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Nadia PETITJEAN
CNAM / Organisation / UV C0
Claude DUBARLA
SOCIALISATION :
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Sommaire
BIOGRAPHIE
Claude DUBAR, maître de conférence de sociologie à l’Université des Sciences et Techniques de Lille I, détaché au CNRS et Directeur du Laboratoire de Sociologie du Travail, de l’Education et de l’emploi (LASTREE) de Lille, également détaché au CEREQ (Ministères de l’Education et du Travail) est actuellement professeur de sociologie à l’Université de Versailles-St Quentin en Yvelines.
Ses domaines d’investigations ont pour objet les identités salariales et l’insertion des jeunes (d’où un certain nombre de publications sur les formations en entreprise, la formation continue).
BIBLIOGRAPHIE
"Formations permanente et contradictions sociales", Paris, Ed.Sociales, 1980
"L’autre jeunesse. Jeunes stagiaires sans diplôme", Presse Universitaire de Lille, 1987
"La formation professionnelle continue", Paris, Ed. La découverte, 1990 en coordination de travaux,
"Cheminements professionnels et mobilités sociales", La documentation française, 1992
"Génèse et dynamique des groupes professionnels" Presse Universitaire de Lille, 1994
Claude DUBAR fait partie de ces "inclassables" qui mêle avec efficacité plusieurs disciplinaires, et leurs mouvances théoriques spécifiques afin de mener à bien ses études.
"La socialisation : construction des identités sociales et professionnelles" est à la fois un écrit théorique et pragmatique en ce que Claude DUBAR utilise les différentes approches relevant tant de la sociologie que des sciences de l’éducation en tant que soubassement aux différentes études empiriques portant sur la socialisation professionnelle et la dynamique des identités professionnelles et sociales.
PRÉAMBULE
Axes de travail de C. Dubar :
Poser le cadre théorique de la notion d’identité sociale, essayer d’en donner une définition sociologique prenant en compte la diversité des approches conceptuelles,
Appliquer ces différentes définitions à l’identité professionnelle
Dépasser les oppositions entre identités collectives et identités personnelles en les considérant comme un tout structurant de la construction identitaire
Question posée par l’auteur :
Comment aujourd’hui expliquer ce que les médias communément appellent le phénomène de "crise identitaire" ?
Dans un contexte de changement permanent, amplifié par des contextes sociaux plus ou moins durement vécus par les individus, la compréhension du phénomène de socialisation est un levier majeur.
La socialisation perçue au travers de sa dimension professionnelle est en mesure de nous éclairer sur la construction des identités sociales et professionnelles. C’est à cette tâche analytique et empirique que s’intéresse Claude DUBAR.
RÉSUMÉ - ARGUMENTATION
Son planQu’est ce que l’identité ?
La difficulté à définir ce terme est en partie à l’origine de son apparition, notamment auprès des médias qui en font un terme "fourre tout" permettant d’expliquer les déviances sociales, criminologiques de certains acteurs de la société.
Or l’identité est loin d’être un seul phénomène social, mais c’est aussi une réalité génétique (l’identité du fœtus dans le ventre de sa mère) , éducative (la structuration mentale de l’enfant)…
C’est aussi un construit humain, "produit de socialisations successives".
La socialisation expliquerait donc en partie le phénomène de construction identitaire, à condition de clarifier ce mot encore tabou, souvent connoté de manière négative.
C’est ce à quoi s’attache Claude DUBAR,
- en entament ses réflexions par une analyse des processus de socialisation (courants de pensée théoriques)
- puis en mettant l’accent sur la dimension professionnelle de la construction identitaire, en ce qu’elle constitue selon lui, un élément fondamental de la socialisation,
- enfin, en procédant, dans une troisième partie, à une rétrospection des recherches françaises.
Partie 1 : Socialisation et construction sociale de l’identité
I / Approche piagétienne et ses prolongements sociologiques
Parler de socialisation chez l’enfant, c’est se référer à la psychologie génétique. Piaget va au-delà de l’opposition faite par Durkheim entre approche psychologique et approche sociologique, mais aborde de front l’approche sociologique et les explications psycho-biologiques de la socialisation.
Le développement mental de l’enfant est une construction continue (processus d’équilibration qui se caractérise par le "passage d’un état de moindre équilibre à une état d’équilibre supérieur") et non linéaire.
Caractéristiques essentielles du processus :
- des structures (ou formes d’organisation de l’activité mentale) qui sont soit cognitives (c’est à dire internes à l’organisme) (1) soit affectives (c’est à dire externes à l’organisme et relationnelles)(2)
- un fonctionnement constant non linéaire.
(1) Ces structures assurent le développement de l’enfant, non pas dans le sens où elles génèrent des réactions instinctives face à des stimulations externes mais plutôt dans le sens où ces réactions sont le résultat de l’interaction entre l’organisme de l’enfant et son environnement social, d’où la nécessité permanente de rééquilibration.
L’équilibration se fait de deux manières :
- par assimilation, c’est à dire "incorporation des choses et personnes à des structures déjà construites" (exemple : la succion du nourrisson qui est l’incorporation buccale du monde)
- par accommodation, c’est à dire "réajustement des structures en fonction des transformations externes" (exemple : la modification du réflexe de succion lorsque la mère passe du sein au biberon)
Ce phénomène d’accommodation permet de mettre en exergue quatre composantes : les schèmes pratiques (ou objets), l’espace, le temps et le rapport de causalité.
(2) Sur un plan relationnel, dès le stade d’intelligence intuitive de l’enfant, ce dernier expérimente la soumission contrainte aux adultes.
Au passage à l’intelligence concrète, il expérimente la coopération volontaire. Ce passage, fonction de l’âge de l’enfant, est essentiel dans l’approche piagétienne de la socialisation.Cette période de vie de l’enfant va l’application de règles motrices (à environ 2 ans) à la codification, négociation de règles du jeu (à environ 12 ans).
Pour Durkheim, "l’éducation est la socialisation méthodique de la jeune génération".
Il en appelle ainsi à un modèle culturel transmis par la génération précédente alors que pour Piaget, elle n’est pas une transmission par la contrainte de la part d’un groupe mais est une construction de nouvelles règles suivant une logique coopérative.
Piaget reconnaît néanmoins la valeur historique de la socialisation vue sous son caractère purement répressif.
Le rapport de contrainte externe est fondé sur une autorité et un sentiment du sacré alors que la coopération fait référence au respect mutuel et à l’autonomie de la volonté : résultat d’une évolution intellectuelle et d’un développement moral la société.
Cette société, selon Piaget, "n’est pas chose unique" à la différence de Durkheim qui parlait de "La" société à propos de toute société moderne.
La société est "un ensemble de rapports sociaux" qui inclut :
des règles (aspect cognitif)
des valeurs (aspect affectif)
des signes (aspect expressif).
Ce sont les éléments à partir desquels se construit la socialisation. Cela signifie qu’il y une corrélation forte entre structure mentale (précédemment envisagée) et structure sociale.
Il n’y a pas de séparation nette entre les formes sociales de coopération et la construction mentale de l’enfant, d’où une difficulté à tracer une frontière entre psychologie et sociologie (vu précédemment).
Une extension à la sociologie de l ‘éducation devient alors envisageable…
Développement psychogénétique comme équilibration et analyse sociologique ?
C. Dubar en appelle alors à J. Lautrey.
Pour cette dernière, "les conditions de vie et de travail, liées au statut socio-économique des parents, déterminent leurs pratiques éducatives qui, à leur tour, influent sur le développement intellectuel de l’enfant".
A partir de la structuration de l’environnement familial (faible/ souple / rigide) , elle établit que "plus la profession du père est en haut de la hiérarchie sociale et plus le type de structuration est souple, plus la profession est basse, plus le type est rigide". "Les enfants élevés dans une structuration de l’environnement familial souple sont en avance du point de vue du stade atteint dans leur développement opératoire".
Par structuration souple, il faut entendre un environnement familial présentant à la fois des perturbations capables de générer des déséquilibres, et des régularités capables de permettre des rééquilibrations (suivant le processus d’équilibration de Piaget).
Lautrey utilise donc une grille de lecture à double entrée :
environnement éducatif familial (type de structuration) et réussite scolaire
CSP (statut social) et environnement éducatif familial.
Elle fait implicitement un lien entre CSP et réussite scolaire.
