Françoise BELFER Cours de M.Yvon PESQUEUX
Cycle C - CNAM " Contrôle des Connaissances "
Septembre 2002
Jean-Pierre DUPUY
ORDRES ET DéSORDRES
Enquête sur un nouveau paradigme
Editions du Seuil, avril 1990
Première parution octobre 1982, dans la collection " La couleur des idées "
SOMMAIRE
I. L’auteur
Ancien élève de l'École Polytechnique, Ingénieur Général des Mines, Jean-Pierre Dupuy est Directeur de recherche au CNRS, Professeur de philosophie sociale et politique à l'Ecole Polytechnique et à l'Université Stanford (Californie).
Il a fondé et dirigé jusqu'en 1999 le Centre de Recherche en Épistémologie Appliquée (CREA) de la première et vient d'y créer le Groupe de Recherche et d'Intervention sur la Science et l'Éthique (GRISÉ).
Jean-Pierre Dupuy a publié récemment:
La Panique (Les Empêcheurs de penser en rond, 1991);
Le Sacrifice et l'envie - Le libéralisme aux prises avec la justice sociale (Calmann-Lévy, 1992; Hachette, 1997);
Introduction aux sciences sociales (Ellipses, 1992);
Aux origines des sciences cognitives (La Découverte, 1994; 1999);
Éthique et philosophie de l'action (Ellipses, 1999);
Les Limites de la rationalité, tome 1: "Rationalité, éthique et cognition" (avec Pierre Livet; La Découverte, 1997);
The Mechanization of the Mind (Princeton University Press, 2000);
Pour un catastrophisme éclairé (Seuil, 2002).
A paraître en septembre 2002 un livre sur les attentats terroristes du 11 septembre 2001, Avions-nous oublié le mal? (Bayard).
Jean-Pierre Dupuy travaille actuellement à une critique philosophique des fondements de la théorie du choix rationnel. D’autre part, il s'efforce désespérément d'établir des ponts, ou du moins de jeter des passerelles, entre des types de pensée qui font tout pour s'éviter : la philosophie continentale et la philosophie analytique, la philosophie et les sciences de l'homme, les sciences sociales et les sciences cognitives.
Il siège par ailleurs au Conseil Général des Mines et est membre du Comité d'Éthique et de Précaution de l'INRA.
II. Questions posées
La critique des grandes institutions de la société industrielle passe par la reconnaissance de leurs effets non voulus, effets pervers qui vont à l’inverse de leur but recherché, c’est la " contreproductivité ", argument développé par I.Illich et qui s’applique autant à la médecine, qu’aux transports, à l’enseignement ou aux communications.
L’autonomie s’évanouit quand la productivité toujours croissante crée un fossé entre l’individu et sa production : la notion d’hétéronomie remplace l’autonomie. Une des réponses se trouve dans le sacré, considéré tel un mécanisme par René Girard, qui y voit une extériorisation de la totalité sociale dans l’expulsion de la victime émissaire
A partir des travaux de Henri Atlan et Francisco Varela, Jean-Pierre Dupuy propose une application des théories de l’auto-organisation sur la pensée du social et l’ouvre également à la philosophie politique au-delà des déboires du marxisme dogmatique ou de la critique du totalitarisme. Les écrits de Hannah Arendt, Marcel Gauchet, Louis Dumont, Pierre Rosanvallon, font émerger une nouvelle perception de la division sociale avec une cohésion extérieure et englobant la totalité de ses significations.
Comment comprendre le lien social ? Quelle combinaison organisationnelle peut éviter les déchaînements de violence dès lors que la désacralisation systématique de tout ce qui nous entoure a poussé à l’indifférenciation totale ? Où doit se situer ce médiateur extérieur si ce n’est dans un " métaniveau " au-dessus de ces cercles fermés, auto-organisés qui nous composent ?
De quelle façon aborder ces sujets complexes ? Tel est le débat autour de " la Méthode " d’Edgar Morin, ou comment traiter de " la complexité par la simplicité " comme le privilégie l’auteur.
III. Postulats
De l’ordre surgit le désordre, du désordre est issu l’ordre. Toute chose a en elle les éléments de sa propre destruction. Ce postulat, bien que connu depuis longtemps, même si rejeté farouchement par de nombreux courants de pensée, tant politique que religieux, est ici repris par Jean-Pierre Dupuy sous un éclairage nouveau.
En effet, au cœur de la démarche de Jean-Pierre Dupuy se trouve la volonté marquée du rapprochement entre les démonstrations des différentes disciplines, des sciences dures, des sciences de la vie, des sciences humaines.
Cherchant à débusquer les incompréhensions linguistiques, au-delà de tout corporatisme, il s’agit là d’avancer dans la compréhension des mécanismes du vivant en s’appuyant sur les thèses et découvertes de la cybernétique, de la thermodynamique, de la physique, de la biologie, et les enseignements de l’histoire, les démarches et études philosophiques, sociologiques, religieuses, l’économie et le politique.
Ainsi Jean-Pierre Dupuy développe-t-il la pensée de nombreux auteurs dont les opinions se heurtent souvent et dont les disciplines rivalisent ou s’ignorent. Pourtant la tentative est ici faite autour des théories de l’auto-organisation nées autour de la physico-chimie, de la biologie et des sciences de l’information de surmonter les obstacles conceptuels, logiques et épistémologiques.
Le principe d’autonomie des êtres vivants renvoie non pas à leur nature mais à leur mode d’organisation. Si les auteurs au départ ont développé leurs théories dans le cadre des sciences de la nature et de la vie de façon restrictive, leurs applications dans le contexte social et politique apportent des concepts novateurs, même si parfois accompagnés de dérives de contenu. Même délicat à effectuer, ces rapprochements méritent d’être tentés.
L’autonomie est au centre du débat, entre le sacré et l’Etat de droit, l’autogestion généralisée. Elle reste contingente, paradoxe, prophétie autoréalisatrice ou hiérarchie enchevêtrée, ses formes sont multiples et à découvrir là où elle se cache. C’est aussi ce qui est à découvrir dans ce livre.
V. Méthodologie
Davantage recueil de réflexions, de développement d’idées fortes, l’ouvrage de J.P Dupuy ne se présente pas comme une synthèse. A partir de textes, de colloques et de rencontres personnelles, de recherches collectives longtemps considérées comme marginales, il s’agit ici de poursuivre la réflexion au-delà des " étiquettes " trop facilement attribuées, au-delà des barrières linguistiques que se posent trop souvent les différentes disciplines ou courants de pensée.
Présentation non conventionnelle, il s’en excuse dans son introduction, faisant acte de déroger notamment à deux règles académiques : celle de l’ordre de l’écriture qui est différente de celle de la parution des ouvrages évoqués ou étudiés et les références faites à des ouvrages d’auteurs vivants. Non-orthodoxie dont le lecteur se félicite justement pour l’opportunité offerte de participer indirectement à des débats qui nous habitent, pour l’acuité et le rythme des développements qui " facilite " l’abord de ces thèmes complexes et fondamentaux..
VI. Résumé
Sommaire :
Introduction
Chapitre 1 :Némésis de l’économie
Chapitre 2 : L’information peut-elle sauver le monde ?
Chapitre 3 : Totalitarisme et négation du temps
Chapitre 4 : Vers une science de l’autonomie
Chapitre 5 : Mimésis et morphogénèse
Chapitre 6 : Randonnées carnavalesques
Chapitre 7 : La simplicité de la complexité
Chapitre 8 " Shaking the Invisible Hand "
Conclusion
Chapitre 1 : Némésis de l’économie
1. L’imposture du productivisme
En réponse au monde de " la crise " et notamment du chômage, les économistes arguent la conciliation d’une élévation du niveau et de la qualité de la vie tout en minimisant l’effort de travail effectué : comment solutionner le problème de l’emploi ? La contradiction inhérente à cette démarche est développée par J.P Dupuy dans ces trois arguments :
a) la productivité du travail est un indicateur trompeur car " elle est la somme du travail " mort " effectué par les machines et le travail " vivant " effectué par les hommes " d’après une loi des économistes : " la loi de la valeur-travail ". Mais ce calcul ne tient pas compte du travail effectué pour la conception et la fabrication des machines. Donc on continue à fournir de façon détournée motif à travail encore et encore...
b) à partir de la réflexion sur la formulation alternative du principe de productivité : " le but de la vie économique, c’est de maximiser le niveau de vie à effort des hommes donné ", le problème se pose ici de savoir comment évaluer le niveau de vie, à partir de quels biens marchands, d’utilisation plus ou moins éphémère, aux quels s’ajoutent les biens immatériels non répertoriés. Il en résulte une destruction régulière de secteurs d’activité non marchands pour en créer d’autres, à valeur comptable quantifiable au détriment du qualitatif d’où par exemple, la dislocation des espaces et des temps de vie, la dégradation de la santé…
c) si l’on accepte " l’évidence " du principe de productivité et l’organisation ad hoc pour chaque niveau de vie du travail minimum nécessaire : comment définir le niveau de vie et le travail correspondant ? soit combien vaut, en terme d’effort, l’accroissement de la richesse matérielle ? Le constat aujourd’hui est que nous continuons à produire toujours davantage sans pour cela nous résoudre à diminuer le temps travaillé.
Finalement la société ne recherche pas vraiment la négation du travail mais bien plutôt l’assurance de sa pérennité. Il existe ambiguïté entre la notion de travail comme " torture " (étymologie) et le travail comme lieu de socialisation et source de toute valeur.
