LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

Simon ALCOUFFE
Doctorat HEC

 

A. Giddens

"LA CONSTITUTION DE LA SOCIÉTÉ"

(PUF, Paris, 1987)

 

SOMMAIRE

 

 

L'AUTEUR

Anthony Giddens est né en 1938 à Edmonton, au nord de Londres (RU). Premier de sa famille à aller à l’université, Giddens est diplômé de Hull en sociologie et psychologie (BA), de la London School of Economics en sociologie (MA) et de l’université de Cambridge (PhD). Devenu le «guru» de Tony Blair, Giddens a enseigné la sociologie au King’s College de Londres avant d’être nommé directeur de la London School of Economics en 1997.

 

LES QUESTIONS POSÉES

Dans cet ouvrage, Giddens présente les différents développements de sa théorie et qui abordent trois thèmes distincts : le caractère actif et réflexif des conduites humaines, le rôle fondamental qui est accordé au langage et aux facultés cognitives, et, enfin, le déclin des philosophies «empiricistes» des sciences de la nature. La théorie de la structuration, que Giddens s’attache à présenter dans cet ouvrage, s’adresse à ces trois ensembles d’enjeux et à leurs liens réciproques et tente ainsi de répondre aux questions qu’ils posent.

 

LES POSTULATS

Dans le dernier chapitre de son ouvrage, Giddens propose un résumé des apports de la théorie de la structuration en dix points et que nous pouvons considérer comme autant de propositions car très difficiles à vérifier empiriquement au sens de Popper. Ces dix points sont les suivants :

-1- Tous les êtres humains sont des agents compétents. Tous les acteurs sociaux ont une connaissance remarquable des conditions et conséquences de ce qu’ils font dans leur vie de tous les jours.

-2- La compétence des acteurs humains est sans cesse limitée, d’une part, par l’inconscient et, de l’autre, par les conditions non reconnues et les conséquences non intentionnelles de l’action.

-3- L’étude de la vie de tous les jours fait partie intégrante de l’analyse de la reproduction des pratiques institutionnalisées. La vie quotidienne est liée au caractère répétitif du temps réversible.

-4- Liée, sur le plan psychologique, à la réduction des sources inconscientes d’angoisse, la routine est la forme prédominante d’activité sociale accomplie au jour le jour. Les pratiques routinières sont l’expression par excellence de la dualité du structurel, au regard de la continuité de la vie sociale.

-5- L’étude des contextes, ou de la «contextualité» de l’interaction, est inhérente à celle de la reproduction sociale.

-6- Les identités sociales, et les relations concomitantes entre positions et pratiques sont des «marques» dans l’espace-temps virtuel du structurel.

-7- Le terme «contrainte» ne peut avoir une signification unique et unitaire en analyse sociale.

-8- Parmi les propriétés structurelles des systèmes sociaux, les principes structurels sont d’une grande importance puisqu’ils permettent de différencier des types de société.

-9- En sciences sociales, le pouvoir fait partie des concepts de base qui gravitent autour des relations entre l’action et le structurel. Le pouvoir est la capacité d’accomplir des choses, en tant que tel, il est directement engagé dans l’action humaine.

-10- Il n’existe aucun mécanisme d’organisation ou de reproduction sociale déjà repéré par des analystes du social que des acteurs «ordinaires» ne peuvent parvenir à connaître et à incorporer de façon active dans ce qu’ils font.

 

LES HYPOTHÈSES

Pas d’hypothèse. Il s’agit d’un essai qui intègre les différents développements de la théorie de la structuration éparpillés dans les multiples articles publiés par l’auteur antérieurement à cet ouvrage.

 

LES RÉPONSES APPORTÉES

Il est difficile de résumer en quelques lignes la richesse de la théorie développée ici par Giddens. Partant de l’existence du dualisme profond, dans la théorie du social, entre objectivisme et subjectivisme, l’auteur fonde sa théorie de la structuration sur une dualité, la dualité du structurel, qui consiste en fait en une nouvelle conceptualisation de ce dualisme. Le chapitre 1 fait justement l’objet d’un éclaircissement sur ce concept, ainsi que sur les différents autres éléments théoriques principaux de la théorie de la structuration. Dans le chapitre 2, l’auteur aborde les thèmes de la conscience, du corps et des rencontres et les éclaire à la lumière des outils conceptuels développés dans le premier chapitre. Giddens fait de même dans le troisième chapitre, lorsqu’il traite des thèmes du temps, de l’espace et de la régionalisation.

Les chapitres 4 et 5 sont l’occasion pour l’auteur de développer sa thèse plus en avant et d’aborder plus directement le thème général de la constitution de la société en analysant d’une part les relations entre structure, système et reproduction sociale, et celles entre changement, évolution et pouvoir, d’autre part. Enfin, la théorie de la structuration n’aurait que peu de valeur aux yeux de l’auteur si celle-ci ne contribuait pas à l’élucidation de problèmes de recherche empirique. C’est donc l’objet du dernier chapitre de l’ouvrage que de traiter de ces questions.

 

LE RÉSUMÉ


Introduction

Giddens discerne trois grands thèmes communs aux différentes théories du social concurrentes qui ont émergé depuis la deuxième moitié du 20e siècle. Ces trois thèmes communs sont, dans l’ordre, l’insistance sur le caractère actif et réflexif des conduites humaines, le rôle fondamental qui est accordé au langage et aux facultés cognitives, et, enfin, la reconnaissance du déclin des philosophies «empiristes» des sciences de la nature. La théorie de la structuration, que Giddens s’attache à présenter, dans cet ouvrage, s’adresse à ces trois ensembles d’enjeux et à leurs liens réciproques.

Cette théorie de la structuration porte avant tout sur les préoccupations ontologiques, qui, aux yeux de l’auteur, sont cruciales pour la théorie du social. Giddens trouve préférable que les théoriciens du social consacrent leurs efforts à renouveler les conceptions de l’être humain, de ses accomplissements, de la reproduction et de la transformation sociales plutôt qu’à l’épistémologie, par exemple.

 

Éléments de la théorie de la structuration (Ch. 1)

Ce premier chapitre débute par une revue sommaire de ce qui sépare le fonctionnalisme, la théorie des systèmes et le structuralisme, d’une part, et l’herméneutique ainsi que les diverses formes de sociologies interprétatives, d’autre part. Les éléments du premier groupe ont en commun le fait d’être de tendance naturaliste et objectiviste et insistent sur la primauté du tout social sur les acteurs. La pensée herméneutique, au contraire, représente une sorte de refuge d’un certain « humanisme » et considère que sciences de la nature et sciences sociales sont bien distinctes.

Les enjeux principaux de ces différentes perspectives ne sont autres que les concepts d’action, de signification et de subjectivité, ainsi que leurs relations à ceux de structure et de contrainte. Mais ces perspectives s’opposent justement sur ces concepts et ce, aux yeux de l’auteur, pour de mauvaises raisons. La théorie de la structuration représente donc également une destruction de ces différentes perspectives, car l’objet d’étude par excellence des sciences sociales est l’ensemble des pratiques sociales accomplies et ordonnées dans l’espace et le temps, et non l’expérience de l’acteur individuel ou l’existence des totalités sociétales.