Parler de réussite scolaire est par ailleurs extrêmement ambigu.
la réussite scolaire sanctionne t’elle un niveau de développement mental ou un degré d’adéquation à des règles, valeurs et signes prônés par l’institution école à partir du principe suivant lequel les enfants recourant à un code linguistique "restreint" est plus souvent en situation d’échec scolaire?
la réussite scolaire des enfants est t’elle liée à l’univers professionnel des parents ? Y a t’il transfert des normes professionnelles dans l’univers familial ?
Les recherches récentes relèvent l’influence du niveau de diplôme et de l’origine sociale des parents sur la réussite scolaire des enfants, ce, en dehors de toute considérations d’ordre économique.
…et en sociologie politique ?
C’est ce à quoi s’est attaqué A. Percheron qui définit la socialisation comme "l’acquisition d’un code symbolique résultant de transactions entre l’individu et la société" (toujours suivant le principe d’équilibration).
Il y a donc des transactions permanentes entre socialisé et socialisateur,
La socialisation relève de la personne suivant :
la représentation du monde qu‘elle se fait
l’influence de certains agents
la socialisation est structurante de la construction identitaire dans un cadre collectif et relationnel.
Il n’y a donc pas de construction identitaire unique mais des constructions, fonction de communautés d’appartenance.
Pour en revenir à l’approche génétique de la socialisation
Selon Piaget, le phénomène de socialisation n’est pas un conditionnement, l’inculcation de règles, normes et valeurs par des institutions à des individus passifs.
Ce n’est pas non plus un phénomène linéaire mais est marqué par des ruptures, reconstructions et restructurations d’équilibres toujours provisoires.Cette approche est-elle caractéristique de l’enfance et connaît-elle un achèvement au moment de l’adolescence ?
C’est ce que semblait penser Piaget, le développement de l’intelligence formelle de l’enfant atteignant son stade ultime à l’adolescence et au moment de l’entrée sur le marché du travail, moment qui structure toute tout le parcours professionnel futur.Or aujourd’hui, la crise sociale et professionnelle laisse des traces, les parcours professionnels revêtent un caractère aléatoire, les évolutions des conditions familiales invalident ce principe (idée prônée par Fürth)
Une position moins tranchée que celle de Fürth consiste à retenir l’essentiel de l’approche piagétienne (et notamment le processus d’équilibration) mais en reconnaissant le processus comme permanent et plus complexe eu égard aux conditions socio-économiques plus complexes nous environnant.
2 / Approche de l’anthropologie culturelle et du fonctionnalisme
L’approche psychogénétique, centrée exclusivement sur l’individu-enfant, n’explique pas tout de la socialisation.
Les ethnologues et anthropologues apportent leurs explications de la socialisation à partir de l’étude des adultes en sociétés, et des procédés éducatifs utilisés en diverses sociétés.
A l’origine de l’anthropologie culturelle, il y a A. Kardiner.
Quel modèle général du phénomène de socialisation peut t’on tirer des exemples tirés d’expériences auprès de diverses sociétés, aux caractéristiques fondamentalement différentes ?
Loin de faire de ces particularismes des règles générales, il faut surtout retenir le fait que certains modèles d’analyses, certains enseignements permettent aujourd’hui d’expliquer des faits de socialisation dont certains sont référencés ci-dessous :Ruth Benedict conduisit une étude comparative auprès de trois sociétés différentes au Nouveau Mexique, Nouvelle Guinée et Amérique. Elle retient que "la plupart des gens sont façonnés à la forme de leur culture". Les enseignements relevés sont les suivants :
- Au sein de toute société, des comportements "déviants" conduisent à l’identification d’individus dits "anormaux", les critères d’anormalité variant suivant la société considérée.
- Une attention particulière est accordée à la période de la petite enfance dans la formation du "Moi" suivant l’approche freudienne.
- Les tabous, interdits sociaux peuvent porter sur des items totalement contradictoires d’une société à l’autre.
Cette approche anthropologique remet en question l’approche piagétienne en ce que la classification faite par Piaget, en différents stades de développement, n’est pas transposable à tous types de sociétés.
L’anthropologie culturelle retient avant tout que la formation des personnalités individuelles vient d’une incorporation progressive par un individu de la culture d’une société d’appartenance. La culture, l’esprit du groupe fait la société et non l’inverse.
Au-delà, sous un volet plus psychologique, il y a, en jeu, la structuration de la personnalité de base de l’individu. Et dans chaque société, même dans celles où l’esprit de corps est fort, il n’existe pas une structure de la personnalité de base des individus, sauf à méconnaître la liberté et le libre-arbitre.
L‘indétermination concernant la composition du "noyau dur" de la culture et l’imprécision concernant les relations entre les éléments de ce "noyau" conduit A.Kardiner à procéder à une distinction entre les institutions primaires, produisant la structure du "Moi" et les institutions secondaires produisant les effets de la structure primaire.
Cette approche éminemment fragile et subjective en ce qui concerne la détermination d’un trait culturel essentiel par rapport aux effets moins essentiels que ce trait culturel va engendrer.
Quel lien faire alors entre socialisation et incorporation de traits culturels essentiels auprès de personnalités individuelles, membres d’une même société ?Linton s’est efforcé de catégoriser des types de traits culturels intervenant dans le modelage de personnalités individuelles, gage de socialisation :
les traits généraux communs à tous les membres de la société (langage, valeurs, us et habits)
les traits spécialisés propres à certaines catégories sociales
les traits alternatifs, fonction des réactions d’individus face à une même situation
les particularités individuelles eu égard à des chois personnels.
Le schéma d’une dynamique culturelle des sociétés modernes consiste à relever que :
- le nombre des traits culturels généraux diminuent avec la complexification sociale
- les particularités individuelles, quand la taille de la société diminue en volume, accélèrent la désintégration culturelle, d’où la nécessité d’un réaménagement des anciens éléments à partir des innovations culturelles.
Tous les membres d’une même société peuvent s’y retrouver et reconstituer un "noyau culturel" dur car l’individu a intrinsèquement besoin d’une appartenance sociale, gage d’éducation de l’enfant, de transmission entre les générations.
Une théorie générale de la socialisation inspirée de nombreux courants de pensée (Freud Dukheim, Pareto, Weber…) et génératrice d’autres approches plus opératoires, et notamment l’approche fonctionnaliste, va paraître :
1/ La théorie de l’action de Parsons
Parsons va séquencer l’acte élémentaire autour de 4 axes :
l’acteur,
la situation contrôlée par l’acteur
la fin poursuivie par l’acteur
les moyens mis en œuvre.
Cette théorie permet de s’interroger sur l’interaction (la relation à autrui), la norme admise et qui va guider la mise en œuvre des moyens, le but et les motivations de l’acteur, c’est à dire la satisfaction d’un besoin qui va fournir l’énergie de l’action.
Les domaines ainsi visés sont :
- le système biologique qui fournit l ‘énergie
- le système psychique qui suscite la motivation
- le système social qui soulève l’interaction entre acteurs,
- le système culturel qui met en jeu les valeurs.
Parsons identifie une hiérarchie qu’il qualifie de "cybernétique" : la culture contrôle le système social qui contrôle la personnalité, qui contrôle l’organisme.
2/ Le système LIGA de Bales
Dans la suite de Parsons, et en corrélation avec les enseignements de Parsons, Bales envisage une conception purement fonctionnelle de la socialisation consistant à relever 4 impératifs fonctionnels de la socialisation :
- la Latence (le système social maintient la stabilité des valeurs et normes)
- l’Intégration par les acteurs de ces valeurs,
- le "Goal attainment" ou poursuite des buts (le système social permet la mise en œuvre des objectifs de l’action)
- l’Adaptation (adéquation des moyens aux buts)
On retrouve dans ces 4 dimensions fonctionnelles les différents sous-systèmes de l‘Action de Parsons, respectivement les sous-systèmes social, psychique, biologique et culturel.
Bales complète son analyse par la référence aux acquis de la psychologie freudienne (depuis la mise au monde de l’enfant, jusqu’à la crise de l’adolescence en passant par le complexe œdipien).
Les critiques opposées au courant fonctionnaliste :
Dennis Wrong va reprocher à Parsons la réduction de la socialisation à un pur dressage au travers d’une théorie de l’individu hyper-socialisé et conditionné.