La réponse se trouve dans une notion de travail non aliénant et source d’épanouissement personnel.
2. Ivan Illich et la critique du projet technicien
Il résulte de ce qui précède un manque de raison et de bon sens de la part des économistes.
J.P Dupuy établit un parallélisme entre Marx et I.Illich. Ce dernier provoque l’hostilité des libéraux et encore davantage des marxistes en dénonçant l’envahissement de tous les domaines de la vie privée, sociale et politique par l’économie. En effet, pour Marx, le capitalisme ne peut être dépassé qu’à la condition d’avoir remplit sa mission " " civilisatrice " en développant les forces productives jusqu’à l’utopie de l’abondance universelle ".
Toutefois, marxistes et libéraux s’accordent sur la cause unique du mal et de la violence dans le monde : la rareté, qui est aussi la " mère de l’économie ". Par la productivité à outrance, le capitalisme doit développer des conditions d’aménagement du travail qui prépare sa propre destruction et l’avènement du socialisme. Toutefois pousser le raisonnement au-delà revient à dire que de la croissance matérielle naisse aussi bien la violence et la guerre que des vertus morales et pacificatrices. Raisonnement fou, d’après les critiques de la société industrielle car la dialectique n’acceptera jamais que du mal puisse systématiquement découler le bien : " la croissance, c’est les inégalités ".
Le point de vue de la libération des hommes vis-à-vis de l’emprise des choses aboutit à ramener l’environnement naturel de l’homme et ce qu’il a créé à de simples rapports de nécessité, le but recherché étant au contraire une réconciliation harmonieuse des deux.
Pour les écologistes, la mise en cause du " projet technicien " spécifique à la société industrielle se rapproche de l’opposition entre ce que les Grecs nommaient " politique " par rapport à la " techné ", soit la dénonciation du rêve de la prédominance de l’instrumental, y compris face à la mort, à l’espace et au sens. C’est la notion de contreproductivité développée par I. Illich dans la " Némésis médicale " dont le fondement repose sur la théorie de l’aliénation de l’homme moderne par l’économie et la technique ou les effets néfastes et contradictoires des outils sur la société. (perte de maîtrise).
Marx dénonce " le fétichisme " de la valeur marchande et l’aliénation des hommes aux mécanismes qui la régissent, mettant en évidence les crises et disfonctionnements qui en découlent I. Illich se place suivant une même perspective en tant que critique éthique et politique. L’aliénation au travail a désormais atteint tous les autres rapports de l’homme et de son environnement, bien au-delà de ce qu’il produit et se voit produire lui-même suivant un processus d‘externalisation : c’est la notion d’hétéronomie, processus mesurable, par opposition à l’autonomie, dont la production de valeur reste non estimable par les économistes.
La question est : quelle articulation entre mode hétéronome et mode autonome ? " Synergie positive " possible jusqu’à un certain seuil de prédominance du mode hétéronome paralysant le mode autonome de productivité et nécessitant une complète réorganisation d’un milieu physique, institutionnel et symbolique. Ce déséquilibre engendre un cercle vicieux nommé " contreproductivité " par I.Illich. Ainsi les objectifs se transforment en " contre-objectifs " : " la médecine détruit la santé, l’école bêtifie, le transport immobilise et les communications rendent sourd et muet " constate l’auteur.
Au-delà des critiques classiques du capitalisme, I.Ilich souligne que si l’objet de la consommation ne se porte plus sur les produits de première nécessité mais plutôt vers des activités de services sous-entendant l’épanouissement personnel, l’usager n’en restera pas moins consommateur et non acteur. D‘autre part, allant plus loin que le simple constat de crise dénoncé dans le fonctionnement capitaliste, il souligne l’aspect véritablement destructeur du mode hétéronome.
Enfin, à l’époque de Marx, était perceptible la séparation de l’homme des mécanismes économiques qui régissent le social. Pour Illich, l’éclatement de cette situation se trouve accentuée par une illusoire maîtrise du tissu social et de la Nature par la technique et les outils toujours selon le processus d’externalisation. D’un côté : l’anarchie libérale, de l’autre : la volonté de maîtrise totale du social et de l’historique produisent l’hétéronomie, l’aliénation au détriment de la " tragique fragilité " de la valeur mise au-dessus de tout par I.Illich : l’autonomie.
3. l’invasion médicale
Retour sur la " Némésis médicale " de I. Illich, texte plutôt mal interprété par le corps médical. Il y est question de reconnaître la médecine en ce qu’elle est devenue, comme bien de consommation, ou plutôt de surconsommation en place de la technicité ou de la compétence des praticiens.
Le débat critique de la médecine " bourgeoise " ou " capitaliste " confond inégalité d’accès au système médical et inégalité de l’état de santé. Or l’essentiel des inégalités réside dans les conditions de vie plus ou moins créatrices de morbidité, donc de recours aux soins médicaux.
Suivant la même logique que précédemment, comment la santé, en tant que " valeur d’usage ", dans son mode de production hétéronome, renforce-t-elle les capacités de production autonome des individus et des groupes, ou encore la médecine institutionnalisée induit-elle une amélioration dans le domaine de l’hygiène vu comme un " art de vivre " ?
L’accroissement considérable des dépenses de santé dans les pays industrialisés amène à la conclusion d’une contreproductivité de la médecine, puisque non créatrice d’autonomie.
I.Illich établit la distinction entre contreproductivité sociale de la médecine et contreproductivité structurelle. La première dénonce la médicalisation du " mal-être" , état considéré comme d’origine extérieure à l’individu, qui est à la fois manifestation et cause de perte d’autonomie de celui-ci, réduisant par conséquent toute résistance aux agressions de l’environnement, favorisant les rapports capitalistes d’exploitation et masquant le domaine politique sur lequel devrait logiquement se porter la réflexion.
La contreproductivité structurelle de la médecine met en évidence l’aspect fondamental, inhérent à la nature, qui est le caractère inéluctable de la souffrance, de la maladie et de la mort. Ayant remplacé le sens et le sacré par la raison et la science, l’Occident moderne a perdu toute notion de ses limites, la médecine et ses mythes détruisant la santé structurelle ou aptitude humaine à affronter consciemment sa finitude intrinsèque. La pensée marxiste qui décrit deux sources d’aliénation conduisant l’individu à se réfugier dans l’irrationnel, l’insuffisance du développement des forces productives sous-entendant misère et maladie, et l’exploitation et l’oppression de l’homme par l’homme, ne répond pas davantage à cette évidence fondamentale en lui attribuant un sens.
4. Les transports chronophages
Les dysfonctions des transports sont bien connues : pollution, déperdition de temps, nouvelles dépendances donc paradoxalement, réduction constante de l’autonomie. Ainsi comme dans le cas de la médecine, la contreproductivité des transports présente une dimension sociale et une dimension structurelle.
La contreproductivité sociale s’observe dans le principe du " détour de production " : au lieu de faire directement la chose, on fait ce qu’il permettra de la faire plus efficacement. Faut-il passer plus de temps à faire les choses ou travailler pour pouvoir se payer le moyen d’aller travailler ?
La contreproductivité structurelle réside dans le sens que nous attribuons à l’utilisation des transports. L’homme ne se sent plus chez lui nulle part : il y a dislocation des espaces personnels (domicile, lieu de travail, les lieux de " villégiature ") et entre ces espaces disloqués des espaces " vides " dénués de sens par opposition à un espace-temps de voisinage où un chemin continu et familier existe d’un point à un autre.
Il existe là un écart entre la réalité et ce qu’on en dit : c’est la " dissonance cognitive " des anthropologues qui voient dans la stabilité des mythes des sociétés primitives leur aptitude à réduire cet écart : ainsi, cet écart se fait plus ou moins important suivant les modes de locomotions utilisés : de la richesse symbolique de la marche ou du vélo dans un environnement connu à l’automobile, illusion d’indépendance et d‘autonomie, servitude aux comportements des autres, bulle dans un environnement vide. Cependant, la relation au temps et à l’espace de la société industrielle, ainsi que les forces qui la composent rendent incontournable la logique de la vitesse et des transports, augmentant d’autant le processus de désintégration de l’espace. Toujours lié au problème de la ville et de la division sociale du travail, le problème du transport conduit à une dissection plus grande de l’individu, de son temps et de sa vie en général.
En rappel du mythe de Némésis, déesse grecque de la vengeance, qui fait face à la prétention des hommes qui veulent se mesurer à elle, on peut voir un retour du tragique dans la société moderne dès lors que les moyens deviennent le principal obstacle à l’obtention du but.
La contreproductivité comme manifestation de ce qui nous dépasse et qui n’est rien d’autre que le collectif est bien une expérience purement religieuse.
Dans ce cas deux questions se posent : le mécanisme du phénomène est-il décomposable , l’auteur en prend le parti. L’expression du sacré est-il réductible à la pensée rationnelle ? … et cette question reste sans réponse.
Chapitre 2 : L’information peut-elle sauver le monde ?
Autour de la biologie, les sciences de l’organisation rassemblent à la fin du Xème siècle la thermodynamique, la cybernétique, la théorie de l’information, la théorie générale des systèmes, la mathématique et la logique et remettent en cause les anciennes conceptions de l’ordre et du désordre.