L’acteur, l’action

Ce que Giddens appelle le modèle de stratification du soi agissant exige de considérer le contrôle réflexif, la rationalisation et la motivation de l’action comme trois ensembles de procès qui s’enchâssent les uns dans les autres. La figure 1 ci-dessous représente le modèle de stratification de l’agent tel que Giddens le conçoit.

Pour l’auteur, le contrôle réflexif est un trait caractéristique de toute action, il porte à la fois sur la conduite de celui qui exerce ce contrôle et sur celle d’autres acteurs. Les agents ne se contentent pas de suivre de près le flot de leurs activités et d’attendre des autres qu’ils fassent de même, ils contrôlent aussi, de façon routinière, les dimensions sociales et physiques des contextes dans lesquels ils agissent

Par rationalisation de l’action, Giddens fait référence au fait que les acteurs, de façon routinière et sans complication, s’assurent d’une «compréhension théorique» continue des fondements de leurs activités. La motivation est distincte du contrôle réflexif et de la rationalisation de l’action et est moins directement liée à la continuité de l’action que ne sont les deux autres dimensions. Alors que les raisons renvoient aux fondements de l’action, les motifs, eux, renvoient aux désirs qui l’inspirent. La motivation, quant à elle, renvoie au potentiel d’action plutôt qu’au mode d’accomplissement de l’action par l’agent.

Alors que les acteurs compétents peuvent presque toujours formuler de façon discursive les intentions et les raisons de leur action, ils n’y parviennent pas nécessairement lorsqu’il s’agit de leurs motifs. Giddens établit donc une distinction entre la conscience discursive, définie comme ce qu’un acteur sait à la fois dire et faire, la conscience pratique, définie comme ce qu’un acteur sait faire seulement, et les motifs inconscients qui relèvent de la cognition.

L’action ne renvoie pas aux intentions de ceux qui font des choses mais à leur capacité de les faire. Pour Giddens, l’action fait référence aux événements dans lesquels une personne aurait pu, à n’importe quel moment, agir autrement : tout ce qui s’est produit ne serait pas arrivé sans son intervention. L’action est donc un procès continu, un flot, dans lequel le contrôle réflexif qu’exerce une personne est fondamental pour le contrôle du corps, contrôle qu’elle assure de façon ordinaire dans sa vie de tous les jours.

Enfin, l’auteur qualifie un acte d’intentionnel lorsque son auteur «sait ou croit que cet acte possède une qualité particulière ou conduit à un certain résultat et qu’il utilise cette connaissance ou cette croyance pour obtenir cette qualité ou atteindre ce résultat» (Giddens, 1987, p. 59). Un acte non intentionnel est donc tout acte qui ne correspond pas à cette définition.

Action et pouvoir

Giddens s’interroge ici sur la nature du lien logique entre l’action et le pouvoir. Selon lui, être capable d’agir autrement signifie de pouvoir intervenir dans l’univers ou de s’abstenir d’intervenir pour influencer le cours d’un procès concret. Etre un agent, c’est donc pouvoir déployer continuellement, dans la vie courante, une batterie de capacités causales, y compris celles qui sont à même d’influencer les capacités causales déployées par d’autres agents. L’action dépend donc de la capacité d’une personne de créer une différence dans un procès concret, dans le cours des événements. Un agent cesse de l’être s’il perd cette capacité de créer une différence, donc d’exercer un pouvoir.

Le structurel, la structuration

Les concepts centraux de la théorie de la structuration sont le structurel, la dualité du structurel et le système. Les concepts de système et du structurel proviennent d’un même troisième, celui de structure. C’est en réaction au flou entourant la notion de structure dans la théorie du social que l’auteur emploie en fait deux concepts différents. La structure ou le structurel font référence à la dimension syntagmatique de l’analyse des relations sociales, c’est-à-dire le développement, dans l’espace-temps, de modèles régularisés de relations sociales qui engagent la reproduction de pratiques.

L’auteur conçoit donc le structurel comme des règles et des ressources, et les structures comme des ensembles isolables de règles et de ressources. Il appelle principes structurels les propriétés structurelles les plus profondément ancrées, celles qui sont engagées dans la reproduction des totalités sociétales, et institutions les pratiques qui ont la plus grande extension spatio-temporelle dans ces totalités sociétales.

Le système, quant à lui, fait référence à la dimension paradigmatique de l’analyse sociale, c’est-à-dire un ordre virtuel de modes de structuration engagés de façon récursive dans la reproduction des pratiques. Et la dualité du structurel, qui est l’une des propositions principales de la théorie de la structuration, désigne le fait que les règles 1 et les ressources utilisées par des acteurs dans la production et la reproduction de leurs actions sont en même temps les moyens de la reproduction du système social concerné.

Selon l’auteur, la plupart des règles engagées dans la production et la reproduction des pratiques sociales sont connues et utilisées tacitement par les acteurs, ils savent comment faire sans nécessairement savoir comment dire ce qu’ils font. La formulation discursive d’une règle est déjà une interprétation de cette règle. Le tableau 1 ci-dessous résume les différentes définitions que l’auteur attribue aux concepts fondamentaux de sa théorie de la structuration que sont le structurel et les systèmes sociaux et apporte une définition de la structuration.

 1 - Giddens conçoit les règles de la vie sociale comme des "techniques ou des procédures généralisables employées dans l’actualisation et la reproduction des pratiques sociales" (Giddens, 1987, p. 70).

Le structurel, les structures

Les systèmes sociaux

La structuration

Règles et ressources, ou ensembles de relations de transformation, organisées en tant que propriétés de systèmes sociaux

Relations entre acteurs ou collectivités, reproduites et organisées en tant que pratiques sociales régulières

Conditions qui régissent la continuité ou la transmutation des structures, et par conséquent la reproduction des systèmes sociaux

Tab. 1. Le structurel, les systèmes sociaux et la structuration (Giddens, 1987, p. 74)

La dualité du structurel

La dualité du structurel est au centre de l’idée de structuration. La constitution des agents et celle des structures ne sont pas deux phénomènes indépendants, un dualisme : il s’agit plutôt pour Giddens d’une dualité. Selon la dualité du structurel, les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois le médium et le résultat des pratiques qu’elles organisent de façon récursive.

De plus, selon la théorie de la structuration, le moment de la production de l’action est aussi un moment de reproduction, dans les contextes d’actualisation quotidienne de la vie sociale, même lors des bouleversements les plus violents ou des formes les plus radicales de changement social. En outre, le structurel n’a pas d’existence indépendante du savoir qu’ont les agents de ce qu’ils font dans leurs activités de tous les jours.

