Henri Guénin-Paracini 05/04/02

Université Paris IX Dauphine

DEA n°124

Séminaire de recherche : Philosophie et management.

Professeur responsable : Yvon Pesqueux

 

 

 

 

PAUL FEYERABEND

Contre la méthode

Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance

Fiche de lecture

 

 

L’idée que la science peut, et doit, être organisée selon des règles fixes et universelles est à la fois utopique et pernicieuse. Elle est utopique, car elle implique une conception trop simple des aptitudes de l’homme et des circonstances qui encouragent, ou causent, leur développement. Et elle est pernicieuse en ce que la tentative d’imposer de telles règles ne peut manquer de n’augmenter nos qualifications professionnelles qu’aux dépens de notre humanité. En outre, une telle idée est préjudiciable à la science, car elle néglige les conditions physiques et historiques complexes qui influencent en réalité le changement scientifique. Elle rend notre science moins facilement adaptable et plus dogmatique. […].

[…] Toutes les méthodologies ont leurs limites, et la seule " règle " qui survit, c’est : " tout est bon ".

Feyerabend .

 

Source

 

 

 

 

 

 

Ceux qui étaient les pôles de la Science et dans l’assemblée des sages brillaient comme des phares. Ils n’ont pas su trouver leur chemin dans la nuit sombre.

O. Khayyam.

Il ne s’agit pas de donner au lecteur une teinture de ce qui est enseigné de façon approfondie à l’Université, mais d’effectuer des analyses qui n’y sont pas normalement faites.

B. d’Espagnat.

Les nouveaux systèmes d’éducation ne sauraient aboutir qu’au dressage de hideux homoncules.

G. Bernanos.

L’homme se trouve et grandit dans la mesure où il brise les pièges où l’a enfermé la société sous le prétexte de l’instruire et de l’organiser ; c’est alors qu’il récupère sa nature, sa vraie sauvagerie, qui est la culture, héritage de ses ancêtres.

J.M. Domelach.

En art [comme en science et en philosophie] la malchance a bien souvent forcé l’éclosion du génie. Elle durcit la contradiction, elle enseigne la persévérance, elle écarte les succès faciles. Pour être un précurseur ou même un novateur, ne faut-il pas avoir été recalé par ses contemporains ?

J. de Lacretelle [c’est moi qui complète].

Une culture [ou une science] qui ne serait pas une insurrection permanente de l’esprit ne serait qu’une industrie de plus.

J.M. Domelach [c’est moi qui complète].

Pour atteindre le point que tu ne connais point, tu dois prendre le chemin que tu ne connais point.

San Juan de la Cruz.

Les méthodes viennent à la fin.

Nietzsche.

Je devrais m’attendre à ce que les philosophes et les physiciens entreprennent une croisade contre moi, qui ne suis qu’un vagabond sans préjugés, rempli d’idées non conformes dans différents domaines de la connaissance.

E. Mach

Sommaire

Introduction ………………………………………………………………………………………………… 2

Prolégomènes …………………………………………………………………………………………….. 3

Environnement théorique de l’ouvrage ………………………………………………………………. 3

Empirisme …………………………………………………………………………………………. 3

Inductivisme ……………………………………………………………………………………….. 3

Falsificationisme ………………………………………………………………………………….. 5

Les paradigmes de Kuhn ………………………………………………………………………… 7

Les programmes de recherche de Lakatos …………………………………………………….. 8

Rationalisme et relativisme ………………………………………………………………………. 8

Réalisme et instrumentalisme …………………………………………………………………… 9

Bref panorama historique de la philosophie des sciences ……………………………………….. 10

Feyerabend : sa vie et son cheminement intellectuel ……………………………………………… 15

Les jeunes années de Feyerabend : 1924-1947 ………………………………………………. 15

Feyerabend positiviste logique : 1948-1951 …………………………………………………… 16

Feyerabend falsificationiste : 1952-1956 ……………………………………………………….. 17

Vers Contre la méthode ………………………………………………………………………….. 21

L’après Contre la méthode ………………………………………………………………………. 22

La bibliographie de Feyerabend (principaux écrits) ………………………………………….. 22

Partie I – Présentation de l’ouvrage …………………………………………………………………… 23

Questions qui fondent le texte ………………………………………………………………………… 23

Réponse ………………………………………………………………………………………………… 23

Résumé de l’ouvrage …………………………………………………………………………………… 24

Principaux postulats …………………………………………………………………………………… 37

Partie II- Commentaires ………………………………………………………………………………….. 38

Retour sur le cheminement intellectuel de Feyerabend …………………………………………… 38

Le mode de démonstration développé dans Contre la méthode …………………………………. 38

La méthode de Feyerabend ………………………………………………………………………….. 39

Feyerabend versus Kuhn : une brève comparaison ……………………………………………….. 40

Similitudes ………………………………………………………………………………………….. 40

Divergences ………………………………………………………………………………………… 40

Le concept d’incommensurabilité chez les deux auteurs ……………………………………. 41

Quelques mises en parallèle éclairantes …………………………………………………………… 41

L’actualité de l’ouvrage ……………………………………………………………………………….. 45

Partie III – Critiques ………………………………………………………………………………………. 47

Conclusion …………………………………………………………………………………………………. 51

Annexes ……………………………………………………………………………………………………. 52

Table analytique de l’ouvrage ………………………………………………………………………… 52

Bibliographie utilisée et adresses internet intéressantes ……………………………………….. 54

Bibliographie complémentaire ……………………………………………………………………….. 55

Introduction

Selon la vox populi, la science est une entreprise parfaitement objective. Le chercheur, croyons-nous, traite des faits : il part de leur observation, réalise leur description, procède à leur généralisation, et rend possible leur explication et leur prédiction. Mais si certains épistémologues commandent effectivement aux savants de respecter cette procédure-là, d’autres la frappent au contraire d’anathème et ordonnent aux scientifiques de se plier à des principes différents, plus raisonnables pensent-ils, d’une plus grande validité. Toutefois, alors que les seconds vilipendent les premiers, ils considèrent pourtant comme eux que la science, pour être science et progresser, doit obéir à une méthode stricte, unique et atemporelle. Dans le livre que je commenterai ici, Feyerabend, quant à lui, fustige un tel dogmatisme naïf et délétère : il s’attache à vouer aux gémonies toute espèce de méthodologie, au nom du progrès de la connaissance et de l’humanisme.

Contre la méthode représente un livre charnière dans l’œuvre de l’auteur, mais s’inscrit en même temps dans la parfaite continuité de la pensée de ce dernier.

Against Method is not a book, it is a collage. It contains descriptions, analyses, arguments that I had published, in almost the same words, ten, fifteen, even twenty years earlier... I arranged them in a suitable order, added transitions, replaced moderate passages with more outrageous ones, and called the result ‘anarchism’. I loved to shock people... (Killing Time, 1995, pp.139, 142).

Là réside l’un des paradoxes de l’ouvrage ici présenté : il reprend bon nombre des arguments que le philosophe viennois développait dès 1955, lorsque celui-ci se posait alors en poppérien convaincu, mais en tire cette fois-ci des conclusions presque opposées. Pour appréhender toute la teneur de Contre la méthode, il est donc nécessaire de connaître le cheminement intellectuel de Feyerabend, l’histoire de la philosophie des sciences au sein de laquelle ce cheminement s’est opéré, et donc, pour commencer, les grandes catégories analytiques constitutives de l’épistémologie. Il s’agit de replacer l’ouvrage dans son contexte tant synchronique que diachronique.

Pour cette raison, je consacrerai les prolégomènes de cette étude à ce contexte-là. Les principales théories de la philosophie des sciences seront d’abord exposées : l’empirisme, l’inductivisme, le falsificationisme, et d’autres termes en " isme " se verront explicités, sur la base de l’ouvrage de Chalmers que nous avons résumé (1987). Un bref panorama historique de la discipline sera ensuite proposé : quand celle-ci est-elle née ? quels en furent les grands acteurs ? à quels débats ceux-ci ont-ils participé ? comment ont-ils réagi à la théorie de la relativité et à l’avènement de la mécanique quantique ? qu’est-ce que le cercle de Vienne ? qu’est-ce qu’un énoncé protocolaire ? qu’est-ce que l’interprétation de Copenhague ? Il s’agira d’éclaircir ces points et bien d’autres encore. Nous disposerons alors de tous les éléments pour saisir correctement les principales étapes de la vie de l’auteur telles que nous les trouvons exposées dans son autobiographie (Killing Time, 1995). Mon but est de faire clairement apparaître le cheminement intellectuel qui mène Feyerabend d’une position positiviste à une posture falsificationiste puis à l’écriture de Contre la méthode.

Une fois ce contexte étudié, j’en viendrai à présenter l’ouvrage dont il est ici question. Dans une perspective herméneutique, je listerai quelques unes des interrogations auxquelles peut répondre le texte ; je résumerai celui-ci chapitre par chapitre ; j’en identifierai les principaux postulats (Partie I-). Je procèderai ensuite à son commentaire. J’essaierai de comprendre comment l’auteur parvient à tirer des leçons anarchistes et relativistes d’arguments qui jadis servaient sa cause falsificationiste et rationaliste. Cela me conduira à analyser le mode de démonstration déroulé par Feyerabend. Puis je montrerai que celui-ci, qui cherche à imposer une conception iconoclaste de la science, applique précisément dans son livre ce qu’il préconise aux scientifiques. Je comparerai ensuite brièvement sa position à celle de Kuhn. Je présenterai succinctement d’autres textes pris dans d’autres domaines, qui peuvent éclairer Contre la méthode. J’examinerai enfin, pour clore mon commentaire, l’actualité de l’ouvrage (Partie II-). Quelques critiques termineront mon propos (Partie III-).

En annexe, je fournis au lecteur la table analytique de l’ouvrage (la manière dont Feyerabend lui-même introduit chacun de ses chapitres). Je précise ma bibliographie personnelle et quelques sites internet utiles. Je propose enfin une bibliographie étendue des publications relatives à l’auteur et à son œuvre, pour ceux qui souhaiteraient approfondir le sujet.

Dans les développement qui suivent, les références de pages et de paragraphes non précédées d’u titre de livre renvoient aux pages et paragraphes de la présente étude.


Prolégomènes
Environnement théorique de l’ouvrage

Dans son ouvrage titré Contre la méthode (1979), Feyerabend adopte une position " anarchiste ", relativiste et réaliste. Mais avant de militer pour " l’anarchisme théorique ", il défendait le falsificationisme contre l’inductivisme du cercle de Vienne qu’il chérissait pourtant jadis. Avant de préférer le relativisme, il se montrait rationaliste ; avant de soutenir le réalisme puis de le remettre en cause, il adhérait à l’instrumentalisme ; avant de rencontrer Kuhn et Lakatos, il fréquentait Kraft, puis Popper. Que de chemin parcouru depuis son entrée à l’université de Vienne ! Ces prolégomènes se proposent de revenir sur ces termes en " isme ", ces théories, ces mouvements, ces acteurs ainsi que sur le cheminement intellectuel de l’auteur. Impossible de comprendre Contre la méthode sans saisir le contexte dans lequel s’inscrit cet ouvrage.

I - Présentation synthétique des principales théories de la philosophie des sciences

II - Bref panorama historique de la discipline

III - Feyerabend : sa vie, son cheminement intellectuel


 

I- Présentation synthétique des principales théories de la philosophie des sciences

Contre la méthode s’attaque aux positions empiristes, inductivistes, falsificationistes, rationalistes, et instrumentalistes, et défend un " anarchisme théorique " relativiste. L’ouvrage voue Popper aux gémonies, malmène amicalement Lakatos, suit souvent Kuhn dans son approche mais s’en écarte sur quelques points fondamentaux. Pour comprendre cela, il convient de bien connaître l’ensemble de ces théories. Celles-ci sont explicitées dans les développements qui suivent. Je tire ici en partie mon propos du livre de Chalmers intitulé " Qu’est-ce que la science ? " (1987).

A- L’empirisme

Pour l’empiriste, une théorie est scientifique si elle peut être mise à l’épreuve des faits. C’est l’expérience, les faits, ou encore les résultats expérimentaux qui donnent la mesure du succès des théories. Un accord entre une théorie et les données joue en faveur de la théorie ou la laisse inchangée, tandis qu’un désaccord la met en danger et nous force peut-être même à la rejeter. En ce sens, l’inductivisme (§ B) et le falsificationisme (§ E) participent, quoique chacun à leur façon, de l’empirisme.

B- L’inductivisme [Chalmers, 1987, chapitre 1 et 2, pp.19-41]

1- La méthode inductiviste

Selon l’inductivisme, la science commence par l’observation de faits particuliers ; une observation scrupuleuse et exempte de tout préjugé. Le scientifique réalise cette observation au moyen de ses sens. Il doit pour cela disposer d’organes sensoriels normaux et en bon état.

Pour décrire les faits qu’il observe, le chercheur formule des énoncés qualifiés de " singuliers ". Il notera, par exemple, que " le 1er janvier 1975, à minuit, Mars était visible dans le ciel en telle position spécifique ", ou encore que " ce bâton d’érable, partiellement immergé dans l’eau, paraît courbé ". De tels énoncés se réfèrent à un événement observable en un lieu et en un temps donnés. Leur vérité peut être vérifiée par toute personne dotée de sens " standards ".

Cependant, le savoir scientifique ne saurait consister en une simple collection d’énoncés de cette nature. Il comprend plutôt un ensemble de propositions à vocation universelle : " les planètes tournent en ellipse autour du soleil ", et " quand un rayon de lumière passe d’un environnement à un autre, il change de direction de sorte que le rapport du sinus de l’angle d’incidence au sinus de l’angle de réfraction constitue une constante propre aux deux milieux respectifs ". A la différence des énoncés singuliers, les énoncés universels contiennent des assertions relatives aux propriétés ou au comportement d’un certain aspect de l’univers. Ils portent sur la totalité des événements d’un type particulier, en tous lieux et en tous temps.

Le passage des énoncés singuliers aux énoncés universels est réalisé par induction. Pour être légitime, le raisonnement inductif doit satisfaire trois conditions :

  1. Le nombre d’énoncés singuliers à partir desquels la généralisation est opérée doit être élevé.
  2. Les faits particuliers observés doivent l’être dans des circonstances très variées.
  3. Aucun énoncé d’observation accepté ne doit contredire la loi générale inférée.

Une fois les énoncés universels formulés, ils peuvent constituer les prémisses d’un raisonnement cette fois-ci déductif, qui permet l’explication et/ou la prédiction de phénomènes particuliers. Ainsi :

(premier énoncé général produit par induction, et première prémisse de la déduction)

(second énoncé général produit par induction, et seconde prémisse de la déduction)

(prédiction, conclusion de la déduction).

(explication, autre conclusion de la déduction).

2- Le progrès scientifique selon les inductivistes

Selon les inductivistes, le progrès scientifique est linéaire et continue.

3- Les principaux postulats de l’inductivisme

Postulats explicites :

Postulats implicites :

Nous ne discuterons pas dans ces prolégomènes de la validité des postulats implicites qui sous-tendent les deux premiers postulats explicites : cette validité sera remise en cause par Feyerabend. Nous nous contenterons ici de souligner la faiblesse logique de l’induction.

4- La faiblesse logique de l’induction

Pour défendre l’idée selon laquelle le raisonnement inductif conduit à une connaissance vraie, l’inductiviste recourt à la logique et fait appel à l’expérience. Son argumentation, toutefois, ne tient pas.

Selon lui, l’induction constituerait, sous certaines conditions, un raisonnement logique parfaitement valide. Mais un tel raisonnement - un raisonnement logique valide - se caractérise par le fait que si toutes ses prémisses sont vraies, alors sa conclusion l’est aussi nécessairement. Le raisonnement déductif possède bien cette propriété ; l’induction : non ! Même si tous les corbeaux observés jusqu’à présent sont noirs, la conclusion selon laquelle tous les corbeaux le sont n’est pas forcément véridique : il se peut tout à fait que demain, j’observe un corbeau blanc. Ainsi, d’un point de vue purement logique, l’inférence inductive ne saurait produire une connaissance vraie.

Pourtant, comme nous le montre notre expérience, cette connaissance a fait ses preuves. Dans de très nombreux cas, les généralisations du type " tous les corbeaux sont noirs " n’ont pas été démenties par les faits. Il va toutefois de soi que cet argument ne peut être qu’irrecevable. De manière évidente, il tente de justifier l’induction au moyen d’un raisonnement lui-même inductif : sa circularité est dirimante.

En outre, les deux premières conditions de " validité " de l’induction posent problème : si le nombre d’énoncés singuliers préliminaires doit être élevé, la question est de savoir ce qu’est un nombre " élevé " ; et si les faits particuliers observés doivent l’être dans des circonstances très variées, quel critère retiendrons-nous pour juger de cette " variété " ?

Certains inductivistes, conscients de la faiblesse logique du raisonnement qu’ils emploient, soutiennent que si leurs généralisations ne peuvent prétendre à une vérité garantie, elles sont toutefois probablement vraies. Plus grand est le nombre de confirmations obtenues dans des circonstances toujours plus variées, plus forte est la probabilité que les extrapolations opérées soient correctes. Cependant, cet argument tactique ne saurait aucunement invalider les critiques précédemment énoncées. En outre, il pose de nouvelles difficultés. En effet, " la forte probabilité " suggérée semble impossible à évaluer. Pire : s’il fallait la calculer, sa valeur serait égale à zéro. Car quelle que soit la quantité d’observations réalisées, le nombre des observations envisageables est, lui, infini, et la division de celle-là par celui-ci ne peut fournir qu’un résultat nul.

C- Le falsificationisme [Chalmers, 1987, chapitre 4 et 5, pp.60-86]

1- La méthode falsificationiste

Pour le falsificationiste, la science commence toujours par des problèmes. Comment les chauves-souris, dotées de tout petits yeux très faibles, parviennent-elles à se diriger correctement dans l’obscurité ? Pourquoi la hauteur du mercure d’un baromètre est-elle plus faible à haute altitude que près du niveau de la mer ? Ces questions naissent plus ou moins directement d’observations réalisées, mais elles ne font problème qu’à la lumière d’une théorie considérée. S’il existe un " mystère " des chauves-souris, c’est qu’une théorie stipule de façon préalable que les organismes vivants " voient " avec leurs yeux.

Une fois un problème identifié, des conjectures sont proposées par les savants pour le résoudre. Une conjecture, pour être scientifiques, doit se montrer falsifiable. Elle l’est si la logique autorise l’existence d’un énoncé d’observation qui la réfuterait s’il se révélait vrai. Ainsi la supposition selon laquelle " il ne pleut jamais le mercredi " est falsifiable, alors que la proposition " soit il pleut, soit il ne pleut pas " ne l’est pas. Selon Popper, le matérialisme historique de Marx, la psychanalyse de Freud et la psychologie d’Adler, pour certaines de leurs versions au moins, ne sont pas scientifiques parce que non falsifiables.

De ce point de vue, la logique joue en faveur du falsificationisme. En effet, si les déductions logiques fondées sur des énoncés d’observation singuliers ne permettent en aucun cas d’aboutir à des généralisations vraies, elles peuvent en revanche conduire à démontrer la fausseté de lois ou de théories à vocation universelle. Ainsi, observer un corbeau blanc à Montmartre, le 14 juillet 2002, suffit à réfuter l’idée que tous ces oiseaux sont noirs.

Les conjectures proposées pour résoudre les problèmes sont ensuite testées. Certaines sont rapidement éliminées, quand d’autres s’avèrent plus tenaces. Celles-ci sont soumises à une critique toujours plus virulente. Lorsqu’une hypothèse a surmonté une batterie de tests étendue, mais qu’elle se trouve finalement falsifiée, un nouveau problème apparaît, généralement éloigné du premier. De nouvelles théories sont alors proposées, et le processus se poursuit indéfiniment.

Ainsi le concept de progrès se situe-t-il au cœur même du falsificationisme.

2- Falsificationisme et progrès

a- Degré de falsifiabilité

Pour le falsificationiste, plus une théorie est falsifiable, meilleure elle est.

Ainsi, une très bonne théorie énonce des assertions de portée très générale sur le monde, parce qu’elle est en conséquence hautement falsifiable. Considérons les deux lois suivantes :

Il va de soi que la seconde de ces lois s’avère plus falsifiable que la première. Elle doit donc lui être préférée et conservée, tant qu’elle n’est pas falsifiée.

Pour la même raison, le falsificationiste accueille chaleureusement les conjectures les plus audacieusement spéculatives, y compris les plus imprudentes, pourvu qu’elles soient falsifiables et rejetées une fois falsifiées. Selon lui, les secrets de la nature ne peuvent être révélés qu’à l’aide de théories ingénieuses et pénétrantes.

Exiger que les théories soient hautement falsifiables le conduit aussi à réclamer qu’elles soient clairement formulées, et précises. Car si une théorie se trouve énoncée en termes vagues, elle pourra toujours, soumise à des tests expérimentaux, se voir réinterprétée de manière à coller aux résultats de ces derniers.

b- Degré de falsifiabilité relatif plutôt qu’absolu

Les falsificationistes mettent l’accent sur le progrès des sciences. Selon eux, la science se doit de progresser. Pour cela, ils soutiennent l’idée qu’une nouvelle conjecture doit se montrer plus falsifiable que celle qu’elle vise à remplacer : elle doit reproduire les conséquences adéquates de l’ancienne théorie, nier ses erreurs, et apporter des prédictions supplémentaires qui n’avaient pas été formulées auparavant.

c- Falsifiabilité ascendante et modifications ad hoc

Parce que les falsificationistes soutiennent, au nom du progrès scientifique, l’idée selon laquelle une nouvelle théorie doit toujours se montrer plus falsifiable que celle qu’elle vise à remplacer, ils rejettent les hypothèses conçues dans le seul but de protéger une conjecture menacée. Ainsi :

" Une modification dans une théorie, comme l’ajout d’un postulat supplémentaire ou le changement d’un postulat déjà existant, n’ayant pas de conséquences testables qui n’aient déjà été des conséquences testables de la théorie non modifiée, est appelée modification ad hoc. " (Chalmers, 1987, p.76-77).

Considérons, par exemple, la généralisation suivante : " tout pain nourrit ". Imaginons maintenant qu’une fournée de pain produite à Trifouilly entraîne la mort de certains des habitants de ce petit village français. La théorie " tout pain nourrit " se trouve alors falsifiée. Pour éviter cette falsification, nous pouvons bien sûr modifier la conjecture comme suit. Nous dirons par exemple : " tout le pain nourrit, à l’exception de cette fournée particulière produite à Trifouilly ". Cette modification est cependant une modification ad hoc. En effet, tous les tests envisageables de la théorie modifiée étaient aussi des tests envisageables de la théorie originale. Le falsificationiste rejette de tels agissements d’arrière-garde.

Il accepterait, en revanche, la modification suivante : " tout pain nourrit, sauf celui produit à partir d’un blé contaminé par le champignon tartampion ". En effet, cette modification n’est pas ad hoc. Elle peut donner lieu à de nombreux tests indépendants. Nous pouvons tester la présence du champignon dans le blé du village français, cultiver ce champignon sur un blé spécialement préparé pour vérifier la valeur nourricière du pain produit à partir de ce dernier, effectuer une analyse chimique du champignon incriminé pour détecter en son sein la présence de poisons connus, etc.

d- La confirmation vue par les falsificationistes

Les falsificationistes savent que les réfutations de conjectures audacieuses ne représentent pas des moments d’avancée significative pour la science. Cela les mène à accorder une certaine importance au concept de confirmation, qu’ils ne rejettent donc pas totalement. Ainsi la confirmation d’une hypothèse hasardeuse fait-elle sens à leurs yeux. Selon eux, des progrès significatifs surviennent lors de la confirmation de conjectures osées ou de prédictions nouvelles, comme de la falsification d’hypothèses prudentes. Au contraire, les falsifications de conjectures risquées ou les confirmations d’hypothèses circonspectes nous apprennent peu. Mais qu’est-ce qu’une conjecture audacieuse, et qu’est-ce qu’une prévision nouvelle ?

e- Audace, nouveauté et savoir acquis

" Si nous appelons le complexe des théories scientifiques généralement acceptées et bien établies à une étape de développement historique de la science le savoir acquis (background knowledge) de cette époque, nous pouvons dire qu’une conjecture est audacieuse si ses affirmations apparaissent en porte à faux par rapport au savoir acquis contemporain. " (Chalmers, 1987, p.83).

" De la même façon […] on qualifiera les prédictions de nouvelles si elles intègrent un phénomène qui soit ne fait pas partie du savoir acquis de l’époque, soit en est explicitement exclu. " (Chalmers, 1987, p.83).

Ainsi, les notions d’audace et de nouveauté sont-elles historiquement relatives.

5- Les postulats du falsificationisme

Postulat explicite :

Postulats implicites:

D- Les paradigmes de Kuhn [Chalmers, 1987, chapitre 8, pp.121-135]

Aux diverses variantes de l'empirisme qui présentent la connaissance scientifique comme issue d'une série d'observations logiquement coordonnées, Kuhn objecte qu'il n’existe pas d'observation pure, et montre que toute observation est sous-tendue par une théorie. En outre, il fait apparaître que le progrès scientifique n'est pas cumulatif, mais prend la forme suivante : à une période de pré-science succède une période de science normale, elle-même suivie d’une crise, puis d’une révolution ; celle-ci accouche d’une nouvelle période de science normale, et le processus se poursuit ainsi indéfiniment.

Pour rendre compte de cette allure discontinue du progrès de la connaissance, Kuhn recourt la notion de paradigme. Un paradigme est d’abord une découverte suffisamment remarquable pour attirer l’attention de multiples scientifiques et les soustraire aux activités de recherche concurrentes ; c’est une découverte qui offre des perspectives jugées intéressantes. Un paradigme fournit aux chercheurs une théorie (postulats ontologiques, concepts, hypothèses, lois, etc.), une application, un dispositif expérimental (méthodes, instruments) et des valeurs, ceci en un tout inextricable : adhérer à un paradigme, c’est accepter ce tout en bloc, sans nécessairement l’analyser. Un paradigme pousse les savants à résoudre une certaine catégorie de problèmes (énigmes) dont il définit de manière tacite les solutions acceptables. Il détermine aussi les étapes qui permettront d’aboutir à ces solutions. Bref, un paradigme conditionne les chercheurs à penser, à regarder et à agir d’une certaine manière ; il les modèle ; il définit la science, mais aussi la nature et le monde

L’émergence d’un nouveau paradigme affecte la structure du groupe de scientifiques qui travaille dans son domaine de validité. L’importance des écoles concurrentes diminue, une discipline se constitue, des manuels sont édités (formation), et des revues spécialisées sont créées.

C’est dans le cadre d’un paradigme bien implanté que se développe la science normale. Celle-ci consiste à réaliser les promesses du paradigme en question : résoudre ses énigmes, l’affiner, faire entrer la nature dans ses " cases " préformatées.