Au-delà, c’est la question de l’impact de la petite enfance sur l’identité future de l’individu qui est posée. Parsons y répond par la thèse de la socialisation précoce (en s’identifiant à ses proches, l’enfant intériorise leurs normes et valeurs et devient désireux de communiquer avec ceux qui ont la même expérience que lui, reproduisant ainsi normes et valeurs de sa société et de son milieu d’origine). L’individu serait donc hyper-socialisé malgré lui.
Quand un individu ne "sort" pas de la petite enfance avec ce sentiment d’appartenance culturelle, il s’inscrit dans une trajectoire de "déviance", devra assumer cette position et devra se battre pour se faire reconnaître d’un autre groupe que celui de leur famille d’origine ou pour infléchir les valeurs et normes du groupe dans lequel ils veulent s’intégrer.
Merton va critiquer le caractère générale de la théorie générale de la socialisation de Parsons. Il plaide pour les particularismes. Pour cela, il s’intéresse à ceux qui, pour Parsons, seraient qualifier de "déviants". L’élaboration de théories intermédiaires consiste à reprendre les travaux de Herbert Hyman qui distinguait le groupe de référence du groupe d’appartenance.
Comment la prise en compte du groupe de référence permet-elle la définition d’un statut de l’individu, dépassant ainsi le sentiment de frustration généré par le jugement de sa situation propre par rapport à une catégorie ou groupe d’appartenance ?
La solution vient de la notion de socialisation anticipatrice qui est le processus par lequel un individu apprend et intériorise les valeurs d’un groupe (de référence) auquel il désire appartenir.
3/ La socialisation comme incorporation des habitus
Qu’est ce que l’habitus ?
Durheim l’a défini comme "la disposition générale de l’esprit et de la volonté qui fait voir les choses sous un jour déterminé…". Bourdieu se voudra plus opératoire et le définit comme "système de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est à dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations".
L’habitus se caractérise par un double mouvement entre intériorité et extériorité : il intègre les pratiques individuelles et collectives, et après incorporation, en diffuse d’autres.
L’efficacité de la socialisation comme processus purement social et quasi magique est liée à la transformation des différences sociales et institutionnelles en différences individuelles.
La probabilité objective d’acquérir un statut social est vécue par l’individu comme l’espérance subjective d’appartenir à un groupe.
L’habitus assure donc le lien entre probabilités objectives et espérances subjectives.
L’individu ainsi conditionné (l’habitus fabrique de la cohérence – entre probabilités et espérances – et de la nécessité – chacun reproduit ce qu’il a connu, les pratiques issues de l’habitus étant inchangées), l’habitus semblerait exclure tout changement social.
Or Bourdieu prend la précaution de signaler que l’habitus ne reproduit les structures dont il est le produit que "dans la mesure où les structures dans lesquelles il fonctionne sont identiques aux structures dont il est le produit".
On peut retenir que pour connaître l’habitus d’un individu, il faut connaître celui de ses parents et le rapport à l’avenir au-delà des conditions objectives dans lesquelles l’individu a été élevé.
Le changement devient saisissable à condition de l’inclure dans une trajectoire sociale caractéristique d’un groupe préalablement défini comme tel.
L’ensemble des dispositions subjectives capables à la fois de structurer des représentations et de générer des pratiques est le produit d’une histoire définissant la trajectoire des individus à travers des champs sociaux tels que la famille d’origine, le système scolaire, l’univers professionnel…
Structurer des représentations et générer des pratiques impliquent de spécifier le mécanisme d’intériorisation des conditions objectives et le mécanisme d’extériorisation des dispositions subjectives, d’où la correspondance entre conditions objectives et dispositions subjectives.
L’identité subjective (identité pour soi) de l’individu conscient de lui-même comme agissant durant l’action elle-même, a un contenu symbolique socialement produit. Mais par le processus d’objectivation, le monde extérieur est perçu comme une réalité qui impose ou attribue une réalité objective (identité pour autrui). La discontinuité, la tension, le conflit entre ces deux modes de l’identité marquent les étapes de la socialisation primaire, durant le petite enfance. Dans les interactions sociales, l’identité subjective et l’identité objective se confrontent . A l’âge adulte, des cassures biographiques peuvent réactiver la disjonction entre identité objective et identité subjective, favorisant ainsi des processus de conversion, de déstructuration/restructuration des identités, ce qui constitue la socialisation secondaire.
La question est aussi de savoir si des habitus spécifiques sont associés à des classes sociales, ces dernières devenant en cela une classe d’individus dotés du même habitus ?
Bourdieu procèdera effectivement à différentes classifications à partir de critères discriminants tels que :
le pouvoir (classe dominante / classe dominée)
la trajectoire d’ascension sociale (classe montante / descendante) souvent associée à la classe sociale (bourgeoisie / prolétariat…)
4/ La socialisation comme construction sociale de la réalité
La critique faite aux approches culturelle et fonctionnaliste de la socialisation tient au fait que l’individu se socialise en intériorisant des normes, valeurs d’un groupe de référence ou d’appartenance. C’est à cette condition que l’individu est un être socialement identifiable et identifié.
Ces approches se basent sur la condition inconsciente de l’unité du monde social. Qu’en est-il lorsque la réalité sociale se définit comme la confrontation de logiques d’action hétérogènes, d’où l’idée de dualité du social.
Concernant cette notion, C. Dubar fait référence à Habermas qui, à partir d’Hegel, a apporté une définition philosophique de la socialisation comme processus de formation de l’esprit à partir :
de la connaissance et reconnaissance réciproque, soubassement de l’identité
de la représentation symbolique permettant l’appropriation de l’objet par le sujet et nécessitant un échange, une relation avec l’autre, via le langage
des processus de travail qui occupent une place essentielle tant dans la construction identitaire que dans "l’institutionnalisation de la reconnaissance réciproque".
M. Weber va également s’opposer à la conception de "la société" considérée comme totalité unifiée.La socialisation, selon Weber, est à rapprocher de la forme de l’activité humaine exercée ; ce, au-delà de des structures (entreprises, état…) mises en place.
La forme de l’activité humaine est :
soit une action communautaire (qui repose sur des attentes exprimées suivant un système de valeur partagé par un collectif d’appartenance) (domaines visés : affectif, émotionnel et coutumier).
soit une action sociétaire (qui repose sur des règles établies de façon purement rationnelle) (domaines visés : rationnel et contractuel).
C’est G.H.Mead qui a, le premier, écrit sur la socialisation comme construction d’un Soi dans la relation à autrui.
Cette approche a le mérite de mettre la communication au centre du processus de socialisation et de faire dépendre son issue de la relation communautaire qui s’instaure entre socialisateurs et socialisés.Pour cela, Mead s’intéresse aux modalités de ce que Habermas appelait "l’agir communicationnel", c’est à dire :
le "geste réflexe", pas forcément communiquant
le geste symbolique ou langage,
Mead développe une analyse minutieuse de la socialisation comme construction progressive de la communication du Soi, en tant que membre d’une communauté participant à son existence.
Cette analyse reconnaît le jeu de rôle, symbole signifiant à la découverte d’un personnage socialement reconnu et structurant pour la socialisation de l’enfant.
La socialisation passe ensuite par la compréhension du passage du jeu libre au jeu réglementé nécessitant compréhension et reconnaissance de l’autre.
Enfin, il reste à l’enfant la nécessité de se positionner par rapport à cet autrui en fonction du "Moi" et du rôle sur lequel il a à communiquer.La consolidation de l’identité sociale dépendra de cet équilibre entre le "Moi" ayant intériorisé l’esprit du groupe (suite à la phase 2) et le "Je" me permettant de m’affirmer positivement dans le groupe (phase 3).
Selon Mead, "plus on est soi-même, mieux on est intégré au groupe".En reprenant l’approche de Mead, Berger et Luckman apportent une précision complémentaire concernant :
la socialisation primaire caractérisée par l’incorporation d’un savoir de base avec l’apprentissage du langage
la socialisation secondaire caractérisée par "l’acquisition de savoirs spécifiques et de rôles directement ou indirectement enracinés dans la division du travail". Ce sont là les savoirs professionnels.
Conditions :
la socialisation primaire est achevée
la socialisation secondaire constitue une rupture par rapport à la socialisation primaire (déstructuration / restructuration d’identités). Cependant la socialisation secondaire n’efface jamais totalement l’identité générale construite lors de la socialisation primaire.