L’auteur établit enfin une distinction entre intégration sociale et intégration systémique. Ces deux types d’intégration entrent en jeu dans la reproduction d’un système mais différemment. Intégration signifie réciprocité de pratiques entre des acteurs ou des collectivités liés par des relations d’autonomie et de dépendance. L’intégration sociale fait référence au caractère systémique de l’interaction en face à face, alors que l’intégration systémique fait référence aux relations qu’ont des personnes ou des collectivités avec d’autres qui sont physiquement absentes dans le temps ou dans l’espace.

Les formes d’institution

Parce qu’elles relient la compétence des agents à des éléments structurels, ce que Giddens appelle les modalités de structuration contribuent à rendre plus claires les principales dimensions de la dualité du structurel dans l’interaction. Dans la reproduction des systèmes d’interaction, les acteurs utilisent les modalités de structuration, et, du même coup, reconstituent les propriétés de ces systèmes. La figure 2 ci-après représente les dimensions de la dualité du structurel.

Les schèmes d’interprétation sont les modes de représentation et de classification qui sont inhérents aux réservoirs de connaissance des acteurs et que ceux-ci utilisent de façon réflexive dans leurs communications. Ces réservoirs de connaissance dont se servent les acteurs dans la production et la reproduction de l’interaction sont aussi ceux qui leur permettent de rendre compte de leurs actions et d’en donner les raisons.

Giddens distingue ensuite trois dimensions structurelles des systèmes sociaux : la signification, la domination et la légitimation. Pour chacune de ces trois dimensions, l’auteur identifie un ou plusieurs domaines théoriques et ordres institutionnels, comme l’indique le tableau 2 ci-dessous.

Le structurel (structures)

Domaine théorique

Ordre institutionnel

Signification

Théorie de la codification

Ordres symboliques/ modes de discours

Domination

Théorie des ressources d’autorité

Théorie des ressources d’allocation

Institutions politiques

Institutions économiques

Légitimation

Théorie de la régulation normative

Institutions légales

Tab. 2. Domaine théorique et ordre institutionnel du structurel (Giddens, 1987, p. 80)


Les structures de signification doivent toujours s’étudier en relation avec la domination et la légitimation, ce qui met en relief l’influence pénétrante et omniprésente du pouvoir dans la vie sociale. En outre, le champ des signes et les grilles de signification sont crées par la nature ordonnée de différences qui incluent des codes. Giddens considère que le caractère relationnel des codes qui génèrent la signification se trouve dans l’organisation des pratiques sociales, dans la capacité d’agir dans les multiples contextes d’activité sociale.

En tant que dimension structurelle, la signification suppose des signes qu’il ne faut pas confondre avec des symboles. Pour l’auteur, les symboles cristallisent les surplus de signification qui résultent du caractère polyvalent des signes, procédant par métaphore et métonymie, ils unissent ces intersections de codes qui sont particulièrement riches de formes diverses d’association de significations.

Les ordres symboliques et les modes de discours concomitants constituent un lieu institutionnel majeur de l’idéologie ; toutefois, dans la théorie de la structuration, l’idéologie n’est pas un type particulier d’ordre symbolique ou de forme de discours. Par exemple, nous dit Giddens, le discours idéologique ne se distingue par forcément de la science. Selon lui, l’idéologie «renvoie uniquement aux asymétries de la domination qui lient la signification à la légitimation d’intérêts sectoriels» (Giddens, 1987, p. 82). Enfin, le cas de l’idéologie illustre bien selon lui le caractère exclusivement analytique de ce qui sépare les structures de signification de la domination et de la légitimation.

La domination, quant à elle, dépend de la mobilisation de deux types de ressources. Les ressources d’allocation font référence aux formes de capacité transformatrice qui permettent de contrôler des phénomènes matériels. Les ressources d’autorité font référence aux formes de capacité transformatrice qui permettent de contrôler des personnes.

Le temps, le corps, les rencontres

Giddens conclue son exposé des principaux concepts de la théorie de la structuration par un retour au thème du temps et de l’histoire. L’auteur cherche notamment à expliquer comment l’extension des relations sociales à travers le temps et l’espace transcende les limitations de la présence individuelle et identifie pour cela trois dimensions du temps résumées dans la figure 3 ci-dessous.

Dans la vie quotidienne, que le temps comme tel soit réversible ou non, les événements et la routine ne sont pas à sens unique. Les termes «reproduction sociale» ou «récursivité» expriment le caractère répétitif de la vie de tous les jours. La vie quotidienne est un courant sans destination, le temps ne se constitue ici que dans la répétition. Au contraire, le temps de vie d’une personne est non seulement fini mais irréversible. La vie d’une personne passe de façon irréversible, au fil de la vie de son organisme. Enfin, le temps réversible des institutions est à la fois la condition et le résultat des pratiques organisées et accomplies dans la continuité de la vie quotidienne, la principale manifestation de la dualité du structurel.

Cette distinction entre les trois dimensions du temps qu’établit Giddens est importante pour la suite de l’ouvrage. Selon lui, le corps est le lieu du soi agissant mais, le soi n’est pas une simple extension des caractéristiques physiques de l’organisme, lequel représente son support matériel. Une théorie du soi nécessite une conception de la motivation et la mise en rapport de celle-ci avec les liens qui s’établissent entre les qualité conscientes et inconscientes de l’agent. Le soi ne peut se saisir en dehors de l’histoire, qui signifie ici la temporalité des pratiques humaines telle qu’exprimée dans l’interpolation mutuelle des trois dimensions du structurel.

 

La conscience, le soi et les rencontres (Ch. 2)

Dans ce chapitre, Giddens discute d’abord quelques-unes des difficultés conceptuelles de base qui surgissent lorsque les principaux concepts de la théorie de la structuration sont mis en relation avec une interprétation de la nature de l’inconscient. L’auteur décrit ensuite, en s’appuyant sur Erikson (1982), comment les fondements psychologiques de l’imbrication du conscient et de l’inconscient peuvent se représenter. Après avoir traité des concepts de routinisation et de motivation, il aborde l’examen de certaines pistes tirées des travaux de Goffman et qui concernent l’interaction d’agents en situation de co-présence. Enfin, le corps, en tant que lieu du soi agissant et en tant que positionné dans l’espace-temps, reste le fil conducteur des matériaux analysés dans ce chapitre.

Réflexivité, conscience discursive et conscience pratique

Freud (1974, 1975) divise l’organisation psychique de la personne en trois parties : le ça, le moi et le surmoi. Giddens, quant à lui, préfère lui substituer une autre trichotomie inhérente au modèle de stratification de l’agent : le système de sécurité de base, la conscience pratique et la conscience discursive.

La reconnaissance de l’extrême importance du contrôle réflexif dans la continuité de la vie sociale de tous les jours ne signifie pas qu’il faille nier l’importance des sources inconscientes de cognition et de motivation, mais une telle reconnaissance, insiste l’auteur, commande toutefois de s’attarder à ce qui différencie et sépare le conscient de l’inconscient.