Avec le temps, les énigmes du paradigme non résolues peuvent être perçues par certains chercheurs (généralement jeunes) comme des anomalies : la discipline est alors déjà en crise. L’un des chercheurs suspicieux peut proposer un paradigme concurrent (cela peut prendre du temps) : telle est la première condition de l’abandon de l’ancien paradigme. Le paradigme concurrent sera nécessairement incompatible avec celui qu’il voudrait remplacer. En effet, si tel n’était pas le cas, ce dernier se verrait tout simplement affiné. Les deux paradigmes rivaux ne peuvent donc avoir aucune commune mesure. Ils sont dits incommensurables. Les groupes disciplinaires qu’ils structurent sont en désaccord sur la liste des problèmes à résoudre, leurs solutions acceptables, etc. Les termes utilisés par les chercheurs en compétition, même s’ils sont identiques, diffèrent dans leur signification (d’où des malentendus). Ces chercheurs vivent dans des mondes différents, voient des choses différentes. Incommensurables, les paradigmes ne peuvent être comparés ni selon des critères logiques, ni sur la base de tests empiriques (ils ne répondent pas aux mêmes problèmes) : des considérations subjectives et esthétiques guident les savants dans leurs choix, les promesses de découvertes futures sont déterminantes. Le changement de paradigme s’opère par conversion totale et soudaine. Lorsqu’il s’opère, il y a révolution scientifique. Une nouvelle période de science normale peut alors commencer.

E- Les programmes de recherche de Lakatos [Chalmers, 1987, chapitre 7, pp.111-120]

Un programme de recherche, au sens de Lakatos, est une structure qui guide la recherche future d’une façon à la fois négative et positive.

L’heuristique négative d’un programme donné interdit aux chercheurs qui souscrivent à celui-ci de modifier ou de rejeter les hypothèses de base qui le sous-tendent : celles-ci sont décrétées infalsifiables par décision méthodologique. Elles constituent le noyau dur de la structure théorique considérée. Ainsi, le noyau dur de l’astronomie copernicienne postule, entre autre, que la Terre et que les planètes tournent autour du Soleil. Le noyau dur d’un programme de recherche se trouve défendu par une ceinture protectrice composée d’hypothèses auxiliaires, de conditions initiales et d’énoncés d’observation. C’est cette ceinture qui sera modifiée pour faire progresser le programme ou le défendre contre d’éventuelles falsifications.

L’heuristique positive est plus difficile à caractériser. Elle indique aux scientifiques ce qu’ils devraient faire, comment développer la ceinture protectrice de leur programme de recherche pour pouvoir expliquer et prédire de nouveaux phénomènes. Un bon programme fournit de telles pistes.

Le travail initial réalisé dans le cadre d’un programme de recherche ignore d’abord les falsifications apparentes de l’observation. En effet, une longue période peut s’écouler avant qu’on soit en mesure de procéder à des tests d’observation réellement pertinents. Et lorsque cela devient le cas, ce sont les confirmations du programme et non ses falsifications qui retiennent l’attention. Il doit, sous peine de dégénérer, aboutir à des prédictions nouvelles : ce sont ses succès qui marquent son caractère progressiste.

Travailler dans le cadre d’un programme de recherche, c’est chercher à faire évoluer sa ceinture protectrice par l’ajout ou la modification des hypothèses qui la composent. Tous les changements sont permis, pourvu qu’ils ne soient pas ad hoc (voir p.6, § c).

Il existe deux critères d’évaluation d’un programme de recherche donné : sa cohérence, qui lui permet de guider les recherches futures réalisées en son sein ; et sa capacité à découvrir au moins occasionnellement de nouveaux phénomènes. Cohérence et fécondité sont les deux conditions qu’il doit satisfaire pour se voir qualifié de scientifique.

En théorie, les programmes de recherche doivent être comparés entre eux à l’aune des découvertes qu’ils permettent de produire. En pratique, l’évaluation d’un programme demande du temps. Il est toujours possible qu’une modification de sa ceinture protectrice permette de découvrir des phénomènes spectaculaires.

F- Rationalisme et relativisme [Chalmers, 1987, chapitre 9, pp.136-149]

1- Le rationalisme

Les tenants du rationalisme posent l’existence d’un critère simple, éternel et universel permettant d’évaluer les mérites comparés de théories rivales, et de distinguer les entreprises scientifiques de celle qui ne le sont pas. Les inductivistes, les falsificationistes et Lakatos sont rationalistes. Les premiers prennent pour critère la mesure dans laquelle une théorie est appuyée par des faits acceptés ; les seconds, le degré de falsifiabilité ; le troisième, le niveau de cohérence et de fécondité historique des programmes de recherche.

2- Le relativisme

Les tenants du relativisme, au contraire, nient l’existence d’une norme de rationalité universelle et ahistorique qui permettrait de dire qu’une théorie est meilleure qu’une autre. Selon eux, différents critères sont proposés à différentes époques, en différents lieux, par différentes personnes ou par différents groupes. Les décisions et les choix scientifiques sont gouvernés par ce que valorisent les individus et les communautés en un temps et un endroit donnés. La psychologie permet d’étudier les choix individuels ; la sociologie, les choix collectifs. Kuhn, dans son ouvrage La structure des révolutions scientifiques (1962) est, quoiqu’il s’en soit parfois défendu, plutôt relativiste. Nous le verrons, Feyerabend, dans Contre la méthode, l’est aussi.

G- Réalisme et instrumentalisme [Chalmers, 1987, chapitre 13, pp.190-207]

La relation entre les théories scientifiques et le monde auquel elles sont censées s’appliquer peut être envisagée de deux manières bien distinctes.

1- Le réalisme

Pour les tenants du réalisme, les théories décrivent ou visent à décrire ce à quoi ressemble réellement le monde. A leur yeux, celui-ci existe indépendamment de nous et son mode d’existence est indépendant de la connaissance théorique que nous en avons. Selon ce point de vue, par exemple, la théorie cinétique des gaz décrit ce à quoi ressemble réellement un gaz : elle affirme que celui-ci est réellement constitué de molécules animées d’un mouvement aléatoire. Cette perspective pousse à construire certains instruments d’observation (il s’agit par exemple de vérifier empiriquement que les gaz sont bien constitués de molécules). Les réalistes considèrent qu’une théorie est vraie si elle correspond au monde, si elle en décrit correctement un aspect. Ils donc plus exigeants que les instrumentalistes. Pour eux, l’inobservable existe : il faut essayer de découvrir les secrets de la nature au moyen de conjectures hardies. Bien souvent, les réalistes plaident contre le relativisme : la vérité d’une conjecture ne dépend pas des croyances individuelles ou collectives. Généralement, les falsificationistes sont réalistes et vice versa.

2- L’instrumentalisme

L’instrumentalisme comprend également une notion de réalité, mais dans un sens plus restrictif : les descriptions du monde observable sont vraies ou fausses selon qu’elles décrivent celui-ci de manière correcte ou non, mais les constructions théoriques qui sont conçues pour nous donner une maîtrise expérimentale de ce monde observable ne sont pas jugées en termes de vérité mais en fonction de leur utilité. Selon l’instrumentalisme, la composante théorique de la science ne décrit pas la réalité. Les instrumentalistes établissent une distinction très nette entre les concepts applicables aux situations observables et les concepts théoriques. Pour eux, les premiers décrivent effectivement ce à quoi ressemble réellement le monde, alors que les seconds, non (ils ne sont que des fictions). Qu’il y ait dans le monde d’autres choses que les choses observables ne concerne pas l’instrumentaliste : ce n’est pas à la science d’établir ce qui peut exister au-delà du domaine de l’observation. Pour lui, la science ne fournit aucun moyen sûr de jeter un pont entre l’observable et l’inobservable. Les théories ne sont que des instruments pour relier entre elles deux séries d’états observables. Les concepts théoriques sont des fictions commodes pour les prédictions. Il faut en restreindre l’utilisation au maximum : n’énoncer que ce qui peut être tiré d’une base d’observation sûre. Généralement, les instrumentalistes sont inductivistes et vice versa.

II- Bref panorama historique de la philosophie des sciences

La pensée de Feyerabend s’inscrit dans l’histoire de la philosophie des sciences. Quand celle-ci est-elle née ? quels en furent les grands acteurs ? à quels débats ceux-ci ont-ils participé ? comment ont-ils réagi à la théorie de la relativité et à l’avènement de la mécanique quantique ? qu’est-ce que le cercle de Vienne ? qu’est-ce qu’un énoncé protocolaire ? qu’est-ce que l’interprétation de Copenhague ? etc. Je me propose ici d’éclaircir ces différents points, qui doivent être connus pour comprendre la biographie de l’auteur, et pour pouvoir situer Contre la méthode dans l’histoire de la discipline.

Je résume ici un article présenté dans l’encyclopédie " Yahoo " à l’adresse suivante :

http://fr.encyclopedia.yahoo.com/articles/ni/ni_840_p0.html.

La version originale de cet article est synthétique, et je ne l’ai pas beaucoup réduite pour en garder la valeur informative. De multiples passages ici exposés auraient mérité de se voir encadrés de guillemets. Nous considérons que cette remarque nous dispense d’alourdir le texte qui suit de trop nombreux signes de ponctuation ("", […]), pour le confort du lecteur. Chaque fois que possible, nous renvoyons celui-ci aux développements précédents afin qu’il puisse aisément faire le lien entre cette vision historique et l’approche plus analytique de Chalmers.

Francis Bacon est l’un des premiers à tenter de formuler la méthode scientifique moderne. Au début du XVII° siècle, il affirme que la science vise à l’amélioration du sort de l’homme sur la Terre, et selon lui, ce but peut être atteint par la collecte de faits réalisée au moyen d’observations méthodiquement consignées (inductivisme : voir p.3, § B). Depuis lors, cette théorie a été modifiée et améliorée par les uns, combattue d’une façon assez radical par les autres.

Toutefois, l'expression de " philosophie des sciences " n'apparaît qu’à la fin de la première moitié du XIX° siècle sous la plume d’Auguste Comte en 1830 et de William Whewell en 1840. Les deux auteurs cherchent à tirer les enseignements des succès de la science "bnewtonienne " alors triomphante. Leur but est d’en étendre le bénéfice à de nouveaux domaines du savoir. Toutefois, la philosophie des sciences demeure encore, à cette époque, inchoative.

A- Le premier grand débat de la philosophie des sciences

En 1850, Clausius formule le second principe de la thermodynamique précédemment esquissé par Sadi Carnot : alors que l’énergie qui prend une forme calorifique perd une partie de son aptitude à effectuer un travail, le travail, qui produit toujours de la chaleur, conduit nécessairement à une certaine dégradation énergétique (entropie). Un tel processus se révèle irréductible aux équations de la mécanique newtonienne qui ignorent la flèche du temps. Le système de Newton semble remis en cause. Cette découverte provoque la première grande crise de la physique moderne. Elle divise le monde scientifique. Les débats qui s’engagent contribuent à donner corps à la philosophie des sciences en tant que telle. Deux positions s’affrontent.

1- La position positiviste : inductiviste (voir p.3, § B) et instrumentaliste (voir p.9, § 2)

Selon le physicien autrichien Ernst Mach (1838-1916), titulaire à Vienne de la chaire de philosophie des sciences inductives créée à son intention, la science ne doit traiter que des faits observables et découvrir les relations régulières qui les lient (pas leurs causes cachées inobservable). L’atome, la masse, l’espace et le temps absolus, autrement dit les concepts newtoniens, constituent des fictions métaphysiques. En outre, ces faits observables dont la science doit établir les relations régulières ne sont que des sensations. Les théories scientifiques constituent des " copies " de ces sensations, et visent à les mettre en ordre selon un principe d'économie (ou d'épargne) destiné à en accélérer la communication. Les sensations ne sont donc pas des " symboles de choses ". La chose est au contraire un symbole mental pour un complexe de sensations d'une stabilité relative. Ernst Mach n'hésite pas à soutenir que sa position se réfère à " l'immatérialisme " de George Berkeley : esse est percipi (" être, c'est être perçu "). En vertu de cette interprétation philosophique, il s'oppose brutalement à ce que lui et ses disciples appelèrent " l'hypothèse atomique ", suivi en cela par le philosophe Richard Avenarius - promoteur de l'empiriocriticisme -, par le chimiste Wilhelm Ostwald - propagandiste de l'énergétisme - et, en France, par le chimiste et historien des sciences Pierre Duhem, auteur de la Théorie physique, son objet, sa structure (1906).

2- La conception classique : causaliste et réaliste (voir p.9, § G.1)

A l'inverse, un physicien comme Hermann von Helmholtz (1821-1894) maintient la conception classique selon laquelle " le but final des sciences théoriques est de trouver les causes constantes des phénomènes " (Mémoire sur la conservation de la force, 1847). Le successeur de Mach à Vienne, Ludwig Boltzmann (1844-1906), donne une interprétation statistique du principe de Carnot-Clausius qui semble restaurer l'empire du mécanisme, puisqu'elle repose sur une conception corpusculaire de la matière au niveau microscopique.

Cette opposition se prolonge jusqu’au début du XX° siècle. Le mathématicien et physicien français Henri Poincaré (1854-1912) plaide, dans deux ouvrages populaires (la Valeur de la science, la Science et l'Hypothèse), pour une interprétation instrumentaliste des théories scientifiques, quand le physicien allemand Max Planck (1858-1947), qui a découvert les quanta, réaffirme l'existence, derrière les phénomènes, d'une réalité en soi. Que cette réalité ne puisse être atteinte par la science n'empêche pas qu'elle joue le rôle de " pôle d'attraction " pour ses démarches.

B- Les conséquences de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique

Les deux grands bouleversements qui affectent les sciences physiques au début du XX° siècle - la constitution de la théorie de la relativité restreinte puis générale, et celle de la mécanique quantique - ne font que relancer les discussions engagées depuis un demi-siècle, mais ébranlent profondément les bases des théories de la connaissance sur lesquelles les philosophes n'avaient cessé de s'appuyer.

1- Les conséquences de la théorie d'Einstein

Avec l'œuvre d'Einstein (1879-1955), il peut sembler que la physique se trouve réunifiée, puisque les phénomènes électromagnétiques et thermodynamiques se voient insérés dans le cadre d'une seule et même théorie. Mais la remise en question de l'évidence de la notion de simultanéité comme la formulation du concept d'espace-temps invitent cependant à repenser certaines des catégories majeures de la philosophie occidentale.

Le physicien allemand Hans Reichenbach (1891-1953), par exemple, voit dans la mécanique relativiste, et dans la dissolution de la notion kantienne de " synthèse a priori " qu'elle implique, une confirmation décisive de la philosophie empiriste, sous les espèces de l'empirisme logique élaboré par les membres du cercle de Vienne (1929) (voir p.13, § 3.a).

2- Les conséquences de la mécanique quantique

La "révolution quantique" déclenche au même moment une nouvelle crise au sein de la physique. Non seulement la réalité subatomique s'avère régie par des lois probabilistes, mais les " inégalités " formulées par Werner Heisenberg (1901-1976) placent les physiciens devant l'impossibilité, mathématiquement établie, de déterminer simultanément la position et la vitesse d'une particule donnée.

a- L'interprétation de Copenhague : contre le réalisme (voir p.9, § G.1)

De cette impossibilité, le physicien danois Niels Bohr (1885-1962) tire la conclusion que la mécanique quantique " apporte une limitation essentielle aux concepts de la physique classique ". Toute observation entraînant, au niveau quantique, une interaction avec l'instrument d'observation, " on ne peut par conséquent attribuer ni aux phénomènes ni à l'instrument d'observation une réalité physique autonome au sens ordinaire du mot ". Heisenberg lui-même souligne dans Physique et Philosophie (1959) qu'il faut renoncer en l'occurrence au concept de la réalité physique entendue au sens classique, laquelle se trouve inspirée par une ontologie matérialiste.

b- Le refus de l'indéterminisme

Mais cette interprétation, dite " de Copenhague ", de la mécanique quantique se heurte aussitôt à l'opposition d'Einstein, qui n'admet pas l'existence de deux types de lois physiques et considère que la situation ainsi instaurée ne saurait être que transitoire. Il en va de même de Louis de Broglie, le fondateur de la mécanique ondulatoire, et de David Bohm, qui refusent ce que l'on commence à appeler l'indéterminisme quantique. A la question La physique quantique restera-t-elle indéterministe? (1953), de Broglie croit pouvoir répondre par la négative, et Bohm invoque des " paramètres cachés " pour désigner les particules constitutives de substructures déterministes " objectivement réelles " bien qu’inobservables, qui doivent " étayer " l’indéterminisme apparent au niveau des quanta.

3- Le positivisme logique : inductiviste (voir p.3, § B) et instrumentaliste (voir p.9, § 2)

Au cours des années 1920, la philosophie des sciences conquiert, à la faveur de ces débats, une place institutionnelle reconnue. Elle reste, pour l'essentiel, le fait de physiciens contraints de revenir sur les principes de leurs théories. Mais avec le positivisme logique issu du cercle de Vienne, qui croit pouvoir trouver dans la logique mathématique fondée par Bertrand Russell, Alfred North Whitehead, Gottlob Frege et Ludwig Wittgenstein une méthode rigoureuse pour éliminer tout énoncé métaphysique du langage, elle se présente elle-même comme une " analyse logique " de caractère scientifique.

a- Le cercle de Vienne

Le positivisme logique, encore appelé empirisme logique ou, avec une nuance souvent péjorative, néopositivisme, est un mouvement philosophique international puissant et organisé. Né à Vienne dans les années 1920, il conquiert au cours de la décennie suivante des positions dans le monde entier, hormis les pays de l'Est. Partout où il triomphe, il impose bien plus qu'une doctrine, supposée combiner les leçons du philosophe écossais David Hume (1711-1776), défenseur de l'empirisme, et celles du philosophe et mathématicien allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), apôtre de la logique moderne : il représente un certain style de pensée philosophique, le plus souvent violemment antimétaphysique, mettant en avant un esprit d'expérimentation calqué sur celui des sciences physiques, une méfiance affichée à l'égard de toute affirmation sur ce qui ne relève pas du monde sur lequel l'homme a prise, et un intérêt technique pour l'appareil logique qui doit garantir nos démarches cognitives.

Le Manifeste de la conception scientifique du monde

Le positivisme logique a une histoire singulière qui éclaire son destin. Il s'annonce au monde en 1929, à Vienne, par le Manifeste de la conception scientifique du monde. Ce manifeste est rédigé par un groupe de savants et de philosophes qui ont pris l'habitude, depuis 1923, de se réunir librement le jeudi autour du logicien allemand Moritz Schlick. C'est l'économiste et sociologue Otto Neurath qui en est l'auteur principal.

Le style du Manifeste est celui d'une déclaration qui annonce un tournant dans la philosophie. Mais, beaucoup plus que d'une nouvelle école de philosophie, il s'agit d'un mouvement dont les ambitions théoriques - opérer la transmutation scientifique de la philosophie - ne sont pas dissociables d'objectifs sociaux et politiques audacieux.

Né dans le contexte tumultueux de la " Vienne rouge ", il affirme l'unité de la science contre les institutions universitaires qui maintiennent la distinction traditionnelle entre " sciences de l'esprit " (Geisteswissenschaften) et " sciences de la nature " (Naturwissenschaften), au bénéfice des premières.

Unité de la science et harmonie du monde

Le cercle de Vienne se pose ainsi comme un mouvement d'intellectuels progressistes contre les autorités académiques accusées de maintenir leur pouvoir grâce au prestige nébuleux de l'idéalisme allemand. Mais la portée sociale de l'entreprise est bien plus vaste aux yeux de ses promoteurs : c'est par la construction, sur une base logique, d'un " idiome formel " à vocation universelle que l'unité de la science pourra être instaurée. Du jour où les philosophes emploieront tous cet idiome, les divergences doctrinales cesseront, et, de ce fait, se développera la compréhension mutuelle entre les nations. Les affinités de l'idéal du cercle de Vienne avec l'esprit du mouvement espérantiste sont indéniables.

Ces visées émancipatrices se traduisent dans le Manifeste par un ton conquérant, célébrant la reconstruction du pays après le désastre de la Première Guerre mondiale et le démantèlement de l'Empire austro-hongrois. Elles prennent rapidement, avec la montée de l'antisémitisme et du nazisme, une tonalité de résistance, avec un accent anti-pangermaniste. Le Cercle se trouve lié au parti social-démocrate, notamment à travers la personnalité très forte de Neurath, ancien ministre spartakiste. Par ailleurs, en se référant à Ernst Mach (la première appellation du Cercle, en novembre 1928, fut "Association Ernst Mach"), à Albert Einstein et à Bertrand Russell, les savants-philosophes viennois entendent célébrer à leur façon l'issue triomphale qui vient d'être trouvée aux profondes crises qui ébranlent les sciences physiques et mathématiques depuis un demi-siècle. Leur objectif avoué est d'en conjurer le retour par l'élaboration d'un cadre philosophique qui soit adéquat aux progrès des sciences.

b- L'influence de Wittgenstein

C'est au Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, publié en 1922 avec une préface de Russell, que les partisans de la " conception scientifique du monde " se réfèrent essentiellement pour définir leur position en philosophie. Bien que Wittgenstein se montre réservé vis-à-vis de leur entreprise, ils continuent à invoquer son autorité. C'est lui, disent-ils, qui, avec Russell et Frege, les a mis sur la voie d'une conception de la philosophie comme " activité élucidatoire " du langage et sur celle du rejet de la métaphysique comme corps d'énoncés doctrinaux incompatibles avec la science empirique.

Le principe de vérification

C'est encore le Tractatus qui est supposé contenir le premier énoncé du principe de vérification qui devient leur cri de ralliement. L'aphorisme 4.024 de l'ouvrage pose que " comprendre une proposition veut dire savoir ce qui est le cas lorsqu'elle est vraie ". De plus, dans les Remarques philosophiques rédigées au temps du Manifeste, Wittgenstein écrit : " Le sens d'une proposition est la méthode utilisée pour y répondre ". Waismann, le collaborateur de Schlick chargé par le Cercle de suivre l'évolution de la pensée de Wittgenstein, en tire, en 1930, le slogan: " Le sens d'une proposition, c'est sa méthode de vérification. "

Telle est la pierre angulaire de la doctrine initiale du Cercle. Si tous les énoncés doués de sens peuvent être partagés entre énoncés analytiques (tautologies et contradictions sans prise sur le réel) et énoncés synthétiques (qui nous apprennent quelque chose sur le réel), alors, en vertu du principe de vérification, explique Carnap, ces derniers énoncés doivent pouvoir être " mis en correspondance " avec un donné empirique immédiat.

c- La Construction logique du monde (Carnap)

Carnap, dans la Construction logique du monde (1928), bâtit sur cette base un système général de tous les concepts scientifiques, qui repose en définitive sur la possibilité de " réduire " tous les objets de la connaissance aux " simples " objets de la perception sensible. Conformément au principe de " l'atomisme logique ", ce système postule en outre l'indépendance mutuelle des propositions élémentaires qui se combinent selon les lois de la logique en " propositions moléculaires ". Cette arme lui permet de rejeter les énoncés de la métaphysique : ce sont des énoncés qu'aucune condition ne vérifie ni n'invalide, qui ne sont pas non plus vrais ou faux en vertu de leur seule forme. Ces énoncés peuvent simuler la présence d'un contenu factuel et faire semblant de parler du monde en respectant les dehors d'un langage grammaticalement correct. Bref, ce sont de " pseudo-énoncés " dont le caractère " expressif " ou poétique devrait, au lieu de faire l'objet de dénégations, être assumé. Les métaphysiciens cesseraient alors d'être ce qu'ils ont toujours été : de " mauvais poètes ".

d- Les énoncés protocolaires

Très rapidement, la question des énoncés de base, techniquement baptisés énoncés protocolaires, oppose les membres du Cercle entre eux, et le principe de vérification est soumis à un examen critique. Il n'existe pas, objecte notamment Neurath à Carnap, " d'énoncés protocolaires primitifs ", il n'y a aucun énoncé ultime qui ne doive lui-même être soumis à vérification. Le " langage de l'expérience phénoménale " n'est pas, comme le croit Carnap, un langage pur. Au contraire, il est chargé de termes imprécis et équivoques ; on ne peut donc se fier à des comptes rendus d'observations du type : " l'aiguille du voltmètre se trouve en face du quatrième repère inscrit sur son cadran. " Par ailleurs, les énoncés protocolaires peuvent entrer en concurrence les uns avec les autres, et nous devons avoir la possibilité d'en rejeter certains en fonction du système théorique adopté.

Carnap fait droit à ces critiques dans ses ouvrages ultérieurs, mais sans abandonner le projet de formuler un langage universel de la science dans une perspective " physicaliste ". Ainsi dépourvu de toute base observationnelle absolue, ce langage est dès lors bâti sur des énoncés acceptés comme points de départ par une convention syntaxique passée entre chercheurs.

La contestation de Schlick

Schlick, pour sa part, maintient jusqu'à sa mort (il fut assassiné par l'un de ses étudiants en 1936) son opposition à la notion même d'énoncés protocolaires. Il indique que la question philosophique traditionnelle qui gît derrière ceux-ci n'est autre que celle de la vérité. Et sur cette question se divisent durablement les membres du Cercle. A Neurath, qui soutient contre l'idée de " vérité-correspondance " une conception de la " vérité-cohérence ", Schlick rétorque : " Celui qui n'exige que la cohérence, sans plus, comme critère de la vérité doit tenir des contes pleins de fantaisie pour aussi vrais qu'un récit historique ou que le contenu d'un traité de chimie, à la seule condition qu'ils soient habilement inventés et exempts de contradictions. "

Les positivistes logiques ne cesseront d'osciller sur ce point, poussés de plus en plus vers des thèmes instrumentalistes ou pragmatistes, lorsqu'ils feront aux États-Unis la rencontre de William James et de Charles S. Peirce, et à mesure que se modifiera le statut des énoncés protocolaires. Oscillation paradoxale de la part de théoriciens qui resteront attachés au principe de vérification.

La philosophie des sciences devient alors affaire de spécialistes, qui étudient techniquement la structure des théories dans leurs rapports aux " faits " observables. Otto Neurath organise sur cette base la publication d'une Encyclopédie de la science unifiée.

Mais cette conception de la philosophie des sciences qui combine un formalisme extrême et un empirisme radical se trouve contestée dès 1936, sur les marges mêmes du cercle de Vienne, par Karl Popper.