Comparativement peu évoluées, les sciences sociales connaissent toutefois quelques idées nouvelles avec notamment Jacques. Attali dans " La parole et l’outil " dont J.P Dupuy se fait ici l’écho. J. Attali démontre que les sociétés capitalistes " explosives, centralisées et hétérogestionnaires " sont condamnées à disparaître pour laisser place à des sociétés " implosives, décentralisées et autogestionnaires ".
La question est de savoir, comme l’a également développé Cornélius Castoriadis, si cette transformation sera le fruit d’un déterminisme de l’histoire ou le résultat d’un choix conscient et délibéré des hommes ou encore comment résoudre le paradoxe de la coexistence dans le marxisme du positivisme scientiste annonçant le déroulement inéluctable de l’histoire à travers le déterminisme économique, avec la dynamique révolutionnaire, moteur et réalisation au-delà de la philosophie spéculative.
Pour J. Attali, le socialisme autogestionnaire " s’inscrit dans une perspective historique " et " la société du spectacle devra un jour laisser place à la société relationnelle ". C’est la première alternative.
Comment dans ce cas passer du capitalisme au socialisme autogestionnaire ? Seul pourrait le faire un Etat " éclairé ", optant économiquement pour la valeur d’usage plutôt que la valeur d’échange, l’investissement vers des emplois qualifiés, les patrimoines et les stocks et " favorisant les relations interpersonnelles ". Là se situe le maniement des outils systémiques et informationnels.
La deuxième alternative qui affirme le libre arbitre de l’individu sous-entend le dépassement de ces outils. Au-delà des thèses intellectuelles issues de la thermodynamique, de la biologie et des sciences de l’information mises en avant par J. Attali, J.P Dupuy situe la liberté de l’homme là où " l’utilisation de ces outils cesse d’être justifiée ".
1. La métaphore thermodynamique ou " entropique " (degré de dégradation de l’énergie)
Exemple de la pierre immobilisée à 3m du sol : à ce stade elle représente une énergie potentielle, ordonnée, informée (néguentropie) et à ce stade il est possible de la faire évoluer, travailler. En chutant, cette énergie se transforme en énergie " cinétique " pour terminer en chaleur : il s’agit alors d’une énergie désordonnée, non informée (entropie).
1er principe : il est possible d’utiliser et de faire travailler l’énergie ordonnée tandis que l’entropie est inutilisable. La distinction prend tout son sens par rapport aux besoins humains.
Le père de la thermodynamique, Sadi Carnot, raisonnait en économiste de l’énergie.
2ème principe : le temps des processus naturels va de façon privilégiée vers le plus probable, donc le moins renseigné, donc vers l’énergie la moins utilisable. Dans le cas d’un système isolé, l’évolution spontanée va vers une entropie croissante
Or, l’évolution des systèmes " ouverts " sous-entend une consommation toujours plus grande d’énergie ordonnée (néguentropie) puisée dans l’environnement tandis que l’entropie de l’ensemble doit croître : en fait, il est détruit plus d’énergie en périphérie qu’il ne s’en crée au centre.
La métaphore entropique intervient en ce sens que les systèmes ouverts sont les sociétés humaines contemporaines avec destruction de notre environnement (y compris stocks naturels, patrimoines...) et la réduction de l’homme au statut de " travailleur-consommateur-spectateur ", processus aboutissant pour J.Attali, sauf complexification urgente et meilleure utilisation de l’information, à l’asphyxie du système capitalisme par lui-même.
Pour conforter la métaphore J.Attali invoque de nombreuses raisons qui pour être plausibles isolément n’en sont finalement pas convaincantes : nature et variabilité des flux, information des machines et croissance des outils...
Pour poursuivre l’analogie, la diminution de l’ordre au centre aboutirait à " un ralentissement de l’efficacité sociale de la croissance " ou autrement dit la loi économique des rendements décroissants. Pour J.P Dupuy, la problématique posée n’est pas la bonne : il ne s’agit pas d’une difficulté d’augmentation de la production mais d’éviter de produire le contraire, soit à nouveau le concept de contre-productivité, phénomène identique pour tous, soit " l’accroissement de l’ordre partout ". Cette conclusion étant en contradiction avec les principes de thermodynamique exposés précédemment, il faut donc rechercher ailleurs une notion d’ordre applicable à l’homme.
2. La métaphore biologique
L’étude du système biologique révèle que plus grande est la complexité, plus fine se fait l’utilisation de l’information et plus grande aussi sa production d’énergie : son adaptabilité aux agressions extérieures s’en trouve par-là même renforcée. Ainsi, comme révélé par les travaux de Heinz von Foerster dans la théorie de l’auto-organisation et le principe de " l’ordre par le bruit ", la subsistance de tout système complexe passe par sa capacité à se transformer en utilisant pour son compte les effets du désordre.
J. Attali reprend ce principe pour l’appliquer à l’économie et l’organisation sociale : " L’amélioration de l’usage de l’information [ne pourrait-elle] réduire les besoins en énergie nécessaires au développement social moderne ? "
Ou encore, commente J.P Dupuy, comment utiliser l’information en alliant intérêts particuliers et intérêt commun, notamment en réduisant consommation d’énergie et gaspillage. La coordination et l’organisation sociale qui en découlent font craindre de voir apparaître sous l’égide de la gestion de " biens collectifs ", une société ramenée à la seule rationalité ou fonctionnalité.
Ecartant ce risque, J.Attali développe les différents niveaux d’efficacité et de qualité de l’information :
- niveau zéro : information non signifiante (ex : néguentropie),
- premier degré de l’information signifiante : le signal (feu de signalisation, prix d’une marchandise) ou taux d’équivalence avec les autres marchandises,
- l’information sémantique et l’information symbolique. Réducteur dans sa définition, "savoir et culture technologique du positivisme " pour la première, notamment en omettant la dimension symbolique du langage (Cassirer) ? d’autre part, l’information symbolique revient à la simple codification effectuée par l’idéologie, la religion, la publicité ou la propagande,
- le niveau le plus élevé : la relation ou information " complexe, inattendue et non codifiée ".
C’est le domaine de l’incertain et de la création, des différences et de la diversité. Ce devrait être l’information dominante dans le socialisme autogestionnaire, la négation du capitalisme sous toutes ses formes (puisque fondé sur l’accumulation de la valeur d’échange impliquant la rareté sociale). C’est le domaine de la communication authentique, " la libération des capacités infinies d’action et de relation autonomes ".
J.P Dupuy parle ici d’ " Illichisme " d’Attali (pour la seconde fois) et regrette de ne pas y retrouver l’idée force chez Illich d’ " autonomie " qui n’est concevable qu’en accord avec son contraire : l’ " hétéronomie ".
D’autre part, il dénonce l’aspect évolutionniste et réducteur de la démarche d’Attali, soulignant dans l’histoire l’existence de sociétés ayant déjà fonctionné sur la base du relationnel et de l’action libre, créatrice et détachée de tout esprit de finalité (la " polis " grecque), même si quelque que peu élitiste dans leur structure sociale.
La société capitaliste s’est arrêtée dans son évolution aux niveaux de l’information sémantique et symbolique, puisque comme tout processus biologique elle a pour but unique sa simple reproduction. La relation constitue alors une ouverture dangereuse pour la structure du système : la parade de la société capitaliste est alors de s’ériger en " société du spectacle ", en maintenant l’homme dans une position illusoire d’activité et de libre pensée, thème bien connu et développé par Debord et les situationnistes. Pour Attali, la publicité serait alors une des seules opportunités qui nous soit offerte et qui relève du domaine du relationnel et des émotions.
3. La société relationnelle
La société relationnelle sous-entend le plus haut niveau de l’information. Par opposition à l’activité directement perceptible dans son achèvement, certaines actions se caractérisent d’abord par le sens qu’elles manifestent, c’est-à-dire leur " intelligibilité " et leur " orientation " : l’homme y retrouve son identité.
L’explication de ce phénomène informel revêt différentes formes souvent réductionnistes en fonction des auteurs : " moteur " de l’histoire pour certains, c’est la " main invisible " d’Adam Smith, la " loi de composition " des mathématiciens (extension du local au global), ou encore manifestation d’une structure organisationnelle préétablie tel que la culture pour les anthropologues, " les mœurs " pour les sociologues.
A un certain stade, ces actions ne revêtent plus leur signification identitaire, perdent leur sens, transformant les acteurs en " spectateurs de leur histoire " jusqu’au contre-sens ou " contreproductivité ", paradoxe déjà évoqué. Quelles sont les conditions qui amènent à cette situation ? Pour ce faire, J.P Dupuy nous convie à l’étude de la pensée primitive, tel que précédemment entrepris par différents auteurs : Nietzsche, Marschal Sahlins, René Girard ou Foster. Il en retire le constat suivant : " on peut faire l’hypothèse que c’est la condition naturelle de l’action de tourner au tragique, et que c’est la culture qui empêche qu’il en soit toujours ainsi ".
Ainsi, connaissant intuitivement le risque contenu dans la relation et l’action qui portent en elles leur contraire, la mise en place de dispositifs symboliques joue un rôle de protection, voire la réduction ou même l’abstinence de tout échange prévient la " violence essentielle " dénommée par René Girard. Pour Foster, le partage du surplus des biens dans les sociétés paysannes, pour René Girard, le mécanisme du bouc émissaire, pour l’Etat, le système judiciaire, autant de moyens préventifs pour éviter le pire de l’effet boomerang destructeur de la société relationnelle.