Le terme conscient s’emploie pour faire allusion à des circonstances dans lesquelles une personne porte attention aux événements qui se déroulent autour d’elle de manière à pouvoir relier ses propres activités à ces événements. Il fait alors référence au contrôle réflexif des conduites qu’exerce un agent et qui équivaut en grande partie à ce que Giddens appelle la conscience pratique.

Mais un autre sens du terme conscient fait, lui, référence à la conscience discursive. L’agent doit penser à ce qu’il fait pour que l’on puisse affirmer qu’il accomplit son action de façon consciente. Pris dans ce sens, le concept de conscience présuppose qu’un agent peut faire un compte rendu cohérent de ses activités et en donner les raisons.

L’inconscient, le temps, la mémoire

Pour mieux comprendre le concept d’inconscient en tant que l’inconscient, il est nécessaire, aux yeux de l’auteur, d’aborder le thème de la mémoire, qui a des liens très étroits avec le langage. Cette mémoire dont parle Giddens est d’abord une dimension de l’ «étant présent» de Heidegger, qui s’oppose à la succession de «présents». La mémoire, qui n’est pas uniquement un rappel ou un souvenir, est ensuite très liée à la perception.

La perception qui dépend, nous dit Giddens, d’une continuité spatiale et temporelle que la personne qui perçoit organise en tant que telle. Pour bien comprendre cette notion de perception, il s’agit donc d’assimiler le fait que l’élément clé n’est pas le sens considéré de façon isolé mais bien le corps, dans tous ses engagements actifs avec les mondes matériel et social.

Ensuite, si le présent n’est pas coupé du flot de l’action, alors la mémoire n’est rien d’autre qu’une façon de décrire la compétence des agents humains. De plus, si la mémoire ne désigne pas l’expérience passée, la conscience n’exprime pas davantage le présent. Ce dont une personne a conscience ne peut se fixer à un moment particulier dans le temps.

Giddens fait appel, par conséquent, à une triple distinction entre la conscience en tant que conscience sensorielle, la mémoire en tant que constitution temporelle de la conscience, et le rappel en tant que moyen de se rappeler des expériences passées de manière à les focaliser sur la continuité de l’action. Alors que la mémoire fait référence à la maîtrise du temps intrinsèque à l’expérience humaine, la conscience discursive et la conscience pratique renvoient à des mécanismes psychologiques de rappel utilisés dans des contextes d’action. La conscience discursive fait référence à ces formes de rappel que l’acteur est capable d’exprimer de façon verbale. Quant à la conscience pratique, elle fait référence aux rappels qui sont accessibles à l’agent pendant la durée de l’action, mais qu’il est incapable d’exprimer verbalement.

Routinisation et motivation

Si la nature d’un agent ne peut se saisir qu’en passant par la constitution réflexive des activités quotidiennes dans des pratiques sociales, Giddens estime que l’on ne peut comprendre les mécanismes de la personnalité sans tenir compte des routines de la vie de tous les jours à travers lesquelles passe le corps et que l’agent produit et reproduit.

La routinisation, que l’auteur conçoit comme ancrée dans la conscience pratique, est un concept fondamental de la théorie de la structuration. La routine est à la fois intrinsèque au maintien de la personnalité de l’agent, qui se déplace le long des sentiers des activités quotidiennes, et aux institutions sociales, dont le caractère institutionnel dépend entièrement de leur reproduction continue.

Présence, co-présence et intégration sociale

Les routines de la vie de tous les jours, nous dit Giddens, sont fondamentales, même pour les formes les plus élaborées d’organisation sociale. Au cours de leurs activités quotidiennes, les agents se rencontrent dans des contextes d’interaction précis où ils sont physiquement en co-présence. Par co-présence, Giddens, s’appuyant sur Goffman (1973), désigne tout moment où des agents «ont le sentiment d’être assez près pour être perçus dans tout ce qu’ils font, y compris leur expérience des autres, et assez près pour être perçus en tant qu’ayant ce sentiment d’être perçus» (Goffman in Giddens, 1987, p. 117, traduction de M. Audet).

La sérialité

Les rencontres, qu’analyse Goffman (1973) et sur lesquelles Giddens revient dans ce chapitre (Giddens, 1987, pp. 117-122), sont des phénomènes séquentiels qui s’interpolent dans la sérialité de la vie de tous les jours, tout en lui donnant une forme. Les propriétés des rencontres peuvent se regrouper en deux grandes caractéristiques : l’ouverture et la clôture, et l’ordre de succession.

Les rencontres mettent ainsi en jeu la spatialisation, d’abord celle de la position des corps les uns par rapport aux autres, puis la spatialisation sérielle des contributions à une rencontre en termes de sérialité, c’est-à-dire d’ordre de succession, qui exprime des dimensions essentielles de la nature de l’interaction et qui renvoie également au caractère global de la reproduction sociale.

La parole, la réflexivité

La parole est prise ici comme un médium discursif de l’intention de communiquer dans des contextes de co-présence. Du point de vue de l’interaction, parler est un «exemple de l’entente en vertu de laquelle des personnes se rassemblent et s’accordent pour traiter de matières qui exigent leur attention commune et constante, une exigence qui les place, ensemble, dans une sorte de monde mental intersubjectif » (Goffman in Giddens, 1987, p. 133, traduction de M. Audet).

Le positionnement

Selon Giddens, les systèmes sociaux sont organisés en tant que pratiques sociales régularisées qui se maintiennent via des rencontres dispersées à travers l’espace-temps. Cependant, les acteurs, dont les conduites constituent de telles pratiques, se positionnent. Ils se positionnent ou se situent dans l’espace-temps mais aussi dans un système de relations, comme le suggère l’expression «position sociale».

Les systèmes sociaux n’existent que dans et par la continuité des pratiques sociales, qui s’évanouissent dans le temps, mais certaines de leurs propriétés structurelles se caractérisent mieux en tant que relations entre des positions et des pratiques. Sur le plan structurel, les positions sociales se constituent en tant qu’intersections particulières de signification, de domination et de légitimation qui ont des liens avec la catégorisation des agents. Une position sociale suppose la définition d’une identité précise dans un réseau de relations sociales, et cette identité est une catégorie pour laquelle un ensemble particulier de sanctions normatives est approprié.

En outre, l’interaction dépend du positionnement des personnes dans des contextes spatio-temporels d’activité alors que les relations sociales concernent le positionnement des personnes dans un espace social de catégories et de liens symboliques. En termes généraux, quatre facteurs influencent le niveau et la nature de la pénétration qu’ont les acteurs des conditions de reproduction d’un système social. Ces quatre facteurs sont les suivants :

 

Le temps, l’espace et la régionalisation (Ch. 3)

Dans ce chapitre, Giddens établit comment la théorie du social doit tenir compte du caractère situé de l’interaction dans le temps et dans l’espace afin de montrer comment l’interaction en situation de co-présence entretient des liens avec d’autres dimensions plus larges des systèmes sociaux.