4- La méthodologie de Popper : falsificationiste (voir p.5, § C) et réaliste (voir p.9, §G.1)

La Logique de la connaissance scientifique (1934), qui ne trouvera un large écho qu'à compter de sa traduction anglaise en 1959, fait valoir qu'aucun critère logique de vérification ne permet jamais de distinguer une théorie scientifique d'une théorie qui ne l'est pas. D’autre part, Popper souligne qu’à vouloir éliminer tout énoncé métaphysique de la démarche scientifique, les positivistes perdent ce qui en est le ressort premier : les "conjectures" audacieuses que les scientifiques forgent pour les soumettre ensuite à des tests empiriques. Une théorie sera dite scientifique si on peut tirer de ses énoncés initiaux au moins un énoncé qui, soumis à un test empirique singulier, la réfuterait s'il était vérifié. Tel se présente le critère dit de falsifiabilité que Popper inclut dans un vaste système évolutionniste, de style darwinien, établissant la concurrence des hypothèses. Pour un topo détaillé du falsificationisme, voir p.5, § C.

5- Les travaux de Thomas Kuhn

Avec la publication en 1962 du livre de Thomas Kuhn intitulé La Structure des révolutions scientifiques, le monde de la philosophie des sciences commence à basculer. Ce physicien américain signe avec ce bref ouvrage, qui s'en prend avec brio à la façon dont on concevait avant lui les tâches et les procédures de la philosophie des sciences dans la plupart des grandes universités des États-Unis, sa reconversion à l'histoire des sciences. En s'appuyant sur des exemples tirés de l'histoire de la physique, il met en question non seulement l'image de la science qui y dominait, mais celle de la rationalité – et de la raison – qui y était présupposée.

Pour une présentation des travaux de Kuhn, voir p.7, § D. Pour son relativisme, voir p.8, § F.2.

6- Imre Lakatos

Pour une présentation des travaux de Lakatos, voir p.7, § E.

7- Paul Feyerabend

Nous en arrivons au philosophe autrichien Paul Feyerabend qui entreprend, dans son retentissant Contre la méthode (1975), de contester tout projet méthodologique au nom d'un " anarchisme " ou " dadaïsme " épistémologique. Mais avant d’étudier cet ouvrage, il est très utile de commencer par présenter un aperçu de la vie et du cheminement intellectuel de son auteur, qui s’enracine dans l’histoire de la philosophie des sciences telle que nous venons de la décrire.

Partie III- Feyerabend : sa vie, son cheminement intellectuel

Mon but est ici de faire clairement apparaître le cheminement intellectuel qui mène Feyerabend d’une position positiviste à une posture falsificationiste puis à l’écriture de Contre la méthode. Après avoir présenté l’ouvrage (voir pp.23-37), je reviendrai dans mes commentaires (voir p.38) sur ce cheminement-là, pour analyser le " tour de passe-passe " qui permet à l’auteur de tirer des leçons relativistes d’arguments qui jadis servaient sa cause poppérienne.

Je tire les développements qui suivent de l’autobiographie de Paul Feyerabend (Killing Time, 1995) et de l’article consacré à ce dernier par John Preston dans l’encyclopédie de la philosophie des sciences proposée par le site internet de l’Université de Stanford, Californie :

http://plato.stanford.edu/entries/feyerabend/

Chaque fois que possible, je renvoie le lecteur aux développements qui précèdent, afin qu’il puisse aisément faire le lien entre le cheminement intellectuel de l’auteur, l’histoire de la philosophie des sciences (voir pp.10-14), et les grandes catégories " analytiques " de cette discipline telle que les présente Chalmers (voir pp.3-9).

A- Les jeunes années de Feyerabend, de sa naissance à l’après-guerre : 1924-1947

Paul Feyerabend naît à Vienne en 1924, d’un père fonctionnaire et d’une mère couturière. L’Autriche subit encore les contrecoups de sa participation au premier conflit mondial : la famine la dévore, l’inflation la ronge, les émeutes l’ébranlent. Parce que dehors, le danger rôde, le petit Paul vit, jusqu’à l’âge de six ans, presque reclus dans le trois pièces de ses parents. Ses rares sorties accompagnées sont pour le cinéma.

Afin de s’échapper de cet environnement confiné, il s’invente un univers onirique. Il conservera longtemps les stigmates psychologiques de cet enfermement et de cette fuite dans l’imaginaire. Durant de nombreuses années, le monde lui semblera bien étrange, une sorte de pièce de théâtre mi-tragique mi-kafkaïenne. Il n’y participera que tel un acteur/spectateur un peu perdu, sans cesse distant de cette fiction pourtant bien réelle qu’il ne comprend pas toujours. Telle est du moins l’impression que nous laissent les chapitres de son autographie consacrés à sa jeunesse.

C’est en 1930 qu’il se voit projeté dans cet univers ubuesque - la réalité extérieure, les autres. Il doit en effet entamer sa scolarité. Sur les bancs de l’école, il développe des goûts éclectiques : il se passionne pour la physique et l’astronomie, dans lesquelles il excelle (une façon de quitter la Terre ?), s’adonne à l’art dramatique (une autre manière de fuir ?), s’émerveille du pouvoir que le raisonnement rhétorique confère sur les esprits (cela le laisse rêveur), et se prend d’amour pour le chant, qu’il étudie et pratique assidûment (sa propre voie transporte son imagination).

En 1938, les forces allemandes annexent son pays. A l’époque, il apprécie Hitler pour son charisme et ses capacités oratoires. Il constate qu’autour de lui des juifs disparaissent, mais ne s’en étonne pas : il ne saisit pas bien la gravité de la situation. Il obtient son " baccalauréat " en mars 1942, et gagne immédiatement l’Allemagne pour y accomplir son Arbeitsdienst, service de travail obligatoire instauré par les nazis. Rapidement las de ne faire qu’astiquer les casernes, il demande à rejoindre les troupes armées, et envisage même de rallier les rangs SS pour des raisons, dit-il, " esthétiques ". En juillet 1943, il apprend le suicide de sa mère : la nouvelle le laisse complètement froid. En décembre de la même année, son unité se trouve propulsée sur le front russe. Soumis à son regard, les combats se transforment en scènes de film épique. Lui n’est qu’un comédien qui donne la réplique, joue le rôle du héros : non, pense-t-il, il ne risque pas vraiment sa vie. Ses actes de bravoures inconsidérés le mènent du grade de simple soldat à celui de commandant. Mais en 1945, il reçoit une balle reçue en pleine colonne vertébrale, qui lui ramène les pieds sur terre en même temps qu’elle le paralyse temporairement. Il effectue sa convalescence en Allemagne, jusqu’à la fin de la guerre. Il conservera de sa blessure d’importantes séquelles tout le restant de sa vie.

En 1946, remis de son accident, il bénéficie d’une bourse pour étudier le chant et la mise en scène à Weimar. Chanter reste l’un de ses principaux centres d’intérêt. Il se voit confier un petit rôle dans un film de G.W. Pabst, réalisateur germanique de renom. Il finit pourtant par s’ennuyer, et décide de regagner sa ville natale.

B- Feyerabend positiviste logique (voir p.12, § 3) :1948-1951

1- Son entrée à l’Université de Vienne

De retour à Vienne, Feyerabend s’inscrit à l’université, et décide d’étudier l’histoire et la sociologie. Toutefois, très vite insatisfait, il opte finalement pour la physique, et suit en même temps des cours de philosophie (deux de ses matières de prédilection). Il se pose à cette époque en positiviste logique convaincu, alors influencé par les idées encore prégnantes du cercle de Vienne (voir p.12, § 3.a). Nous verrons combien sa pensée a pu évoluer.

2- Sa nomination au poste de secrétaire scientifique de la Société du Collège Autrichien

En août 1948, il participe, à Alpbach, à la première réunion du séminaire d’été international de la Société du Collège Autrichien, fondée en 1945. Celle-ci organise la rencontre de penseurs de diverses nations, dans le but de stimuler l’unification politique de l’Europe. Il en devient le secrétaire scientifique. Cette fonction, selon lui, marque d’une pierre blanche l’origine de sa carrière. Elle constitue à ses yeux " the most decisive step of [his] life " (Killing Time, 1995, p.70).

3- Sa première rencontre avec Hollitscher et Popper

Ses activités au sein de ladite Société lui donne l’occasion de rencontrer de nombreux érudits, dont deux hommes qui influenceront sa conception philosophique de la science : Karl Popper (voir p.14, § 4) d’une part, chantre absolu du falsificationisme (voir p.5, § C) et coryphée de l’opposition aux épigones de Neurath (voir p.12, § 3.a) ; Walter Hollitscher d’autre part, intellectuel marxiste au charisme sans égal et contempteur acharné de l’instrumentalisme (voir p.9, § 2). Il admire le premier pour sa liberté de penser et d’agir, son sens de l’humour, sa capacité de vulgarisation. Les puissants arguments du second en faveur du réalisme (voir p.9, G.1) le laissent songeur.

Toutefois, il ne remet pas immédiatement en question son attachement au positivisme logique (voir p.12, § 3). Comme nous le constaterons, Feyerabend, prompt à laisser séduire, accueille aisément, tout au long de son existence, la pensée de ses " ennemis " d’esprit. Mais s’il se laisse pénétrer de leurs influences, il garde celles-ci enfouies au fond de lui. Elles sommeillent là généralement toute une bonne décennie, voire deux, puis finissent par ressortir dans ses écrits. Nous le verrons, ce processus de " vinification " est caractéristique du cheminement spirituel de Feyerabend.

En 1949, il rencontre Bertholt Brecht. Hollitscher lui propose de devenir l’un des assistants de production de l’auteur. Il décline cependant la proposition. Dans son ouvrage Science in a Free Society (1978, p.114), il décrit ce refus comme la plus grande erreur de sa vie. Il se rétracte toutefois dans son autobiographie : il n’aurait pas aimé, dit-il, se muer en " satellite " de Brecht (Killing Time, 1995).

4- Ses rapports étroits avec Viktor Kraft

De la fin des années 1940 au début des années 1950, l’auteur, encore étudiant, occupe sa vie intellectuelle à fréquenter le cercle de Kraft, club philosophique, qui, réuni autour de son fondateur éponyme, reçoit pour visiteurs, de 1949 à 1953, Juhos, Hollitscher, von Wright, Anscombe et Wittgenstein. Le but du cercle est d’affranchir la philosophie de toute métaphysique, avec une référence spéciale aux découvertes scientifiques. Son principal sujet de discussion : la question de la réalité des entités théoriques et du monde externe (problématique : réalisme versus instrumentalisme : voir p.9, § G).

A l’université, Feyerabend doit à l’origine soutenir une thèse de physique. Cependant, ses calculs afférents à des problèmes d’électrodynamique n’aboutissent pas. Il bifurque alors définitivement vers la philosophie, et présente sa thèse de doctorat - " Zur Theorie der Basissätze " - en 1951, sous l’égide de Kraft. Il y traite des énoncés protocolaires (voir p.14, § D) théorisés par les positivistes logiques (Carnap en particulier), ceci dans la lignée des idées du cercle de Vienne.

Début 1950, il publie plusieurs articles de langue allemande relatifs à Wittgenstein, sur la base des épreuves des Investigations Philosophiques qu’il se procure auprès de Anscombe. Il envisage d’étudier à Cambridge auprès de l’auteur du Tractacus Logico Philosophicus. Malheureusement, celui-ci meurt avant qu’il n’arrive en Angleterre. Popper prend Feyerabend alors sous sa coupe.

C- Feyerabend falsificationiste : 1952-1966.

1- Sa vie à la London School of Economics auprès de Popper : 1952-1953.

a- Sa conversion au falsificationisme

Convaincu de la pertinence des critiques d’ordre logique (voir p.4, § 3) adressées par son nouveau mentor à l’encontre de l’inductivisme, Feyerabend épouse la cause du falsificationisme (voir p.5, § C), qu’il commence à défendre dans ses papiers et conférences.

b- Sa première ébauche du concept d’incommensurabilité

En 1952, il présente ses idées sur le changement scientifique lors d’un séminaire à la LSE ainsi qu’à Oxford devant un parterre de philosophes Wittgensteiniens (Anscombe, Geach, Hart, von Wright). Son discours reçoit un accueil mitigé de Hart, von Wright et Popper. Il contient la première ébauche du concept d’incommensurabilité, bien que ce terme ne soit pas encore explicitement prononcé (il ne sera employé par Feyerabend qu’environ 10 ans plus tard : voir p.20, § e)..

c- Sa théorie contextuelle de la signification

La même année, il prépare une revue critique des Investigations philosophiques, qui sera publiée en 1955 in The Philosophical Review, en partie grâce à Anscombe. Il y résume l’ouvrage de manière très " efficace ", et porte une attention particulière à la critique que Wittgenstein adresse à la théorie positiviste de la signification selon laquelle un mot tire son sens de l’observation de l’objet qu’il désigne (1 : j’observe un objet ; 2 : je désigne cet objet à l’aide d’un mot ; 3 : la signification de ce mot découle donc de mon expérience de l’objet).

Il croit trouver dans les Investigations l’idée d’une théorie contextuelle de la signification, qui identifie le sens d’un terme au rôle joué par ce terme dans le contexte théorique au sein duquel il se trouve formulé.

Cette théorie contextuelle de la signification tiendra plus tard une place centrale dans son œuvre.

d- Sa préférence pour une philosophie " scientifique " (contre la philosophie analytique du cercle de Vienne)

Mais sa revue des Investigations n’est point seulement laudative : elle égratigne aussi certaines des positions de Wittgenstein. A la philosophie analytique privilégiée par ce dernier, il préfère une philosophie " scientifique ", moins stérile à ses yeux, et suit en cela l’opinion de Popper.

2- Son retour à Vienne et la première ébauche de son pluralisme théorique : 1953-1955

Durant l’été 1953, Popper demande des fonds pour conserver Feyerabend comme assistant, mais celui-ci décide de rejoindre la capitale autrichienne.

De retour dans sa ville natale, il rencontre Arthur Pap - qui espère revigorer la tradition du cercle de Vienne - et devient son assistant. En 1954, par l’intermédiaire de Pap, il connaît Herbert Feigl qui diminue encore ses doutes - en a-t-il encore ? - sur la pertinence du réalisme (voir p.9, § G.1).

En 1954, il publie ses premiers articles relatifs à la philosophie de la mécanique quantique, et récolte alors les premiers fruits du temps passé avec Popper. Il combat, comme celui-ci, l’interprétation de Copenhague (voir p.11, § B.2.a), et défend les " paramètres cachés " de Bohm (voir pp.11-12, § B.2.b).

L’attaque qu’il entreprend de la position de Bohr et d’Heisenberg est éminemment tactique. Il affirme, dans un premier temps, que ces théoriciens disposent d’excellentes raisons, à la fois physiques, scientifiques, et factuelles, de penser que seule leur vision du monde se trouve compatible avec les résultats observés de leurs expériences. Habillement, il défend leur interprétation instrumentaliste de la théorie des quanta. Mais, dans un second temps, il finit par arguer que leurs résultats ont eux-mêmes besoin d’être confrontés à un point de vue concurrent. Seule cette confrontation, dit-il, pourrait en révéler la vérité… ou la fausseté. Il pousse ainsi les physiciens à reconsidérer leurs règles méthodologiques, et pose, ce faisant, les premiers jalons de sa future méthodologie pluraliste, selon laquelle les théories doivent être comparées à d’autres théories autant qu’à l’expérience. Nous verrons bientôt la justification de cette théorie.

3- 1955-1957 : son premier poste académique à l’université de Bristol, l’origine des chapitres de Contre la méthode consacrés à Galilée, et la formulation de l’une de ses principales prémisses

En 1955, fort du soutien de Popper et de Schrödinger, Feyerabend obtient un poste de professeur es philosophie des sciences à l’université de Bristol (son premier poste académique).

a- Sa rencontre avec Frank : l’origine des chapitres de Contre la méthode consacrés à Galilée

Durant l’été 1955, en visite à Alpbach, il rencontre Philippe Frank, ancien positiviste logique. Celui-ci exerce alors sur lui une forte influence, qui, comme d’habitude, ne s’extériorisera que bien plus tard. Ainsi Feyerabend écrit-il :

Frank argued that the Aristotelian objections against Copernicus agreed with empiricism, while Galileo’s law of inertia did not. As in other cases, this remark lay dormant in my mind for years; then it started festering. The Galileo chapters of Against Method are a late result. (Killing Time, 1995, p.103 ; c’est moi qui souligne).

b- La formulation de l’une de ses prémisses fondamentales

En 1957, au cours du symposium de recherche de Colston, Feyerabend introduit l’une de ses prémisses fondamentales : le langage d’observation, dit-il, n’est jamais qu’une partie du langage théorique. Cette prémisse, associée à la théorie contextuelle de la signification, conduira l’auteur à formuler sa " Thèse I ", véritable clé de voûte de son argumentation ultérieure (voir p.18, § 4.b).

4- Ses premières années à l’Université de Berkeley : 1958-1964

a- Sa première rencontre avec Kuhn

En 1958, Feyerabend est engagé par l’Université de Berkeley. Il ne s’y rend cependant qu’en 1960. Il y rencontre Thomas Kuhn (voir p.7, § D, et p.14, § 5), lit les épreuves de son ouvrage intitulé La structure des révolutions scientifiques, mais il ne comprend pas tout de suite l’importance de l’approche historico-descriptive pour la philosophie des sciences. Toutefois, cette approche germera dans son esprit ; il l’utilisera dans Contre la méthode.

b- Sa " Thèse I ", son principe de testabilité, son pluralisme théorique, sa défense du réalisme … et son éloignement progressif de Popper

b1- Sa " Thèse I "

Il publie alors de multiples articles dans lesquels il critique ardemment la position encore prégnante des épigones du cercle de Vienne. Sa critique s’articule principalement sur l’analyse de la relation entre théorie et observation (problématique instrumentalisme versus réalisme : voir p.8, § G).

Dans son article intitulé " An Attempt at a Realistic Interpretation of Experience " (1958), il plaide ainsi contre le positivisme et en faveur d’une interprétation " réaliste " de la relation entre théories et expérience, ceci dans la lignée du falsificationisme poppérien. Il y critique la théorie positiviste de la signification qui affirme qu’un mot tire son sens de l’observation de l’objet qu’il désigne. Cette théorie, en effet, implique que l’interprétation des termes et des énoncés d’observation ne dépend nullement de l’état d’avancement de nos connaissances théoriques, et conduit à penser que même les changements théoriques majeurs ne peuvent affecter la signification du langage d’observation scientifique (thèse dite de la " stabilité ").

Contre cette position qu’il juge aberrante, il défend ce qu’il appelle la " Thèse I " :

The interpretation of an observation-language is determined by the theories which we use to explain what we observe, an it changes as soon as those theories change (Philosophical Papers, Vol.1, p 31).

Cette thèse découle directement et logiquement :

La " Thèse I " renverse la direction de l’interprétation présupposée par les positivistes. La signification ne dérive pas de l’observation : l’expérience la reçoit de la théorie. Les rapports d’observation, les résultats expérimentaux et autres énoncés " factuels " ou bien contiennent des hypothèses théoriques, ou bien les affirment par la manière dont ils sont utilisés. Ces hypothèses renvoient parfois à ce qui mériterait de faire l’objet de véritables sciences auxiliaires, mais elles demeurent souvent simplement tacites. Nous les mobilisons et les soutenons sans même en prendre conscience, et nombre d’entre elles se diluent dans le langage d’observation qui peut alors se trouver prisonnier de formes de spéculations séculaires mais erronées. Je voudrais ici fournir quelques exemples qui illustrent ce point de vue.

Exemple n°1

Un disciple d’Aristote regardant une pierre tomber dira : " ce caillou, principalement composé de terre, rejoint son lieu de prédilection, proche du centre de l’univers ". Son énoncé d’observation se réfèrera ainsi à la conception aristotélicienne qui stipule que notre planète se trouve au centre du monde et que chacun des quatre éléments de base possède une place naturelle qu’il regagne dès qu’une cause extérieure l’en écarte : la place naturelle du feu se situe au sommet de l’atmosphère, prêt de l’orbite lunaire ; celle de l’air, dans la région située juste au dessus de la surface de la Terre ; celle de l’eau, sur cette surface même ; et celle de la terre (dont les pierres sont essentiellement constituées), au centre de l’univers. Dans l’énoncé d’observation du disciple d’Aristote, c’est toute une cosmologie qui se trouve donc affirmer de façon implicite. Que notre aristotélicien adopte les vues de Newton, et son énoncé d’observation changera du tout au tout. Il expliquera alors par exemple : " ce caillou tombe soumis aux lois de la gravitation ".

Exemple n°2

Nous avons l’habitude de dire : " cette table est blanche ", quand nous la regardons dans des circonstances normales et que nos sens nous semblent opérationnels, ou bien : " cette table paraît blanche ", si la lumière s’avère faible ou si nous doutons de nos capacités perceptives. Cette habitude exprime notre sentiment que certaines de nos impressions sensorielles sont véridiques tandis que d’autres ne le sont pas. Nous supposons aussi que la lumière nous transmet une image vraie des objets que nous envisageons. Ces hypothèses, pourtant hautement discutables, constituent notre vision du monde. Elles se diluent dans notre langage d’observation, et nous les affirmons sans même nous en rendre compte. Elles forment pourtant une véritable théorie de la connaissance, qui postule une relation simple entre les perceptions et les entités physiques perçues. Pour tirer des conclusions testables de nos énoncés (" cette table est blanche " et " cette table semble blanche "), pour les interpréter en toute connaissance de cause, il conviendrait normalement de reconnaître l’existence de cette théorie et de faire de celle-ci une science auxiliaire à développer.

Exemple n°3

Du temps de Copernic, l’énoncé : " Vénus, vue de la terre, ne change pas de taille au cours de l’année " se trouvait communément accepté. Mais la théorie de l’astronome polonais aboutissait à la prédiction contraire, et semblait donc falsifiée. Or, cet énoncé s’est, depuis, trouvé réfuté. Nous savons aujourd’hui qu’il affirmait de manière implicite l’hypothèse erronée selon laquelle l’œil nu évalue correctement la dimension de petites sources lumineuses. Cette hypothèse renvoie à certaines lois d’optique relatives à la rétine qui n’étaient pas disponibles à l’époque. Si de telles lois avaient été développées, l’énoncé d’observation aurait été interprété d’une autre manière, et même transformé. Nous aurions dit : " Vénus, vue de la terre à l’œil nu, semble ne pas changer pas de taille au cours de l’année alors que tel est peut-être le cas en réalité ".

Exemple n°4

Supposons que nous testions une certaine théorie astronomique et que nous devions pour cela observer la position de Saturne au moyen d’un télescope à un instant donné pour vérifier l’une des prédictions de la théorie considérée. Imaginons maintenant que la planète ne soit pas au rendez-vous à l’heure prévue et à l’endroit du ciel scruté. Nous dirons par exemple : " Ce lundi 25 mars 2002 à midi, Saturne ne se trouvait pas à la position P ". Mais nous affirmerons alors peut-être implicitement bien des hypothèses. Il se peut par exemple que nous n’ayons pas tenu compte de l’angle de réfraction de la lumière de la planète dans l’atmosphère terrestre et nous aurons alors tacitement supposé que cet angle n’existait pas ; il se peut que nous n’ayons pas réglé le télescope et nous aurons alors implicitement supputé qu’un tel réglage s’avérait inutile ; etc.

b2- Son principe de testabilité

Feyerabend érige à cette époque le principe de testabilité en maxime méthodologique suprême : les théories, selon lui, doivent pouvoir être testées, c’est-à-dire qu’elle doivent pouvoir être falsifiées. Or, le positivisme - qui considère l’observation comme un fondement solide de la connaissance et qui conçoit les théories comme de simples résumés objectifs de l’expérience - conduit à fouler au pied ce principe si cher à ses yeux. En effet, les positivistes soutiennent que les théories inférées de l’observation procurent une connaissance certaine et irréfutable. Or, cette croyance transforme de telles théories en véritables mythes infalsifiables, donc vidés de tout contenu empirique (Feyerabend considère à l’époque, comme tout bon falsificationiste, que le contenu empirique d’une théorie est une fonction croissante de la falsifiabilité de cette dernière).

b3- Son pluralisme théorique

Selon la " Thèse I ", une théorie produit ses propres observations, leur confère leur signification, et ne saurait donc que rarement se voir contredite par ces dernières, qui ne peuvent en fait bien souvent que la renforcer. Cette circularité vide de tout contenu empirique une théorie " inductiviste " isolée. Le degré de faillibilité de cette théorie se transmet à ses énoncés d’observation, et bientôt, nous voyons cette théorie, peut-être entièrement erronée, passer le test de l’expérience. Une théorie ne peut être testée par les seules observations qu’elle engendre et auxquelles elle donne sens ; si elle est erronée, celles-ci le seront aussi. Seule une autre théorie, incompatible, peut fournir les éléments susceptibles de la falsifier, guider le scientifique vers d’autres observations, conférer à l’expérience une autre interprétation. Seule une autre théorie incompatible peut donc lui procurer le contenu empirique dont elle manquerait sinon.

b4- Sa défense du réalisme

Le réalisme plaide pour la prolifération de théories concurrentes, qui s’apportent alors les unes les autres le contenu empirique dont elles ont besoin pour être testées. Cela constitue le plus grand argument en sa saveur, comme Feyerabend le soutient dans les articles qu’il publie à cette période [" How to be a Good Empiricist " (1963), " Realism and Instrumentalism " (1964), " Problems of Empiricism " (1965) et " Reply to Criticism " (1965)]. Le réalisme prône la défense des théories nouvelles, même si - et peut-être surtout quand - l’observation les contredit, parce que la signification prêtée à l’observation peut-être le produit de conjectures anciennes erronées. Et pour faire entendre leurs droits, les nouvelles théories doivent prétendre viser la réalité, qui peut se cacher derrière l’observation fallacieuse. Alors seulement le doute continuera d’être maintenu. Alors seulement les théories ne se transformeront pas en mythes infalsifiables. Alors seulement certaines de nos connaissances pourront peut-être nous révéler quelques secrets cachés de la nature. Alors seulement la science progressera.

b5- Son éloignement progressif de Popper

Nous voyons comment Feyerabend, qui idolâtre le principe de testabilité, continue de souscrire en cela au falsificationisme, mais aussi comment, en même temps, il s’écarte de Popper : dans un premier temps, il convient de ne pas rejeter les théories qui échouent au test de l’expérience (et qui sont donc apparemment falsifiées). Tout au contraire : il faut les soutenir. Plus que le falsificationisme, c’est en fait le réalisme qu’il défend désormais, au nom du principe de testabilité. Ceci le mène à idéaliser ce que Kuhn nomme les situations de crise et les périodes de révolutions scientifiques (voir p.7, § D).

c- Son concept d’incommensurabilité

Autre conséquence de la " Thèse I " : elle conduit à énoncer l’incommensurabilité possible des théories concurrentes. Feyerabend utilise explicitement ce concept pour la première fois en 1962 dans son fameux article intitulé " Explanation, Reduction and Empiricism " (1962). Notons que, la même année, Kuhn l’emploie dans son ouvrage titré La structure des révolutions scientifiques. Si la signification de tout terme est déterminée par son contexte théorique, les termes de théories incompatibles ne sauraient posséder le même sens, même s’ils sont identiques : ces théories sont alors incommensurables. La " masse " de Newton ne possède aucune commune mesure avec la " masse " d’Einstein. Dans cette version de l’incommensurabilité, les principes de construction d’une théorie interprétée de manière réaliste - ses fondements observationnels - peuvent être violés ou suspendus par une autre. En conséquence, les théories ne peuvent pas toujours être comparées entre elles sur la base de leur contenu, contrairement aux dires des rationalistes (voir p.8, § F.1). L’incommensurabilité ouvre la porte au relativisme : Feyerabend ne l’admet pas immédiatement. Il n’empruntera le chemin relativiste qu’à la fin des années 60.