Si les systèmes symboliques traditionnels n’ont plus de référents dans nos sociétés contemporaines, J.P Dupuy, à l’instar d’Attali, ne reconnaît pas davantage à un Etat omniscient et omnipotent une quelconque aptitude à servir de régulateur compétent dans cette problématique.
Autre énigme : la société capitaliste est reconnue " explosive " selon un processus lent qui pourtant ne l’anéantit pas, et ceci alors que sa seule préoccupation est la consommation et le travail.
D’autre part, toujours dans une société traditionnelle, les hommes n’auraient pas eu à recourir à un mécanisme régulateur dans la mesure où la nature de ces tâches fondamentales à la vie considérées comme indignes revenaient plutôt aux femmes et aux esclaves et ne relevaient pas du domaine public. Le lien entre le domaine public et le domaine privé dans les sociétés modernes relève du social, ainsi que mis en évidence par Hannah Arendt. A cette époque l’économie politique aurait été une " incongruité ".
Enfin, à la symbolisation d’Attali qui désigne la relation H-H (homme/homme) et la communication H-O-H (homme/objet/homme), J.P Dupuy souligne l’incontournable interdépendance de l’action et de sa manifestation concrète ou création. Ainsi, il n’existe de communication que parce qu’il y a séparation marquée : pas de création sans action et pas d’action sans création.
Chapitre 3 : Totalitarisme et négation du temps
Le totalitarisme est issu d’une volonté de maîtrise absolue du temps jusqu’à la négation même de celui-ci, c’est le lieu central du pouvoir, de la raison. " Le temps est création " indépendamment de toute cause et de toute notion de finalité. Le totalitarisme revendique le connu et l’immuable. Présent dans les sociétés dites socialistes il trouve aussi des applications dans le capitalisme industriel dit " libéral ". Le sens global en est le contrôle total de la société ; il ne tolère aucun imprévu ; il n’existe aucun manquement aux nécessités de l’histoire.
J.P Dupuy constate la convergence entre trois domaines de la pensée critique : " la critique de l’économie et du monde industriel de production ; la critique du totalitarisme et l’émergence d’une " nouvelle culture politique " ; l’émergence d’une nouvelle épistémologie née de la crise du déterminisme dans les sciences de l’homme et du vivant en particulier ".
1. Le temps-marchandise
" Le mode industriel de production est celui qui transforme en marchandises l’ensemble des rapports que les hommes nouent entre eux et avec leur monde " . La critique de ce processus, au-delà du capitalisme et des rapports d’exploitation, doit désormais prendre en compte la production de marchandises " immatérielles " : l’information, communication, santé, éducation, culture.
Etranger à toute production ou création de valeur d’usage, l’homme industriel est devenu uniquement consommateur, l’activité de consommer étant elle-même grande consommatrice de temps. D’où le paradoxe suivant : à l’accroissement de la productivité (qui devrait normalement permettre une augmentation du temps libre) correspond une augmentation des coûts et activités de consommation des activités consacrées au temps libre, soit une course effrénée. Ce processus est inéluctable puisque l’aménagement de ce temps est ressource et projet à part entière, mécanisme économique intégré à la configuration globale de la société. " Seule une société de travailleurs-consommateurs peut avoir un rapport quantitatif au temps. ".
Il s’agit en fait d’une " réification " du temps comme " aménager " ou " planifier " son avenir. Ce phénomène n’est possible que parce que la conception du temps est celle d’un bien extérieur ; il disparaîtrait de lui-même si les hommes retrouvaient leur autonomie.
2. Une nouvelle culture politique
J.P Dupuy choisit ici d’aborder trois thèmes de la nouvelle culture politique issue de la critique du totalitarisme et développés par Hannah Arendt et Cornélius Castoriadis.
a) La réhabilitation du politique
Il existe deux manières de le faire : l’utopie marxienne de la société communiste où " l’administration des choses " remplacerait " le gouvernement des hommes ", et l’idéologie économique et technocratique où l’existence de conflits et les risques d’instabilité sont considérés comme anodins et aisément résolus.
Le peuple grec distingue deux activités : l’action, praxis, et la fabrication, poiêsis. L’action est en quelque sorte le moteur de l’histoire et relève du domaine de l’imprévu, de l’improbable, tandis que la fabrication se situe dans le circoncit et le maîtrisable. Hannah Arendt, dans sa critique du totalitarisme a dénoncé l’assimilation dangereuse de l’action à la fabrication dans l’analyse de l’histoire de l’homme.
Ainsi, pour l’auteur, la réhabilitation du politique sous-tend deux impératifs associés : " le contrôle social des risques de l’action " et " la protection de l’autonomie de l’action ".
b) le surgissement du radicalement nouveau
Ainsi que démontré parC. Castoriadis, toute création n’est en fait que reproduction ou imitation d’un modèle : la difficulté est donc de distinguer l’homme d’action et le créateur (ou de tenter de les rapprocher comme l‘espérait Wilhem Meister), rien n’étant jamais innovation pure. La nouvelle culture politique avance que, au-delà de la fabrication et du déterminisme de l’histoire, celle-ci se manifeste finalement là où on ne l’attendait pas, et là se situe le radicalement nouveau.
c) La question du sens
La nouvelle culture politique souligne le danger du social-historique quand les hommes ne se reconnaissent plus dans leur histoire et en deviennent de simples spectateurs : il y a alors perte de sens.
3. Le paradoxe de Newcomb
Il s’agit là d’un paradoxe imaginé en 1960 par un physicien de l’université de Californie, William Newcomb et perfectionné par un philosophe de Harvard, Robert Nozick.
Sous l’égide d’un interlocuteur imaginaire dénommé ici par convention " Génie ", et dont la caractéristique est la capacité de prévoir infailliblement les choix humains. Ce " Génie " représente en fait (notamment) le déterminisme de l’histoire, ou les philosophies déterministes de l’histoire, par opposition à l’action autonome des masses populaires dans un dialogue où deux individus défendent chacun une de ces deux positions, au centre, la question de l’autonomie et de l’ordre du monde.
Mécanisme ambigu de l’autonomie de la lutte des classes et de son caractère inéluctable pour l’histoire, (mis en relief par C. Castoriadis) ou création de besoins factices, " prophéties autoréalisatrices " du marketing : à nouveau se retrouve ici un rapprochement évident entre la pensée marxiste et la pensée " libérale "technocratique.
4. L’auto-organisation et le radicalement nouveau
L’intérêt de tout paradoxe est de trouver une nouvelle issue aux deux alternatives de base qui semblaient inexorables, soit un monde sans ordre, mais dénué de sens, ou un univers totalement programmé où la notion de création disparaît.
La position épistémologique ouvre la brèche en supposant un monde ordonné avec une opportunité d’incertitude au vu de systèmes autonomes créant du radicalement nouveau à l’instar de certains biologistes.
L’ordre naît du désordre dans un processus de création rendu possible grâce à cette parcelle d’aléatoire : c’est " l’ordre par le bruit " de Heinz von Foerster et les développements sur la création et la signification de l’information d’Henri Atlan. Seule l’auto-organisation, parce que capable d’adaptation à l’aléatoire, permet la création modifiant l’appréciation du temps : comme aspirée dans une complexité croissante, le projet n’avance pas par sa seule programmation (issus des éléments du passé) mais grâce à son potentiel de réponse aux éléments non prévus qui permettra la réalisation dudit projet.
Atlan souligne toutefois la nécessité d’un état partiellement vacant, indéterminé dans l’organisation pour que ce processus soit possible. Or, la recherche toujours plus pointue de la société industrialisée vers plus de programmation de même que la distance croissante entre l’homme et sa production réduisent la part de vacuité nécessaire à la création et au contraire nous plonge vers plus de chaos et de fragilité.
Chapitre 4 : Vers une science de l’autonomie
J.P Dupuy choisit de suivre ici les travaux sur l’auto-organisation du vivant à travers deux livres importants et complémentaires de deux biologistes, philosophes et logiciens :
Deux disciplines ont modifié notre vision de la nature :
L’organisation naturelle sous-entend simultanéité d’un ordre et d’une complexité, entre complexité et significations définies entre " le cristal et la fumée ".
F. Varela mène une réflexion sur " un programme qui se programme lui-même " : un système clos, pas d’entrée-sortie (Recherche sur les systèmes nerveux et immunitaires - Université du Chili). : " L’automate ne peut jamais être pensé que de l’intérieur "
L’étude des " états " du processus cognitif, système hétéroréférentiel et système autoréférentiel (principe du " double bind ") aboutit au paradoxe existant dans tous les domaines de la vie et de la pensée.
Atlan et Varela perçoivent bien l’extension possible des concepts de la biologie au domaine de la connaissance, aux éléments immatériels (psyché, social et historique, culture, affaires humaines
Le rapprochement de la science et de la réflexion sociale et historique ne doit viser en rien l’emprise de la première sur la deuxième, les résultats de la science étant par essence " falsifiables ", mais plutôt se placer au niveau de la réflexion sur le réel, en deçà des habituelles classifications de la connaissance. Il en est ainsi du rôle organisateur du hasard dans la complexité croissante du vivant.
Enfin comment sortir de la pensée " héritée " et de la logique " ensembliste identitaire " de C. Castoriadis, comment donner un sens à la contingence perpétuelle comme le recherche H. Atlan, ou résoudre le paradoxe autoréférentiel de F. Varela.