La géographie de l’espace-temps

Le problème de l’ordre tel qu’il se pose dans la théorie de la structuration rend impérative l’étude de la question des modes de constitution des systèmes sociaux dans l’espace-temps. Le point de départ de la «géographie de l’espace-temps» telle qu’elle est développée par Hägerstrand (1975) est le caractère routinier de la vie quotidienne. Cette approche repose sur l’identification des sources de contraintes pour l’activité humaine qui proviennent de la nature du corps et des contextes physiques dans lesquels s’accomplissent les activités.

Ces cinq sources (indivisibilité du corps, finitude de l’étendue de vie, capacité limitée de participer à plus d’une tâche à la fois, le fait qu’un mouvement dans l’espace l’est aussi dans le temps, et la capacité d’entassement limitée dans l’espace-temps) engendrent des contraintes qui constituent les frontières globales qui limitent les conduites dans l’espace-temps. Par régionalisation de l’espace-temps, Giddens désigne ainsi le mouvement des sentiers de vie à travers des cadres d’interaction qui ont diverses formes de démarcation spatiale.

Commentaires critiques

Mais la géographie de l’espace-temps développée par Hägerstrand présente, aux yeux de l’auteur, un certain nombre de limites parmi lesquelles une conception trop naïve et déficiente de l’agent humain, la reproduction du dualisme action/structure, une concentration exclusive sur les propriétés qui contraignent le corps dans ses mouvements et une théorie du pouvoir insuffisamment développée.

Ceci amène l’auteur à une critique du concept de « place ». Selon lui, il n’est pas possible, en théorie du social, d’utiliser le terme «place» simplement pour désigner un «point dans l’espace». Ainsi, dans le concept de réciprocité de présence et d’absence, la spatialité a autant d’importance que la temporalité. En outre, Giddens utilise ici deux concepts qui lui semblent pertinent : ceux de lieu et de disponibilité de présence.

Un lieu fait référence à un espace utilisé comme cadre d’interaction, ce dernier étant indispensable pour préciser le caractère contextuel de l’interaction, et régionalisé, les régions étant d’une importance cruciale pour la constitution des contextes d’interaction. En outre, le contexte relie les composants les plus intimes et les plus détaillés de l’interaction aux propriétés beaucoup plus larges de l’institutionnalisation de la vie sociale.

Modes de régionalisation

Dans la théorie de la structuration, la régionalisation fait aussi référence au procès de zonage de l’espace-temps en relation avec les pratiques sociales routinisées. Par exemple, une maison est régionalisée en étages, en corridors et en pièces, de plus, ces dernières sont zonées de façon différentes dans le temps comme dans l’espace. La figure 4 illustre la classification des modes de régionalisation selon Giddens.

Par «forme» de régionalisation, Giddens veut parler de la forme des frontières qui délimitent la région et qui ont des marques physiques ou symboliques. L’ «étendue» de la régionalisation peut varier de façon considérable et dépend plus ou moins du degré d’institutionnalisation. Le «caractère» de la régionalisation fait référence aux modes d’intersection de l’organisation spatio-temporelle des lieux dans des systèmes sociaux plus larges.

Les régions avant, les régions arrière

La figure 5 ci-après indique les deux axes d’analyse utilisés ici par Giddens. La régionalisation enclôt des zones d’espace-temps, et une telle clôture, nous dit Giddens, permet que des relations distinctes soient maintenues dans les régions «avant» et «arrière» qu’utilisent des acteurs dans l’organisation du caractère contextuel de leur action. Mais la différenciation entre les régions avant et arrière ne coïncide pas du tout avec une division entre l’opacité (le camouflage, la dissimulation) de certains aspects de soi et leur transparence (leur révélation, leur divulgation).

Ces deux axes de régionalisation opèrent dans un noyau complexe de relations possibles entre les significations, les normes et le pouvoir. Souvent, les régions arrière représentent une ressource importante que les agents peuvent utiliser de façon réflexive pour créer et maintenir une distance psychologique entre leurs propres interprétations des procès sociaux et celles que véhiculent les normes officielles.

La transparence et le soi

Le degré d’opacité entre les régions arrière et avant peut être très élevé puisque, nous dit l’auteur, souvent, plus les occasions sont ritualisées, plus elles doivent avoir l’allure d’un ensemble d’événements autonomes dont tous les préparatifs sont tenus hors de la vue de l’auditoire.

Mais les occasions ritualisées semblent, aux yeux de l’auteur, clairement différentes d’un ensemble de situations dans lesquelles «les régions arrière sont des zones où les agents recouvrent des formes d’autonomie compromises ou menacées dans les régions avant». «Ce sont souvent des situations dans lesquelles des sanctions sont imposées aux acteurs dont l’engagement vis-à-vis des normes propres à ces situations est marginal ou inexistant». «Les formes d’opacité ou de transparence qui permettent aux agents de dévier de ces normes ou d’en faire fi sont des traits importants de la dialectique du contrôle dans des situations qui comportent de la surveillance» (Giddens, 1987, p. 182).

L’étendue de la régionalisation

Les divisions entre l’opacité et la transparence, et les régions avant et arrière, ne valent pas uniquement pour des contextes de co-présence, elles s’appliquent aussi à de larges étendues d’espace-temps. Pour illustrer ce concept d’étendue de la régionalisation, Giddens utilise la figure suivante :

La distinction entre centre et périphérie est souvent associée à une persistance dans le temps. Les personnes qui occupent le centre «s’établissent» en prenant le contrôle des ressources qui leur permettent de maintenir des différences entre elles et les autres, les «étrangers», qui occupent les régions périphériques.

Temps, espace et contexte

Selon ce qui précède, toute vie sociale survient dans des intersections de présence et d’absence qui, en même temps, la constituent. La géographie de l’espace-temps propose un mode de notation des intersections des trajectoires spatio-temporelles dans les activités de tous les jours. Toutefois, ce mode doit se rattacher à une meilleure théorisation de l’agent et de l’organisation des cadres d’interaction que propose Giddens à travers l’idée de lieu de régionalisation.

 

Structure, système et reproduction sociale (Ch. 4)

Dans ce chapitre, Giddens étudie de plus près le concept de société et cherche à montrer que les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois habilitantes et contraignantes. L’auteur propose également une classification et une interprétation des types de sociétés pour illustrer son analyse des propriétés structurelles.

Sociétés, systèmes sociaux

Giddens part du principe que les totalités sociétales ne se trouvent que dans le contexte de systèmes intersociétaux distribués le long d’arêtes spatio-temporelles. Toutes les sociétés sont ainsi des systèmes sociaux en même temps qu’elles sont constituées par l’intersection de plusieurs systèmes sociaux. De façon identique, les systèmes intersociétaux se caractérisent par la présence de sociétés de types différents et par les relations qui s’établissent entre elles.

Le premier trait distinctif d’une société est le regroupement d’institutions qui est produit en majeure partie mais pas uniquement par des principes structurels définis. Trois autres traits caractérisent les sociétés : une association entre le système social et un lieu précis, l’existence d’éléments normatifs sur lesquels se fonde une prétention à l’occupation légitime du lieu et le sentiment chez les membres de la société de partager une sorte d’identité commune.