C- Vers Contre la méthode

1- Sa prise de conscience de l’importance des circonstances historiques pour le chercheur

En 1964, Feyerabend dirige avec Feigl un séminaire à Alpbach sur le thème du développement de la philosophie analytique, mais demeure attaché à la philosophie " scientifique " : pour lui, la philosophie n’a point de valeur si elle ne contribue pas de manière quantifiable au progrès de la science. Mais au cours d’un séminaire tenu à Hambourg en 1965, il rencontre le physicien Von Weizsäcker et discute avec lui des fondements de la théorie des quanta. Cette discussion aura sur lui un impact considérable, quoique, comme toujours, différé dans le temps :

Von Weizsäcker showed how quantum mechanics arose from concrete research while I complained, on general methodological grounds, that important alternatives had been omitted. The arguments supporting my complaint were quite good... but it was suddenly clear to me that imposed without regard to circumstances they were a hindrance rather than a help: a person trying to solve a problem whether in science or elsewhere must be given complete freedom and cannot be restricted by any demands, norms, however plausible they may seem to the logician or the philosopher who has thought them out in the privacy of his study. Norms and demands must be checked by research, not by appeal to theories of rationality. In a lengthy article I explained how Bohr had used this philosophy and how it differs from more abstract procedures. Thus Professor von Weizsäcker has prime responsibility for my change to ‘anarchism’ - though he was not at all pleased when I told him so in 1977. (Science in a Free Society, 1978, p.117, c’est moi qui souligne).

En 1965, bien qu’ayant pris quelques distances avec Popper, Feyerabend écrit une critique dithyrambique de Conjectures et Réfutations.

2- Sa rupture avec toute forme d’empirisme et sa rencontre avec Lakatos.

Dans son article intitulé " Science Without Experience " (1969), Feyerabend défend l’idée selon laquelle l’expérience n’est en principe aucunement nécessaire à la construction, la compréhension, et au test des théories scientifiques empiriques. Il renonce désormais totalement à se présenter comme un empiriste de quelque sorte que ce soit.

Durant l’été 1966, il donne une conférence sur les dogmes de l’Eglise à Berkeley (" Why church dogma? Because the development of church dogma shares many features with the development of scientific thought " (Killing Time, 1995, pp.137-138)). Il développe ces idées dans un article publié en 1970 (" Classical Empiricism ") dans lequel il soutient que l’empirisme (inductivisme et falsificationisme) et le protestantisme partagent certains traits communs (puritanisme…).

A la London School of Economics, il rencontre Lakatos, et devient son ami.

3- Contre la méthode, de l’article à l’ouvrage : 1970-1975.

A début des années 1970, Feyerabend est à présent prêt à définitivement abandonner le falsificationisme pour développer sa propre perspective. En 1970, il écrit un article titré Contre la méthode, dans lequel il pourfend plusieurs des poncifs de la méthodologie scientifique.

Il prépare avec Lakatos un ouvrage, For and Against Method, dans lequel son acolyte doit endosser la position rationaliste (voir p.8, § G.1), et lui l’attaquer. Cependant, Lakatos meurt en février 1974. L’ouvrage s’écrira sans lui, au grand dam de Feyerabend terriblement choqué par la disparition de son ami.

En 1975 sort donc Contre la méthode, amputé de l’une de ses parties. Certains y voient une lettre à Lakatos, à qui le livre est dédié. Selon Feyerabend :

Against Method is not a book, it is a collage. It contains descriptions, analyses, arguments that I had published, in almost the same words, ten, fifteen, even twenty years earlier (...) I arranged them in a suitable order, added transitions, replaced moderate passages with more outrageous ones, and called the result ‘anarchism’. I loved to shock people (...) (Killing Time, 1995, pp.139, 142).

Nous n’en dirons ici pas plus sur cet ouvrage que nous allons présenter dans la partie qui suit.

D- L’après Contre la méthode : un Feyerabend désormais résolument relativiste.

1976 Feyabend répond au critique que ses contempteurs adresse à Contre la méthode. Il tombe en dépression, mais publie tout de même son principal article sur le relativisme (voir p.8,
§ F.2) : c’est la première fois qu’il endosse cette posture de manière explicite.

1978 Publication de Science in a Free Society. L’ouvrage contient de nouveau certaines réponses aux critiques formulées à l’encontre de Contre la méthode, apporte quelques clarifications sur l’anarchisme théorique, dont les implications politiques sont développées, et confirme l’adhésion de Feyerabend au relativisme. Le premier volume des Philosophical Papers paraît en langue germanique.

1981 Les deux premiers volumes des Philosophical Papers paraissent cette fois-ci en anglais ; enrichis de nouveaux exemples historiques.

  1. Feyerabend recontre Grazia Borrini lors des conférences qu’il tient à Berkeley.
  2. 1984 L’auteur publie Science as an art ; il y défend l’idée relativiste selon laquelle l’histoire des sciences ne connaît pas de progrès : seulement des changements.

1987 Publication de Adieu la raison (Farewell to Reason), qui rassemble certains des articles de Feyerabend parus entre 1981 et 1987.

1988 Publication de la deuxième version révisée de Contre la méthode : les développements de la première mouture relatifs à l’histoire des arts visuels n’y apparaissent plus ; certaines partie de Science in a Free Society y sont intégrées.

1989 Feyerabend épouse Grazia Borrini.

1990 Il quitte Berkeley.

1991 Parution de Three Dialogues on Knowledge notamment.

1993 Publication de la troisième édition de Contre la méthode. Feyerabend développe une tumeur cérébrale inopérable et se voit hospitalisé.

1994 L’auteur décède le 11 février.

1995 Son autobiographie, Killing Time (traduction française : Tuer le temps, 1996).

E- Bibliographie de Feyerabend (principaux écrits)


Partie I
Présentation de l’ouvrage : questions, réponse, résumé, postulats


A- Questions qui fondent le texte

Comme le remarque Feyerabend dans l’introduction de son ouvrage intitulé Contre la méthode, l’éducation scientifique, sous la gouverne des méthodologues empiristes, inculque aujourd’hui aux chercheurs un ensemble de règles de " bonne conduite ", universelles et atemporelles. Par là même, elle parvient à créer une tradition scientifique : la manière dont les savants pratiquent la science tend à s’uniformiser. " Il est donc possible de créer une tradition et de la maintenir par des règles strictes ; cela, dans une certaine mesure, permet des succès. " Ceci conduit Feyerabend à poser explicitement la question suivante : " [...] est-il souhaitable de soutenir une telle tradition en rejetant toutes autres possibilités ? Doit-on lui attribuer le droit exclusif de traiter la connaissance, avec pour conséquence que tout résultat obtenu par d’autres méthodes est éliminé sans appel ? C’est la question que j’ai l’intention de poser dans le présent essai. " (Contre la méthode, 1979, p.16, c’est l’auteur qui souligne).

Dans une perspective herméneutique, nous pouvons bien entendu formuler d’autres questions auxquelles l’ouvrage apporte également une réponse. J’en propose ici quelques unes :

B- Réponse

A toutes ces questions, Feyerabend répond : " non ", de manière ferme et définitive. Ainsi écrit-il :

La science est une entreprise essentiellement anarchiste : l’anarchisme théorique est davantage humanitaire et plus propre à encourager le progrès que les doctrines fondées sur la loi et l’ordre. (Contre la méthode, 1979, p.13, c’est l’auteur qui souligne).

Toutes les méthodologies ont leurs limites, et la seule " règle " qui survit, c’est : " tout est bon " (Contre la méthode, 1979, p.333)

Ainsi, la science est beaucoup plus proche du mythe qu’une philosophie scientifique n’est prête à l’admettre. C’est l’une des nombreuses formes de pensée qui ont été développées par l’homme, mais pas forcément la meilleure. La science est indiscrète, bruyante, insolente ; elle n’est essentiellement supérieure qu’aux yeux de ceux qui ont opté pour une certaine idéologie, ou qui l’ont acceptée dans avoir jamais étudié ses avantages et ses limites. Et comme c’est à chaque individu d’accepter ou de rejeter des idéologies, il s’ensuit que la séparation de l’Etat et de la l’Eglise soit être complétée par une séparation de l’Etat et de la Science : la plus récente, la plus agressive et la plus dogmatique des institution religieuses. Une telle séparation est sans doute notre seule chance d’atteindre l’humanité dont nous sommes capables, mais sans l’avoir jamais pleinement réalisée. (Contre la méthode, 1979, p.332, c’est l’auteur qui souligne).

Pour fonder sa réponse, Feyerabend examine certains épisodes historiques et conduit une analyse abstraite. Nous reviendrons sur sa méthode de démonstration en Partie II § B (p.38).

C- Résumé

Introduction

Selon les épistémologues empiristes le progrès scientifique résulte, et doit résulter, du respect d’une méthodologie particulière. Inductivistes et falsificationistes ne s’accordent ni sur la nature dudit progrès, ni sur les principes censés le sous-tendre, mais les premiers comme les seconds s’acharnent - chacun de leur côté - à déterminer une méthode universelle et atemporelle susceptible de garantir l’avancée des connaissances scientifiques (voir p.3 § A et B ; p.5s, § C). Cependant, l’examen de tout processus historique révèle le caractère simpliste de leur analyse et la dangerosité de leurs prétentions normatives.

Comme le souligne Feyerabend qui paraphrase Lénine : " L’histoire en général, et plus particulièrement l’histoire des révolutions, est toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multiforme, plus vivante, plus " ingénieuse ", que ne le pense les meilleurs historiens et les meilleurs méthodologues " (Contre la méthode, 1979, p.13). Pour citer Raymond Aron, " les hommes font l’histoire mais ne savent pas l’histoire qu’ils font " (c’est moi qui le cite). Les conséquences de leurs actes ne peuvent pas être toujours prévues à l’avance. L’acteur sociopolitique qui souhaite faire révolution se heurte aux normes dictées par la classe dominante soucieuse de ses privilèges. Il doit composer, pour parvenir à ses fins, avec l’épaisseur complexe de la société qu’il veut transformer. En conséquence, il ne saurait obéir à une procédure unique définie à l’avance. Il lui faut au contraire compter avec les circonstances, louvoyer en fonction des réactions de son environnement, se maintenir en alerte, continuellement redéfinir son programme d’action : faire feu de tout bois.

De la même façon, le savant qui entend révolutionner la science de son temps doit nécessairement, pour imposer ses vues, agir en opportuniste sans scrupule. Comme le révolutionnaire politique, il se trouve confronté aux théories orthodoxes des chercheurs bien établis de son époque. Ceux-ci imposent leurs normes, leurs idées, leurs " faits " incontestables, la liste des problèmes légitimes à résoudre, et nient les conceptualisations alternatives du monde.

Ce monde, pourtant, est complexe. Qui peut prétendre en rendre compte avec certitude ? On nous parle de faits " objectifs ", mais un examen attentif prouve que de tels faits n’existent pas : il n’y a au mieux que des interprétations de faits, relatives à un contexte théorique donné, situées dans le temps et dans l’espace. L’histoire de la science est celle d’une herméneutique, et la richesse de cette dernière – sa fécondité - dépend de l’inventivité des acteurs qui la produisent.

Or, l’éducation scientifique, sous la gouverne des méthodologues absolutistes, vise aujourd’hui à inculquer aux savants un ensemble de règles figé : des règles de " bonne conduite ", prétendument universelles et immuables. Cette éducation-là immole l’imagination, le sens de l’humour et les croyances personnelles du jeune chercheur au bûcher de " l’objectivité " et de la " rationalité ". Elle fabrique des clones en série, des ouvriers spécialisés, des machines à " bien penser ", et standardise ipso facto les produits d’une science devenue industrie. Cela, dans une certaine mesure, permet quelques succès. Mais est-il souhaitable de soutenir une telle entreprise ? Ses mécanismes ne conduisent-il pas à la négation de tout sens critique ? Une science qui ne doute plus d’elle même est-elle encore une science ?

Deux raisons conduisent l’auteur à stigmatiser un tel dogmatisme. D’une part, confrontées au monde à explorer, complexe et inconnu, nos méthodes béatifiées peuvent au mieux nous permettre de découvrir quelques " faits " isolés, mais en aucun cas les secrets de la nature profondément cachés. D’autre part, l’enseignement par castration prodigué par nos meilleures écoles interdit de " cultiver l’individualisme qui seul produit, ou peut produire, des êtres humains bien développés "

Contre les méthodologies doctrinaires, l’auteur prône une théorie anarchiste de la connaissance. L’anarchisme théorique - ou épistémologique - diffère profondément de son homonyme politique et du scepticisme . En effet, alors que les fidèles de Pyrrhon d’Elis ne prennent jamais position, et que les épigones de Proudhon, qui abhorrent les institutions et le pouvoir, vénèrent paradoxalement les règles censées guider la pratique scientifique et ne font en pratique aucun cas de l’épanouissement de la personne humaine, l’anarchiste théorique, dadaïste, peut soutenir l’affirmation la plus scandaleuse ou défendre la conception la plus orthodoxe, militer en faveur du statu quo ou honnir les conservateurs, s’allier à l’Etat ou à l’Eglise ou fomenter contre ces organisations, agir ou encore ne rien faire : dans l’absolu, peu lui importe. " Il n’a pas d’objection à considérer la matière dont est fait le monde, telle qu’elle est décrite par la science et révélée par ses sens, comme une chimère qui pourrait cacher une réalité plus profonde et peut-être spirituelle, ou comme une simple texture de rêve qui ne révèle et ne cache rien " (Contre la méthode, 1979, p.208). Il n’exècre qu’une seule chose par principe : les critères, les lois ou les idées universels, telle la " Vérité ", la " Raison ", la " Morale ", etc. Il peut agir par intérêt, pour l’amour d’une femme, pour gagner un pari ou motivé par ses convictions du moment. Une fois son objectif défini, il se conduit, pour l’atteindre, en opportuniste sans scrupule. Plus rien de compte pour lui que de parvenir à ses fins. Sa méthode, qui est une a-méthode, le rend plus efficace que quiconque.

Selon l’auteur, il n’y a aucune raison de penser que cet anarchisme théorique conduise au chaos. En effet, souligne-t-il, " le système nerveux de l’homme est trop bien organisé pour cela " (Contre la méthode, 1979, p.19).

Enfin, pour échapper à sa propre critique, l’auteur s’attache à ne point faire de ses prescriptions des recommandations atemporelles. Il ajoute ainsi : " Naturellement, il peut venir un temps où il sera nécessaire de donner à la raison un avantage temporaire, et où il sera sage de défendre ses règles à l’exclusion du reste. Je ne crois pas que nous vivions une telle époque. " (Contre la méthode, 1979, p.19).

Chapitre 1

L’idée rationaliste (voir p.8, § F.1) d’une méthode universelle que les scientifiques devraient respecter de manière inconditionnelle ne tient pas lorsqu’elle se trouve confrontée à l’épreuve des faits historiques. En effet, toutes les règles inductivistes et falsificationistes se sont vues violées à un moment ou à un autre. Ceci est un constat.

Ces infractions, en outre, ne constituèrent pas, lorsqu’elles se produisirent, de regrettables accidents : elles furent en leur temps nécessaires au progrès de la science. Pas une seule grande révolution scientifique n’aurait pu s’accomplir sans elles. Nous l’avons vu en introduction : le chercheur qui s’attache à remettre en cause le savoir de son temps doit, pour imposer ses vues, agir en opportuniste sans scrupule.

Le savant, nous dit-on, a pour devoir d’obéir aux lois de la Raison. Mais dans bien des cas, le raisonnement, loin de favoriser le progrès, l’entrave. Car raisonner signifie toujours réfléchir dans le cadre d’une logique particulière, celle de la théorie en place. Or, progresser requiert souvent de sortir de ce carcan théorique, qui finalement n’est qu’arbitraire. La sagesse universelle est une sagesse apprise, contextuelle, véhiculée par des écoles disciplinaires qui dressent leurs ouailles encore naïves à lui vouer un culte aveugle. Il s’agit de sanctifier la science contemporaine aux dépens de celle qui mériterait de lui succéder. Intérêts, forces, techniques de propagande et autre lavage de cerveau jouent un rôle important dans l’avancement des connaissances. Ceci peut être également montré par une analyse du rapport entre l’idée et l’action.

Selon la vox populi, la cognition précède l’action. " Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément " nous dit Montaigne (c’est moi qui le cite). Formulée par Popper, cette formule devient : " la science commence avec un problème " (voir p.5, §C.3), c’est-à-dire une question de recherche précisément formulée à partir de laquelle les investigations peuvent débuter. Cependant, un tel processus ne traduit pas celui qui préside au développement psychique de l’enfant. Celui-ci, par exemple, acquiert une parfaite compréhension de sa langue maternelle parce qu’il commence par jouer avec les mots sans d’abord en saisir la signification. La construction d’une chose est souvent, si ce n’est toujours, nécessaire à la parfaite compréhension de cette chose. Ainsi Giambattista Vico d’affirmer : verum ipsum factum (le vrai est le même que le fait) (c’est moi qui le cite). Nous sommes d’abord mus par une passion (Kierkegaard) qui guide notre comportement, et celui-ci crée à son tour les circonstances et les idées nécessaires à l’entendement du processus d’ensemble, à sa " rationalisation ". L’exemple de Galilée étudié en détail dans les chapitres 6 à 12 illustre ce point. A la pensée linéaire, il faut préférer une pensée dialectique, qui " dissout dans le néant les déterminations détaillées de la compréhension ".

Selon Feyerabend, l’anarchisme théorique contribue au progrès, quel que soit le sens prêté à ce terme. Un seul principe est à défendre en toute circonstances ; c’est le principe : tout est bon.

Les chapitres 2, 3, 4 et 5 explicitent ce principe, et les chapitres 6 à 12 en fournissent une illustration détaillée.

Chapitre 2

Examiner en détail le principe " tout est bon " revient à étudier les " contre-règles " qui s’opposent aux règles communément admises, notamment énoncées par les empiristes (inductivistes et falsificationistes).

Ainsi Feyerabend considère-t-il la règle empiriste qui spécifie que c’est l’expérience, les faits ou les résultats expérimentaux qui donnent la mesure du succès d’une théorie considérée. Selon cette règle, un accord entre ladite théorie et les données joue en faveur de la première (inductivisme) tandis qu’un désaccord la met en danger et peut nous forcer à la rejeter (falsificationisme).

Deux contre-règles correspondent à cette règle-là. La première d’entre elles nous enjoint à élaborer des hypothèses qui ne concordent pas avec les théories bien confirmées ; la seconde nous demande d’établir des conjectures qui contredisent les faits bien établis ; l’une et l’autre nous incitent donc à procéder par contre-induction. Il s’agit de déterminer s’il peut être raisonnable d’obéir à ces deux contre-règles. Les chapitres 3 et 4 traitent de la première, et le chapitre 5 de la seconde.

Bien entendu, une contre-règle représente encore une règle, et il n’est pas question de remplacer une règle par une autre, pas question de substituer la contre-induction à l’induction et à la falsification. L’objectif est plutôt de montrer que toutes les méthodologies, même les plus évidentes, présentent des limites, et la meilleure façon de le prouver est de mettre en relief les lacunes, voire l’irrationalité, des principes qui ont la chance d’être aujourd’hui considérés comme fondamentaux. Ainsi, Feyerabend de préciser : " […] Ces remarques, je l’espère, dissiperont les craintes de certains quant à mes intentions de lancer un nouveau mouvement où les slogans " proliférez " ou " tout est bon " remplaceraient les slogans du falsificationisme, de l’inductivisme, ou du " programmisme " de recherche [de Lakatos] " (Contre la méthode, 1979, p.31, note 3).

Chapitre 3

Ce chapitre présente des arguments détaillés en faveur de la contre-règle qui nous incite à élaborer des hypothèses incompatibles avec les théories hautement confirmées.

Ces arguments sont indirects : il s’agit de critiquer la règle qui veut que de nouvelles hypothèses soient compatibles avec les théories bien établies. Cette règle sera nommée " condition de compatibilité ". Selon Feyerabend, elle remonte au moins à Aristote et se voit adoptée par la plupart des philosophes des sciences du XX° siècle.

En première analyse, le cas de la condition de compatibilité semble vite réglé, car celle-ci a de très nombreuses fois été violée ; au moins à chaque révolution scientifique. Il s’agit ici d’un constat historique. Par exemple, certaines des conséquences de la théorie de Newton contredisent la loi de Galilée dans son domaine de validité : alors que cette dernière affirme que l’accélération d’un objet en chute libre doit être constante, les équations newtoniennes concluent de leur côté à une accélération décroissante.

De manière plus abstraite, considérons une théorie admise T, assortie d’un domaine de validité D. Imaginons maintenant que T s’accorde bien avec un nombre fini d’observations F menées dans D. Une théorie T’, confirmée par les mêmes faits (F), devrait pour cette raison se voir également acceptée. Que T’ contredise logiquement T en dehors de F ne saurait normalement conduire à la rejeter, puisque ni T ni T’ ne sont encore testées sur cette partie (D-F) de leur domaine D (nous supposerons que les observations F sont les seules observations réalisées). La condition de compatibilité, cependant, n’est pas aussi tolérante : elle rejette l’alternative T’ parce qu’elle ne s’accorde pas avec la théorie T, et fait donc de la partie non encore vérifiée (D-F) de cette dernière une mesure de validité. La théorie T ne se voit pas retenue au dépens de T’ pour ses qualités, mais en raison de son antériorité : première aberration.

Que répondrait un avocat de cette règle draconienne ? Sans doute que la théorie alternative T’ ne jouit pas d’un plus grand support empirique que T : comme celle-ci, elle ne s’accorde qu’avec le nombre fini de faits F. Pourquoi faudrait-il alors la considérer ? Cela exigerait de nombreux efforts : il faudrait en comprendre la logique, le formalisme, les méthodes de calcul, puis réécrire les manuels et modifier les programmes scolaires. Pour quel bénéfice ? La seule amélioration ne pourrait découler que de l’apport de nouveaux faits pertinents pour le test de T. La condition de compatibilité évite donc les pertes de temps ; elle coupe court aux discussions stériles. Elle exige des scientifiques qu’ils consacrent toute leur énergie à la seule activité digne d’intérêt : la recherche de nouveaux faits qui confirmeront ou réfuteront la théorie à tester.

Toutefois, ce discours ne tient qu’au prix de supposer que tous les faits appartenant au domaine de validité d’une théorie donnée peuvent être décelés et pertinemment interprétés que les alternatives à cette théorie-là soient ou non considérées. Cette hypothèse d’autonomie relative des faits, encore appelée principe d’autonomie, se trouve, selon l’auteur, clairement impliquée dans la plupart des recherches sur la confirmation et la vérification (inductivisme et instrumentalisme).

Or, aux yeux de Feyerabend, l’interprétation d’un langage d’observation est déterminée par les théories que nous mobilisons pour expliquer ce que nous observons, et change dès que changent celles-ci (" Thèse I ", voir p.18, § 4.b1). D’une part, une théorie donnée guide les observations qui sont réalisées pour l’éprouver. D’autre part, ces observations sont formulées et interprétées dans ses termes, dans sa logique, et, plus généralement, conformément au contexte théorique global au sein duquel elle s’inscrit. Aussi, pour peu qu’elle s’insère de manière cohérente dans ce contexte-là, la théorie a finalement relativement peu de chance de se voir contredite par les expériences qu’elle conduit à mener ; celles-ci ne peuvent en fait bien souvent que la confirmer et la renforcer. Cette circularité la vide de tout contenu empirique : sa faillibilité comme celle de son contexte théorique global se transmet à ses énoncés d’observation. Bientôt, nous la voyons passer le test de l’expérience, bien que peut-être entièrement erronée, parce que les observations censées l’éprouver le sont aussi. Alors que le temps passe, toutefois, des faits " bizarres " apparaissent, les problèmes se multiplient. Ils ne sont cependant pas perçus comme défavorables. Au contraire : ils appellent une passionnante activité de recherche qui semble révéler la fécondité de la théorie. Plus que jamais, celle-ci requiert des soutiens humains et financiers. Des crédits lui sont accordés, et refusés à toute autre. Les programmes scolaires sont réajustés. La victoire finale paraît assurée. Mais cette victoire a été montée de toute pièce. Elle résulte d’une sorte de prédiction qui se réalise d’elle-même : " On avait décidé, advienne que pourra, de s’en tenir à certaines idées, et tout naturellement, le résultat a été la survie de ces idées " (Contre la méthode, 1979, p.43).

Le positivisme soutient que les théories tirées d’observations scrupuleuses procurent une connaissance certaine, irréfutable. Cette croyance transforme ces théories-là en véritables mythes infalsifiables, des mythes de second ordre. Seule une conjecture concurrente, incompatible, peut fournir les faits et les interprétations de faits susceptibles de réfuter une théorie considérée ; seule une telle conjecture peut procurer à cette théorie le contenu empirique dont elle manquerait sinon. Finalement, la condition de compatibilité nuit à l’empirisme, qui, au moins dans ces versions les plus sophistiquées (falsificationistes), exige que le contenu empirique d’une quelconque de nos connaissances soit porté à son maximum. L’invention d’alternatives théoriques à la perspective qui se trouve au centre du débat devrait donc constituer une partie essentielle de la méthode empirique.

Une méthodologie pluraliste, qui encourage la variété des opinions, est indispensable à une connaissance objective ; elle est aussi la seule méthode compatible avec des idées humanistes.

Chapitre 4

Le scientifique qui adopte un tel pluralisme essaiera de défendre et non d’accabler les conjectures apparemment perdantes. Les alternatives théoriques dont il a besoin pour enrichir le contenu empirique de sa propre théorie peuvent être prises n’importe où : " dans les mythes de l’antiquité, dans les préjugés modernes ; dans les élucubrations d’experts, comme dans les fantasmes de charlatans " (Contre la méthode, 1979, p.49). " La connaissance ainsi conçue n’est pas une série de théories cohérentes qui convergent vers une conception idéale ; ce n’est pas une marche progressive vers la vérité. C’est plutôt un océan toujours plus vaste d’alternatives mutuellement incompatibles (et peut-être incommensurables) ; chaque théorie singulière, chaque conte de fées, chaque mythe faisant partie de la collection force les autres à une plus grande souplesse, tous contribuant, par le biais de cette rivalité, au développement de notre conscience […]. […] l’histoire des sciences devient inséparable de la science elle-même – ce qui est essentiel pour permettre son développement ultérieur […] " (Contre la méthode, 1979, p.27-28 )

Il faut se rappeler, par exemple, que l’idée d’une Terre douée de mouvement - cette idée bizarre - fut d’abord énoncée par Pythagore avant de se voir conspuée, jetée aux poubelles de l’histoire, puis ressuscitée par Copernic et défendue avec succès par Galilée. Bien souvent, les mythes du passé ou d’autres culture, comme le Vaudou, sont accablés d’opprobre parce qu’ils sont insuffisamment étudiés.

