendre ce qu’est le temps pour mieux le vivre.

Pour se libérer de la «tyrannie» du temps, il ne suffit pas d’appliquer des méthodes et des recettes, dites de gestion, de maîtrise ou d’optimisation du temps ; il faut pénétrer les secrets du temps.

Au cours d’un cheminement labyrinthique qui explore la philosophie, les sciences, la littérature et la théologie, une initiation est délivrée.

Elle nous dévoile la nature du temps et ses représentations ; elle nous décrit les liens forts que tisse le temps avec notre vision du travail et de la création, avec la connaissance et enfin avec le sens.

 

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