Structure et contrainte

La théorie de la structuration repose sur l’idée que la structure est toujours à la fois habilitante et contraignante, de par la nature même des rapports qui lient nécessairement le structurel et l’action ainsi que l’action et le pouvoir.

Le structurel doit toujours être conçu comme une propriété des systèmes sociaux ancrés dans des pratiques reproduites et enchâssées dans le temps et dans l’espace, et portée par elles. Les systèmes sociaux sont organisés de façon hiérarchique et latérale dans des totalités sociétales dont les institutions forment des «ensembles articulés».

Toujours selon la théorie de la structuration, les sociétés humaines, ou les systèmes sociaux, n’existent pas sans l’action humaine. Les acteurs ne créent pas pour autant les systèmes sociaux : ils les reproduisent ou les transforment, ils refabriquent ce qui est déjà fabriqué dans la continuité de la praxis.

Trois signification du terme « contrainte »

Giddens traite ici du terme «contrainte» selon trois significations différentes. Lorsqu’il parle de contrainte en tant que contrainte matérielle, il fait référence aux limites que les capacités physiques posent aux possibilités d’action des agents. Lorsqu’il parle du pouvoir en tant que source de contrainte, il souligne sa dimension contraignante qui se traduit par des sanctions de toutes sortes. Enfin, les contraintes structurelles se décrivent mieux, nous dit Giddens, en tant que «fixant des limites sur l’éventail d’options dont dispose un acteur ou un ensemble d’acteurs, dans un contexte donné ou dans un type de contexte» (Giddens, 1987, p. 235). Les contraintes structurelles découlent donc du caractère contextuel de l’action.

Selon Giddens, l’explication structurelle pure, c’est-à-dire le fait d’expliquer les choses sans faire référence aux agents n’a pas lieu d’être. Toutes les explications doivent contenir des références aux buts et aux raisons des conduites des agents, ainsi qu’aux liens de ces conduites avec les éléments contraignants et habilitants du contexte dans lesquels ils évoluent.

Contrainte et réification

Selon Giddens, la réification est un concept discursif qui fait référence à des formes de discours qui traitent les propriétés des systèmes sociaux comme « objectivement données », comme si elles étaient des phénomènes naturels. Ainsi, le discours réifié met en évidence le caractère factuel de l’impact des phénomènes sociaux sur les acteurs individuels, en le présentant d’une façon qui ne tient pas compte des modes par lesquels l’action humaine produit et reproduit ces phénomènes. Le «mode réifiant» est donc une forme ou un style de discours dans lequel on attribue aux propriétés des systèmes sociaux la même fixité que celle qui est présumée dans les lois de la nature.

Les principes structurels

Le premier principe structurel est que les contraintes structurelles ne s’exercent pas indépendamment des motifs et des raisons qu’ont les agents de ce qu’ils font. Trois autres ensembles de concepts sont pertinents aux yeux de l’auteur pour traiter du structurel dans les analyses sociales : le concept même de «principe structurel», les différents niveaux d’abstraction à retenir dans les propriétés structurelles des systèmes sociaux, et, enfin, la façon dont les divers systèmes sociaux s’articulent à l’intérieur des totalités sociétales.

L’auteur définit les principes structurels comme les principes d’organisation qui «rendent possible l’existence de formes régulières et reconnaissables de distanciation spatio-temporelle à partir de mécanismes définis d’intégration sociétale» (Giddens, 1987, p. 240). Il présente ensuite une classification des types de société en trois volets : la société tribale, la société divisée en classes et la société de classes (fondée sur le capitalisme). A partir de cette classification des types de société, Giddens établit ensuite une catégorisation des systèmes intersociétaux.

Structures, propriétés structurelles

Qu’il s’agisse du «structurel» pris dans son sens technique ou du terme «structure» utilisé avec davantage de souplesse sémantique, ces deux termes forment une catégorie générale qui imprègne chacun des concepts structurels suivants :

L’identification des principes structurels et de leur articulation dans des systèmes intersociétaux constitue le niveau d’analyse le plus englobant. En effet, l’analyse des principes structurels, nous dit Giddens, fait référence aux modes de différenciation et d’articulation des institutions à travers les étendues les plus «profondes» d’espace-temps. De plus, l’établissement de principes structurels implique l’existence de relations de transformation et de médiation qui font l’objet de «regroupements» que Giddens appelle ensembles structurels, ou structures. Par exemple, les relations structurelles indiquées ci-dessous représentent aux yeux de Giddens l’une des transmutation les plus fondamentales qui ont accompagné l’émergence du capitalisme :

Ensuite, pour l’auteur, il n’y a pas de point de rupture précis entre les trois niveaux d’abstraction qui sont différenciés sur la figure 7 ci-dessous. Etablir avec précision ce que sont les ensembles structurels est essentiel pour déterminer ce que sont les principes structurels globaux, mais les deux tâches fusionnent. La même remarque vaut pour le niveau le plus bas, celui des éléments ou axes de structuration.

En outre, toutes les relations structurelles, quel que soit leur niveau d’abstraction, doivent s’étudier en tant que conditions de reproduction du système social étudié. Et les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois le médium et le résultat d’activités que des acteurs situés dans le temps et dans l’espace accomplissent de façon contingente. Enfin, l’extension dans le temps et dans l’espace des institutions suppose des circuits de reproduction, dont un exemple est représenté sur la figure 8 ci-après.

Giddens conçoit les circuits de reproduction comme des «chemins» de procès de rétroaction aux tracés assez bien définis, que ces procès soient ou non sous le contrôle réflexif d’agents qui occupent des positions sociales précises.

Contradiction

Giddens propose ici une distinction entre ce qu’il appelle la «contradiction existentielle» et la «contradiction structurelle». La contradiction existentielle fait référence à une dimension fondamentale de l’existence humaine dans sa relation avec la nature : sa vie repose sur la nature, sans en faire partie, et même en s’affirmant à ses dépens. La contradiction structurelle fait référence aux traits constitutifs des sociétés humaines.

Les principes structurels s’exercent de façon contradictoire, c’est-à-dire qu’ils sont en même temps indissociables et en opposition réciproque. Selon le type de société, l’une ou l’autre des contradictions sera prééminente (contradiction existentielle pour les sociétés tribales, structurelle pour les sociétés de classes) ou bien elles coexisteront toutes les deux (sociétés divisées en classe).

En outre, il convient de ne pas confondre le «conflit», qui désigne la lutte entre des acteurs ou des collectivités et qui s’exprime en tant que pratiques sociales, avec la contradiction structurelle, qui est la disjonction de principes structurels d’un système.

 

Changement, évolution et pouvoir (Ch. 5)

Dans ce chapitre, Giddens propose de déconstruire bon nombre de théories du changement social, en particulier celles du type évolutionniste, et de reconstruire la nature du pouvoir en tant qu’inhérent à la constitution de la vie sociale. Une déconstruction des théories du changement social peut se faire au moyen de trois ensembles de considérations dont le niveau de généralité décroît de façon progressive comme indiqué sur la figure 9 ci-dessous.