Considérons aussi la médecine chinoise traditionnelle, vouée aux gémonies par les colonisateurs occidentaux en leur temps puis réhabilitée par le régime communiste soucieux de chasser notre science " bourgeoise " de son territoire. Une telle décision politique s’est avérée nécessaire à la résurrection de cette pratique ancestrale, qui a depuis révélé d’importantes lacunes de notre propre médecine " scientifique ". Ce point est important. En effet, selon Feyerabend : " Il arrive souvent que des parties de la science s’endurcissent et deviennent intolérantes, de sorte que la prolifération [de théories] doit être imposée de l’extérieur […]. Naturellement, on ne peut garantir le succès - voyez l’affaire Lyssenko. Mais cela ne diminue pas la nécessité de contrôles non scientifiques sur la science " (Contre la méthode, 1979, p.52).

Aux yeux de l’auteur, le pluralisme théorique et métaphysique, important d’un point de vue méthodologique, l’est aussi d’un point de vue humaniste. Les deux points de vue, en fait, se rejoignent. Il faut, selon le philosophe, gommer la frontière tracée entre la science et l’art, et permettre aux chercheurs de développer à nouveau l’imagination fertile dont les prive aujourd’hui l’éducation scientifique : " On peut retenir ce qu’on appellera la liberté de création artistique, et s’en servir au maximum, non pas seulement en tant qu’échappatoire, mais comme moyen indispensable à la découverte, et peut-être même à la transformation des caractères du monde dans lequel nous vivons. Cette coïncidence entre une partie (l’homme en tant qu’individu) et l’ensemble (le monde dans lequel nous vivons), entre le subjectif pur, l’arbitraire, et l’objectif, le légal, constitue l’un des arguments les plus forts en faveur d’une méthodologie pluraliste " (Contre la méthode, 1979, p.54).

Et Feyerabend d’inviter le lecteur à lire " le magnifique essai de Mill : Sur la liberté ", auquel il fait moult fois référence.

Chapitre 5

Ce chapitre présente des arguments détaillés en faveur de la contre-règle qui nous incite à élaborer des hypothèses incompatibles avec les faits bien établis. Cette contre-règle conteste évidemment très clairement le principe même du falsificationisme (voir p.5, § C).

Il faut tout d’abord remarquer, dit l’auteur, que pas une seule théorie existante ou ayant existé ne s’accorde avec tous les faits connus de son domaine de validité. Il s’agit ici d’un constat.

Deux types de discordances entre la théorie et les faits sont à distinguer : les discordances numériques d’une part, et les discordances qualitatives d’autres part.

Dans le premier cas de figure, la théorie propose une prédiction chiffrée donnée, mais la valeur obtenue diffère plus de la prédiction que ne l’autorise la marge d’erreur tolérée. C’est d’habitude la précision des instruments de mesure qui se trouve ici incriminée. De telles discordances abondent dans l’histoire de la science. La théorie de Copernic, la théorie de la gravitation de Newton, la théorie atomique de Bohr, la théorie de la relativité restreinte puis générale d’Einstein : toutes ont souffert de ce genre d’incidents. Aucune n’a cependant été abandonnée pour ce péché.

Le second cas de figure, celui des échecs qualitatifs, est plus intéressant. Ici, une théorie ne colle pas avec des événements qu’on remarque aisément et qui sont connus de tous. Exemples : la théorie de Parménide sur l’éternité et l’homogénéité de l’un, la théorie des couleurs de Newton, la théorie optique de Kepler, et la théorie héliocentrique de l’époque de Galilée (ce cas sera amplement traité dans les chapitres 6 à 12). Ces théories ont-elles été éliminées ? Non. Certaines ont été sauvées grâce à la formulation d’hypothèses ad hoc (voir p.6, § c). Pour d’autres, les aberrations ont tout simplement été passées sous silence.

Ne conserver que les théories compatibles avec les faits disponibles communément acceptés, cela nous laisse sans théorie aucune. La bonne méthode ne doit donc point contenir de règles qui nous obligent à choisir entre des théories sur la base de la falsification, mais entre des conjectures testées et qui ont été réfutées !

Pour aller plus loin, non seulement les faits et les théories ne s’accordent jamais parfaitement, mais ils ne sont en outre pas aussi nettement séparés que les inductivistes et les falsificationistes le supposent.

Nous en revenons, une fois de plus, à la " Thèse I ", chère à l’auteur (voir p.18, § 4.b1). Les rapports d’observations, les résultats expérimentaux, les propositions factuelles ou bien contiennent des hypothèses théoriques, ou bien les affirment par la manière dont ils sont utilisés, interprétés. Ces hypothèses renvoient à ce qui mériterait de faire l’objet de véritables sciences auxiliaires, mais elles demeurent souvent simplement tacites. Nombre d’entre elles se diluent dans le langage d’observation qui peut alors se trouver prisonnier de spéculations séculaires mais erronées. Nous nommerons ces hypothèses-là " interprétations naturelles ", parce qu’elles déterminent l’interprétation que nous faisons de nos observations et que nous les mobilisons ou les affirmons généralement sans en avoir conscience, de façon naturelle.

Comme le montre clairement les quatre exemples donnés en page 19 de la présente étude, une théorie peut être incompatible avec l’évidence empirique non parce qu’elle est incorrecte, mais parce c’est l’évidence qui est viciée. Celle-ci peut contenir des sensations non analysées (exemples n°2 et 3 p.19) qui ne reflètent que partiellement les réalités extérieures ; elle peut être formulée dans les termes de conceptions archaïques (exemple n°1 p.19) ; elle peut enfin se trouver évaluée à l’aune de critères auxiliaires arriérés (exemples n°3 et 4 p.19).

Mais comment pourrions-nous déceler les hypothèses que nous affirmons implicitement lorsque nous formulons un énoncé d’observation ? Comment pouvons mettre en lumière nos interprétations naturelles ? Selon Feyerabend, la réponse est claire : nous ne pouvons les découvrir de l’intérieur : il nous sortir du cercle, inventer un nouveau système conceptuel qui se heurte aux résultats d’observations les mieux établis comme aux principes théoriques les plus plausibles, ou importer un tel système du dehors : " de la religion, de la mythologie, des idées d’ignorants ou des divagations de fous " (Contre la méthode, 1979, p.70).

Chapitre 6

Pour illustrer ce point Feyerabend montre comment la défense du copernicianisme opérée par Galilée a permis de découvrir les interprétations naturelles aristotéliciennes. Il examine ainsi l’argument de la tour, utilisé par les disciples d’Aristote pour réfuter le mouvement de la Terre.

Si la Terre tournait effectivement autour de son axe, une pierre lâchée du haut d’une tour atterrirait nécessairement à quelque distance du pied de cette dernière, car durant la chute du caillou, la tour ne cesserait de s’éloigner, emportée par le mouvement de la planète. Or, tel n’est pas le cas : la pierre tombe au pied même du bâtiment. Conclusion : la Terre ne tourne pas. Le raisonnement paraît implacable.

Galilée ne le nie pas : la pierre chute bien verticalement. Il ne remet pas en cause la justesse de l’observation, mais s’attache à identifier les présupposés théoriques qui conduisent à en tirer des conclusions incompatibles avec la théorie de l’astronome polonais.

Selon celui-ci, le mouvement d’une pierre qui tombe doit être à la fois droit et circulaire. Mais l’expression : " le mouvement d’une pierre " ne signifie pas, pour Copernic, son mouvement par rapport à un observateur particulier. Cette expression renvoie plutôt au mouvement " réel " du caillou, c’est-à-dire à son mouvement dans le système solaire, dans " l’espace absolu ". En conséquence, si les aristotéliciens pensent que l’énoncé : " la pierre chute verticalement " réfute l’hypothèse copernicienne, c’est qu’ils croient que cet énoncé se réfère lui aussi à un mouvement dans " l’espace absolu ", à un mouvement " réel ". C’est donc qu’ils assimilent (comme la plupart des gens de leur époque et comme la majorité des individus de la nôtre) mouvement réel et mouvement perçu. Telle est la première interprétation naturelle qui détermine la conclusion qu’ils tirent de leur observation : ne bouge que ce que nous voyons bouger ; ce que nous ne voyons pas bouger ne bouge pas ; tout mouvement est perçu tel qu’il est ; ou, pour le dire en termes plus complexes : tout mouvement présente un caractère " opérant ". Nous voyons comment cette interprétation naturelle se dilue dans notre langage quotidien. Lorsque nous affirmons : " cela bouge ", c’est que nous l’observons bouger. Si nous ne voyons rien bouger, nous disons : " cela ne bouge pas ". Si la Terre bougeait, nous la verrions se mouvoir. Si le mouvement de la pierre se révélait à la fois droit et circulaire, il nous apparaîtrait comme tel.

Cette interprétation naturelle identifiée, comment donc la juguler ? La rendre simplement explicite n’aurait sans doute pas suffi. Galilée choisit donc de la remplacer par une autre interprétation naturelle, cette fois-ci de nature à servir Copernic. Il s’attache à introduire un nouveau langage d’observation, à rétablir les sens dans leur rôle d’instrument d’exploration. Comment s’y prend-il ?

Chapitre 7

Comment Galilée fait-il pour introduire des assertions absurdes et contre-inductives - comme par exemple " la Terre tourne " - sans perdre l’attention impartiale de son auditoire ? On s’attend que le raisonnement, ici, ne suffise pas. De fait, l’italien recourt à la propagande. Il ne peut faire autrement. Il tend à ses détracteurs mille pièges psychologiques qui le mènent à la victoire. Malheureusement, ses habiles manigances masquent ce qu’il veut précisément cacher, à savoir que les expériences qu’il réalise pour étayer la théorie copernicienne ne sont que des fictions tout droit sorties de son imagination : des expériences mentales, pas des expériences classiques. Cette dissimulation repousse pour des siècles l’élaboration d’une philosophie des sciences raisonnable, c’est-à-dire non exclusivement empiriste. Examinons quelques unes des techniques de persuasion utilisées par le zélateur de Copernic.

Dans ses Dialogo, il nous " rappelle " par exemple qu’il existe des situations dans lesquelles nous ne percevons pas un mouvement pourtant bien réel. Il nous le fait admettre à la manière d’un Socrate. Il nous éveille à la conscience d’une nouvelle vérité que nous connaissions déjà, dit-il, mais que ne considérions point. Il pratique pour cela une sorte de maïeutique fondée sur la théorie platonicienne de l’anamnèse : il évoque notre passé, stimule notre mémoire, provoque en nous quelques réminiscences. Il nous fait ainsi nous souvenir que l’antenne d’un vaisseau qui file sur l’eau, pourtant dotée d’un mouvement identique à celui du navire, semble bel et bien immobile aux yeux des passagers qui la regardent, parce que ceux-ci partagent son déplacement comme celui du voilier. Seul le mouvement relatif nous est perceptible (principe de relativité) : certaines situations que nous connaissons nous le montrent. Cependant, nous continuons de croire, dans notre vie courante, au caractère opérant de tout mouvement Nous devons, nous suggère le savant, nous remémorer les cas qui prouvent le contraire et remplacer notre conception " naïve " par une conception nouvelle qui l’englobe et l’explique : nous ne percevons pas le mouvement de la terre car nous le partageons, comme le partage la tour et la pierre qui tombe. De la trajectoire de celle-ci, nous ne pouvons observer que cette part que nous ne partageons pas : celle qui mesure la tour. Si nous continuons de penser que tout mouvement est opérant, la chute de la pierre semble prouver l’immobilité de la Terre, et le mouvement de notre planète paraît prédire une trajectoire oblique du caillou. Mais si nous admettons que seul le mouvement relatif est observable, alors la chute apparemment verticale de l’objet prouve l’absence de mouvement relatif entre son point de départ et la Terre, et le mouvement de la planète prédit effectivement l’absence de mouvement relatif entre ce point de départ et la pierre.

Que le mouvement d’un objet que nous accompagnons dans son déplacement ne nous soit point perceptible, nous pouvons l’admettre (principe de relativité). Mais reste à expliquer pourquoi la pierre reste avec la tour au lieu de simplement traîner derrière. Pourquoi la tour qui tourne, nous dit-on, avec notre planète, ne s’éloigne-t-elle pas du caillou lorsque celui-ci tombe dans l’atmosphère ? Nous le voyons, une seconde interprétation naturelle nous conduit à tirer de l’argument de la tour une conclusion dirimante pour la théorie de Copernic : nous formulons de manière implicite l’hypothèse que les objets avec lesquels nous n’interférons pas réalisent leur mouvement naturel. Selon nous (si nous sommes aristotéliciens), même si elle accompagnait en son point de départ la rotation (très hypothétique) de la Terre, une pierre, une fois lâchée dans l’air, cesserait de suivre le déplacement de notre planète pour chuter simplement en ligne droite dans l’atmosphère afin de regagner son lieu de prédilection. Pendant sa chute, le monde défilerait sous elle, et finalement, elle atterrirait loin du pied du bâtiment.

Pour juguler cette interprétation naturelle-là et la remplacer par une autre plus cohérente avec la conception de Copernic, Galilée doit à nouveau faire preuve de persuasion. Comme il avait proposé le principe de relativité, il formule cette fois-ci une nouvelle loi de l’inertie, et l’illustre dans ses Dialogo au moyen d’un exemple saisissant. De même qu’une pierre lâchée de la cime du mât d’un navire en mouvement tomberait sans conteste juste au pied de ce mât (Galilée l’affirme bien que personne n’ait jamais, à son époque, effectué cette l’expérience de manière concluante), une pierre lâchée du sommet d’une tour conservera dans sa chute la vitesse angulaire de la Terre pour atterrir à la base du bâtiment.

Par les illustrations qu’il soumet à notre attention, Galilée nous suggère que nous savions tout cela. Il nous dit que finalement rien n’a changé. Ceci, pourtant, est inexact : c’est une véritable révolution qu’il prépare. Il use bien, en ce sens, de propagande. Il ne peut faire autrement. Contrairement aux dire des rationalistes puritains, l’honnêteté ne saurait toujours payer.

Il nous invite certes à effectuer des expériences, mais ces expériences ne ressemblent point à celles des empiristes. Ce ne sont que des expériences mentales, hautement spéculatives, non exemptes d’éléments métaphysiques. Mais elles emportent cependant la victoire et permettent à la révolution scientifique de s’accomplir. Si nous reconnaissons aujourd’hui une quelconque valeur au copernicianisme, nous devons en reconnaître le bien-fondé.

Pourtant, à l’époque, ces expériences ne peuvent soutenir la position de Copernic de manière irréfutable. Loin s’en faut. La cosmologie aristotélicienne demeure cohérente et conforme aux interprétations naturelles dominantes, en même temps que la théorie ptolémaïque s’accorde bien avec les données numériques (celle-ci est encore aujourd’hui utilisée pour réaliser certains calculs simples, avec un bon degré de précision). Aucune preuve réellement décisive n’est disponible pour forcer Galilée et ses contemporains à adopter une autre conception du monde. Le motif de changement doit donc s’expliquer autrement (autrement que par des raisons rationnelles). Il découle d’abord du désir totalement métaphysique de voir " le tout [correspondre] à ses parties avec une merveilleuse simplicité ". A cet égard, l’explication que fournit Ptolémée des phénomènes astronomiques aboutit certes à des prédictions correctes, mais avec force d’artifices peu satisfaisants pour l’esprit. Surtout, la volonté de substituer aux interprétations naturelles en vigueur d’autres interprétations pourtant moins évidentes trouve sa source dans le souhait de défendre coûte que coûte la théorie du mouvement de la Terre. Les nouvelles hypothèses élaborées (principe de relativité, loi de l’inertie circulaire) ne sont construites que dans ce dessein-là ; elles ne jouissent à l’époque d’aucun support indépendant : elles sont en ce sens véritablement ad hoc (voir p.6, § c).

Chapitre 8

Selon Popper et les falsificationistes, les hypothèses et modifications ad hoc doivent être condamnées (voir p.6, § c). Selon Lakatos, au contraire, une nouvelle théorie ne peut, à son commencement, qu’être constituée de manière ad hoc. L’exemple historique de Galilée soutient sans équivoque la position de Lakatos.

Dans ses premiers écrits, le zélateur de Copernic développe une théorie du mouvement qui se rapproche à de nombreux égards de celle d’Aristote. Il accepte par exemple la théorie de l’impetus, et soutient ainsi que les mouvements " neutres ", qui ne sont ni naturels ni provoqués, ne persistent pas indéfiniment et ont besoin d’une force interne pour se maintenir, même pendant un temps fini. Or, cette conception contredit l’hypothèse du mouvement de la Terre. Afin d’éviter cette contradiction, il faut admettre que les mouvements " neutres " peuvent durer indéfiniment et qu’un moteur, interne ou externe, n’est pas nécessaire pour les maintenir en marche. Selon Feyerabend, Galilée n’adopte finalement cette nouvelle conception que pour soutenir l’hypothèse copernicienne. Ses idées neuves sur le mouvement sont donc au moins partiellement ad hoc. Mais après tout, l’argument de la tour peut être lui-même, à l’époque, considéré comme une défense ad hoc de la vision du monde aristotélicienne. En effet, la démarche galiléenne vise plus à tester l’ancienne conception qu’à prouver définitivement la nouvelle. Développer une théorie prend du temps et doit commencer modestement. Galilée utilise des hypothèses ad hoc pour protéger une conjecture audacieuse et prometteuse (l’avenir l’a montré), et c’est une bonne chose. Ses hypothèses manquent certes d’un soutien indépendant, mais un tel soutien ne pourra venir que plus tard : ce qu’il faut dans ce cas, c’est une théorie des corps solides, une aérodynamique, et de nombreuses autres sciences encore tapis dans les méandre d’un avenir lointain. Leur tâche, cependant, est maintenant bien définie. Les hypothèses ad hoc de Galilée indiquent la direction des recherches futures. N’en déplaisent aux falsificationistes, de telles hypothèses peuvent être bénéfiques.

Ceci termine les considérations amorcées au chapitre 6. Dans les deux chapitres suivants, l’auteur analyse une autre partie de la campagne de propagande galiléenne, qui traite cette fois-ci du noyau sensoriel des énoncés d’observation.

Chapitre 9

Outre l’argument de la tour, d’autres observations semblent ébranler la théorie copernicienne. Par exemple, les tailles respectives de Mars et de Vénus, observées à l’œil nu, ne changent pas de manière significative au cours de l’année, alors que, selon les hypothèses de l’astronome polonais, celles-ci devraient de temps à autre nous apparaître très nettement supérieures. Une fois de plus, Galilée en convient, mais félicite Copernic d’avoir suivi sa raison contre l’avis de ses sens : il le loue d’avoir agi contre-inductivement, et l’avenir lui donne raison. Que répondront à cela les champions de l’inductivisme ?

Ils répondront peut-être que l’italien, lui, fonde sa défense du copernicianisme sur l’expérience. N’a-t-il pas inventé le télescope, qui rectifie les observations précédemment réalisées ? Observées par l’entremise de cet instrument, les tailles de Mars et de Vénus varient bien selon les prédictions de Copernic. Galilée lui-même semble admettre dans ses Dialogo qu’il aurait été " plus récalcitrant vis-à-vis du système copernicien " " si un sens meilleur et supérieur aux sens naturels et communs ne [s’était joint] à la raison ". Il aurait donc, de son côté, obéit à la démarche inductive. Mais pour soutenir une telle opinion, encore faut-il considérer que le télescope constitue effectivement au début du XVII° siècle " un sens meilleur et supérieur ", qu’il fournisse alors sans conteste des preuves plus sûres que la vue à l’œil vu pour juger des phénomènes astronomiques. Or, cela s’avère plus que douteux.

En effet, Galilée ne possède en son temps que de très maigres connaissances des lois optiques. Son télescope semble davantage résulter d’une série d’essais et d’erreurs que de savants calculs. Et si la capacité de l’instrument à améliorer la vision terrestre ne fait à l’époque aucun doute, son application aux cieux, elle, demeure très problématique.

Chapitre 10

Au XVII° siècle, l’application du télescope à l’examen des cieux pose d’abord des problèmes théoriques. Ces problèmes sont explicitement soulevés par les savants de l’époque. D’une part, selon la cosmologie aristotélicienne en vigueur, entités célestes et entités terrestres se trouvent composées de substances différentes, et rien n’assure qu’une lunette grossissante puisse fournir des premières une image fidèle. De plus, tandis que les contemporains de Galilée connaissent bien les objets de leur environnement quotidien et sont donc capables de distinguer, lorsqu’ils les observent à l’aide du télescope, les propriétés qui leur sont propres des distorsions produites par l’appareil encore très imparfait (apparition de franges colorées, déformations, etc.), leur ignorance des phénomènes astronomiques ne leur permet nullement de différencier, dans les cieux, les illusions télescopiques de la " réalité vraie ".

De fait, les contemporains de Galilée qui testent l’instrument ne parviennent pas à accorder leurs points de vue : tous voient des choses différentes. Quand l’inventeur de la lunette affirme discerner distinctement quatre satellites autour de Jupiter, la plupart de ses contemporains ne le peuvent pas. Les rapports des meilleurs observateurs de l’époque sont, en majorité, erronés ou contradictoires, et déjà reconnus comme tels. Ainsi la carte lunaire dessinée par Galilée présente-t-elle des cratères qui n’existent pas en fait, ce qui peut être vu à l’œil nu.

Seule une théorie nouvelle de la vision télescopique pouvait apporter de l’ordre dans ce chaos et permettre de distinguer l’apparence de la réalité. Kepler développe cette théorie en 1604 et 1611. Mais si celle-ci constitue alors un progrès considérable sur toutes les idées antérieures, elle se voit très vite réfutée sur la base de la plus simple évidence.

Comment Galilée réagit-il à tout cela ? Contre vents et marées, il élève le télescope au rang de " sens supérieur et meilleur ". Mais pourquoi donc les observations télescopiques devraient-elle être préférées à celles réalisées à l’œil nu ? Aucune raison théorique ou empirique indépendante ne permet à l’époque de l’affirmer.

Chapitre 11

Si les observations de la taille de Vénus et de Mars réalisées au moyen du télescope s’accordent bien avec les hypothèses coperniciennes, de nombreux autres points, nous l’avons vu, jettent le doute sur la pertinence de l’instrument. Que fait donc Galilée ? Il fait fi de ces critiques pourtant sérieuses et présente l’adéquation de la théorie de Copernic et des observations télescopiques de Mars et de Vénus comme une preuve absolument décisive en faveur de la fiabilité de sa lunette et du copernicianisme. C’est sur cette harmonie, et non sur une profonde compréhension de la cosmologie et de l’optique, qu’il construit une conception entièrement nouvelle de l’univers. Il fait se soutenir mutuellement deux conceptions réfutées : le mouvement de la Terre d’une part, et la pertinence de la description télescopique des cieux d’autre part. Il est évident que nous sommes ici bien loin du schéma falsificationiste selon lequel une théorie falsifiée se voit remplacée par une conjecture plus générale en parfait accord avec les faits. Alors que l’astronomie de l’époque se trouve confrontée à une série de réfutations et d’invraisemblances frappantes, la théorie de Copernic connaît, de son côté, une situation plus difficile encore. Mais elle se voit renforcée et l’emporte finalement parce qu’elle s’accordent avec d’autres théories encore plus inadéquates, et parvient à déjouer ses réfutations au moyen d’hypothèses ad hoc soutenues par d’habiles techniques de persuasion.

Feyerabend interrompt ici son récit historique pour montrer que cette description n’est pas seulement factuellement exacte, mais aussi parfaitement raisonnable.

Chapitre 12

Selon les empiristes, il conviendrait de juger une nouvelle hypothèse à l’aune du savoir acquis à l’époque de sa formulation. Mais une telle procédure postule l’exactitude de ce savoir-là. Les inductivistes posent que les théories tirées des faits énoncent des certitudes, et les falsificationistes tiennent les observations pour objectives. Cependant, les premiers comme les seconds oublient que l’interprétation d’un langage d’observation est toujours déterminée par le contexte théorique que nous mobilisons - souvent inconsciemment - pour expliquer ce que nous observons (" Thèse I " : voir p.18, § 4.b.b1). Or, ce contexte théorique peut être parfaitement erroné. Il peut être constitué de conceptions séculaires inexactes qui se soutiennent les unes les autres pour former un bloc en apparence inattaquable. Confrontée à ce bloc-là, une nouvelle hypothèse semblera ne rien avoir pour elle. Les sciences auxiliaires qui pourraient l’étayer se dissimulent encore dans les méandres d’un avenir lointain : elles sont indisponibles. C’est tout le poids du passé qui écrase alors une théorie encore à peine inchoative. L’exemple de Galilée illustre ce point. L’hypothèse du mouvement de la Terre se heurte, à l’époque, à toute la cosmologie aristotélicienne dont les différents éléments, avec les siècles, ont appris à se renforcer mutuellement. Cette hypothèse, alors iconoclaste, exige une autre dynamique, une autre psychologie, une autre épistémologie, et bien d’autres sciences auxiliaires. Il est évident qu’il faudra du temps pour qu’apparaissent ces nouvelles conceptions. Pourtant, ce n’est qu’après leur avènement qu’un test pourra faire sens.

Cette nécessité de patienter et d’ignorer d’énormes masses d’observations et de critiques n’est presque jamais discutée dans nos méthodologies, naïves. Nous devons conserver une nouvelle hypothèse jusqu’à ce qu’elle ait été confortée par les sciences auxiliaires nécessaires à sa mise à l’épreuve, ceci malgré sa réfutation par des faits pourtant apparemment simples et sans ambiguïté. Ainsi la nouvelle conception doit-elle se trouver arbitrairement coupée des données qui validaient la précédente, et prend dès lors des allures quelque peu métaphysiques : une nouvelle période dans l’histoire des sciences commence toujours par un retour en arrière. Une jeune théorie ne peut être que plus vague, moins précise, et dotée d’un moindre contenu empirique que celle qu’elle vise à remplacer. Ce retour en arrière est cependant indispensable. Il fournit en effet aux scientifiques le temps et la liberté nécessaires pour développer leur conjecture ainsi que les sciences auxiliaires qui permettront de l’étayer. Mais comment persuader les autres de suivre le mouvement naissant ? La propagande et plus généralement toutes les techniques de persuasion peuvent seules favoriser cette adhésion. De telles méthodes, en apparence irrationnelles, sont rendues nécessaires par le " développement inégal " (Marx, Lénine) des différentes branche de la science.