La socialisation permet ainsi le changement social et non seulement la reproduction de l’ordre social. Tout dépendra de la relation entre socialisation primaire et secondaire, entre savoirs de base et savoirs spécifiques. Le risque de confrontation des savoirs existent, la hiérarchisation des savoirs n’est plus garantie par des institutions uniques mais doit coopérer des appareils de socialisation (familles / écoles et entreprises / corps de métier).
5/ Pour une théorie sociologique de l’identité
Se lancer dans une définition de la notion d’identité est une entreprise bien périlleuse.
Claude Dubar tente de dépasser l’opposition entre identités individuelles et collectives et de dégager des catégories d’analyse à partir de différents constats.La dualité dans le social
L’identité est une définition sociale d’une réalité individuelle, personnelle pour ce qui est des acteurs singuliers, impersonnelle dans le cas d’identités collectives.
L’individu n’est jamais sur que son identité pour soi coïncide avec son identité pour autrui. L’identité n’est jamais construite mais toujours à construire.
Est-elle alors une notion sociologique ?
La réponse sera négative si on en reste à la nature de la relation interpersonnelle Moi/Autrui.
Elle sera affirmative si on resitue cette relation à l’intérieur du processus de socialisation qui la rend possible.L’articulation de deux processus identitaires hétérogènes
Becker chercha à élucider les situations d’application ou de transgression de la norme et les processus qui conduisent certains à les respecter, d’autres à les rejeter.
Il propose un modèle séquentiel de construction d’une identité par une série d’engagements dans des groupes déviants organisés.
Un processus progressif de stigmatisation, qui influe sur la participation de l’individu à la vie sociale et sur l’évolution de l’image de soi, est alors associé. C’est ainsi qu’on aboutit à une théorie de l’étiquetage mettant l ‘accent sur le processus d’attribution de l’identité. La prise de conscience et l’acceptation de l’étiquette favorisent le sentiment d’appartenance à un groupe même déviant.
La construction de l’identité apparaît ainsi à la fois comme une construction d’une image de soi, un sentiment d’exclusion ou de participation à des groupes sociaux plus ou moins organisés, et une acceptation ou rejet des valeurs et significations. Elle est à la fois imposée et inculquée au travers des attributions d’étiquettes et de statuts (identité pour autrui), acceptée et intériorisée à travers le sentiment d’appartenance (identité pour soi).Deux processus identitaires sont relevés :
l’attribution de l’identité par les institutions et agents directement en interaction avec l’individu, résultant du rapport de force entre les acteurs,
l’incorporation de l’identité par les individus eux-mêmes, en fonction de la trajectoire sociale d’un groupe de référence (pouvant être différent du groupe d’appartenance).
Quand il y a désaccord entre l’identité sociale "virtuelle" prêtée à une personne et l’identité sociale "réelle" qu’elle s’attribue elle-même, il en résulte des stratégies identitaires destinées à réduire l’écart (suivant le principe d’équilibration de Piaget).
Ce sont alors soit des transactions objectives externes entre l’individu et les autres significatifs visant à accommoder l’identité pour soi et l’identité pour autrui, soit des transactions subjectives internes visant à assimiler l’identité pour autrui à l’identité pour soi.Si les deux mécanismes qui concourent à la production de l’identité (identité pour soi, identité pour autrui) sont hétérogènes, les deux recourent à des schémas de typification impliquant l’existence de types identitaires c’est à dire "un nombre limité de modèles socialement significatifs pour réaliser des combinaisons cohérentes d’identifications fragmentaires" (Erikson)
Exemples de modèles : champ religieux, champ politique, champ du travail, champ social (et les CSP, PCS depuis 82)…
Ces catégories servant à s’identifier soi-même ne sont jamais définitives. Elles influencent le processus de construction des identités pour soi.Le processus identitaire biographique
La sphère du travail, de l’emploi, de la formation sont des domaines essentiels à des identifications sociales des individus.
Il ne faut pour autant pas réduire les identités sociales à des statuts d’emploi et à des niveaux de formation.
Certains moments relevant de ces domaines sont cependant décisifs dans la construction identitaire : l’école primaire, la sortie du système scolaire, la confrontation au marché de l ‘emploi…
De son issue dépend l’identification par autrui, de ses compétences, de son statut et de sa carrière, donc de la construction identitaire professionnelle de base.
Cette construction n’est pas plus définitive que les précédentes. Elle est régulièrement remise en cause par les évolutions technologiques, organisationnelles, les reconversions.
Le processus biographique d’identification à ces modèles sociaux ne suffit plus, il interfère avec un processus relationnel.Le processus identitaire relationnel
La construction biographique d’une identité professionnelle implique que l’individu entre dans des relations de travail, participent à des actions collectives dans des organisations et interviennent dans des jeux d’acteurs.
Sainsaulieu a choisi de traiter de l’identité sous l’angle de la relation de travail.
Il interprète les identités professionnelles comme des effets culturels de l’organisation et fait des relations de travail le lieu où s’expérimente "l’affrontement des désirs de reconnaissance dans un contexte d’accès inégal au pouvoir".
Sainsaulieu relève trois indicateurs de la dimension identitaire :
- le champ d’investissement de l’acteur ou son accès au pouvoir
- la norme du comportement relationnel (individualisme, unanisme, séparatisme et rivalité, soumission)
- les valeurs issues du travail.
A partir de ces indicateurs, Sainsaulieu distingue quatre types d’identités au travail :
l’identité fusionnelle : l’individu disparaît presque totalement . Le groupe repose sur des liens entre pairs. C’est un groupe qui possède un métier, des techniques, d’où un fort investissement et engagement identitaire. Ce groupe présente des relations conflictuelles avec la hiérarchie car possède ses propres normes et valeurs. C’est par le double moyen de la solidarité conformiste à l’égard de ses collègues de travail et l’allégeance à l’autorité hiérarchique directe que l’individu brise son isolement et tente de construire une identité collective qui lui redonne une certaine marge de manœuvre dans le jeu social.
l’identité de retrait : c’est un groupe passif, sans mobilisation où l’identité ne se créée pas dans le travail, mais à l’extérieur puisque les principaux investissements sont ailleurs. Ce groupe n’a pas de rapport avec un métier.
l’identité de négociation : ce sont des groupes ponctuels ayant un rapport assez fort à un métier. Détenteurs de compétences, ils peuvent les mettre en jeu pour obtenir ce qu’ils désirent. L’individualité y est forte : les groupes se forment dans un but précis et se dissolvent dès gain de cause, sorte d’opportunisme collectif.
l’identité affinitaire : c’est un groupe faible avec peu de motivations. Les relations avec collègues et hiérarchies y sont privilégiées. L’implication dans le métier est forte, les individus jouent la carte de l’uniformité, de l’adhésion à la culture interne pour adopter des stratégies individuelles.
Identité comme espace temps générationnel
Cette autre définition est le résultat de l’articulation entre processus biographique et processus relationnel en ce qu’elle représente la projection de l’espace temps identitaire d’une génération confrontée aux autres dans son cheminement biographique.
L’identité sociale n’est pas transmise par une génération à une autre mais est construite par chacune sur les bases de catégories et positions héritées de la génération précédente et au travers des stratégies identitaires déployées dans les institutions que traversent les individus.
Partie 2 : Les approches de la socialisation professionnelle
1/ Des professions à la socialisation professionnelle
Claude Dubar commence par une analyse sémantique de la "profession", terme, qui comme celui de "identité", est de définition complexe, pouvant être inspirée de :
la relation aux corporations et leur serment solennel par rapport aux métiers manuels
du rapport social de production suivant la logique marxiste.
De la définition américaine de la sociologie des professions, on retiendra que la profession émerge lorsqu’un certain nombre de personnes commence à pratiquer une technique définie fondée à partir d’une formation spécialisée.
Dans l’approche fonctionnaliste, Parsons part de la relation thérapeutique médecin-malade pour définir la relation professionnelle fondée :
sur un savoir pratique à partir d’une connaissance théorique,
sur une compétence spécialisée,
sur une attitude détachée de la part du professionnel.
Ces critères bien que remis en question par les détracteurs de Parsons seront pourtant globalement repris par ces derniers.