Chapitre 5 : Mimésis et morphogénèse
A partir de l’idée centrale et décriée de l’ " hypothèse mimétique " et le " mécanisme victimaire " de la pensée de René Girard, Jean-Pierre Dupuy et Paul Dumouchel en ont exploré les différentes figures., le but étant de reconstituer la logique des transitions entre elles et plus spécifiquement comment s’opère le passage du simple au plus complexe.
La démarche de Girard est de type mécaniste. Dans un premier temps il voit dans la complexification des choses le rôle organisateur du hasard -à mettre en concordance avec la complexité par le bruit d’Atlan-. Il met ensuite en évidence le fonctionnement en boucle, caractéristique principale de la violence.
2. l’univers girardien
C’est le désir lui-même qui crée l’attracteur or tous les pôles d’attraction sont mus par la contingence et l’arbitraire " tout est toujours à recommencer ". De plus dès le but atteint, le repère d’orientation disparaît, ainsi seul l’inaccessible peut être recherché. Dans la violence mimétique, le phénomène d’action en tant que commencement n’existe pas, seule existe la réaction. Sans commencement et sans fin, il s’agit bien d’un mouvement circulaire, en boucle.
Toutefois les ouvertures sporadiques de ces cercles existent et si seul le dépassement de soi et non des autres apporte la sérénité, le rapport aux autres passe par une représentation, une image que l’on se fait de l’autre. Cette représentation annihile la communication, mais fait partie d’une stratégie d’indifférence toutefois porteuse d’information. Lorsque les images se concrétisent se produit " la prophétie autoréalisatrice ", expression due à l’américain Robert Merton " The unanticipated concequences of purposive social action ", modèle déjà développé par Walras avec la théorie économique de " l’équilibre général ", fondement de la théorie économique " néo-classique ".
De même, Marx analyse l’écart entre la représentation – l’idéologie- et la réalité à l’origine de l’aliénation marchande (l’homme ne consomme que ce qu’il produit et ne produit pas ce qu’il consomme). Il n’est pas auto-suffisant et ne réalise pas le fruit de son action (c’est lui-même qui produit le niveau des prix. Or cette représentation, Marx, comme Freud, n’ont pas compris qu’elle fait partie d’une stratégie. C’est la confusion du théâtre et de la vie. La prophétie auto-réalisatrice est la logique, chez Girard, de la violence et de la mimésis. J.P Dupuy ajoute, de l’économie.
Ainsi, les " violents " fantasment et réagissent à des images projetées, le cercle se ferme quand leurs réactions finissent par provoquer leurs images. (" Le rouge et le noir ", de Stendhal, " L’étranger " de Camus)
Le principe se retrouve dans le mécanisme de la victime émissaire :
Hasard → inorganisé → destin → présupposé organisé
C’est aussi la logique du sacré.
Dans la modernité la logique économique a remplacé la logique du sacré. Ainsi la logique du chômage, la logique de crise provoquée par les entreprises elles-mêmes. Les prévisions amenant, provoquant les réalités, " c’est la prophétie auto-réalisatrice ". Les théories actuelles de l’inflation, du chômage et de la stagflation sont des exemples de la logique de prophétie autoréalisatrice, tout comme la violence, le mimétisme et l’économie.
Un équilibre est un point fixe du processus autoréférentiel : lorsqu’il y a concordance entre réaction présumées par rapport à la représentation qu’en avaient les acteurs et la réalité. Le " commencement ", l’entrée dans le système est insaisissable, évanescent. Ceci parce qu’il y a une infinité de points fixes (s’il n’y avait qu’un point fixe, il y aurait stabilité globale, ce qui n’est pas le cas. A chaque point fixe correspond un ensemble connexe distinct, le " bassin d’attraction ", " l’équifinalité y est partout vérifiée ". Ici est un des succès apparent de la démarche scientifique positiviste.
A noter une singularité : " les bifurcations " qui, sont des points fixes instables dont par définition on ne peut sortir, sauf grâce à l’ " étincelle de hasard "d’Henri Atlan. Celles-ci sont presque partout et " la raison est toujours contingente ", ce sont les hommes manipulés tel des jouets par un destin implacable pour Platon (" Lois "), ou des pions déplacés par la main invisible d’Adam Smith (" Théorie des sentiments moraux ").
Les sciences humaines ont manifesté ici quelque retard et se sont calquées sur les sciences " exactes " d’il y a 100 ans avec le rationalisme idéaliste ou le matérialisme avec le confort de la certitude et du savoir absolu.
Le mathématicien Poincaré a rompu ce discours séduisant à propos du problème des " trois corps " dont les évolutions peuvent être déterminées à condition de " précisions strictement infinies ", réflexion ramenant encore disparité entre savoir divin et savoir humain.
Ces évolutions ont été également décrites par l’Ecole de Bruxelles dans les phénomènes de thermodynamique irréversibles avec Ilya Prirogine.
Pour Friedrich von Hayek ("Studies in Philosophy, politics and economics"), trois catégories peuvent être mis en évidence: les phénomènes naturels, les phénomènes artificiels et une catégorie intermédiaire comprenant des " configurations et régularités non intentionnelles " (correspondance avec la " collaboration négative " de Girard).
J.P Dupuy décrit le paradoxe autoréférentiel ou " double bind " (soit p = non p) développé par Girard ou le fondement du sacré et des cultures. " C’est en voulant fusionner avec l’Autre que le sujet le transforme en obstacle ". Il en ressort que :
Chez Girard, la morphogénèse sociale répond à une seule logique : la violence et le sacré. Si les conclusions ci-dessus énoncées sont connues, de la différentiation sociale on passera à l’indifférenciation. En voulant rejeter le sacré, la modernité a tendu vers l’homogénéité totale, soit le totalitarisme (modèle girardien). Cette règle en est implacable, et malgré certains mouvements secondaires, nous sommes bien dans l’indifférenciation croissante.
J.P Dupuy nous propose trois aspects pour étudier cette dynamique paradoxale : les philosophies du contrat social au XVIIéme et XVIIIéme siècles, l’utopie économiste de la société de marché au XVIIIéme siècle et l’utopie socialiste au XIXéme.
Si l’individu est au centre, solipsiste, monadique, " alors le lien social est un mystère, il faut expliquer sa genèse et sa régulation "alors que l’explication par le divin est rejetée. Il faut donc poser " l’auto-institution " et " l’autorégulation de la société ". D’où tous les grands systèmes théoriques désireux de libérer l’homme de la religion, considérée comme source d’aliénation. (" Le capital ", Marx)
Deux interprétations du lien social s’opposent :
Harmonie des intérêts individuels réalisés dans et par le contrat social |
Le Léviathan : pouvoir central omniscient et omnipotent |
La conscience repose sur la raison, les hommes sont membres d’une société |
Fait positif échappant à toute maîtrise : le pouvoir et la coercition |
Contrat d’association |
Fait brut de la soumission |
Ceci nous renvoie à la question de l’obligation. La réponse de J.J Rousseau est que l’intérêt individuel rejoint l’intérêt collectif. Pour Rosanvallon " l’obligation est l’affirmation la plus élevée de la liberté : il n’y a pas de contradiction entre la liberté et la nécessité. ". Avec Adam Smith et le concept de " société de marché ", le lien social devient un tout sans unité et relève du mécanisme automatique et de l’évidence. Ainsi, " l’intérêt égoïste de chacun se fond avec l’intérêt de tous ". Si cette approche est rassurante parce que ramenée à des phénomènes naturels, elle s’accompagne toutefois d’une distorsion des effets des actes des individus sur eux-mêmes ou sur la collectivité.
Ainsi comme mis en évidence par Bernard de Mandeville dans la " Fable des abeilles " (début XVIIIéme siècle) il apparaît que les attitudes négatives des individus (orgueil, convoitise, etc.) sont génératrices de prospérité et d’abondance pour la collectivité. Propos repris et développé par Keynes, avec le " paradoxe de composition " inhérent aux divers paradoxes de la pensée économique et libérale. Ont donc suivi Hegel, Adam Smith et enfin Marx.
Pour Marx, la critique de la bourgeoisie, à qui il reconnaît d’avoir débarrassé la société de l’aliénation de la religion, fait partie d’une première étape, l’avènement de la société communiste elle-même libérée de toute contingence économique et politique : c’est l’annonce de l’individualisme total.
Pour nos contemporains, la logique des éléments culturels n’est qu’arbitraire et toujours hiérarchique, ainsi que le dit Louis Dumont, parce que décrétée par l’homme. Ainsi l’ordre social serait toujours le résultat d’un projet tandis que pour l’homme primitif il est d’origine sacrée. Ce qui échappe à l’homme moderne c’est l’inaccessibilité de cet ordre de même que sa non-maîtrise par quiconque ou un exercice du pouvoir particulier.
Pour les néo-marxistes, même s’ils adhèrent sur le fait de la contingence, le projet social reste dans une logique de domination avec une logique de " fin et de moyens ". " Le social est un artefact ". (Gramsci – Maurice Godelier). D’après les recherches marxistes plus récentes, pour Gramsci et Poulanzas : " l’autonomie relative du politique " : l’état et le social forment un système donc le pouvoir et les liens symboliques de la domination sont intérieurs au système social. Toutefois, heureusement les acteurs sociaux n’en ont pas conscience sinon la coercition et la persuasion ne pourraient plus maintenir l’ordre social.