Chapitre 13

La méthode de Galilée fonctionne également dans d’autres domaines. Par exemple, on peut s’en servir pour éliminer les arguments actuels contre le matérialisme et pour mettre fin au problème philosophique du dualisme corps / esprit (sans cependant toucher aux problèmes scientifiques correspondants). " (Contre la méthode, 1979, p.178, c’est l’auteur qui souligne). Nous ne développerons pas ici ce très court chapitre.

Chapitre 14

Sur la base des développements précédents, Feyerabend remet en cause deux des principales distinctions opérées par l’empirisme contemporain : la distinction entre le contexte de découverte et le contexte de justification d’une part, et la distinction entre les termes théoriques et les termes d’observation d’autre part.

Selon les empiristes, il convient de distinguer le contexte de découverte du contexte de justification. Si la genèse d’une théorie donnée peut ne pas obéir à une procédure stricte, la justification de cette théorie devrait procéder, nous dit-on, avec ordre et logique. Or, nous l’avons vu, l’application stricte des méthodes critiques prêtées au contexte de justification nous laisserait sans aucune théorie. L’existence même de la science telle que nous la connaissons prouve que les scientifiques ont négligé – fort heureusement – ces méthodes-là. En effet, celles-ci sont atemporelles quand le savant doit sans cesse composer avec la situation historique qui est la sienne.

De même, les empiristes distinguent les termes d’observation des termes théoriques. Pour les falsificationistes, les théories peuvent être réfutées lorsqu’elles sont confrontées aux faits. Pour les inductivistes, ceux-ci constituent une base solide pour la construction de celles-là. Cependant, nous l’avons vu, les énoncés d’observation présupposent moult théories (" Thèse I ", voir p.18, § 4.b1) : ils contiennent ou affirment de multiples hypothèses, et sont aussi théoriques que les concepts qu’ils sont censés permettre de tester.

Chapitre 15

Dans ce chapitre, Feyerabend détaille la critique qu’il adresse à Popper. Il n’ajoute aucun argument décisif contre le falsificationisme qu’il n’ait déjà formulé auparavant.

Chapitre 16

L’auteur examine ici les fameux programmes de recherche de Lakatos (voir p.7, § E), ce " nouveau champion " de la " quête pour l’Ordre et la Loi " (Contre la méthode, 1979, p.198).

Lakatos est l’un des rares penseurs qui ont remarqué le gouffre béant existant entre les images de la science véhiculées par les épistémologues empiristes et la science réelle, telle que l’histoire peut en rendre compte. A ses yeux, nous ne devons pas nous servir des critères inductivistes et falsificationistes habituels pour décider de la survie d’une nouvelle théorie. En effet, celle-ci ne peut qu’être inarticulée, ambiguë, et de faible contenu empirique. C’est l’évolution d’une conjecture dans le temps qui doit être soumise à évaluation, et non sa forme à un instant donné. Un programme de recherche progresse s’il se montre capable de prédire de nouveaux faits ; quand il ne fait que réaffirmer sa position originelle, il dégénère. Toutefois, un programme en dégénérescence peut toujours retrouver une seconde jeunesse, redevenir fécond. En conséquence, il est tout aussi raisonnable pour un savant de quitter un tel programme que de s’obstiner à tenter de le développer. Afin de faire progresser le programme de recherche au sein duquel il s’inscrit, un scientifique doit jouir d’une totale liberté. En effet, compte tenu de l’extrême variété des circonstances historiques, aucune règle prédéfinie ne saurait lui dicter sa manière de travailler. En cela, la méthodologie de Lakatos prend la forme d’un anarchisme théorique déguisé. Pourtant, elle s’en distingue sur un point fondamental.

En effet, Lakatos s’attache explicitement à défendre la position rationaliste (voir p.8, § F.1). Il s’agit pour lui de guider les scientifiques dans leur choix de programme de recherche. Les règles qu’il prône, nous l’avons vu, ne le permettent pas : un chercheur peut légitimement continuer de soutenir un programme en dégénérescence. Mais les pressions psychologiques ou sociologiques, elles, peuvent le forcer à abandonner une telle structure théorique. Qu’il en soit donc ainsi. Selon Lakatos, par exemple, les revues scientifiques doivent refuser de publier les articles issus de programmes jugés perdants par la communauté des savants. A ses yeux, cette communauté ne peut que formuler de sages avis. Ses " jugements de valeur fondamentaux " sont forcément pertinents.

Toutefois, pour Feyerabend, de tels jugements ne saurait être aussi uniformes que cela : " la science est divisée en de nombreuses disciplines qui peuvent adopter une attitude différente envers une théorie donnée [...] " (Contre la méthode, 1979, p.223). De plus, les évaluations professionnelles auxquels Lakatos accorde toute sa confiance ne sont que très rarement avancées pour de bonnes raisons. La plupart des scientifiques souscrivent à une théorie parce qu’ils en ignorent les difficultés. Ils n’y adhèrent que par ouï-dire, par conformisme, ou encore par intérêt. Lakatos reconnaît ce fait, et enjoint dans de pareils cas les philosophes à trancher les débats. Mais alors, ce sont les principes inductivistes et falsificationistes qui reprennent leurs droit. A mots couverts, Lakatos restaure leur empire. Et même si la communauté scientifique parlait d’une même voix à un moment donné, qui nous dit que sa " raison " ne soit pas erronée ? Au début du XVII° siècle, comment l’aréopage des aristotéliciens aurait-il évalué la théorie de Galilée ? En fait de rationalité, c’est la force conservatrice et idéologique des institutions que Lakatos réhabilite : une force irrationnelle.

Pourtant, répète Feyerabend, la méthodologie des programmes de recherche, parée du manteau de la rationalité, n’est qu’un anarchisme déguisé, nonobstant sa rhétorique. Elle constitue à cet égard une sorte de cheval de Troie introduit dans l’édifice de l’épistémologie rationaliste traditionnelle. En ce sens, elle s’avère encore plus opportuniste que l’anarchisme théorique qui s’affiche sans détour et risque de braquer les esprits. Reste cependant qu’il n’y a point de raison pour ne pas essayer d’anticiper sur l’étape suivante. A cet égard, le phénomène de l’incommensurabilité porte un coup fatal, s’il est accepté, à toute théorie de la rationalité.

Chapitre 17

Si les concepts et les énoncés d’observation tire leur signification du contexte théorique dans lequel ils sont formulés (" Thèse I ", voir p.18, § 4.b1), les principes fondamentaux de deux théories rivales peuvent être si éloignés qu’il devient impossible de formuler les termes de l’une au moyen de ceux de l’autre. Les deux théories ne partagent alors aucun de leurs énoncés d’observation, et nul ne peut les comparer sur la base d’une analyse logique : elles sont dites incommensurables.

La mécanique classique et la théorie de la relativité fournissent un exemple de telles théories. D’après la première, interprétée de façon réaliste (voir p.9, § G.1), les objets physiques possèdent une forme, une masse et un volume, et ces propriétés sont leur sont intrinsèques. Mais selon la seconde, également interprétée de manière réaliste, ces propriétés n’existent plus en tant que telles : elles ne représentent que des relations entre des objets et un système de coordonnées, et peuvent être modifiées par le simple passage d’un référentiel à un autre. En conséquence, tout énoncé d’observation relatif à des objets physiques au sein de la mécanique classique sera doté d’une signification différente d’un énoncé d’observation d’aspect similaire formulé dans les termes de la théorie d’Einstein. Les deux théories ne sauraient être comparées sur une base logique. En effet, " le nouveau système conceptuel [...] créé [par la théorie de la relativité] ne nie pas seulement l’existence d’états de fait classiques, [il] ne nous permet même pas de formuler des énoncés exprimant de tels états de fait : il ne partage [...] pas un seul énoncé avec son prédécesseur et ne peut le faire - étant toujours entendu que nous ne nous servons pas des théories comme de schèmes classificatoires pour la mise en ordre de faits neutres. […] Le projet de progrès positiviste avec ses " lunettes poppériennes " s’écroule. " (Contre la méthode, 1979, p.308, c’est l’auteur qui souligne).

Feyerabend mentionne d’autres couples de théories incommensurables : la mécanique quantique et la mécanique classique, la théorie de l’impetus et la mécanique newtonienne, le matérialisme et le dualisme esprit-matière.

L’incommensurabilité de deux théories concurrentes ne signifie pas qu’elles ne peuvent être comparées. Elles seront, par exemple, plus ou moins cohérentes, audacieuses, esthétiques, etc.

La question du choix entre deux théories incommensurables entraîne celle de savoir lequel, parmi les multiples critères de comparaison envisageables, doit être préféré dans une situation où ces critères entrent en conflit. D’après Feyerabend, ce choix s’avère, en dernière analyse, personnel. Si l’incommensurabilité ne supprime pas tout moyen de comparer des théories incommensurables, elle conduit cependant à appréhender la science de manière subjective : " Ce qui reste [après avoir exclut la possibilité de comparer logiquement des théories en comparant des séries de conséquences qui s’en déduisent], ce sont les jugements esthétiques, les jugements de goût, les préjugés métaphysiques, les désirs religieux, bref ce sont nos désirs subjectifs " (Contre la méthode, 1979, p.320, c’est l’auteur qui souligne).

Selon l’auteur, ceci montre qu’une certaine forme de réalisme est à la fois trop étroite et en conflit avec la pratique scientifique. Les positivistes croient que la science traite surtout des observations : elle doit les mettre en ordre et les classer, sans jamais aller au-delà ; le changement scientifique est un changement de système classificatoire. De leur côté, les critiques du positivisme font remarquer que le monde contient plus que les observations : " il y a des organismes, des champs, des continents, des particules élémentaires, des divorces, des meurtres et encore bien d’autres choses et événements. " (p.320) ; la science les décèle progressivement avec leur propriété, sans les changer : elles les découvre tels qu’ils sont réellement. Telle est l’essence de la position réaliste. " Or, le réalisme peut être considéré soit comme une théorie particulière du rapport de l’homme au monde, soit comme un présupposé de la science (et de la connaissance en général). Il semble que la plupart des réalistes adoptent la seconde solution - ils sont dogmatiques. Mais même la première peut maintenant être critiquées et réfutée. " (p.320-321). Car deux théories incommensurables ne peuvent traiter d’un seul et même état de fait objectif. Elles traitent plutôt de mondes différents. Le changement résulte du passage d’une théorie à une autre. Changer de théorie, c’est parfois changer de monde. " Nous ne pouvons plus supposer l’existence d’un monde objectif insensible à nos activités épistémiques, sauf quand nous évoluons à l’intérieur des limites d’un point de vue particulier. Nous concédons que ces activités peuvent avoir une influence décisive sur les pièces les plus solides de notre mobilier technologique – elles peuvent faire disparaître les dieux pour les remplacer par des tas d’atomes dans l’espace vide " (p.321).

Chapitre 18

Pour conclure son ouvrage. Feyerabend entreprend la désacralisation de l’entreprise scientifique, au nom du progrès de la connaissance comme au nom de l’humanisme.

La science, affirment ses adorateurs, serait supérieure à toutes les autres formes de savoir. Toutefois, ceux-ci n’émettent ce jugement péremptoire que parce qu’il ne connaissent pas bien ces dernières. En fait, selon la thèse de l’incommensurabilité, la science et le mythe ne peuvent pas être comparés sur la base d’une analyse logique et purement rationnelle. Mais la science diffère-t-elle d’ailleurs tant du mythe que cela ? Un examen attentif semble montrer le contraire.

Celle-ci, contrairement à une idée reçue, ne laisse que peu de place au doute. Le scepticisme s’y trouve réduit à sa portion congrue, la plupart du temps dirigé contre les conceptions opposées, jamais contre les idées fondamentales communément acceptées par les chercheurs orthodoxes. " Attaquer [ces] idées fondamentales provoque des réactions de tabou qui ne sont pas plus faibles que celles des sociétés dites primitives ". Toute conception qui ne s’intègre pas au système des catégories scientifiques établies se voit frappée d’ostracisme lorsqu’elle n’est pas simplement ignorée. On nous dit que la science, contrairement au mythe suit une méthode bien spécifique qui transforme les idéologies viciées en théories vraies et utiles. Or, nous savons maintenant que cette histoire n’est qu’un beau conte de fée. Aucune méthode universelle et immuable ne peut garantir le succès d’une recherche ou le rendre même seulement probable. Les avancées scientifiques se font au coup par coup. Pourtant, les tirs lunaires et autres progrès de la médecine occidentale ne constituent-ils pas la preuve irréfragable de l’excellence de notre science ? Personne ne songerait à douter de ces résultats-là. Cependant, sommes-nous certains qu’ils n’empruntent rien à d’autres éléments, eux non scientifiques ? Sommes-nous sûrs qu’ils ne pourraient être améliorés par l’addition de ces éléments-là ? Car il y a des connaissances en dehors de la science. Les tribus primitives disposent de classifications zoologiques et botaniques bien plus détaillées que n’en possèdent nos meilleurs chercheurs ; elles connaissent certains remèdes dont l’efficacité nous laisse pantois ; elles résolvent certaines difficultés par l’entremise de solutions qui échappent encore à nos savants (construction des pyramides, voyages polynésiens, etc.). Naturellement, le mariage d’éléments scientifiques et non scientifiques ne saurait toujours se montrer prolifique. Mais s’il devait être banni pour cette raison-là, il faudrait aussi renoncer à la science pure - mais celle-ci existe-elle vraiment ? -, qui connaît également de multiples échecs. Finalement, comme cela est montré aux chapitres 3, 4, et 5, séparer la science de la non-science n’est pas seulement artificiel : cela s’avère nuisible à l’avancement de la connaissance.

En outre, l’institutionnalisation de la science au sein des sociétés occidentales ne nuit pas seulement au progrès de la connaissance : elle porte également préjudice aux libertés individuelles. " C’est ainsi que si un américain peut bien aujourd’hui choisir la religion qu’il veut, on ne lui permet pas jusqu’à nouvel ordre d’exiger que ses enfants apprennent à l’école la magie plutôt que la science. Il y a une séparation entre l’Eglise et l’Etat, il n’y a pas de séparation entre l’Etat et la Science " (Contre la méthode , 1979, p.337). Pour remédier à cette situation, écrit l’auteur, " libérons la société du pouvoir d’étranglement d’une science idéologiquement pétrifiée, exactement comme nos ancêtres nous ont libérés du pouvoir d’étranglement de la vraie-et-unique-religion ! " (Contre la méthode, 1979, p. 348). Dans une société libre telle que la conçoit le philosophe viennois, la science ne doit pas être privilégiée par rapport à d’autres formes de savoir ou de traditions. " [Un] citoyen adulte [dans une telle société] est celui qui a appris à prendre ses décisions et qui a décidé en faveur de ce qui, croit-il, lui convient le mieux. [...] [Il] étudiera la science comme un phénomène historique, et non comme le seul et unique moyen raisonnable d’aborder un problème. Il l’étudiera en même temps que d’autres contes de fées tels que les mythes des sociétés " primitives " pour avoir les renseignements nécessaires à une libre décision " (Contre la méthode , 1979, p. 349). Dans cette société idéale, l’Etat doit être idéologiquement neutre. Sa fonction est d’orchestrer la lutte entre les idéologies (dont la science fait partie), afin de garantir aux individus la liberté de choix qui leur est due. Et Feyerabend de conclure : " […] la rationalité de nos croyance en sera sans doute considérablement augmentée " (Contre la méthode , 1979, p. 350).

D- Principaux postulats et hypothèses

Contre la méthode est un essai. L’ouvrage ne comporte donc pas d’hypothèse à proprement parler. Il ne contient pas non plus beaucoup de postulats. Ceci s’explique par la thèse même de l’auteur : l’anarchisme théorique abhorre les principes universels. Tout au long de son livre, Feyerabend pose bien de multiples affirmations, mais, plusieurs pages plus loin, le voici qui soutient les positions contraires. Son principe " tout est bon " s’applique à tout y compris à lui-même : " Pour être un vrai dadaïste, il faut être aussi un antidadaïste " (Contre la méthode, 1979, p.208). Finalement, nous ne retiendrons pour postulats de l’ouvrage que les affirmations suivantes :

La question de savoir si Feyerabend cesse, dans Contre la méthode, de soutenir le réalisme scientifique (p.8, § G.1) au profit du constructivisme est délicate. Nous pouvons d’abord croire que tel n’est pas le cas. En effet, il commence par poser dans son introduction que le but de la science est de découvrir " les secrets de la nature profondément cachés " (Contre la méthode, 1979, p.16). Ceci s’accorde avec la position réaliste. Cependant, tout à la fin de son chapitre 17, il affirme : " Le réalisme peut être considéré soit comme une théorie particulière du rapport de l’homme au monde, soit comme un présupposé de la science (et de la connaissance en général). Il semble que la plupart des réalistes adoptent la seconde solution - ils sont dogmatiques. Mais même la première peut maintenant être critiquée et réfutée. […] En parlant de cette manière, nous ne supposons plus un monde objectif insensible à nos activités épistémiques […] " (Contre la méthode, 1979, p.320-321). Ce discours découle directement de la thèse de l’incommensurabilité. Les derniers travaux de l’auteur ne laissent aucun doute sur sa conversion au constructivisme. Cependant, l’ouvrage ici présenté ne contient pas le terme de manière explicite, et seul le petit passage que nous venons de citer nous permet de conclure dans ce sens. Ceci montre bien que, même si Contre la méthode semble être un livre radical, il reste un livre charnière dans l’œuvre de son auteur. Aussi débuterai-je mes commentaires de l’ouvrage par un retour sur le cheminement intellectuel de Feyerabend.

 



Partie II
Commentaire

A- Retour sur cheminement intellectuel de Feyerabend

Comme nous l’avons remarqué en introduction, Contre la méthode reprend des arguments que Feyerabend utilisaient déjà durant les années 1950. Mais alors qu’il s’en servait à l’époque pour soutenir la cause du falsificationisme, du rationalisme et du réalisme scientifique (voir p.17-20), il en tire dans l’ouvrage ici présenté des conclusions presque diamétralement opposées : il s’attaque désormais à toute méthodologie universelle et atemporelle, défend l’anarchisme épistémologique, adopte une position relativiste, et commence, nous semble-t-il (bien que cela ne soit pas encore très clair, comme nous venons de le voir) à souscrire au constructivisme. Il me semble intéressant d’analyser les mécanismes de ce " tour de passe-passe ".

Après avoir été positiviste (voir p.16), Feyerabend, convaincu de la pertinence des critiques d’ordre logique adressées par Popper à l’encontre de l’inductivisme, épouse la cause du falsificationisme. Nous sommes ici au début des années 1950. Il fait alors du principe de testabilité son credo : les théories, selon lui, doivent pouvoir être testées, c’est-à-dire qu’elle doivent pouvoir être falsifiées. Or, le positivisme, selon l’auteur, conduit à rendre les théories infalsifiables : il les transforme en mythes de second rang. D’une part, les positivistes soutiennent que les théories inférées de l’observation procurent une connaissance certaine : ces théories sont en quelque sorte décrétées irréfutables ; d’autre part, il découle de cela qu’il est absurde de chercher à élaborer des théories concurrentes aux théories bien confirmées, ce qui prive ipso facto les scientifiques de tout moyen de falsifier ces dernières. Comment Feyerabend le démontre-t-il ? Grâce au recours à sa " Thèse I " (voir p. 18, § 4.b.b1). Une théorie, selon l’auteur, produit ses propres observations, leur confère leur signification, et ne saurait donc que rarement se voir contredite par les faits qu’elle découvre et interprète : ceux-ci, bien souvent, ne font que la confirmer. Seule une théorie concurrente de la théorie à tester peut fournir à celle-ci les éléments susceptibles de la falsifier, guider le scientifique vers d’autres observations, conférer à l’expérience une autre interprétation. Ainsi la " Thèse I " conduit Feyerabend à soutenir le pluralisme théorique. Elle le conduit aussi à défendre le réalisme contre l’instrumentalisme, puisque le premier, contrairement au second, plaide pour la prolifération des théories rivales. Mais cette " Thèse I " a d’autres conséquences…

D’une part, elle encourage le maintien des théories qui ne s’accordent pas avec les faits bien établis, et va ainsi à l’encontre du falsificationisme dont Feyerabend s’éloignera donc. D’autre part, elle débouche sur l’affirmation de la possible incommensurabilité des théories concurrentes. L’auteur ne tire pas tout de suite les conséquences de cette incommensurabilité. Mais celle-ci le mènera logiquement au relativisme comme à l’abandon du réalisme au profit du constructivisme. En définitive, Feyerabend passe du falsificationisme, du rationalisme et du réalisme à l’anarchisme théorique, au relativisme et au constructivisme parce qu’il défend d’abord les premiers au moyen d’une argumentation centrée sur la " Thèse I " qui, en fait, jouera contre eux.

C’est bien cette " Thèse I ", quoiqu’il ne la nomme plus explicitement ainsi, qui se trouve au centre de la démonstration développée dans Contre la méthode.

B- Le mode de démonstration développé dans Contre la méthode

Comment Feyerabend défend-il son anarchisme théorique ? Au cœur de son argumentation, nous trouvons la " Thèse I " (voir p.18, § 4.b.b1). C’est cette thèse qui lui permet notamment de montrer, plus ou moins directement, que la science ne connaît pas de " faits bruts " et que " l’histoire de la science sera [donc] aussi complexe, chaotique, pleine d’erreurs et divertissante que le seront les idées qu’elle contient " (Contre la méthode, 1979, Introduction, p.15) ; que l’application de la " condition de compatibilité " conduit à des aberrations, y compris pour ceux qui la prône (chapitres 2 et 3) ; qu’une théorie peut entrer en désaccord avec les faits non parce qu’elle est erronée mais parce que ce sont les faits qui sont viciés (chapitres 2, 5 et 6) ; que l’emploi des techniques de propagande et de persuasion est nécessaire au soutien d’une nouvelle conjecture (chapitre 7) ; que l’utilisation d’hypothèses ad hoc peut être bénéfique (chapitre 8) ; que " [quand] nous étudions de nouvelles hypothèses, il est évident que nous devons compter avec la situation historique " (Contre la méthode, 1979, chapitre 12, p.159) ; qu’il n’y a pas de différence pertinente entre contexte de découverte et contexte de justification, pas plus qu’entre termes d’observation et termes théoriques (chapitre 14) ; que le rationalisme critique de Popper ne tient pas (chapitre 15) ; que les " jugements de valeurs fondamentaux " invoqués par Lakatos ne constituent pas des juges neutres (chapitre 16) ; que deux théories concurrentes peuvent être incommensurables (chapitre 17) ; q’une " certaine forme de réalisme est à la fois trop étroite et en conflit avec la pratique scientifique " (Contre la méthode, chapitre 17, p.320) ; et que la science ne vaut pas mieux que le mythe (chapitre 18).

Pour étayer ses affirmations, l’auteur produit de multiples illustrations historiques, dont l’exemple de Galilée qu’il développe dans les chapitres 6 à 12 de son ouvrage. Je commenterai dans mes critiques la valeur à accorder à la preuve historique dont il fait usage dans son ouvrage (p.48, § A). Je me contenterai de souligner dans les développements qui suivent le caractère opportuniste de sa démonstration.

C- La méthode de Feyerabend

Je voudrais ici procéder à une brève analyse de texte afin de faire ressortir la méthode employée par Feyerabend pour défendre sa position " contre la méthode ".

Selon l’auteur, le savant qui entend bouleverser la science de son temps - tout comme l’acteur sociopolitique qui veut faire révolution - doit nécessairement, afin d’imposer ses vues, agir en opportuniste sans scrupule. Il se trouve en effet confronté aux théories orthodoxes des chercheurs bien établis de son époque qui imposent leurs normes, leurs idées, leurs " faits " incontestables, et qui nient les conceptualisations alternatives du monde. Pour parvenir à ses fins, il doit ainsi composer avec toute la complexité de l’instance sociale qu’il souhaite transformer, et ne saurait en conséquence obéir à une procédure définie à l’avance. Il lui faut compter avec les circonstances, louvoyer en fonction des réactions de son environnement, se maintenir en alerte, continuellement redéfinir son programme d’action, utiliser la propagande : faire feu de tout bois.

D’une certaine manière, Feyerabend, lorsqu’il écrit Contre la méthode, se trouve lui-même dans une pareille situation. Les penseurs rationalistes qui militent pour l’application de principes universels et atemporels dictent alors les dogmes de la philosophie des sciences ; leur conception semble confirmée par la lecture qu’ils proposent de l’histoire ; les écoles enseignent cette doctrine comme s’il s’agissait de la seule possible ; les média la diffusent ; la société, victime de cette propagande, adore la Science comme on adore Dieu ; et nombre de scientifiques, bien dressés, adhèrent eux-mêmes à ce culte totalitaire. Quelques voix s’élèvent, certes, contre cette philosophie-là, dont la voix de Kuhn. Mais l’édifice à ébranler jouit de puissant contreforts. Tout semble aller dans son sens et servir sa cause.

Il faut donc nous attendre à ce que Feyerabend ait fait preuve, pour défendre sa position iconoclaste, d’opportunisme, qu’il ait employé quelques techniques de propagande, qu’il ait utilisé certains des procédés de persuasion qu’il dit trouver chez Galilée, qu’il ait lui-même recouru à la contre-induction.

Pour commencer, nous voulons faire remarquer que l’auteur applique finalement à la philosophie des sciences ce qu’il prescrit aux scientifiques eux-mêmes : il défend une position théorique qui contredit les théories bien établies de son époque, et met ainsi lui-même en œuvre le pluralisme méthodologique qu’il appelle de ces vœux. L’orthodoxie prône la méthode, lui, l’absence de méthode, l’a-méthode.

Sa position, externe aux conceptions rationalistes puisqu’elle s’y oppose, lui permet d’en révéler - au sens " photographique " du terme - certaines caractéristiques cachées, d’en faire apparaître certains présupposés, tels le principe d’autonomie des faits (chapitre 3, p.36) et le postulat d’intemporalité des éléments du savoir scientifique (chapitre 12, p.156).

Comme il l’indique dans les chapitres 3, 4, 5, 6 et 7 de son ouvrage, sa position le conduit aussi à interpréter d’une manière différente les principaux événements de l’histoire des sciences, et à mettre en lumière certaines observations insuffisamment considérées par les méthodologues empiristes. (Ceci, soit dit en passant, illustre merveilleusement sa " Thèse I " : c’est la théorie qui guide l’observation et lui confère sa signification). Sa théorie le pousse ainsi à réinterpréter la manière de procéder de Galilée : la démarche de celui-ci nous apparaît désormais non plus inductive mais contre-inductive ; ses expériences non plus concrètes mais plutôt mentales et spéculatives ; son discours non plus rationnel mais persuasif ; ses hypothèses non plus indépendamment étayées mais véritablement ad hoc, etc. Et au lieu de se concentrer sur les époques de " science normale " (selon l’expression de Kuhn), époques de l’histoire privilégiées par les épistémologues orthodoxes, il se focalise sur les périodes de crises et de révolutions scientifiques (toujours selon la terminologie de Kuhn).