Au-delà des critiques sur la complexité à définir le terme, on retient de l’approche fonctionnaliste les principes essentiels suivants :
les professionnels forment des communautés unies autour de mêmes valeurs,
leur statut professionnel émane d’un savoir scientifique et non seulement pratique.
Dans l’approche de l’interactionnisme symbolique, E. Hugues s’intéresse au rapport entre le professionnel et son client, avec en fond, le rapport du sacré au profane. Le terme "professionnel" implique "un jugement de valeurs, de prestige".
Hugues introduit à l’appui, la notion de diplôme (la licence étant l’autorisation légale d’exercer certaines activités) et de mandat (le mandat étant l’obligation légale d’assurer une fonction spécifique).
Des institutions sont créées, destinées à :
"protéger le diplôme et maintenir le mandat de ses membres"
tenir éloignés les professionnels du profane toujours près à les suspecter d’abus de pouvoir
à protéger le secret
à veiller à l’apprentissage et à la reproduction du rituel
à gérer, en interne, les fondements professionnels et déculpabiliser les professionnels lorsque les règles de l’art ont été respectées. Au cas contraire, l’institution devra "se débarrasser des brebis galeuses et des incompétents".
On peut prendre pour illustrer ces propos, l’Ordre des médecins ou des avocats.
Le groupe professionnel est porteur d’une même vision du monde, ce qui inclut pensées, valeurs ; d’où un clanisme et un esprit de corps très fort, discriminatoire vis à vis des autres individus.
A l‘intérieur même du groupe, une hiérarchisation, ségrégation est possible en fonction de le l’origine sociale, universitaire (c’est sens de l’étude conduite par Lortie concernant le milieu des juristes).
Hugues va présenter un modèle de socialisation professionnelle à partir de trois mécanismes successifs :
d’abord "le passage à travers le miroir" ou comment regarder le monde de derrière le miroir ? Cela passe par l ‘immersion dans la culture professionnelle qui apparaît "à l’inverse" de la culture profane, découverte de la réalité souvent désenchantée du monde professionnel.
ensuite, la dualité entre le modèle idéal imaginé et le modèle pratique caractérisé par les tâches quotidiennes. Cette dualité est source de conflits au sein du groupe professionnel quant à la question de savoir qui gardent les tâches dites nobles.
La gestion de cette dualité peut passer par la constitution d’un groupe de référence, instance de légitimation, observateur des pratiques. Le procédé de "socialisation anticipatrice", via l’acquisition par avance des normes, valeurs du groupe de référence, permettra de refouler les éventuelles frustrations.
Cette approche de Hugues se veut opératoire et permet l’identification de plans d’actions méthodologiques au sein de certaines professions (ex : infirmières, juristes).
enfin, l’ajustement de la conception de soi c’est à dire la construction de son identité à partir des deux mécanismes précédents. Cela passe par la prise de conscience de ses capacités, de ses goûts et des chances de carrière que le professionnel peut escompter.
Cet ajustement permet l’identification de stratégies de carrière.
Hugues relève de l’Ecole de Chicago. La critique apportée à cette Ecole : signifie t’elle que les actions des "salariés ordinaires" c’est à dire celles qui ne sont pas concernées par un processus de professionnalisation ne comportent aucune socialisation ?
Pour Hughes, la réponse est affirmative (cas des ouvriers les moins qualifiés, absents des analyses interactionnistes).
L’analyse revient alors du domaine de la sociologie du travail, des relations professionnelles et non plus de la sociologie des professions.
2/ Professions, organisations et relations professionnelles
On a pu voir qu’en dehors des professions libérales ou savantes, la socialisation des professions est inadaptée, d’où le recours à l’analyse des relations professionnelles.
La "profession" peut d’abord être perçue comme une organisation avec des processus sociaux structurants à partir de l’identification de fonctions.
Merton va jusqu’à distinguer des fonctions "manifestes" (fonction ouverte à tous ceux ressentant une vocation) des fonctions "latentes" (organisation fermée, soucieuse de sa reproduction) des organisations professionnelles.
Il se réfère aux mécanismes de socialisation définis par Hughes et retient la bureaucratie des carrières retenant diplômes, institutions, formations spécifiques dans des écoles professionnelles, déroulement de carrières et hiérarchisation.
La profession est un corps préoccupé de son fonctionnement interne et du respect de ses procédures bureaucratiques, envers et contre le client et la qualité parfois !
Le rapport au pouvoir, au capital est essentiel.
Le modèle d’organisation professionnelle s’articule autour de 3 groupes stratifiés reposant sur une double source de pouvoir et légitimité :
les dirigeants d’entreprises tenant leur pouvoir de leur rapport au capital économique.
les professionnels du métier tenant leur pouvoir de leur rapport au savoir.
les salariés non qualifiés exclus du capital et du domaine de la compétence.
Ce modèle est par nature instable car :
les dirigeants veulent diminuer le pouvoir des gens de métier (l’OST l’a en partie, permis),
les gens de métier veulent protéger leur situation (d’où la création des syndicats de métier),
les salariés non qualifiés ont des souhaits d’ascension professionnelle via notamment l’accès à la formation.
Est-il encore possible de penser de manière homogène les professions à savoir "les professions libérales et savantes" et "le métier" ?
Si on se réfère à la définition de Marie José Legeault "la profession est une organisation susceptible de standardiser la formation, de définir le savoir légitime et de contrôler l’offre de travail au moyen du monopole de la définition".
Cela conduit à distinguer trois courants :
le déterminisme capitaliste conduisant à un processus irréversible de prolétarisation et dé-professionnalisation dès lors qu’il y a rationalisation et salarisation,
la polarisation des qualifications (déqualification de la majorité et surqualification d’une minorité)
la non-polarisation des professionnels salariés à cause de la mise en œuvre d’un nouveau mode de gestion de la main d’œuvre par les entreprises spécifiques à cette catégorie de salariés et valorisant la professionnalisation et les valeurs de l’expertise.
Aucun de ces courants ne permet de conclure à une professionnalisation généralisée ou dé professionnalisation massive des salariés de l’entreprise capitaliste. Il faut surtout relever des mouvements croisés et complexes d’intégration, d’accroissement d’expertise, de dé-professionnalisation de certaines professions du fait du progrès techniques, d’évolution de la société.
Comment procéder à un lien entre les compétences acquises par l’individu (sa formation) et les compétences requises par l’entreprise (les emplois) ?
C’est à cette question que se sont attachés Moore et Rivard à partir d’études portant respectivement sur les niveaux d’identités professionnels, et sur les attentes de carrières des cadres français.
Un certain nombre d’apports résultant de ces études leur sont communs. Ils permettent d’identifier 3 espaces d’identification (Moore) correspondant à 3 communautés professionnelles (Rivard). Ils peuvent être schématisés de la manière suivante :
Modèle du façonnier : valorisation par le résultat et identification à un poste
Modèle de l’officier : valorisation par la fonction et identification à un statut
Modèle du physicien : valorisation par la formation et identification à la discipline
Unité définissant l’emploi
le poste (ensemble de tâches, résultat prévus et moyens)
la fonction (mandat attribué par délégation d’un pouvoir central)
la spécialité (compétences spécialisées acquises par la formation de base et des savoir faire)
Accès à la compétence
la formation sur le tas
l’habilitation issue d’une formation professionnelle
la formation de base et apprentissages
Codification de l’emploi
suivant l’importance du poste dans la production des résultats
suivant des échelons de la filière
suivant les différents niveaux de connaissances dans la discipline
Identification de l’individu
individu et collectif de travail sont une véritable communauté professionnelle avec son langage et ses normes
individu identifié en fonction de son statut, d’où une communauté de ceux partageant un même statut, pouvant être transversal à plusieurs entreprises (type corporatif)
individu identifié en fonction de sa réputation au sein de sa communauté disciplinaire (reconnaissance par les pairs)
Stratégie de qualification
valorisation des autodidactes
cooptation
accumulation des savoirs et préservation de la rareté de la formation
Quels systèmes de relations professionnelles sous-tendent les différents modèles de qualifications ?A priori les intérêts des salariés et des dirigeants sont antagonistes. Les qualifications professionnelles sont le fruit d’âpres négociations portant sur :
la formation initiale et continue
la construction des emplois et leur codification
la reconnaissance des compétences.