En considérant toute différentiation sociale comme manipulation donc suspecte, les hommes voulant être maîtres du sens, ont détruit la distance entre pouvoir et lieu symbolique de maîtrise et de construction. Or, " sans distance il n’y a que du non-sens ", donc aucune réalité sociale historique. S’ensuit l’échec des tentatives néo-libérales de repenser la différentiation sociale. John Rawls s’interroge de savoir s’il peut y avoir des différences sociales justes en recherchant des critères non pervertibles par l’homme. Mais il s’enlise en finalement recherchant une égalité restituée, réponse de la logique de la Nature.
Aujourd’hui plus personne ne considère la différentiation comme inéluctable, elle se trouve d’ordre politique : tout peut être revendiqué, jusqu’à l’immortalité. Rechercher un ordre transcendant l’ordre social ne correspond à rien dans la société du maîtrisable.
Pourtant reconnaître " l’égalité de tous dans la soumission à cet ordre extra humain " est le moyen le plus rationnel d’échapper à l’indifférenciation ; l’homme serait alors seul responsable de sa condition sans aucune alternative, ni circonstance atténuante, ni espérance salvatrice. Confirmation encore que nous sommes en pleine indifférenciation : " la modernité est égalitaire et non hiérarchique, car l’égalité est le seul horizon " et nous nous dirigeons vers toujours plus de " redondance ", de " trivialisation des relations ". Et c’est la mort du sens, conclut de R.Girard.
b) la contingence créatrice et le défi de la post-modernité
Sans manifester de nostalgie pour l’ordre ancien il est pourtant nécessaire d’avoir conscience des implications de ce monde démystificateur. Si notre désir de liberté, d’égalité et d’autonomie est bien le résultat légitime de l’histoire, il faut aussi refuser l’indifférenciation sociale, l’absence de lois et de médiations qui nous conduiraient au totalitarisme.
Pour Castoriadis, il faut sortir de la " pensée héritée " et développer le principe d’autonomie. J.P Dupuy en détaille certaines difficultés. Tout d’abord, la loi est le contraire de la justice, c’est l’ouverture intellectuelle et critique qu’une société a face aux principes de justice qui font d’elle une société juste. C’est en elle qu’elle doit trouver ses principes afin de les imposer, en opérant un recul vis à vis d’elle-même.
Alors, comment éviter les risques de dérive de certains et de conquête de pouvoir sur ces processus ? Si la logique du sacré crée la nécessité, en place de la contingence, il en est aussi de la société autonome pour se donner ses propres repères tout en devant s’en écarter pour laisser la place à la créativité et s’échapper de l’emprise du social-historique ou de l’emprise des hommes. Or la connaissance de la contingence du social historique est aujourd’hui reconnue sans que cela déstabilise le processus. Il existe oscillation paradoxale dans la logique de la violence et du sacré. " L’autonomie est paradoxe "
Aujourd’hui, même les sciences de la vie doivent aussi sortir de la " pensée héritée " et accepter que la contingence, le hasard se transforme en signification et que le système s’auto-organise, s’auto-programme. " Le hasard est organisateur, la contingence créatrice ", " c’est l’auto-organisation qui crée du sens à partir du bruit ", ceci n’est pas la logique héritée, c’est une logique " paradoxale ". Il reste encore à explorer selon J.P Dupuy les possibilités du paradigme de la complexité par le bruit appliqué à la notion de social historique.
Autre éclairage, pour R. Girard : " L’amour comme la violence abolit les différences ". L’auteur y voit une confusion avec le désir ultime qui conduit à la mort et à l’indifférenciation. L’amour vrai reconnaît sa propre contingence et admet que l’atteinte de l’universel passe par le particulier.
Chapitre 6 : Randonnées carnavalesques
De la dichotomie existante entre un quotidien fait de normes socialisantes et de communes ou banales préoccupations et le religieux, le rite et le sacré présents dans les sociétés primitives, il ne reste rien. Au-delà de la transgression de ces données, la modernité se trouve désormais face à un quotidien, entre travail et loisirs, mais dont rien ne diffère.
Située à mi-chemin entre sacré et profane, société de transition où les extrêmes se côtoient, la société brésilienne permet ici une réflexion anthropologiste féconde sur les relations ambiguës de la violence, du sacré et de l’économie.
Un des meilleurs anthropologues brésiliens, Roberto Da Matta, a étudié spécifiquement le choc de l’irruption des données économiques et marchandes, à tendance " individualiste " et " égalitariste " (qualificatifs posés par Louis Dumont) dans un contexte de rapports sociaux fortement hiérarchisés, imprégnés de mythes et de sacré, ceci à travers l’exploration d’un rituel très caractéristique et riche de sens : le Carnaval, lors duquel les deux premières composantes semblent à la fois mimées et sublimées.
D’une étude anthropologique sociale, culturelle et religieuse, Da Matta passe à l’anthropologie politique pour éclairer ces ambiguïtés de la société brésilienne où le respect mutuel, la considération sociale et la solidarité s’accommodent d’inégalités sociales criantes et démesurées en un système global où chacun trouve sa part de certitude et de reconnaissance pour sa contribution dans la hiérarchie instituée. Paradoxalement c’est avec l’introduction des nouvelles donnes de l’économie marchande et la notion de compétitivité induisant des relations horizontales et égalitaires qu’apparaît le déséquilibre.
A l’indignation véhémente de nos contemporains devant une telle démonstration d’injustice et de manipulation sans doute est-il possible d’observer et d’admettre que cette construction sociale se révèle être, dans sa rigidité, une protection contre les rivalités et la violence extrême qui peut les accompagner, mettant gravement en péril la communauté tout entière.
Mythe du bandit d’honneur (Monte-Cristo) ou du renonçant, nul ne peut échapper à son destin ; par la vengeance, le bandit d’honneur inverse simplement le processus pour une reproduction du destin à l’identique. Seul le renonçant peut " briser " la chaîne par son attitude d’abstraction à l’implacable déroulement des choses. Les bandits d’honneur ne sont pas criminels mais victimes du destin.
Un autre moyen de rupture de cet ordre hiérarchique suppose, au-delà des aptitudes ou des efforts personnels entrepris, la manifestation heureuse du hasard, du sort ou la reconnaissance déclarée d’une personnalité plus élevée dans la hiérarchie sociale, conception des plus éloignée du " que le meilleur gagne " dans nos quêtes d’égalitarisme.
L’indifférenciation est insupportable au quotidien, et les nouvelles situations amenées par la société moderne sont contrebalancées par des substituts de hiérarchie, tel que le " despachante ", " petit parrain pour les choses terrestres ". Ainsi, l’origine de la différentiation sociale étant par essence extérieure à la volonté humaine, le relationnel chaleureux et empathique d’une telle société prédomine et interpelle l’étranger que nous sommes. Dans le cas du Carnaval, plus que d’une inversion des rôles, il y a " affolement " dans la répartition de ces rôles jusqu’à une sorte d’indifférenciation issue de la transgression des obligations et interdits quotidiens.
En même temps se manifeste ici le paradoxe de l’autonomie du social, il s’agit d’une collectivité dans sa globalité à l’intérieur de laquelle sont disséquées les individualités. L’organisation de concours, de compétition - terminologie identique à celle de l’économie -participe de la violence du phénomène en action.
La simultanéité de l’indifférenciation violente et de la (re)différentiation de la communauté existe dans tous les rituels des sociétés religieuses. Le carnaval dépasse la simple répétition des coutumes ancestrales. Egalement étudiées par l’ethnographe espagnol Julio Caro Baroja, celui-ci va plus loin en observant que ces rituels ont un dénouement qui permet symboliquement d’exorciser tous les éléments négatifs contenus dans la communauté (sacrifices divers).
Reste la question de l’éloignement entre le " signifiant " et le " signifié " et la question du symbole et du rituel. A quel besoin répondent-ils ?
Ce processus carnavalesque et le désordre qui le caractérise peuvent devenir permanent et entrer dans le social-historique. Telle en milieu rural, au Brésil, " la guerre sainte du Contestado " (1912 à 1916), mouvement de rébellion sacrée combattu par l’armée régulière où le peuple lutte pour le retour à un monde d’ordre de justice et de bonté contre l’avancée économique et étatique, et ayant fait l’objet d’une étude classique de Maria Isaura Pereira de Queiroz (1957) et du grand sociologue des religions, Duglas Teixeira Monteiro (1974)
Ni rituel, parce que non répétitif, ni temps historique parce que relevant davantage du rêve que de la réalité, un tel phénomène désempare les anthropologues, mais sa dialectique séduit la littérature latino-américaine. Ainsi, dans le " Thème du traître et du héros ", Jorge Louis Borges élabore un chef-d’œuvre dans une construction de situations superposées, enchevêtrées entre littérature, mythe et réalité. Toutefois, l’ordre ne reprend forme que dans l’expulsion sacrificielle, l’un et l’autre, expression cyclique et unique du temps.
Chapitre 7 – La simplicité de la complexité
Dans ce chapitre, critique et commentaire de l’ouvrage d’Edgar Morin " La Méthode " traitant de la complexité dans la démarche scientifique, J.P Dupuy délibérément prend le parti de traiter ce sujet justement en le simplifiant autant que possible.