Pour nous convaincre de la pertinence de sa conception, il utilise certaines des techniques de persuasion qu’employait Galilée en son temps. Comme le savant italien le faisait dans ses Dialogo, il met en scène l’avocat de la cause qu’il attaque pour mieux combattre les dires de celui-ci (Contre la méthode, 1979, p.34), et recourt souvent à l’anamnèse. Ainsi, par les exemples historiques qu’il fournit, il semble nous dire : " vous saviez déjà que toutes les prétendues règles universelles et immuables ont toujours été violées à un moment ou à un autre ". Il répète de plus tout au long de son ouvrage les mêmes arguments, les martèle ; comme il l’écrit : " [Lorsque] les mots semblent effectivement avoir un effet, c’est plus souvent en raison de leur répétition physique que de leur contenu sémantique " (Contre la méthode, 1979, p.21, c’est l’auteur qui souligne). Il nous dit que son anarchisme conduit à n’importe quelle forme de progrès (Contre la méthode, 1979,p.25) ; pourtant, il semble ne considérer partout ailleurs dans son livre que le progrès consécutif aux révolutions scientifiques, et passe sous silence, pour défendre sa cause, les progrès observés durant les périodes de science normale. Et sa manière de citer, dès son introduction, Lénine, porte drapeau de la révolution communiste, à côté de Mill, chantre de l’individualisme, ne montre-t-elle pas sa détermination à faire feu de tout bois ?

J’arrête là mon ébauche d’analyse de texte, très limitée et sans doute très imparfaite. Il me semble cependant que son approfondissement pourrait éclairer d’une manière intéressante l’ouvrage ici présenté. Je souhaite maintenant effectuer une brève comparaison des positions respectives de Kuhn et de Feyerabend.

D- Feyerabend versus Kuhn : une brève comparaison.

Les analyses de Kuhn (dans La Structure des révolutions scientifiques, 1962) et celles de Feyerabend (dans Contre la méthode, 1979) se rejoignent à de nombreux égards, mais se différencient sur quelques points fondamentaux. Nous indiquons ici quelques unes de leurs similitudes (§ 1) et de leurs divergences (§ 2). Nous réservons un paragraphe spécial à la comparaison du concept d’incommensurabilité présent chez les deux auteurs (§ 3).

1- Similitudes

2- Divergences

3- L’incommensurabilité des théories chez Kuhn et Feyerabend (analyse comparée)

Nous tirons cette comparaison de Feyerabend lui-même (Contre la méthode, 1979, annexe 5 p.323).

Dans son ouvrage intitulé La structure des révolutions scientifiques, Kuhn remarque que différentes théories (paradigmes) :

Selon Kuhn, c’est la combinaison de tous ces éléments qui met un paradigme à l’abri des difficultés et le rend incomparable aux autres. L’incommensurabilité au sens de Kuhn correspond à l’incommensurabilité résultant de la combinaison de (A), (B) et (C).

Par opposition à celle de Kuhn, la recherche de Feyerabend commence à partir de certains problèmes du domaine (A). Dans sa thèse (1951) (voir p.16, § B.4) comme dans son premier article en anglais sur la question (" An attempt at a Realistic Interpretation of Experience ", 1958), il se demande comment des énoncés d’observation doivent être interprétés. Il rejettent alors deux explication, à savoir la théorie pragmatique selon laquelle la signification d’un énoncé d’observation est déterminée par son usage, et la théorie phénoménologique selon laquelle elle est déterminée par le phénomène qui nous fait l’affirmer comme vraie. Au lieu de cela, il utilise le principe selon lequel l’interprétation d’un langage d’observation provient de la théorie qui explique ce que nous observons, et change aussitôt que cette théorie change (" Thèse I " : voir p.18, § 4.b1). Il se rend compte que ce principe peut rendre impossible l’établissement de rapports déductifs entre des théories rivales et essaie de trouver des moyens de comparaison indépendants de tels rapports. Dans les années qui suivent cet article (" An attempt at a Realistic Interpretation of Experience ", 1958), il essaie de spécifier les conditions sous lesquelles deux théories, dans le même domaine, sont déductivement disjointes, et tente également de trouver les méthodes de comparaison qui resteraient valables malgré l’absence de relations déductives. Ainsi, quand il utilise le terme " incommensurabilité ", Feyerabend veux toujours dire disjonction déductive et seulement cela. Il n’a jamais inféré de ce concept l’incomparabilité des théories incommensurables, contrairement aux dires de certains. Au contraire, il a essayé de trouver des moyens de comparer de telles théories. Bien entendu, selon lui, une comparaison au niveau du contenu ou de la vraisemblance est hors de question. Mais il reste d’autres méthodes, comme il l’indique au chapitre 17 de son ouvrage.

E- Contre la méthode : quelques mises en parallèle éclairantes

Il nous semble intéressant de montrer comment certains des développements trouvés dans Contre la méthode font échos à d’autres écrits, pourtant pris dans des domaines différents. Nous établissons ici le parallèle entre l’ouvrage étudié et trois textes courts que nous présentons selon une approche herméneutique de manière à montrer en quoi ils se rapprochent du livre de Feyerabend et peuvent ainsi l’éclairer de façon originale.

1- Contre la méthode mis en parallèle avec La danse de la vie de Hall

Nous mettons ici Contre la méthode en parallèle avec le chapitre 3 de l’ouvrage de Hall intitulé La danse de la vie (1983). Pour établir ce parallèle, le lecteur remplacera au cours de sa lecture le terme de " culture " par celui de " théorie ", le terme de " code " par celui " d’hypothèse tacite " et le terme " d’anthropologue " par celui de " scientifique ". Nous n’avons conservé ci-après que les postulats du chapitre pertinents pour notre rapprochement.

a- L’une des questions qui peut fonder le texte de Hall

Que peut-il résulter de la confrontation de cultures différentes ?

b- La réponse apportée par le texte de Hall

De la confrontation de cultures différentes, il peut d’abord résulter un certain nombre de conflits, mais également, dans un second temps, grâce au regard avisé d’un observateur méticuleux (comme l’anthropologue), une meilleure compréhension des cultures] en présence, puis, enfin, peut-être, un enrichissement mutuel.

La confrontation de cultures différentes est généralement source de tensions, de conflits.

Chaque culture se caractérise par sa façon d’organiser le temps. Alors que le modèle d’organisation qualifié de monochrone, en vigueur en Europe du Nord et aux Etats-Unis, conduit les individus à réaliser leurs tâches de manière séquentielle et ordonnée, les Espagnols du Nouveau Mexique, les Américains du Sud, les Arabes, et plus généralement les méditerranéens effectuent couramment plusieurs opérations à la fois, et l’on parle alors de cultures polychrones. Ces deux systèmes temporels ne se mélangent pas. Ils structurent en grande partie les comportements humains et bon nombre de caractéristiques sociales (organisation des entreprises, etc.). Mais ils sont si profondément ancrés dans les mentalités que les individus n’ont généralement pas conscience de leur dimension culturelle (acquise). Aussi les tenants d’une culture monochrone ne peuvent-ils généralement pas comprendre les actes des membres d’une culture polychrone (et inversement), parce qu’ils ne comprennent - faute d’en avoir conscience - ni les codes culturels fondamentaux de l’autre culture, ni les leurs propres. C’est cette " incompréhension " première et son corollaire, à savoir l’absence d’adaptation des comportements à la culture de l’autre, qui est source de tensions et de conflits (mauvaise communication interculturelle).

Cependant, d’un autre côté, la confrontation de cultures différentes permet également à l’anthropologue comme à tout observateur minutieux de décoder les systèmes en présence, et donc de les comprendre véritablement.

Le heurt des cultures, fruit d’une première incompréhension réciproque, est en même temps la condition sine qua non d’une véritable compréhension ultérieure des cultures qui s’affrontent. En effet, leurs conflits en fait ressortir les différences. Une culture ne peut se reconnaître comme telle, c’est-à-dire comme culture particulière et donc relative, que dans l’image que lui renvoie d’elle-même une culture autre. Lorsqu’elles se heurtent, les cultures s’éclairent les unes les autres. Mais pour que la compréhension émerge de cette confrontation conflictuelle, encore faut-il la présence d’un témoin méticuleux, tel l’anthropologue, animé du désir de déchiffrer les systèmes culturels. Pour cela, il doit se placer à leur contact direct et user d’une méthodologie d’observation minutieuse.

Une fois les différentes cultures déchiffrées et mieux comprises, celles-ci pourraient alors apprendre à communiquer, pour leur enrichissement mutuel.

Aucune culture n’est supérieure à une autre. Toutes présentent des avantages et des inconvénients. Peut-être les cultures peuvent-elles, une fois leur communication rendue possible, tirer le meilleur les unes des autres. Ainsi les japonais, polychrones à l’égard d’eux mêmes, savent-ils adopter avec virtuosité le système temporel monochrone lorsqu’il leur faut communiquer avec les occidentaux.

c- Les principaux postulats du texte de Hall

2- Contre la méthode mis en parallèle avec le Traité d’ergonomie de Cazamian

Nous mettons ici Contre la méthode en parallèle avec la section 3 de l’ouvrage de Cazamian et al. intitulé Traité d’ergonomie (1996). Pour établir le parallèle, le lecteur remplacera au cours de sa lecture le terme de " travail " par celui de " travail du scientifique ", le terme de " travailleur de base " par celui " chercheur ", le terme de " logique scientifique " ou de " connaissance scientifique " par celui de " méthode universelle et immuable ", et le terme " d’ergonomie " par celui " d’anarchisme théorique ". Nous n’avons conservé ci-après que les postulats du chapitre qui font renvoient plus ou moins à ceux de Contre la méthode.

a- L’une des question qui peut fonder le texte de Cazamian

Le travail fait-il violence à la nature humaine ?

b- La réponse apportée par le texte de Cazamian

Loin de faire violence à la nature humaine, le travail autonome, travail individuel de type artisanal, en constitue l’expression spontanée, la satisfait, mais aussi la cultive.

L’homme connaît à sa naissance une tendance innée à bouger, qui contribue d’abord au développement de son intelligence sensori-motrice. A partir de son dix-huitième mois, il devient capable de se représenter son milieu ainsi que sa propre action au sein de ce dernier. Il s’adonne alors au jeu qui lui permet d’exercer sa faculté d’imagination. Encore indissociable de l’activité neuro-motrice, celui-ci le pousse au contact du monde (processus d’assimilation). Agé d’environ sept ans, l’enfant en vient à chercher la maîtrise de son environnement (processus d’accommodation1). Ainsi découvre-t-il la relation au travail autonome, qui " exprime donc une appétence originaire de l’organisme humain ".

Ce travail engendre chez l’individu une " gratification intrinsèque " : il fait naître en lui l’amour de la matière et satisfait sa " libido artisanale " ; il lui procure une véritable jouissance esthétique, celle de l’art du bien faire ; il lui offre la satisfaction de pouvoir créer un produit, un processus de fabrication, et de se créer lui même…

En effet, comme le soutiennent plusieurs philosophes – dont Marx et Hegel -, l’homme qui modifie la nature modifie la sienne propre, la cultive. Car au contact intime de l’environnement qu’il veut transformer, il découvre au cours de son ouvrage les résistances de la matière toujours imprévisibles au départ. Il connaît ainsi l’échec et réoriente son action de manière non raisonnée mais heuristique. Il développe alors progressivement un savoir corporel, conscient mais non verbalisable (hémisphère cérébral droit), et qui ne être transmis que par l’exemple. Dans la mémoire de l’opérateur, ce savoir prend la forme d’images opératives, représentations mentales du vécu opératoire qui synthétisent pour chaque situation spécifique les seuls éléments pertinents à prendre en compte, ceci de façon dynamique. Ce savoir opératoire permet à la créativité de l’individu de s’exprimer et de se développer, ce que traduit le concept " d’opérativité "2, qui désigne l’activité traditionnelle de travail. Il s’oppose en cela à la connaissance scientifique, ou " scientificité ", aux images abstraites, intellectuelles et générales.

Pourtant, acquis à la logique scientifique, les hommes qui président au destin des organisations font violence au travail autonome : ils visent à lui substituer un travail subordonné, aliéné, donc aliénant.

Depuis le début du XIX° siècle, les individus aux commandes de l’entreprise s’attachent à séparer l’organisation du travail de son exécution, et visent à terme une production entièrement mécanisée. Aux travailleurs de base, il est alors demandé de se caler sur le rythme infernal des machines. Leur activité se trouve réduite à la réalisation de quelques gestes stéréotypés. Jadis émancipateur, le travail, désormais aliéné, devient aliénant : privé de sa dimension créative, il perd son sens originel, sa valeur existentielle, et fait donc violence à la nature humaine.

Ce projet de déshumanisation du travail est cependant utopique, fatalement conflictuel, et doublement nuisible. L’ergonomie vise à remédier à ses manques et manquements.

Il est utopique de penser pouvoir asservir le travailleur de base au point qu’il renonce à toute initiative et se contente d’exécuter les ordres reçus de sa hiérarchie : le contact direct et intime qu’il entretient avec sa situation de travail lui fait acquérir un savoir opératoire qui le pousse naturellement à l’attitude contraire. D’où un conflit nécessaire entre l’organisation formelle et informelle de la production, qui nuit tant au développement industriel, heurté, privé de créativité, qu’aux exécutants, aliénés même s’ils résistent tant qu’ils peuvent à l’oppression.

L’ergonomie, cette " science du travail aliéné ", se propose de réformer les processus de production, à la fois pour redonner au travail des exécutants son sens et sa valeur existentielle et pour permettre un développement industriel plus harmonieux et plus créatif au plus grand bénéfice des travailleurs, mais aussi de l’entreprise et de ceux qui la contrôlent : un développement industriel fondé sur le travail autonome.

c- Les principaux postulats du texte de Cazamian

3- Contre la méthode mis en parallèle avec Les prédictions qui se réalisent d’elles-mêmes de Watzaliwick

Nous mettons ici Contre la méthode en parallèle avec l’article de Watzlawick intitulé Les prédictions qui se réalisent d’elles-mêmes (1988). Le parallèle s’établit ici à peu près directement. Nous avons cette fois-ci conservé ci-après tous les postulats de l’article afin de pouvoir les comparer ceux de Contre la méthode.

a- L’une des questions qui peuvent fonder le texte de Watzlawick

Pourquoi faut-il reconnaître la parenté de la science et de la superstition ?

b- La réponse apportée par le texte de Watzlawick

Il faut tout d’abord reconnaître cette parenté parce qu’elle existe : la science, comme la superstition, formule des prédictions qui se vérifient d’elles-mêmes.

Reconnaître une telle parenté peut nous paraître incongru : selon notre conception occidentale du monde, la science tire de l’observation des faits une connaissance objective de la réalité selon une méthode sui generis irréprochable, alors que la superstition ne constitue à nos yeux qu’une simple croyance irrationnelle, sans aucun fondement. La première nous semble s’opposer radicalement à la seconde. Tel n’est pourtant pas le cas.

Car la science et la superstition formulent toutes deux des prédictions qui se vérifient d’elles-mêmes, c’est-à-dire des suppositions ou des prévisions qui, par le simple fait d’avoir été à la fois énoncées et tenues d’avance pour vraies, entraînent la réalisation des événements prévus, et confirment ainsi leur propre exactitude. Selon ce mécanisme, les diagnostiques vaudous et autres ensorcellements produisent, dans certaines cultures, des effets observables que nous ne pouvons nier. Et de la même façon, les scientifiques ont recours, pour élaborer leurs connaissances, à des prédictions de pareille nature. Mais si certains d’entre eux, comme Einstein, reconnaissent qu’une théorie détermine de façon forte les faits observés, ils ignorent en majorité le fonctionnement réel des prophéties qu’ils énoncent.

Paradoxalement, ignorer ce point revient cependant à frapper la science d’un terrible sortilège : celle-ci cesse immédiatement de ressembler à une superstition … pour ne plus devenir que cela.

Bon nombre de scientifiques croient, au même titre que la vox populi, découvrir la réalité, alors qu’ils ne font que la construire au moyen de leurs prophéties auto-réalisatrices. Leur conception de la science n’est qu’une aveugle superstition, qui proclame naïvement sa supériorité sur les toutes autres formes de croyances.

Cette conception superstitieuse conduit les savants à perpétuer des expériences presque dépourvues de valeur scientifique, comme cela est par exemple le cas en psychologie expérimentale.

Alors que le scientifique possède, dans nos sociétés, le même prestige que le sorcier dans d’autres tribus, il n’est plus guère de différence entre ses discours, quand ils sont alarmistes, et les malédictions d’un grand maître vaudou. Ainsi, comme le démontre Rosenhan, et pour reprendre l’aphorisme de Karl Kraus, il se pourrait bien que la psychanalyse, qui prête à ses sujets divers troubles mentaux, représente en fait la maladie dont elle se considère le traitement. Et peut-être le spécialiste du cancer, qui informe ses patients de la gravité de leur cas, ne fait-il, par là même, qu’aggraver leur mal.

Reconnaître que la science, comme la superstition, formule des prédictions qui se vérifient d’elles-mêmes peut libérer celle-là du sortilège qui la frappe.

Cela peut permettre aux scientifiques d’utiliser leurs prophéties de manière cette fois-ci tout à fait consciente (exemple des placebos); d’éviter la formulation de prévisions nuisibles aux patients ; de développer de nouvelles thérapies plus efficaces (certaines ont été déjà élaborées dans ce sens).

Cela conduira les savants à comprendre qu’ils créent le monde plus qu’ils ne le découvrent ; à concevoir leurs expériences de façon plus pertinente ; à interpréter leurs résultats de manière plus juste.

Cela pourra enfin nous aider à désacraliser la science. Libérés du culte que nous lui vouons, nous serons alors plus à même de lui désobéir : de nous affranchir de ses théories qui prédisent nos comportements. Considérée comme toute autre croyance, enfin descendue de son piédestal, peut-être pourra-t-elle davantage respecter l’homme dans toute sa richesse, ses différentes cultures, ses superstitions, ses mythes, au contact desquels elle trouverait à s’enrichir.

c- Les principaux postulats du texte de Watzlawick

F- Actualité de Contre la méthode

Contre la méthode est un ouvrage d’actualité à plus d’un titre. Nous ne donnerons ici que quelques exemples.

Dans Contre la méthode, Feyerabend pose explicitement la question du contrôle de la science par l’Etat ou toute autre institution extérieure à l’entreprise scientifique : " Il arrive souvent que des parties de la science s’endurcissent et deviennent intolérantes, de sorte que la prolifération [de théories] doit être imposée de l’extérieur […]. Naturellement, on ne peut garantir le succès - voyez l’affaire Lyssenko. Mais cela ne diminue pas la nécessité de contrôles non scientifiques sur la science " (Contre la méthode, 1979, p.52). Les récentes avancées de la biologie (possibilités de clonage et autres manipulations génétiques) placent cette question sur le devant de la scène publique et politique.

Depuis la formulation par Clausius du second principe de la thermodynamique (1850 ; voir p. 10, § A), les avancées de la science ne cessent de révéler aux chercheurs le désordre consubstantiel à l’harmonie de notre univers proche ou lointain, et il est désormais d’usage de reconnaître la complexité du monde physique et social que nous habitons. Feyerabend, dès l’introduction de son ouvrage, nous parle de cette complexité-là. Selon lui, la maîtrise d’un milieu complexe exige des procédures complexes, ce qu’exprime Ashby par sa loi de variété requise (Requisite Variety). Aussi des méthodes scientifiques simples ne sauraient-elles nous permettre de percer les mystères de notre environnement. Ainsi Feyerabend écrit-il : " La différence entre la science et la méthodologie […] met en lumière une faiblesse […] une faiblesse des " lois de la raison ". Car ce qui apparaît comme " manque de netteté ", " chaos " ou " opportunisme " quand on le compare avec de telles lois, a eu une fonction des plus importantes dans le développement des théories mêmes que nous considérons aujourd’hui comme des parties essentielles de notre connaissance de la nature […]. Sans chaos point de savoir. " (Contre la méthode, 1979, p.196). L’ouvrage fait ici écho à la théorie du chaos, qui connaît depuis quelques années un succès grandissant. A vrai dire, il ne propose pas autre chose qu’une épistémologie du chaos (un anarchisme théorique).

En cela, il se rapproche en quelques points du livre de Morin intitulé La méthode. Car cette méthode dont nous entretient le sociologue est une a-méthode fondée sur le refus absolu de la simplification réductrice. " Je n’apporte pas la méthode, je pars à la recherche de la méthode. Je ne pars pas avec la méthode, je pars avec le refus, en pleine conscience, de la simplification. La simplification, c’est la disjonction entre entité séparées et closes, la réduction à un élément simple, l’expulsion de ce qui n’entre pas dans le schème linéaire. Je pars avec la volonté de ne pas céder à ces modes fondamentaux de la pensée simplifiante : idéaliser […], rationaliser […], normaliser […]. Nous avons besoin d’un principe de connaissance qui non seulement respecte, mais révèle le mystère des choses. A l’origine, le mot méthode signifiait cheminement. Ici, il faut accepter de cheminer sans chemin, de faire le chemin dans le cheminement […]. Nietzsche le savait : " Les méthodes viennent à la fin " (L’Antéchrist) " (La méthode, tome 1, 1977, pp.21-22). Si nous trouvons cette méthode-là, au bout du chemin, alors peut-être le temps sera-t-il venu où " il sera nécessaire de donner à la raison un avantage temporaire, et où il sera sage de défendre ses règles à l’exclusion du reste " (Contre la méthode, 1979, p.18). Mais pour Morin comme pour Feyerabend, cette époque-là n’est pas encore arrivée. Je recommande au lecteur que Feyerabend intéresse la lecture de Morin : elle ne pourra qu’éclairer celle de Contre la méthode.

Dans le domaine des sciences sociales en général et des sciences de gestion en particulier, la question de l’incommensurabilité des théories fait l’objet, depuis quelques années, de nombreux articles. En effet, alors que la conception positiviste y a longtemps régné sans partage, les approches se sont, au cours des trois dernières décennies, considérablement diversifiées, tant du point de vue des hypothèses ontologiques retenues que de celui des méthodes adoptées. Depuis la fin des années 1970, il est d’usage de décrire et/ou de comprendre l’évolution et le panorama des recherches menées sur l’organisation en fonction de leur position paradigmatique (selon la terminologie de Kuhn). C’est à Burrell & Morgan que nous devons la première tentative de classification de ces recherches en ces termes (Sociological paradigms and organizational analysis, 1979). Les paradigmes que ces auteurs mettent en lumière se distinguent les uns des autres par leurs hypothèses philosophiques, leurs buts et leurs méthodes, et sont déclarées incommensurables.

Certains chercheurs veulent mettre en avant l’heureuse conséquence de la thèse de l’incommensurabilité : nulle théorie ne saurait plus remettre en question la légitimité des théories concurrentes, et la propension hégémonique du positivisme se voit donc privée de ses arguments d’autorité logiques et empiriques (l’incommensurabilité semble plaider pour la diversité des approches). Pour d’autres chercheurs, tels Weaver & Gioïa dans leur article intitulé " Paradigms Losts : Incommensurability vs Structuralist Inquiry " (1994), la thèse de l’incommensurabilité présente au contraire des inconvénients majeurs : elle interdit tout synthèse des résultats obtenus via des enquêtes de paradigmes différents (communication impossible) ; elle prive de sens, voire rend impossible, toute enquête mutli-paradigmatique ou inter-paradigmatique.

La lecture de Contre la méthode nous permet de mieux comprendre ces articles-là, et nous donne quelques moyens de les critiquer.

Pour le jeune chercheur, l’actualité de Contre la méthode ne se dément jamais. L’ouvrage lui permet évidemment de lire avec plus de recul les livres de méthodologies de recherche qu’il doit ingurgiter. Cela me semble particulièrement vrai dans le domaine des sciences sociales, où, comme le note Chalmers " les théories qui servent à manipuler des aspects de notre société à un niveau superficiel (étude de marché, psychologie du comportement), plutôt que de servir à la comprendre et à nous aider à la transformer en profondeur, sont prônées au nom de la science " (Qu’est-ce que la science ?, 1982, p.185).

Contre la méthode est aussi une grande bouffée d’air pour celui qui commence ses travaux de recherche. D’une part, il nous rappelle que, quel que soit notre domaine d’investigation, nous devons en sortir pour y trouver quelque chose : Dostoïevski est certainement une plus grande source d’inspiration que le dernier gourou de notre discipline. D’autre part, le livre de Feyerabend décomplexe, désinhibe. " Experts et profanes, professionnels et dilettantes […] - tous sont invités à participer au débat et à apporter leur contribution à l’enrichissement de notre culture " (Contre la méthode, 1979, p.28). Le jeune chercheur n’est pas encore un expert - l’est-on jamais ? - mais il n’est déjà plus tout à fait béotien. Il peut contribuer à l’avancée des connaissances, et peu importe la méthode qu’il choisisse pour ce faire. Qu’il s’inscrive dans le courant orthodoxe ou contre lui, peu importe. Mais ceci est-il bien réaliste ? Ici commence notre critique de Contre la méthode.


Partie III
Critiques


Pouvons-nous, comme semble le faire Feyerabend, recommander à un jeune chercheur de n’en faire qu’à sa tête, de nier les forces sociales à l’œuvre au sein de sa discipline ? Les pressions psychologiques et sociologiques sur lesquelles mise Lakatos pour éliminer les programmes de recherche en dégénérescence existent bel est bien (voir p.34, chapitre 16). Il est toujours possible, certes, de ne pas s’y plier. Se laisser guider par sa passion, ses émotions, ses goûts, son imagination, faire de ses centres d’intérêt sa profession : voilà qui est même l’unique source d’épanouissement selon Feyerabend. Rien de pire, il est vrai, qu’un travail aliéné (voir Cazamian, p.41, § 2) : l’homme y perd sa propre humanité. Mais le travail autonome n’est ni l’unique source ni l’unique condition du développement personnel. Je me construis en transformant la nature, mais je me trouve également dans le regard d’autrui. Sartre, Maslow, Watzlawick, et bien d’autres encore : ils sont nombreux à nous en avertir. Comment vivrai-je une mise à l’écart professionnelle ? Ma passion initiale ne risque-t-elle pas de virer à l’aigreur ? Prendre un chemin de carrière original, celui qui me correspond : quelle bien bonne idée ! Mais encore faut-il que je puisse réussir dans cette voie difficile, à mes yeux comme aux yeux des autres. Mon talent doit être suffisant pour faire oublier mon indiscipline à ceux qui me jugeront. Ce dont j’ai besoin pour cela, c’est d’un solide pouvoir de conviction, et de la certitude, chevillée au corps, d’avoir raison quand la majorité me blâme. Si je ne dispose pas de ces qualités, je dois pouvoir faire fi de l’opinion de mes collègues, et peut-être de celle de ma femme, ou encore de celle mes enfants. Tout ceci n’est pas donné à tout le monde. Suivre sa propre voie : est-ce là un conseil que nous pouvons prodiguer à la cantonade ? Feyerabend ne sous-estime-t-il pas les contraintes sociales ?