Caractéristiques de ces négociations :
elles sont généralement décentralisées,
elles sont dépendantes des modèles de compétences,
les représentations communes du travail sont de moins en moins partagées.
3/ Des professions aux marchés du travail
Depuis 1970, la sociologie des professions connaît un nouveau souffle. La question n’est plus de savoir ce qu’est un profession ; mais plutôt d’expliquer les modifications de l’accès à l’emploi, les restructurations de filières d’emplois parfois susceptibles d’entraîner des phénomènes d’exclusion.
Professions et fonctionnement du marché du travail
Tout part d’études, surtout américaines, expliquant le phénomène d’inégalités des salaires.
Suivant une logique de contribution / rétribution, les entreprises fournissent les salaires de manière assurer les investissements en capital humain assurant une production optimale.
Cela signifie que logiquement, pour un même type d’investissement, le salarié reçoit un salaire identique. Les différences de salaires ne s’expliquent que par les différences de niveaux d’investissements mesurés par des indicateurs tels que le niveau d’ études, l’expérience…
Les choses se compliquent lorsque les niveaux de salaires ne sont plus corrélés aux niveaux d’investissements en capital humain, générateurs ainsi d’inégalités.
Les économistes reconnaissent ainsi l’existence de lois de cloisonnement allant à l’encontre de l’unité économique du marché du travail.
Etre dans une communauté professionnelle, n’est ce pas reconnaître l’existence d’un marché institutionnalisé, cloisonné vis à vis des règles du marché du travail et générateur :
de la segmentation du marché du travail (Edward, Gordon & Reich) dans une approche marxiste (le cloisonnement du marché du travail étant le résultat des modes de gestion du travail par le capital)
de la stratification du marché du travail (Doeringer & Piore)
verticalement par les niveaux de diplômes
horizontalement par les types de marché interne renvoyant à des modes de gestion des emplois par les entreprises qui conditionnent les trajectoires des salariés au cours de leur carrière.
Marché primaire et marché secondaire
Ce dualisme vient de la confrontation de deux systèmes d’emplois correspondant à deux processus de travail, à savoir production de masse et production unitaire. Ce dualisme est nourri par la taille des entreprises :
les grandes s’intéressent aux segments de la demande stable et prévisible,
les petites s’intéressent aux fractions de la demande instable et imprévisible.
Les premières relèvent du marché primaire, les secondes du marché secondaire et jouent un rôle régulateur. Elles contribuent à la flexibilité économique grâce à la souplesse de gestion de la main d’œuvre .
Marchés du travail fermés et mode intégré de socialisation professionnelle
Par marché de travail fermé, Paradeise identifie des "espaces sociaux où l’allocation de la force de travail aux emplois est subordonnée à des règles impersonnelles de recrutement et promotion". Le caractère fermé ne vient pas des caractéristiques du travail mais du fonctionnement du système d’emploi, grâce à des procédures échappant aux lois du marché libéral.
Un rôle primordial est, sur ces marchés, joué par la formation.
Le caractère intégré de la socialisation professionnelle vient de ce que ce marché institutionnalisé diligente tant la formation que l’accès aux emplois et le déroulement de carrières, ainsi que la rémunération du travail.Qualification et marché interne de travail
Longtemps la qualification n’a été réduite qu’à la qualification du travail et du poste de travail, distincte de la formation, réduite au système scolaire, en tant que reproduction sociale au travers des habitus à faire correspondre aux exigences des postes et fonctions qu’ils auront à occuper.
JD Reynaud s’est efforcé de rompre avec cette distinction et inscrire la qualification au cœur du fonctionnement du marché du travail.
Pour cela, il faut aller au delà de l’analyse des tâches remplies pour rendre compte des différences de qualifications.
Mais il faut faire de la qualification le produit d’une socialisation professionnelle intégrée à un marché du travail interne, liée à un type d’organisation de la production et impactée par un système de relations professionnelles.Marché secondaire et mode alternatif de socialisation professionnelle
Ce point concerne toutes les catégories de personnes qui ne peuvent intégrer un marché fermé du travail et qui voient se multiplier les actions de formation devant permettre leur insertion professionnelle, et enrayer le processus d’exclusion professionnelle et sociale dans lequel ils se trouvent.
Toutes les actions engagées par les différentes institutions confirment le rôle renforcé des organismes de gestion de l’emploi. Ces derniers orchestrent un nouvel appareil de formation et la multiplication de trajectoires professionnelles multiformes.
On ne peut dire pour l’heure, que ce sont là, les soubassements d’une socialisation professionnelle, nouvelle version qui constituerait un mode alternatif de socialisation centré sur des tissus des PME dominé et l’appareil étatique centré sur le traitement social du chômage. Les deux modes de socialisation seraient trop différents et inégaux dans leurs effets.
Partie 3 : le dynamique des identités professionnelles
Cette dernière partie est la présentation de recherches empiriques conduites entre 1960 et 1980, au sein de LASTREE sur le thèmes des innovations de formations dans six entreprises privées importantes en mutation rapide, à partir d’entretiens semi-directifs auprès de salariés incités à se former pour changer leurs attitudes de travail.
3 thèmes d’explorations essentiels : la représentation du travail par les acteurs, l’évolution de l’emploi et la rapport à la formation au travers de 4 types d’attitudes entretenus par les salariés. Et en toile de fond : l’identité professionnelle.
1/ Du modèle de retrait au processus d’exclusion
L’identité pour autrui est alors totalement dépourvue de tout schéma de compétences nécessitées par l’entreprise, et les individus sont jugées incapables de les acquérir.
Le contexte de l’entreprise est souvent caractérisé par une activité économique à faible valeur ajoutée.
Caractéristiques : absence de manifestations de la compétence nouvelle, incapacité à suivre les évolutions et à se former en conséquence. Les salariés, généralement non diplômés, un jour embauchés par l’entreprise pour tenir un poste de travail pour lequel ils avaient été jugés aptes deviennent incompétents dans l’entreprise de demain. L’étiquetage des individus résultant de l’appréciation de leur potentiel ou "non potentiel" devient discriminante à toute évolution professionnelle.Un signe d’évolution professionnelle serait la volonté manifestée des personnes à suivre des formations, événement qui rarement se produit. La raison : l’identité pour soi des individus s’est toujours forgée à partir de la formation sur le tas, à partir des pratiques collectives de travail qui dépersonnalisent totalement le travail et donc rendent inexistant tout souhait individuel d’évolution professionnelle.
Les salariés ne s’imaginent pas se distinguer de quelque manière de ce soit de leurs pairs. La formation est systématiquement interne et collective, jamais externe, personnelle et innovante.
Les perspectives d’évolutions sont nulles, jamais encouragées par la ligne hiérarchique. Les salariés veulent être reconnus dans leur poste de travail ; supprimer ce dernier serait les anéantir, les désavouer dans leur travail. Le changement et les évolutions deviennent donc des zones de risques, voire une sanction par laquelle on détruit leurs savoir faire pratiques.Les salariés se représentent au sein de la situation concrète de travail, jamais au travers de l’entreprise considérée comme entité abstraite, génératrice d’inquiétudes et méfiance.
Le représentant légitime de l’entreprise est le hiérarchique direct, jamais au-delà. La relation structurante avec ce dernier est une relation de forte dépendance, empreinte d’autorité voire de paternalisme. La nature de cette relation est aussi mise à mal par les évolutions qui modifient les rapports dans le sens d’une relation moins personnalisée, moins palpable et plus menaçante ; évolutions que les salariés assimilent à une nouvelle remise en cause de leur travail.
Ces évolutions sont de nature à dégrader le climat de travail, "la bonne ambiance".
Cela renforce la représentation du travail suivant le schéma contribution/ rétribution, toute nouvelle contribution devant s’accompagner d’une rétribution supplémentaire.Une dualité identitaire est perceptible chez ces salariés : une identité sociale virtuelle d’exclu et une identité sociale réelle d’exécutant suivant le schéma contribution / rétribution.
Cette dualité entre risque d’exclusion et attachement à la stabilité "ouvrière" peut prendre la forme d’une déchirure chez des salariés menacés de licenciement, les évolutions nécessitant par ailleurs l’embauche de jeunes plus diplômés.