Le postulat d’Edgar Morin est : la méthode scientifique traditionnelle, réductrice et réductionniste n’a pas du tout été affectée par les nouvelles découvertes entraînant la physique et la chimie, et pourtant un de ses plus grands succès aura été les découvertes de la biologie moléculaire qui conduisent à une révolution paradigmatique allant vers plus de complexité.
Pourtant, pour donner raison à Jacques Monod, les mécanismes biochimiques renvoient à physico-chimie en ce que la substance constitutive des corps inanimés est identique à celle du vivant. L’interrogation se porte donc sur les modes d’organisation de la cellule. Il s’avère que la terminologie de la théorie génétique, " programme, code, information, transcription… " est également similaire à celle de la psychologie, ouvrant là une porte intéressante entre les concepts de différentes disciplines.
La question est posée du réductionnisme en matière scientifique et plus spécifiquement en biologie. Pour Popper (inspiré par J. Monod), il est bon de persévérer dans cette direction malgré les efforts précédents infructueux. Pour E. Morin au contraire, la simplification est le pire ennemi de l’esprit scientifique.
J.P Dupuy concède sa préférence pour la " démarche simplifiante ", avec ses dénouements inattendus ainsi qu’illustré dans la meilleure littérature policière existante, avec Agatha Christie et " le meurtre de Roger Ackroyd " où le récit de l’auteur est lui-même objet signifiant, partie prenante de l’intrigue (d’après le même principe utilisé par Jorge Louis Borges abordé au chapitre précédent). Morin appelle cette situation complexe " boucle récursive ", Hofstadter " tangle hierarchy ", " hiérarchie enchevêtrée ".
Le débat tourne ici autour du postulat de base suivant énoncé par Edgar Morin :
" 1. J’appelle science classique toute démarche scientifique qui obéit au paradigme de simplification
2. Le paradigme de simplification opère par réduction (du complexe au simple, du molaire à l’élémentaire), réjection (de l’alea, du désordre, du singulier, de l’individuel) , disjonction (entre les objets et leur environnement, entre sujet et objet " (t.2, P.356)
L’évidence est donc pour la démarche classique que le tout est la composition des parties et que toute organisation se construit du niveau inférieur vers le niveau supérieur. Quand E. Morin dit que " nous devons désormais considérer en tout système, non seulement le gain en émergences, mais aussi la perte par contraintes, asservissements, répressions " (t.1, P.114) l’auteur répond que le tout n’est plus seulement la somme des parties, d’une part, l’émergence a déjà été abordée au XVIIIème (paradoxe de composition), il ne s’agit donc pas là d’un élément nouveau et concernant la perte, l’homme n’est pas concevable en dehors d’un tout social.
Ainsi, c’est davantage en parlant de " boucle récursive " que E. Morin apporte un argumentaire vraiment novateur : " la totalité active n’est pas une transcendance investissant les parties, mais l’ensemble des inter-rétroactions entre parties et tout, tout et parties ". La boucle récursive, autoréférente et autonégatrice selon la biologie moléculaire, est à la base de toutes les théories de l’auto-organisation.
Il est convenu, quelle que soit la discipline (informatique, mathématiques, biologie moléculaire…), qu’il existe initialement des données brutes organisées à partir d’un programme établi. En supposant que l’information transmise dans l’opération ou la communication soit en même temps données et programme, alors " le programme opérerait sur lui-même " en devenant lui-même les données d’un autre programme, réaction en chaîne, " hiérarchie enchevêtrée " tel que se présente le code génétique.
Si l’on veut bien aller au-delà des dérives possibles du déterminisme génétique et de ses dangereuses implications sociales, le paradoxe ne peut se résoudre que par l’existence individuelle du vivant, ainsi pour Morin " l’individu possède les gènes qui le possèdent " et " c’est la singularité et l’évènementiel du cosmos qui sont à la source des lois universelles ".
Au-delà du déterminisme soit génétique, soit par le milieu, si l’on parle encore d’autonomie, peut-on admettre que les hommes sont ce que leurs conditions d’existence les ont fait ?
Ainsi, le paradigme cybernétique, fondé sur la logique de la gouvernance sur le gouverné, modèle prédominant dans de nombreux domaines dont l’économie, peut ainsi efficacement être revisité avec succès.
Le thème de l’autonomie se retrouve posé et c’est un cybernéticien, W.R. Ashby qui a mis en évidence l’impossibilité logique d’une totale autonomie. Ainsi, l’auto-organisation comporte une double limite : si elle peut modifier ses propres règles, cette aptitude est elle-même le fait d’un élément qui lui est étranger, d’autre part, les modifications qui la parcourent ne peuvent non plus, par définition, être le fait d’influences extérieures.
Concernant l’auto-organisation, des travaux remarquables se distinguent : ceux de Heinz von Foerster et Henri Atlan pour leurs principes d’ " ordre par le bruit " et de " complexité par le bruit " et Humberto Maturana et Francisco Varela pour leur théorie de l’autopoièse et leur concept de clôture organisationnelle où intervient le thème de la " boucle récursive ".
Si l’on considère les trois niveaux de l’auto-organisation : son environnement, son tout et les parties qui le constituent, on en déduit a priori que les parties se coordonnent en fonction du tout avant même que celui-ci n’existe encore et bien que simultanément il induise la juste coordination.
Cependant, par l’observation des morphogénèses où les totalités organisées sont imprévisibles donc incapables d’induire quoique ce soit aux parties qui les composent, les totalités elles-mêmes se révèlent être les coordinations, les interactions entre les parties. Morin nous dit : " Pour l’être vivant exister et fonctionner sont non séparables et la régulation concerne l’existence. ".
Ainsi dans la logique du social, tombent les arguments aussi bien de la prédominance de la société sur les individus "(" holisme ") que la thèse inverse d’une condition/constitution pleinement réalisée des individus et précédant la notion de société (" individualisme méthodologique ").
Cette dernière position développée largement par l’utopie libérale amène pourtant la question de la relation d’induction entre l’individu et le social, ce dernier ne pouvant qu’être une émergence déjà contenue dans les individus. Ainsi si le social, l’organisation en soi n’existe pas et l’individu ne se conçoit pas sans le social, en fait, ils ne s’opposent pas, ils sont à la fois distincts et confondus. Il faut " …penser simultanément la séparation et la confusion des niveaux d’organisation ".
Demeure la question du rapport à l’environnement : un système autonome sans ouverture au monde est un non sens, alors comment concevoir à la fois ouverture sans influence, voire dépendance.
La cybernétique répond qu’un système organisé stabilise, régule les impacts de l’environnement pour permettre à ce système d’aller au bout de sa finalité première.
Toutefois le système vivant est quant à lui perméable aux flux d’énergie transmis par l’environnement. Comme précédemment Piaget, Maturana et Varela, Morin pose que " les mécanismes d’auto-organisation sont les mécanismes de l’activité cognitive " or pour rejoindre la pensée kantienne, le paradoxe de la connaissance veut que contenant et contenu ne fassent qu’un, ce qui s’applique à la notion de confusion-séparation des niveaux entre système et environnement et ouverture–clôture par rapport à cet environnement.
Contrairement à l’approche cybernétique, il n’y a pas avec l’être vivant une simple reproduction des choses, le phénomène de la connaissance est un processus de lecture de ces choses qui leur donne une forme, c’est un processus de création. Le thème du passage du chaos en système organisé et en significations, largement étudié par Henri Atlan, est repris par Morin.
S’il y a destruction d’information au niveau de l’objet, il y a création d’information au niveau de la totalité. " l’auto-organisation se nourrit du désordre et sait le transformer en ordre "
Arendt, Illich, Castoriadis, Atlan, tous ont convenu que si l’autonomie n’est pas la maîtrise, elle n’en est pas moins autonomie. Ainsi, la seule alternative pour une auto-organisation est d’inclure la participation de l’extérieur à l’intérieur comme élément intégré du processus d’auto-organisation. Atlan commente : " je suis à la fois le connaissant, le connu et la connaissance. "
Pour échapper au dualisme dominant en Occident de la philosophie et de la science, Morin s’appuie sur les théories de l’auto-organisation : " Notre pensée disjonctive se détourne constamment du nœud gordien de l’intérieur et de l’extérieur. La philosophie oublie que non seulement notre corps, mais aussi notre esprit, notre âme (animus, anima) sont animaux et ont un besoin radical, inouï du monde extérieur. La science oublie le caractère réel et profond de l’intériorité. Notre conscience oublie sa dette extérieure, et notre science oublie notre conscience. "
Retour sur le rôle central de la " hiérarchie enchevêtrée " dans la méthode de la complexité : dans le néo-darwinisme, le hasard apporte les éléments nouveaux tandis que la nécessité les sélectionne et les intègre. Cette dernière fonction prévalant sur la première, les risques de récupération dans la pratique notamment gestionnaire, sont évidents. Dans le cas de la transformation du " bruit en complexité " il n’existe pas de finalité imposée ni de l’extérieur, ni par le système auto-organisateur lui-même, la régulation s’effectue dans le processus de hiérarchie enchevêtrée, ainsi Morin : " Tout ce qui est sélectionné est aussi sélectionnant, tout ce qui est sélectionnant est aussi sélectionné…L’évolution détermine autant la sélection que celle-ci la détermine. " (t.2, p.54-55), ainsi se trouve posée le principe de l’ontologie nouvelle.
A la nouveauté de la création s’ajoute le pouvoir de réflexion sur l’antérieur, et l’histoire, ainsi riche de sens, n’est donc pas non plus le fruit d’une programmation définitive.