Ce n’est pas sûr : il semble vouloir transformer la société afin que puissent s’exprimer les libertés individuelles. Ainsi réclame-t-il la séparation de la Science et de l’Etat, comme celui-ci se trouve aujourd’hui séparé de l’Eglise. La science, nous dit l’auteur, est " indiscrète, bruyante, insolente […]. [Elle est] la plus récente, la plus agressive et la plus dogmatique des institutions religieuses " (Contre la méthode, 1979, p.332). Pourtant, poursuit-il, nous voyons la machine étatique payer une lourde dîme à cette religion-là, et l’administration elle-même se vouloir scientifique. Quel enfant peut-il choisir d’apprendre à l’école la magie plutôt que la physique ? J’acquiesce. Mais s’il faut déchoir notre déesse moderne (la science), comment nous y prendrons-nous ? La société doit prendre conscience, nous dit le philosophe, de la parenté de la science et du mythe, elle doit savoir que celui-ci vaut bien parfois celle-là. Admettons pour l’instant que tout ceci soit vrai. Concédons momentanément que la science ne soit qu’une idéologie parmi d’autres. Comment donc provoquer une telle prise de conscience ? Est-ce seulement possible ? Est-ce véritablement souhaitable ?

Restons sur le terrain de Feyerabend. Affirmons avec lui, pour le moment, que la science ne dit rien d’objectif, qu’elle n’est qu’un produit culturel et relatif. A la question de savoir pourquoi nous croyons à la science plutôt qu’à d’autres mythes, nous serons alors tentés d’invoquer des facteurs sociétaux. Peut-être notre culture ne nous laisse-t-elle pas le choix. Ne pouvons-nous faire l’hypothèse que, monochrones (voir Hall p.40, § C.1), notre manière d’organiser le temps nous poussent à préférer la science à d’autres contes de fée ? Peu importe après tout. Pourquoi donc notre croyance en ce mythe nous causerait-elle plus de nuisance que la foi que nous pouvons avoir en Dieu ? L’auteur répondrait peut-être que si personne n’a pu, et ne pourra jamais, démontrer l’inexistence du Seigneur, la faiblesse de la science ressort, elle, de son argumentation. Mais la valeur d’une croyance ne se trouve point fondée dans la réalité de son objet. Si le Vaudou convient à certaines sociétés, peut-être la science est-elle mieux adaptée à la nôtre, peut-être répond-elle davantage à nos préoccupations, à nos besoins. Feyerabend voudrait-il changer notre culture en profondeur ? Tolérant à l’égard des autres civilisations, il ne le serait point à l’égard de la sienne ? Pourquoi s’emploie-t-il à désenchanter notre science lorsqu’il refuse, à raison, que nous désenchantions les croyances exotiques ? C’est que, dit-il à la manière d’un Talleyrand, la science déifiée se fait intolérante, ce qui est intolérable. Mais ce trait de caractère détestable dont il affuble l’entreprise scientifique est-il avéré ?

La science est-elle vraiment l’ennemi des autres formes de savoir ? Quelles illustrations concrètes Feyerabend nous donne-t-il pour étayer son point de vue ? Dans son chapitre 4, il nous parle de l’éradication de la médecine traditionnelle chinoise lors de la colonisation de ce pays par les troupes occidentales. Cette colonisation était en elle-même évidemment condamnable, mais était-elle réalisée au nom de la science ? Evidemment non. Il s’agissait d’un acte politique, et c’est essentiellement cette politique qui, par la suite, a voulu imposer, autant que possible, notre science comme le reste de nos valeurs à la Chine. Feyerabend voudrait placer la science sous contrôle étatique, religieux, ou encore économique. Mais n’est-ce point justement dans ces conditions que la science se trouve précisément pervertie ? Les scientifiques commettent leurs pires méfaits lorsqu’ils ne sont plus indépendants, mais inféodés à d’autres puissances, dont, évidemment, le billet vert et le pouvoir politique. Les lois bioéthiques ne sont pas seulement, ni même surtout, conçues pour éviter les dérapages de quelque chercheur fou : elles sont formulées pour prévenir les utilisations éventuelles que certaines organisations mal intentionnées pourraient faire de tels dérapages. Feyerabend cite l’affaire Lissenko en unique contre-exemple à sa proposition. Est-ce bien honnête de sa part ? Ignorerait-il l’utilisation presque systématique que les dictatures et les totalitarismes font de la science ? Ainsi le remède proposé par l’auteur me semble-t-il pire que le mal. Les seuls pouvoirs auxquelles la science doit être soumise sont le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire démocratiques, comme tout un chacun. Il est vrai, comme l’auteur le souligne notamment dans son chapitre 18, que nous considérons souvent la science comme une forme de savoir supérieure à ses alternatives, parce que nous connaissons mal ces dernières. Mais cette évaluation que nous faisons reste du domaine du langage et ne cause finalement guère de dégât. Certaines disciplines, telles l’anthropologie et l’ethnologie, respectent les cultures différentes qu’elles étudient. Pour prendre un autre exemple, ne dit-on pas qu’un peu de science éloigne de Dieu quand beaucoup l’en rapproche ? Nombreux sont les scientifiques croyants.

A ce sujet, Feyerabend affirme pourtant que l’éducation scientifique abrutit les esprits, au point qu’un chercheur pourrait en perdre sa religion, son imagination, son sens de l’humour, et même son langage ? Existe-t-il des études à ce sujet, qui comparent le sort d’un scientifique à celui d’un auditeur par exemple ? Tout environnement professionnel, et plus largement social, laisse ses marques sur l’individu. L’environnement professionnel scientifique comme un autre. Le chirurgien proférera certainement des blagues de chirurgien sur son lieu de travail, avec ses confrères (Feyerabend voudrait-il le lui interdire ?). Cela veut-il dire qu’il perpétuera les mêmes blagues en compagnie de son épouse ? Peut-être n’a-t-il pas eu à lire Tolstoï durant ses études de médecine, mais cela signifie-t-il qu’il ne l’ai pas lu avant, pendant, ou après ? Le philosophe viennois me semble avoir une vision bien pessimiste de l’homme, presque une vision simpliste, lui qui reproche aux méthodologues absolutistes leur regard naïf sur l’individu. Certes, nous savons que la propagande produit des effets. Mais je préfère l’opinion qu’un Dostoïevski (1960) porte sur la personne humaine :

Qu’arriverait-il si l’on réussissait à trouver la formule de toutes nos volontés, et de tous nos caprices ? Ce serait découvrir de quelles lois ils procèdent et dépendent, comment ils se développent, à quelles fins ils tendent, suivant les cas. Nous aurions ainsi une véritable formule mathématique. Je suppose que l’homme cesserait alors immédiatement de vouloir. J’en suis même certain. Quel plaisir, en effet, y aurait-il à vouloir selon des tables de calculs ? Mais il ne s’agit pas de cela. Le rôle de l’homme se réduirait tellement : une goupille dans un orgue, ou quelque instrument semblable […]

Et, même au cas où l’homme ne serait réellement qu’un instrument de ce genre, si on le lui prouvait de par les sciences naturelles, ou mathématiquement, même alors il ne deviendrait pas plus raisonnable, et commettrait à dessein quelque action hostile, uniquement par ingratitude, uniquement pour ne point démordre de ses idées. Et, si les moyens lui faisaient défaut, l’homme inventerait la destruction et le chaos, imaginerait je ne sais quels maux, et n’en ferait, en définitive, qu’à sa tête. Il répandra la malédiction sur le monde ; et, comme il est le seul à pouvoir maudire (privilège qu’il possède, et qui, plus que tout, le distingue des autres animaux), il parviendra peut-être, grâce à cette seule malédiction, à satisfaire son désir : se convaincre qu’il est un homme, et non une simple touche d’ivoire. (Dans mon souterrain, 1960, pp.54 et 58-59).

Même si nous parvenions à une formule mathématique de nos vies, elle ne rendrait aucunement compte de la complexité de nos existences. La plus parfaite des théories est encore impuissante face à l’anti-théorie. Feyerabend craint que les écoles scientifiques ne lavent les cerveaux de nos chercheurs. Il craint que les méthodologies absolutistes n’uniformisent les savants et leur pratique. Cependant, toute l’histoire des sciences montre que cela n’a jamais été le cas. L’auteur multiplie lui-même les exemples de révolutions scientifiques. Nous dirait-t-il que l’entreprise de lavage de cerveau n’avait pas encore commencée ? La réalité est bien entendu toute autre : les épistémologues rationalistes sévissent depuis Aristote, le positivisme depuis Comte, l’empirisme logique depuis 1920, et Popper depuis le début des années 1930. Ce contexte a-t-il empêché les Copernic, Galilée, Clausius, Carnot, Einstein, Heisenberg, Bohr, et bien d’autres encore de formuler leurs théories iconoclastes ? Certes non. Feyerabend lui-même, qui passe sans difficulté du cercle de Kraft à Popper puis au relativisme ne semble pas avoir été trop " marqué " par son passage chez ceux qu’il taxe de dogmatisme. L’anarchisme épistémologique est donc mis en pratique de manière naturelle au moins par certains chercheurs, sans qu’on ait besoin de le leur prescrire explicitement. Feyerabend le sait, bien entendu, puisqu’il fonde son argumentation sur ces hommes-là. Mais alors, où veut-il donc en venir ? A-t-il peur que de tels hommes n’existent plus dans l’avenir ? Voudrait-il que l’ensemble des chercheurs suivent leur chemin, c’est-à-dire empruntent le leur propre ? Les deux, je pense. En cela, je crois qu’il surestime et sous-estime à la fois le pouvoir des méthodologues et des normes sociales. Il le surestime car quoi que pourront nous raconter les philosophes des sciences et quoi que pourront dire ou faire les écoles, il existera toujours quelques individus capables de suivre leur propre route avec succès, jusqu’à révolutionner le savoir scientifique de leur temps. Il le sous-estime parce qu’il semble penser qu’une situation d’anarchisme théorique généralisée est envisageable. Ce dernier point, je pense, relève de l’utopie et prend la forme d’une aporie. Comme Feyerabend le remarque lui-même, un Galilée se trouve doté d’une puissante force de conviction. Un tel individu n’attirera-t-il pas toujours à lui une majorité de scientifiques, jusqu’à fonder ce que Kuhn appelle un paradigme ? Pourquoi faudrait-il que les autres choisissent de mener leur propre barque plutôt que de suivre celui qui les a convaincu ? Les méthodologues absolutistes ne sont-ils pas des anarchistes qui ont réussi ? Un anarchiste doit convaincre : n’a-t-il donc pas besoin de non anarchistes ? Un anarchiste, nous dit l’auteur, n’en fait qu’à sa tête, il n’obéit qu’à ses propres désirs, intérêts, etc. Mais d’où ses désirs lui viennent-ils ? De son rapport aux autres et à la société sans doute. Aussi, ceux qui se rangent à l’opinion d’un tiers ne sont-ils pas finalement anarchistes ? Tout anarchiste qui suit sa propre voie ne suit-il pas de toute façon celle d’un autre qui la lui a inspiré d’une manière plus ou moins directe ? L’anarchiste Galilée défend Copernic. Faut-il s’inscrire dans la minorité pour être qualifiable d’anarchiste ? Dans ce cas, lorsqu’il n’y a plus que des minorités (si tout le monde fonde la sienne propre) et que les minorités n’en donc sont plus, subsiste-t-il des anarchistes ? Si oui, l’anarchiste dispose-t-il encore des moyens d’approfondir sa voie ? Etc.

L’anarchiste, non dogmatique, doit savoir, nous dit Feyerabend, considérer dans son domaine l’ensemble des conceptions de son temps et des temps passés. N’est-ce pas surhumain ? Approfondir une voie donnée est déjà difficile, voire impossible, pour un individu isolé. A ne rien approfondir, fait-on progresser la connaissance ? Ne faut-il pas que certains individus acceptent de creuser les voies que d’autres ont commencer à tracer ? Comme le souligne Kuhn, les périodes de science normale sont source de progrès.

Considérons maintenant le principe " tout est bon ". Deux remarques à son sujet. Feyerabend d’écrire : " Experts et profanes, professionnels et dilettantes, fanatiques de la vérité et menteurs – tous sont invités à participer au débat et à apporter leur contribution à l’enrichissement de notre culture " (Contre la méthode, 1979, p.28). Est-il raisonnable de le penser ? L’auteur l’avoue lui-même dans l’un de ses articles :

[La] distinction entre un extravagant et un penseur respectable tient à la nature de la recherche entreprise une fois adopté un certain point de vue. L’extravagant se contente habituellement de le défendre sous sa forme originelle, non développée, métaphysique et il n’est en aucun cas prêt à tester son utilité dans tous les cas qui semblent favoriser ses adversaires, ou même à admettre simplement qu’il puisse y avoir problème. C’est cette recherche ultérieure, les détails de sa poursuite, la connaissance des difficultés qu’elle soulève, de l’état global des connaissances, la prise en compte des objections, qui distingue le " penseur respectable " de l’extravagant. Le contenu original de la théorie n’y est pour rien. Si quelqu’un pense qu’il faut donner une nouvelle chance à Aristote, soit, attendons les résultats ! S’il se contente de cette assertion et ne commence pas l’élaboration d’une nouvelle dynamique, s’il n’approfondit pas les difficultés initiales qu’entraîne son point de vue, alors la démarche perd tout son intérêt […].

Comme l’écrit Chalmers (1987, p.178) pour commenter ce passage : " en somme, si quelqu’un veut apporter une contribution à la physique, par exemple, il n’a pas besoin de se familiariser avec les méthodologies contemporaines de la science ; mais il lui faudra en revanche apprendre un peu de physique. Il ne pourra pas se contenter de suivre à l’aveuglette ses fantaisies et ses inclinaisons. Cela n’arrive pas, en science, que tout soit bon, sans restriction. " Certes, le passage que nous citons de Feyerabend date de 1964, et précède ainsi de 11 ans la parution de Contre la méthode ; certes, l’auteur n’apprécie guère les critiques fondées sur ses écrits antérieurs. Mais il se contredit alors lui-même, puisqu’il affirme dans l’ouvrage dont nous discutons ici que " […] les alternatives théoriques, dont […] a besoin [le penseur] pour soutenir sa lutte, peuvent aussi être prises dans le passé " (Contre la méthode, 1979, p.49). D’autre part - c’est notre seconde remarque – il faut noter le caractère paradoxal du principe " tout est bon ". Si tout est bon, alors tout l’est, même le contraire. Comme l’auteur le souligne lui-même : " Pour être un vrai dadaïste, il faut aussi être un antidadaïste " (Contre la méthode, 1979, p.208). Si tout est bon, pourquoi, au fond, les méthodologies absolutistes ne le seraient-elle pas ? Comme le remarque John Krige : " Tout est bon signifie, pratiquement, tout se maintien ". Feyerabend dit de Lakatos qu’il est un anarchiste déguisé. N’est-il pas, lui, un Lakatosien travesti ?

Enfin, je voudrais discuter de la valeur des preuves historiques que Feyerabend avance pour étayer sa position, et plus largement de certaines des implications de sa " Thèse I ". Il écrit : " La science est une entreprise essentiellement anarchiste : l’anarchisme théorique est davantage humanitaire et plus propre à encourager le progrès que les doctrines fondées sur la loi et l’ordre […] Ceci est démontré à la fois par l’examen de certains épisodes historiques et par une analyse abstraite […] " (Contre la méthode, 1979, p.13 et p.20, c’est l’auteur qui souligne). Certes, les épisodes historiques sur lesquels ils attirent notre attention semblent démontrer le bien-fondé de sa position, mais, si nous suivons Feyerabend, il est facile de comprendre pourquoi : c’est sa théorie qui le conduit à les mettre en lumière, et surtout à les interpréter de manière qu’ils servent sa cause. D’autres penseurs soutenant d’autres théories n’interpréteront pas l’épisode galiléen tel que lui le fait. Les événements historiques ne constituent pas une preuve " objective ", sauf à remettre en cause la " Thèse I ". Ne peut-on, d’ailleurs, le faire ? Certaines observations, si anecdotiques soient-elle, ne mettent-elles pas le chercheur sur la piste d’une théorie qui, une fois formulée dans ses grandes lignes, permet de découvrir d’autres observations ? Si la théorie précède toujours l’observation, d’où vient la théorie ? Il conviendrait de faire appel aux sciences cognitives pour éclairer cette question.

Conclusion

Les critiques que je viens de formuler sont sans doute elles-mêmes très critiquables. A dire vrai, je n’y adhère pas vraiment. Je n’ai fait, finalement, que suivre les préconisations de Feyerabend en tentant de les énoncer. Selon l’auteur, nous ne devons jamais rien tenir pour acquis. C’est là, je crois, son principal message : il faut demeurer libre penseur, douter de tout, y compris du doute lui-même. Certes, il existe dans le monde de la recherche certaines pressions sociales qu’il faut connaître. Mais cette connaissance doit nous permettre d’y échapper. Je crois que Feyerabend ne se soucie guère du progrès scientifique, ni même de l’hégémonie des méthodologies absolutistes. Ce qui le préoccupe surtout, c’est l’épanouissement du chercheur et de la personne humaine en générale. Il faut prendre la vie comme un jeu. Les règles n’ont pas d’importance. Il faut y obéir, pour ne pas être puni, mais également savoir en jouer, les détourner, savoir en rire, pour prendre du plaisir. Il faut s’enrichir au contact de la différence. C’est ce que je retiendrai de Contre la méthode, dont un petit poème de Robert Frost intitulé The road not taken résume la substance :

Two roads diverged

In a wood, and I –

I took the one less

Travevelled by,

And that made

All the difference.

 


ANNEXES

I - Table analytique de l’ouvrage

II - Bibliographie utilisée et sites internet intéressants

III - Bibliographie étendue


I- Table analytique

Contre la méthode commence par une table analytique, qui fournit un aperçu des principaux thèmes de discussion abordés. Nous la reproduisons ici afin que le lecteur puisse bénéficier d’une vision synoptique de l’ouvrage et goûter en même temps à la plume de Feyerabend.

Introduction - La science est une entreprise essentiellement anarchiste : l’anarchisme théorique est davantage humanitaire et plus propre à encourager le progrès que les doctrines fondées sur la loi et l’ordre (p.13).

Chapitre 1 - Ceci est démontré à la fois par l’examen de certains épisodes historiques et par une analyse abstraite du rapport entre l’idée et l’action. Le seul principe qui n’entrave pas le progrès est : tout est bon (p.20).

Chapitre 2 - Par exemple, nous pouvons nous servir d’hypothèses qui contredisent des théories bien confirmées et/ou des résultats expérimentaux bien établis. Nous pouvons faire avancer la science en procédant par contre-induction (p.26).

Chapitre 3 - La condition de compatibilité qui exige que les nouvelles hypothèses s’accordent avec les théories admises est déraisonnable en ce qu’elle protège la théorie ancienne, et non la meilleur. Des hypothèses qui contredisent des théories bien confirmées nous fournissent des indications qu’on ne peut obtenir d’aucune autre façon. La prolifération des théorie est bénéfique à la science, tandis que l’uniformité affaiblit son pouvoir critique. L’uniformité met également en danger le libre développement de l’individu (p.32).

Chapitre 4 - Il n’y a pas d’idée, si ancienne et absurde soit-elle, qui ne soit capable de faire progresser notre connaissance. Toute l’histoire de la pensée s’intègre dans la science et sert à améliorer chaque théorie particulière. Les interventions politiques ne sont pas non plus à rejeter. On peut en avoir besoin pour vaincre le chauvinisme de la science qui résiste à tout changement (p.48).

Chapitre 5 - Jamais aucune théorie n’est en accord avec tous les faits auxquels elle s’applique, et pourtant, ce n’est pas toujours la théorie qui est en défaut. Les faits sont eux-mêmes constitués par des idéologies plus anciennes, et une rupture entre les faits et les théories peut être la marque d’un progrès. C’est aussi un premier pas dans notre tentative pour découvrir les principes qui guident implicitement les observations familières (p.55).

Chapitre 6 - Pour illustrer cette tentative, j’examine l’argument de la tour, utilisé par les disciples d’Aristote pour réfuter le mouvement de la Terre. La discussion comprend des interprétations naturelles, c’est-à-dire des idées si étroitement liées aux observations qu’il faut faire un effort spécial pour en déterminer le contenu. Galilée identifie les interprétations naturelles incompatibles avec Copernic et les remplace par d’autres (p.71).

Chapitre 7 - Ces nouvelles interprétations naturelles fournissent un langage d’observation nouveau et hautement abstrait. Elles sont introduites, mais en même temps dissimulées en sorte qu’on ne remarque pas le changement qui s’est opéré (méthode de l’anamnèse). Elle contiennent (en l’occurrence) l’idée de la relativité de tout mouvement et la loi de l’inertie circulaire. (p.85).

Chapitre 8 - Les premières difficultés causées par le changement sont désamorcées par des hypothèses ad hoc, qui se trouvent donc avoir parfois une fonction positive ; elles donnent un répit aux nouvelles théories et indiquent la direction des recherches futures. (p.100).

Chapitre 9 - Galilée transforme, en plus des interprétations naturelles, les sensations qui paraissent mettre Copernic en danger. Il admet que ces sensations existent ; il loue Copernic de les avoir négligées ; il prétend les avoir supprimées grâce au télescope. Et cependant, il n’avance aucune preuve théorique expliquant pourquoi le télescope devrait offrir une image vraie du ciel. (p.107).

Chapitre 10 - L’expérience initiale du télescope ne fournit pas non plus ces raisons. Les premières observations du ciel au télescope sont indistinctes, vagues, contradictoires, et en désaccord avec ce que chacun peut voir à l’œil nu. Et la seule théorie qui aurait pu aider à séparer les illusions télescopiques des phénomènes authentiques s’est trouvée réfutée par des tests simples. (p.130).

Chapitre 11 - D’autre part, certains phénomènes observés au télescope sont manifestement coperniciens. Galilée présente ces phénomènes comme des preuves indépendantes en faveur de Copernic. Mais le fait et plutôt qu’une conception réfutée – le copernicianisme – présente une certaine ressemblance avec des phénomènes émergeant d’une autre conception également réfutée – l’idée que les phénomènes télescopiques sont des images fidèles du ciel. Galilée l’emporte grâce à son style, à la subtilité de son art de persuasion, il l’emporte parce qu’il écrit en italien et non en latin, enfin parce qu’il attire ceux qui, par tempérament, sont opposés aux idées anciennes et aux principes d’enseignement qui y sont attachés. (p.152).

Chapitre 12 - Des méthodes de validation aussi " irrationnelles " sont rendues nécessaires par le " développement inégal " (Marx, Lénine) des différentes branches de la science. Le copernicianisme et d’autres parties essentielles de la science moderne n’ont survécu que parce que la raison a fréquemment été transgressé dans leur passé. (p.156).

Chapitre 13 - La méthode de Galilée fonctionne également dans d’autres domaines. Par exemple, on peut s’en servir pour éliminer les arguments actuels contre le matérialisme et pour mettre fin au problème philosophique du dualisme corps/esprit (sans cependant toucher aux problèmes scientifiques correspondants). (p.178).

Chapitre 14 - Les résultats obtenus jusqu’à présent conduisent à penser qu’on pourrait abolir la distinction entre contexte de découverte et contexte de justification, et la distinction connexe entre termes d’observation et termes théoriques. Ni l’une ni l’autre de ces distinctions ne joue de rôle dans la pratique scientifique. Toute tentative pour les renforcer aurait des conséquences désastreuses. (p.180).

Chapitre 15 - En définitive, la discussion des chapitres 6 à 13 montre que la version poppérienne du pluralisme de Mill n’est pas en accord avec la pratique scientifique et détruirait la science telle que nous la connaissons. Une fois la science donnée, le rationnel ne peut être universel, et l’irrationnel ne peut être exclu. Ce trait de la science plaide pour une épistémologie anarchiste. En reconnaissant que la science n’est pas sacro-sainte et que le débat entre la science et le mythe a cessé sans qu’il y ait de vainqueur, on donne plus de force encore à la cause de l’anarchisme. (p.186)

Chapitre 16 - Même l’ingénieuse tentative de Lakatos pour construire une méthodologie qui a) ne donne pas de directives, et b) impose cependant des restrictions aux activités visant l’extension du savoir n’échappe pas à la conclusion précédente. Car la philosophie de Lakatos ne semble libérale que parce que c’est un anarchisme déguisé. Et les critère qu’il dégage de la science moderne ne peuvent pas être considérés comme des arbitres neutres dans la lutte entre celle-ci et la science d’Aristote, le mythe, la magie, la religion, etc. (p.198).

Chapitre 17 - De plus, ces critères, qui impliquent une comparaison des domaines de référence, ne sont toujours applicables. Les domaines de référence de certaines théories sont incomparables en ce sens qu’aucune des relations logiques habituelles (l’inclusion, l’exclusion, l’intersection) ne peut être établie entre eux. Cela se produit lorsqu’on veut comparer les mythes et la science. C’est le cas aussi lorsqu’il s’agit de comparer les branches les plus avancées, les plus générales, et par conséquent les plus mythologique, de la science elle-même. (p.246).

Chapitre 18 - Ainsi, la science est beaucoup plus proche du mythe qu’une philosophie scientifique n’est prête à l’admettre. C’est l’une des nombreuses formes de pensée qui ont été développées par l’homme, mais pas forcément la meilleure. La science est indiscrète, bruyante, insolente ; elle n’est essentiellement supérieure qu’aux yeux de ceux qui ont opté pour une certaine idéologie, ou qui l’ont acceptée dans avoir jamais étudié ses avantages et ses limites. Et comme c’est à chaque individu d’accepter ou de rejeter des idéologies, il s’ensuit que la séparation de l’Etat et de la l’Eglise soit être complétée par une séparation de l’Etat et de la Science : la plus récente, la plus agressive et la plus dogmatique des institution religieuses. Une telle séparation est sans doute notre seule chance d’atteindre l’humanité dont nous sommes capables, mais sans l’avoir jamais pleinement réalisée. (p.332).

II- Bibliographie utilisée et adresses internet intéressantes

A- Bibliographie utilisée

B- Adresses internet utiles

III- Bibliographie complémentaire indicative

Pour ceux qui souhaiteraient approfondir leur connaissance de la pensée de Feyerabend, nous indiquons ci-après l’ensemble des ouvrages et articles que nous avons trouvés, relatifs à l’auteur et à sa théorie.

A- Ouvrages et articles de langue française :

B- Ouvrages et articles de langue anglaise :

C- Ouvrages et articles de langue allemande :