Evolutionnisme et théorie du social

 De nombreuses théories de l’évolution sont très souvent liées de près au fonctionnalisme. Souvent, la relation entre le fonctionnalisme et l’évolutionnisme passe par des métaphores qui assimilent les sociétés à des organismes biologiques. Les sociétés sont alors conçues comme des unités clairement délimitées dont les transformations sont contrôlées par des mécanismes d’ «autodéploiement». Par ailleurs, ce type de conception du changement n’est pas étranger aux théories qui affirment que l’évolution procède par transition révolutionnaire.

Selon Giddens, pour être valide, une théorie du changement social fondée sur l’évolution doit, en premier lieu, afficher une certaine continuité conceptuelle entre l’évolution biologique et l’évolution sociale. Une théorie évolutionniste doit ensuite faire plus que mettre simplement en lumière une progression dans le changement en fonction de certains critères explicites, elle doit faire apparaître un mécanisme de changement.

En troisième lieu, elle doit faire apparaître une séquence de stades de développement social dont le mécanisme de changement est à l’origine de la succession des types d’organisation sociale qui composent la séquence. Enfin, le mécanisme de changement social retenu doit permettre d’expliquer le changement d’une façon qui soit valable pour l’ensemble de l’histoire de l’humanité (dans les faits ce mécanisme se trouve être celui de l’adaptation).

 Il se trouve que, selon l’auteur, aucune des théories évolutionnistes ne remplit l’ensemble de ces conditions et que, par ailleurs, le concept d’adaptation est inutile pour expliquer le changement social (thèse que Giddens soutient dans la partie suivante).

Adaptation

Lorsqu’il sert à étudier un objet de nature sociale, le concept d’adaptation, nous dit Giddens, soulève une ou plusieurs des trois difficultés suivantes :

Evolution et histoire

Dans ce paragraphe, Giddens expose les raisons pour lesquelles, selon lui, l’histoire de l’humanité ne ressemble pas à un modèle de l’évolution de l’espèce humaine. En premier lieu, les êtres humains font leur propre histoire en ayant connaissance de cette histoire, c’est-à-dire en tant qu’êtres réflexifs qui ne se contentent pas de vivre le temps mais qui, en même temps, se l’approprient de façon cognitive.

Or, la conséquence la plus importante de la nature réflexive des êtres humains est qu’elle invalide toutes les explications du changement social qui reposent sur un ensemble simple et souverain de mécanismes causaux. Prendre connaissance de ce qui se passe dans l’histoire devient non seulement une partie constituante de ce qu’est l’histoire, mais aussi un moyen de la transformer.

Ensuite, Giddens voit quatre types de dangers inhérents à la pensée évolutionniste :

L’analyse du changement social

Giddens propose d’utiliser cinq concepts pour analyser le changement social et qui sont présentés dans le tableau 3 ci-dessous.

Principes structurels

Analyse des modes d’articulation institutionnelle

Caractérisation d’épisodes

Etablissement des modes de changement institutionnel de forme semblable

Systèmes intersociétaux

Précision des relations entre totalités sociétales

Arêtes spatio-temporelles

Indication des liens entre sociétés de types structurels différents

Temps mondial

Examen des conjonctures à la lumière de l’histoire contrôlée de façon réflexive

 Tab. 3. Cinq concepts pour analyser le changement social (Giddens, 1987, p. 304)

Les concepts de principes structurels, systèmes intersociétaux et arêtes spatio-temporelles ont été discutés dans les chapitres précédents. L’auteur s’arrête donc ici sur ceux de caractérisation épisodique et de temps mondial.

 Toute vie sociale, nous dit Giddens, a un caractère épisodique. Considérer une partie de la vie sociale comme un épisode revient à la concevoir comme un ensemble d’actes ou d’événements qui forment une séquence particulière dont nous pouvons établir le début et la fin. Les épisodes de grande envergure sont les séquences de changement identifiables qui concernent les principales institutions d’une totalité sociétale, ou qui mettent en jeu des transitions entre des types différents de totalités sociétales.

 Selon Giddens, il est possible de caractériser les modes de changement social à partir de quatre dimensions (représentées sur la figure 10 ci-dessous) que l’auteur combine pour établir la nature des formes particulières d’épisodes.

Diverses considérations servent habituellement à l’étude des origines d’un épisode ou d’une série d’épisodes traités de façon comparative, comme par exemple l’extension de la distanciation spatio-temporelle des systèmes sociaux ou la prééminence des contradictions en tant que traits structurels des sociétés. Lorsque l’auteur fait référence au type de changement social qui caractérise un épisode, il désigne à la fois son intention et son extension, c’est-à-dire la profondeur et l’étendue des perturbations et des transitions d’un ensemble existant d’institutions, à la suite d’une série de changements. Enfin, l’élan fait référence à la rapidité du changement, au regard de formes particulières de caractérisation épisodique, et la trajectoire marque la direction du changement.

Ensuite, lorsque l’auteur évoque l’influence du temps mondial (concept qu’il emprunte à Eberhard, 1965), il ne songe pas à une sorte d’agencement des événements dans un calendrier de l’histoire du monde mais veux plutôt indiquer deux choses : la première fait référence aux conjonctures (réseaux d’influence qui, à un moment et à un endroit précis, sont pertinents pour un épisode particulier), la deuxième à l’influence de la compétence humaine sur le changement social.

Changement et pouvoir

 En réfléchissant à la phrase «Les êtres humains font leur propre histoire», en particulier dans le contexte plus large des écrits de Marx, Giddens s’interroge sur le conflit et le pouvoir. Selon lui, le pouvoir n’est pas nécessairement lié au conflit en tant que division d’intérêt ou lutte active, et l’oppression n’est pas inhérent au pouvoir.

Le pouvoir est la capacité de produire des résultats, il n’est pas, comme tel, un obstacle à la liberté ou à l’émancipation, au contraire, il est leur médium, même s’il possède des propriétés contraignantes. En outre, l’existence du pouvoir présuppose celle de structures de domination grâce auxquelles il opère, en circulant dans les procès de reproduction sociale.

Ensuite, le pouvoir est engendré dans la reproduction des structures de domination, et par elle. Les ressources, qui constituent les structures de domination, se divisent en deux types, comme indiqué sur le tableau 4 page suivante, et toute coordination d’un système social à travers le temps et l’espace met nécessairement en jeu une combinaison particulière de ces deux types de ressources. En outre, ces ressources ne sont pas fixes, elles forment des médiums du caractère extensible du pouvoir dans différents types de sociétés.

 

Théorie de la structuration, recherche empirique et critique sociale (Ch. 6)

 Avant de traiter des rapports qui unissent la théorie de la structuration, la recherche empirique et la critique sociale, Giddens récapitule certaines idées de base contenues dans les chapitres précédents en dix points.