Le " théorème de Morin ", sur lequel repose l’ensemble de " la Méthode " est le suivant : " Tout être-producteur-de-soi contient en lui-même le principe de sa propre destruction. ".
J.P Dupuy relève que cette idée paradoxale se retrouve aussi bien chez René Girard, Marcel Gauchet, Adam Smith ou Cornélius Castoriadis. De même, Hofstadter établit à ce sujet un parallélisme entre la théorie du code génétique, l’œuvre musicale de Bach, l’œuvre graphique d’Escher et certains célèbres théorèmes de logique mathématique sur les limitations du formalisme, notamment le théorème d’incomplétude de Gödel où dans l’interprétation mathématique se manifeste aussi la hiérarchie enchevêtrée.
Avec les démonstrations précédentes, J.P Dupuy a démontré la possibilité de présenter le nombre de thèmes abordés par Morin suivant une formulation simplifiée, tout en préservant le contenu. En est-il de même pour la complexité ? Si c’est le cas, l’objectif de réconcilier sciences et philosophie poursuivi dans la Méthode s’avèrera compromis.
La boucle récursive ne se dément jamais dans son organisation, inexorablement surplombée par un " métaniveau inviolé " totalement hors de la boucle et qui en fixe les règles et la configuration. Quelles que soient les tentatives d’élargissement du processus, il y aura toujours un autre métaniveau, un observateur de l’objet car tel est le propre de la connaissance. Toutefois, le siège du métaniveau n’est pas celui de la Totalité, de l’Absolu, mais se rapporte à la boucle. Le mécanisme d’observation est celui d’un plan de coupe arbitraire, processus mutilant reconnu et pratiqué dans la démarche scientifique.
L’arbitraire en demeure incontournable et totalement relatif à l’amplitude de la boucle. Ce cadre est celui dans lequel les théories de l’auto-organisation peuvent prendre forme.
Pour Morin et bien qu’il s’en défende, le monde dans son intégrité transparaît dans ce schéma et il s’agit là d’une représentation de " la complexité de la complexité ", tandis que J.P Dupuy y reconnaît la " simplicité de la complexité " puisqu’il ne s’agit là inexorablement que du fruit de la pensée mutilante. Le principe de base serait-il " l’amour " ainsi que le défend Morin ou la " violence " ainsi que nous l’inspire les randonnées carnavalesques et leurs hiérarchies enchevêtrées ? La complexité se manifeste bien dans les deux.
Chapitre 8: " Shaking the Invisible Hand "
A propos du Symposium "Disorder and Order" Stanford University, 14-16 septembre 1981 : réflexion épistémologique autour de la physico-chimie, la biologie et la cybernétique.
Le thème, autour du concept de " modernité " est de savoir ce qui permet aux hommes une certaine cohésion au-delà de toute interférence d’ordre religieux et une réponse est l’économie, abordée ici par J.P Dupuy à partir de la notion clef de la main invisible introduite par Adam Smith.
Partant de deux idées nouvelles : " l’ordre à partir du bruit " et la " hiérarchie enchevêtrée " on découvre l’échec et le succès de la cybernétique dans sa description du phénomène vivant.
En effet, si elle parvient à démonter le génome comme un programme d’ordinateur, la pensée paradoxale de la " hiérarchie enchevêtrée " ne correspond pas à son mode fondamental de fonctionnement d’ingénierie, de contrôle et de hiérarchie linéaire.
Milton Friedman, défenseur de l’économie libérale, avance l’idée de l’émergence non intentionnelle de l’ordre économique, conséquence de la seule défense des intérêts individuels. Ainsi le social serait la résultante de comportements anonymes ne recherchant que leurs propres avantages : " asservissement volontaire " pour la cybernétique, " servitude volontaire " pour La Boétie et référence à Adam Smith dans The Wealth of Nations publié en 1776 : " Un individu qui ne connaît que son propre avantage est conduit par une main invisible à promouvoir une fin qui n’était en rien dans ses intentions ".
Dans une même impasse se trouve le politique jusque dans ses tentatives de souveraineté absolue d’un peuple où il devient lui-même son propre tyran, cf. Benjamin Constant : " Un peuple souverain est un peuple en péril, comme nul autre, d’aliénation de sa souveraineté. " : les opposants de la Révolution française l’ont abondamment illustré.
La démonstration économique a l’avantage d’éviter ce rapport de pouvoir évident en misant sur l’autosuffisance des individus et en évitant toute maîtrise du processus social par quiconque. La recherche des intérêts privés avec toutes les dérives morales qui en découlent : envie, haine, passions, débouche sur une cohésion de vie collective, sans aucune intention ou préméditation, illustration parfaite de l’ " ordre par le bruit ".
Pour Albert Hirschman dans " The passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before its Triumph", l’appât du gain, en substitut du sacré, devenu le régulateur des comportements et de la violence est une idée contradictoire dans une logique marxiste où fondamentalement c’est l’économie qui est violence.
Contrairement à A. Hirschman, J.P Dupuy ne considère pas Adam Smith comme responsable de cette contradiction entre la politique et les bases peu louables sur lesquelles repose l’économique. Pour lui, dans " The Theory of moral Sentiments ", le terme de sympathie utilisé par Adam Smith, signifie adhérence avec les sentiments d’autrui pour une meilleure acceptation de soi. De la même façon, les intérêts contiennent les passions au double sens du terme : ils les incluent et les tempèrent : telle est la véritable signification de l’économie contenant la violence, c’est la main invisible.
J.P Dupuy pose ensuite pour base :
" Conjecture n° 1 : " Tout être-producteur-de-soi contient en lui-même le principe de sa propre destruction. C’est le même principe qui est à la fois créateur et destructeur "
Esquisse d’une démonstration → c’est le même principe qui est à la fois créateur et destructeur "
Arrow, Rousseau et l’impossibilité de la volonté générale
Il existe des liens entre Rousseau et l’économiste libéral Keneth Arrow malgré le " tout politique " du premier autour de la question du bien commun et du principe d’unanimité. De la décomposition de la règle du vote majoritaire il apparaît que la volonté générale inclut nécessairement l’arbitraire et que le schéma reproduit est celui de la hiérarchie enchevêtrée : il existe obligatoirement une " extériorité " de la totalité sociale. Le paradoxe demeure incontournable, insiste Arrow.
Pour Rousseau, la subordination des hommes les uns par rapports aux autres est le pire des fléaux et la seule issue réside dans une loi au-dessus du social jusqu’à en sacrifier la démocratie : " et par conséquent, établir le despotisme arbitraire, et le plus arbitraire qu’il est possible : je voudrais que le despote pût être Dieu ". Ici prime la hiérarchie, l’opposé de la hiérarchie enchevêtrée.
" Conjecture n° 2 : Tout opérateur qui produit l’Un à partir du multiple et du divers inclut nécessairement de l’arbitraire et de la contingence.
Esquisse d’une démonstration → Conjecture n°3 (ou conjecture de Heinz von Foerster) "
" Crime et châtiment "
La logique du système économique est désormais celui de la loi du talion, assurant sa cohérence interne et où l’économie libérale fait figure d’anarchie : une agression est le fait d’une victime qui devient agresseur à son tour, nouvelle figure de hiérarchie enchevêtrée. C’est la capacité de créer une différentiation, via le recours à un niveau supérieur admis (le sacré ou l’état), qui empêche les hommes de s’entredéchirer perpétuellement.
" Conclusion en forme d’autocritique :
Les intellectuels, la patrie, les sciences et la gloire "
J.P Dupuy retrace son parcours de polytechnique à l’Ecole des Mines, de la désillusion face à l’écart entre les ambitions enseignées et la réalité, entre la science et les techniques et les affaires humaines, ce qui a fait de lui finalement un intellectuel.
La science et la technique sont victimes de leur savoir parcellaire et mécaniste tandis que d’un autre côté, le rôle critique et désacralisateur de l’intellectuel est arrivé aujourd’hui à un paroxysme avec l’abolition systématique de toute nouvelle certitude, toute nouvelle thèse avancée suspectée de totalitarisme.
De par son itinéraire, J.P Dupuy se situe à la croisée du chemin et mise avec espoir et détermination sur la richesse féconde d’échanges entre les deux approches réconciliées de l’étude de l’humain.
Paru pour la première fois en 1982, l’ouvrage de Jean-Pierre Dupuy reprenait et développait des thèses parfois largement décriées à l’époque, la contreproductivité de la médecine et des transports, la violence et le sacré, le hasard organisateur…. Vingt ans après l’histoire les confirment, mais les questions fondamentales demeurent : déterminisme ou non, étendue de l’autonomie,…
Si le rapprochement entre " scientifique " et " " littéraire " s’est opéré en grande partie, le fossé s’est creusé entre " technicité " et " social " et les corporatismes ont remplacés les courants d’idées ou d’opinions.
Parmi les évolutions les plus marquantes, il faut noter le principe de contreproductivité, aujourd’hui critique dans certains domaines, dont la dégradation de notre environnement n’est pas le moindre. Alors que devons-nous croire, à la programmation inéluctable de ce processus de destruction ou à une prise de conscience du collectif et un élan solidaire, à moins que : une programmation de prise de conscience du collectif face au processus de destruction est-elle aussi possible ?…
L’ouvrage de Jean-Pierre Dupuy peut être lu, relu et prolongé dans sa démarche.