Leur identité est déchirée entre l’attachement aux savoirs pratiques qui les valorisent et la reconnaissance des savoirs théoriques qui les excluent. Ils ne peuvent admettre qu’ils sont incompétents du fait de leur absence de diplôme mais ne nient pas que les diplômes sont nécessaires. Le fait est malheureusement que les jeunes acquérront leurs expériences et que eux, jamais n’accèderont aux savoirs théoriques .
Lorsqu’ils sont licenciés, leurs reclassements sont généralement très difficiles.
Le licenciement est perçu comme une sanction personnelle. Le salarié recherche alors l’origine de leur exclusion au travers de fautes qu’ils auraient pu commettre, faits parfois introuvables.
2/ De l’ouvrier de métier au nouveau professionnel
C’est le passage de l’ouvrier exécutant à l’opérateur polyvalent et gestionnaire. Les caractéristiques du modèle de compétence sont les suivantes :
le cadre de structuration de la compétence n’est plus le métier mais l’entreprise
l’objectif de la compétence est la maîtrise du poste impliquant polyvalence
il ne s’agit plus seulement de suivre les processus mais de les comprendre pour les améliorer.
La majorité de ces salariés concernés sont des diplômés de l’enseignement technique. Une formation initiale a défini la cadre de leur métier, d’où une situation de souffrance pour tous ceux dont l’emploi actuel ne correspond pas à la spécialité apprise en formation initiale.
Le rapport à la formation est essentiel, mais c’est aussi la formation qui peut être à l’origine de situation de blocage venant soit de l’inadéquation entre emploi et formation, soit de l’absence de reconnaissance ou promotion du fait de leur formation. D’où une opposition vis à vis de tout engagement formatif supplémentaire, un scepticisme vis à vis des formations innovantes et une rupture entre leur identité pour autrui et leur identité pour soi issue de leur formation de base.Ne se sentant pas ou plus reconnus, les relations avec la hiérarchie sont difficiles. Ils ne se reconnaissent pas au travers des nouvelles politiques de gestion prônant l’auto-contrôle, la qualité, la chose étant pour eux une évidence même. C’est selon eux, sous-entendre qu’ils ne sont pas des "spécialistes" mais membres d’une équipe, sans compétence particulière.
Pour qu’existe une nouvelle identité de métier, orientée sur la maîtrise et la compréhension des processus, encore faut-il "un espace social de la reconnaissance". Le syndicalisme l’a longtemps comblé, mais généralement au sein de l’entreprise (outre les OS de branches) alors que pour être productrice d’identités, cette reconnaissance des pouvoirs professionnels doit se faire vis à vis de l’Etat également.
3/ Du modèle "carriériste" au processus de mobilisation
Promouvoir les individus à condition qu’ils aient une vision plus responsable de leur poste et envie de se former, tel serait le modèle d’évolution par et dans l’entreprise, fondatrice de l’identité pour autrui.
Le profil de salarié y est différent, empreint d’évolution dans un espace de déploiement qui n’est pas le métier mais l’entreprise. L’engagement personnel du salarié lui assure la sécurité de l’emploi et la progression de carrière.
Le salarié peut être un généraliste, sa progression sera permise grâce à la formation. La progression n’est plus la récompense de quelques-uns, mais est une opportunité offerte à ceux qui acceptent de saisir l’outil de la formation.Les salariés concernés sont souvent diplômés, avec un parcours interne riche au sein de l’entreprise.
La formation offerte contribue à structurer une identité professionnelle d’entreprise, renforçant le sentiment d’appartenance à une collectivité structurée ayant un sens connu, un langage partagée. Ces salariés sont plus enclins à comprendre et accepter les changements et en saisir les opportunités.Les bonnes relations avec la hiérarchie sont souvent relevées, les compétences reconnues dans un esprit coopératif fort. Les tâches d’animation, de contact sont valorisés.
Leur identité d’entreprise s’inscrit dans un cercle vertueux combinant forte contribution et forte rétribution.Cette identité semble faire coïncider identité pour soi et identité pour autrui.
Reste cependant qu’on a précédemment pu voir que l’identité pour autrui se structure à partir des diplômes. Et c’est là que la faille entre identité centrée sur l’entreprise et identité centré sur le diplôme apparaît. Non seulement la reconnaissance identitaire hors de l’entreprise sera problématique, mais la reconnaissance dans l’entreprise par les jeunes entrants plus diplômés sera conflictuelle.
4/ Du modèle "affinitaire" au processus de conversion
On trouve là des salariés "qui posent problème" du fait de l’échec relatif des politiques de recrutement des jeunes "universitaires" surdiplômés par rapport aux emplois pour lesquels ils sont recrutés. Les problèmes soulevés :
- aucune filière ne semble leur être adaptée
- ils ne partagent pas les attitudes de travail de leurs collègues promus suite à promotion interne.
L’entreprise n’est pour eux qu’un lieu de passage, ils ont l’impression de valoir plus que l’emploi qui les occupent ; d’où aussi des inquiétudes de la part de l’entreprise qui ne sait comment garder en son sein, ces compétences dont elle a besoin (schéma faible contribution / forte rétribution).
Pour ce qui est de l’identité pour soi, elle est en construction permanente via la formation. Les formations qui les intéressent sont extérieures à l’entreprise (CNAM, diplômes universitaires…), l’entreprise constituant une ressource dans le sens où elle légitime la prise d’un CIF, la prise en charge financière de la formation.
Les formations suivies sont structurantes de l’identité pour soi, à ce point que ces salariés se définissent davantage par leur diplôme que par leur travail.
Leur identité est ainsi dédoublée : la fausse identité, l’identité officielle, est celle que les autres associent à leur situation actuelle de travail. Leur véritable identité pour soi est celle qu’ils poursuivent à travers leur formation, besoin à satisfaire et qui trouve ses origines dans leur origine sociale, ou l’environnement familial.
Leur groupe de référence est souvent leur groupe d’origine, identité d’origine qu’ils affichent pour mieux se différencier des identités officielles résultant de leur situation professionnelle.Une identité relationnelle dédoublée
Les relations avec la hiérarchie sont doubles : réticents à l’égard de toute forme d’autorité (vindicatifs vis à vis de toute manifestation d’incompétence émanant de leur hiérarchie, avec le risque de conflit) , les salariés se disent participatifs vis à vis de toute initiative en mesure de casser avec la routine et la bureaucratie administrative.
Souvent individualistes, ces salariés ne partagent ni un esprit de corps ni un sentiment d’appartenance avec collègues et entreprise. Il s’agit de tirer de cette dernière toute opportunité qui permettra de réaliser un objectif personnel.
Ils jouent beaucoup la carte du réseau affinitaire externe et interne, en mesure parfois, de les protéger des relations hiérarchiques.
Rien dans un tel schéma ne permet de concilier efficacement l’action de l’entreprise au projet biographique de l’individu ; sauf à reconsidérer, non pas les conditions de travail, mais les activités même en favorisant l’autonomie et les relations externes.Ces 4 types d’identités professionnelles est le résultat d’une caste étude empirique. Ils s ‘enracinent dans la sphère socio-professionnelle, correspondant à des trajectoires sociales sans se réduire à des habitus de classe. Ils correspondent à des vies d’hommes et de femmes, à des représentations d’acteurs du travail et renvoient à des définitions de soi, autant qu’à des étiquetages par autrui.
Ces types identitaires servent à l’appui des apports théoriques effectués en parties 1 et 2, apports retranscrivant au mieux que possible :
des courants de pensée relatifs à la construction sociale de l’identité tels que les approches piagétiennes, anthropologiques, hegelienne, weberienne et bien d’autres.
des approches de la professionnalisation.
Cet état doctrinal et empirique effectué par C.Dubar, peut être complété, opposé par d’autre auteurs et sociologues dont certaines références ont été mentionnées dans ce présent document et dans la biographie jointe.
Critiques et réflexions
Pour étudier l’identité professionnelle, Claude Dubar a d’abord traité de l’identité en général en abordant les différentes approches théories développées.
Que ce soit pour la notion d’identité et de socialisation, ou de la notion de profession en amont d’une définition d’une identité professionnelle, ces notions peuvent apparaître complexes.Des notions complexes et polysémique…
La notion d’identité est utilisée aussi bien dans le langage courant, qu’en psychologie, psychanalyse, ou encore en philosophie. On pouvait se poser la question de savoir où elle allait bien pouvoir trouver sa place en sociologie.