Ressources d’allocation

Ressources d’autorité

1. Caractéristiques matérielles de l’environnement (matières brutes, sources de pouvoir matériel)

1. Organisation de l’espace-temps social (constitution des sentiers et des régions)

2. Moyens de production/reproduction matérielle (instruments de production, techniques)

2. Production/reproduction du corps (organisation et relations des êtres humains en associations multiples)

3. Biens produits (artefacts créés par l’interaction entre 1 et 2)

3. Organisation des chances de vie (constitution des chances d’auto-développement et d’expression de soi)

 Tab. 4. Ressources d’allocation et d’autorité (Giddens, 1987, p. 320)

Récapitulation des principaux apports

Voici le résumé des principaux apports de la théorie de la structuration résumés en dix points :

 -1- Tous les êtres humains sont des agents compétents. Tous les acteurs sociaux ont une connaissance remarquable des conditions et conséquences de ce qu’ils font dans leur vie de tous les jours.

 -2- La compétence des acteurs humains est sans cesse limitée, d’une part, par l’inconscient et, de l’autre, par les conditions non reconnues et les conséquences non intentionnelles de l’action.

 -3- L’étude de la vie de tous les jours fait partie intégrante de l’analyse de la reproduction des pratiques institutionnalisées. La vie quotidienne est liée au caractère répétitif du temps réversible.

 -4- Liée, sur le plan psychologique, à la réduction des sources inconscientes d’angoisse, la routine est la forme prédominante d’activité sociale accomplie au jour le jour. Les pratiques routinières sont l’expression par excellence de la dualité du structurel, au regard de la continuité de la vie sociale.

 -5- L’étude des contextes, ou de la «contextualité» de l’interaction, est inhérente à celle de la reproduction sociale.

 -6- Les identités sociales, et les relations concomitantes entre positions et pratiques sont des «marques» dans l’espace-temps virtuel du structurel.

 -7- Le terme «contrainte» ne peut avoir une signification unique et unitaire en analyse sociale.

 -8- Parmi les propriétés structurelles des systèmes sociaux, les principes structurels sont d’une grande importance puisqu’ils permettent de différencier des types de société.

 -9- En sciences sociales, le pouvoir fait partie des concepts de base qui gravitent autour des relations entre l’action et le structurel. Le pouvoir est la capacité d’accomplir des choses, en tant que tel, il est directement engagé dans l’action humaine.

 -10- Il n’existe aucun mécanisme d’organisation ou de reproduction sociale déjà repéré par des analystes du social que des acteurs «ordinaires» ne peuvent parvenir à connaître et à incorporer de façon active dans ce qu’ils font.

En outre, Giddens dégage de ces dix points quelques indications concernant l’orientation globale de la recherche sociale. En premier lieu, toute recherche sociale possède forcément une dimension culturelle, ethnographique ou anthropologique. Ensuite, il est primordial d’être sensible aux habiletés complexes que déploient les acteurs dans la coordination des contextes de leurs activités quotidiennes. Enfin, l’analyste du social doit être sensible au caractère spatio-temporel de la vie sociale qui se constitue dans l’espace-temps.

L’analyse des conduites stratégiques

D’après la théorie de la structuration, deux types de mises en parenthèse sont possibles sur le plan méthodologique au moment d’entreprendre une recherche sociologique. Dans le cadre d’une analyse d’institutions, les propriétés structurelles apparaissent comme des traits sans cesse reproduits des systèmes sociaux. Dans le cadre d’une analyse des conduites stratégiques, l’attention porte plutôt sur les modes selon lesquels les acteurs font usage des propriétés structurelles dans la constitution des rapports sociaux.

Analyser des conduites stratégiques demande d’accorder la primauté à la conscience pratique et à la conscience discursive, ainsi qu’aux stratégies de contrôle déployées à l’intérieur de frontières contextuelles précises. Sur le plan méthodologique, les propriétés institutionnalisées des cadres d’interaction sont considérées comme «données».

Enfin, les trois règles suivantes, qui découlent de ce qui précède, semblent particulièrement importantes à suivre aux yeux de Giddens : éviter les descriptions «anémiques» de la compétence des agents, rendre compte de la motivation avec beaucoup de raffinement, et proposer une interprétation de la dialectique du contrôle.

Giddens aborde ensuite les conséquences non intentionnelles du point de vue de la recherche et étaye par là sa critique du fonctionnalisme.

La dualité du structurel

Giddens quitte maintenant l’analyse des conduites stratégiques pour tenir compte de la dualité du structurel. Pour ce faire, il s’agit de «tisser des liens avec l’extérieur», dans le temps et dans l’espace. En d’autres termes, l’auteur recommande d’analyser comment les pratiques accomplies dans un ensemble donné de contextes s’ancrent dans des étendues plus vastes de temps et d’espace, et d’établir leur relations avec des pratiques institutionnalisées.

Se déplacer de l’analyse des activités spatio-temporellement situées d’acteurs qui occupent des positions stratégiques vers celle de la dualité du structurel exige en premier lieu d’étudier les liens entre la régionalisation de leurs contextes d’action et des formes plus larges de régionalisation. Il faut ensuite préciser jusqu'à quel point leurs activités s’ancrent dans le temps : dans quelle mesure les acteurs reproduisent des pratiques ou des dimensions de pratique qui sont établies depuis longtemps. Enfin, un tel déplacement analytique exige aussi d’examiner les modes de distanciation spatio-temporelle qui lient les activités et les relations étudiées à des traits caractéristiques de sociétés globales ou de systèmes intersociétaux.

Le problème de la contrainte structurelle

Giddens revient ici au problème de la contrainte structurelle et nous dit que l’étude de ce type de contraintes dans un contexte précis, ou dans un type de contexte d’action, oblige à prendre en considération les raisons des acteurs, et à les mettre en relation avec la motivation qui est à l’origine de leurs préférences. Quand, par exemple, une seule option est faisable, la conscience d’une telle limitation, conjuguée à ce que veut l’agent, constitue la raison de sa conduite.

L’auteur aborde ensuite le thème de la contradiction associée à l’étude empirique du conflit et celui de la stabilité institutionnelle en relation avec le changement.

La théorie de la structuration et les formes de recherche

Sur le plan méthodologique, nous dit Giddens, l’insertion du chercheur dans son objet d’étude peut se faire à n’importe quel des quatre niveaux suivants : élucidation herméneutique de cadres de signification (niveau 1), investigation de contextes et de formes de conscience pratique (niveau 2), détermination des limites de compétence (niveau 3), précision des ordres institutionnels (niveau 4).

En outre, toute recherche sociale présuppose un «moment herméneutique», mais cette présupposition peut demeurer latente lorsque la recherche passe par un savoir commun qui reste inexpliqué parce que le chercheur et son objet appartiennent au même milieu culturel.

Après quelques commentaires assez généraux des différents niveaux d’insertion mentionnés plus haut (Giddens, 1987, pp. 394-395), l’auteur revient finalement sur la distinction qu’il effectue entre «savoir commun» et «sens commun», sur les généralisations en sciences sociales, et, finalement, sur le caractère pratique de ces sciences.


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