Ainsi, le "Dictionnaire critique de la sociologie" de Bourdon et Bourricaud l’ignore. Jusqu’à peu, peu d’efforts avaient été réunis à l’étude des identités, le dilemme entre l’étude de l’identité individuelle et collective ayant pu constituer un frein important à une telle entreprise.
L’interactionnisme symbolique s’est efforcé de développer une démarche inductive visant à étudier l’action collective, et à montrer comment se façonnent les identités déviantes.
A croire que c’est au travers des troubles identitaires de la personne voire de communautés de personnes que la réflexion sur l’identité trouve son intérêt.
C’est aussi l’approche criminologique qui a longtemps été retenue.
Quelle structuration de l’identité permet d’expliquer la déviance criminelle, la poussée criminogène ? Au-delà de l’approche de Lombroso sur les profils morpho-psychologiques du criminel, il est intéressant de voir qu’une approche criminologique consiste à voir dans la socialisation et l’inculcation des normes et valeurs, le levier contre la délinquance. Les déviances représenteraient une "mauvaise socialisation", l’objectif étant de transformer ces déviances en de "bonnes" valeurs conformes à la normes et unanimement admises par la Communauté .
Réinstaurer un "sens de la communauté", socle commun de la construction identitaire des individus, fait-il du changement un danger ? Ce fut l’idée avancée par R.E Park pour qui "le progrès est une chose terrible". Or, ce n’est pas le changement ou le progrès en tant que tels qui sont risqués ; mais plutôt la capacité de l’individu à y trouver sa place, personnellement comme professionnellement. Comment, à partir de mon métier, de mes compétences, vais-je être en mesure de tirer partie de ces évolutions ?
Cette notion du danger du changement aurait pu être l’écueil dans lequel aurait pu tomber Bourdieu et sa théorie de l’habitus s’il n’avait pas pris quelques précautions explicatives au préalable.La théorie de la pratique et le concept d’habitus de Bourdieu éclairent, quant à eux, sous un autre angle la problème de la construction identitaire. Cette notion d’habitus, de par sa définition, intègre les pratiques individuelles et collectives, ce qui permet de dépasser le dilemme de l’individuel et du collectif. L’efficacité de la socialisation vient de la transformation de différences sociales en différences individuelles. La probabilité objective d’acquérir un statut social est vécue par l’individu comme l’espérance subjective d’appartenir à un groupe.
Reste qu’aujourd’hui, dans un monde de plus en plus individualiste, qui conduit chacun à construire sa propre forteresse (d’ampleur, au plus, familial) et où les valeurs de la famille prennent de l’importance, où les groupes sociaux présentent des caractéristiques de plus en plus floues, peu transparentes, les souhaits d’ascension sociale se présentent différemment :
- les femmes souhaitent concilier vie professionnelle et vie personnelle avec des enfants à élever. Leur construction identitaire, du fait aussi qu ‘elles suivent des études est d’origine professionnelle, mais aussi étroitement liée à leur origine sociale ou à leur société d’appartenance,
- un place accrue est consacrée aux loisirs et aux activités extra-professionnelles, (phénomène accrue avec l’embellie économique, l’optimisme retrouvée avec les envolées, toujours éphémères des valeurs de la haute technologie…) d’où une identité qui se construit en permanence, suivant le modèle affinitaire.
La liste est loin d’être exhaustive ; toujours est-il qu’elle touche, certes, une certaine catégorie sociale de la population, essentiellement les statuts sociaux les plus élevés.
Reste que l’affirmation identitaire est de moins en moins collective, sinon réduite à un nombre limité d’individus, c’est à dire à des communautés d’individus "qui se sentent identiques les uns aux autres".
La notion d’identité est utile en sociologie si elle aide à penser les relations entre les catégories sociales légitimes (statuts sociaux ou professionnels) et les représentations subjectives que se font les individus de leurs positions sociales.La socialisation, quant à elle, dans une lecture psycho-culturelle, serait un état identitaire généré par les modifications qui se produisent dans les rapports entre les individus et eux-mêmes. Chaque communauté possède des significations culturelles propres, reliées à des logiques partagées et transmissibles d’homme à homme.
Dans des sociétés industrialisées, modernes, l’accélération des changement induits des transformations structurelles, déstabilisatrices des identités professionnelles existantes et rendant impossible la cristallisation en traditions, culture d’entreprise.
La tendance de l’entrepreneur qui consiste à changer les hommes est une erreur :
- il perdra les savoirs et savoirs faire implicites des salariés anciens,
- il aura face à lui, des individus certes plus jeunes mais aussi plus exigeants et mobiles qui n’hésitera pas à le quitter une fois les ambitions carriéristes envolées,
- il se mettra en situation de fragilité, l’efficience du potentiel humain étant le levier essentiel à la conduite du changement et à l’accélération de ce dernier.
On note, en cela, la complémentarité et en même temps l’opposition résiduelle entre savoirs et savoirs faire, savoir théorique et savoir pragmatique.
Les savoirs pratiques sont issus directement de l’expérience de l’expérience de travail, généralement non reliés à des savoirs théoriques et ils sont structurants de l’identité de ceux qui aujourd’hui sont menacés d’exclusion., du fait de la modification du modèle de compétence.
Les savoirs professionnels impliquent des articulations entre savoirs pratiques et savoirs techniques et sont au centre des identités structurées par le métier.
Les savoirs théoriques, non reliés aux savoirs pratiques ou professionnels, structurent un type d’identité marqué par l’incertitude, l’instabilité, le fort besoin d’autonomie et l’accumulation de distinctions culturelles.
Les processus de socialisation associés à ces types de configurations de savoirs sont divers et progressifs au gré du vieillissement de l’individu : la socialisation piagétienne initiale durant l’enfance créée les soubassements des socialisations ultérieures qui s’inscrivent dans des trajectoires sociales, inséparables des changements structurels qui induisent des reconversions périodiques (mouvement incessant de déstructuration et restructuration identitaire).
Ces identités en mouvement permanent expliquent les phénomènes qualifiés parfois de "crises identitaires", anciennes identités se heurtant aux exigences nouvelles de la production, du modèle de compétence.
Ces confrontations mettent en exergue autant la permanence des phénomènes sociaux (aux sens de valeurs et normes) et des identités associés, autant les changements socio-économiques qui bouleversent la donne sociale et identitaire.
Et ce mouvement va continuer, se métamorphoser probablement au gré des modifications des situations et organisations du travail que le livre de C.Dubar n’envisage pas mais qui sont évoquées ci-dessous.Dans la 3ème partie de ce livre, chacun se retrouve. Ces descriptions sont intéressantes car ce sont des approches empiriques représentatives du monde vécu du travail, des trajectoires socio-professionnelles et ainsi des identités professionnelles qui peuvent être classifiées en différents champs.
A noter que cette classification ne porte pas sur des catégories socio-professionnelles, même si des recoupements de ce type sont envisageables, avec un peu d’imagination.
De même, cette classification n’est, sans doute, pas exhaustive quant à la présentation des éléments contingents à la construction de l’identité professionnelle :
quid de l’impact des domaines d’activités et dont les nouvelles technologies? Ces dernières n’influent-elles pas sur les modalités de construction identitaires de part la spécificité de ces sociétés dites "stat up" ?
quid des nouvelles situations professionnelles basées sur le télé-travail et e-travail ?
quid des conditions du chômage inversé (chance de réalisation de soi dans un projet) ? l’épanouissement personnel hors du contexte professionnel prenant une place croissante, événement qui risque de prendre de l’ampleur avec l’embellie économique ?
quid d’une situation de travail d’un autre temps mais qui draine encore aujourd’hui un certain nombre de travailleurs, à savoir le compagnonnage ?
Ces énumérations, non exhaustive, soulèvent encore une fois la complexité mais surtout la richesse de la notion d’identité et de construction identitaire.
Nous ne saurions dire à l’issue de ces développements de manière catégorique, de quelle domaine des sciences sociales, humaines, économiques, philosophiques … elles relèvent ?
Toujours est-il, qu’elles méritent que des hommes et de femmes s’y intéressent, ce pour nous permettre de mieux comprendre ce que nous sommes et ce vers quoi nous allons.
Il est essentiel de retenir que dans ce processus, des individus sont exclus ; et il devient alors fondamentalement dramatique que la construction identitaire laisse la place à des identités d’exclusion et à des identités bloquées.
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