LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

Moustapha Camara,
Université Paris Dauphine
DEA 124

 

Lewis A. Coser

"COMMENTAIRE SUR LES FONCTIONS DU CONFLIT SOCIAL"

 

 

COMMENTAIRE SUR LES FONCTIONS DU CONFLIT SOCIAL

Nous avons procédé à un examen de l’ouvrage, ‘Les Fonctions du Conflit Social’ de Lewis A. Coser. L’objectif de notre examen est d’effectuer un commentaire de cet ouvrage à la lumière des résultats de notre analyse.

L’image d’une société essentiellement harmonieuse et paisible dont les parties composantes s’adaptaient parfaitement les une aux autres fut violemment brisée dans les années soixante. Les affrontements raciaux qui commencèrent avec le mouvement des droits civils à la fin des décennies cinquante et soixante, le combat des non -violents dans le Sud, les révoltes des ghettos dans le Nord et autres désordres raciaux montrèrent clairement que les modèles d’harmonie n’étaient plus de mise. Ces désordres ne se limitaient pas au domaine racial. Il apparut qu’il ne s’agissait pas de simples conflits de génération, lorsque d’importants secteurs de la jeunesse adoptèrent des idéologies et des modes de vie opposés aux habitudes et aux traditions jalousement conservées. Nombre d’observateurs eurent le sentiment que tout était prêt pour une profonde mise en question de l’éthique qui allait régir la société américaine du futur. Au vu d’un changement aussi fondamental, il n’est pas étonnant que les sociologues aient fait de grands efforts, même tardifs, pour répondre par de nouvelles recherches et de nouvelles théories, au défi que représentait la situation sociale.

L’analyse que nous avons effectué de l’ouvrage de Lewis A. Coser a été indispensable à la bonne conduite de notre recherche car elle nous a permis de mettre en évidence les situations suivantes :

  1. le conflit ne trouble pas toujours le fonctionnement des rapports au sein desquels il survient, il est même parfois nécessaire au maintien de ces rapports ; quand ils n’ont pas d’issue pour exprimer leur hostilité vis-à-vis les uns des autres, les membres du groupe se sentent complètement écrasés et risquent de se retirer ; en libérant des sentiments refoulés le conflit sert à maintenir les rapports ;
  2. les systèmes sociaux fournissent des institutions spécifiques qui servent à évacuer les sentiments agressifs et hostiles ; ces institutions jouant le rôle de soupapes de sûreté maintiennent le système en évitant d’autres conflits probables ou en réduisant les effets explosifs ; elles fournissent des objets de substitution sur lesquels se déplacent les sentiments hostiles ainsi que les moyens d’abréaction ; grâce à ces soupapes de sûreté l’hostilité ne se dirige pas contre l’objet initial ; mais de tels déplacements sont coûteux à la fois pour le système social et pour l’individu ;
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  4. chaque système social contient des sources de conflits réalistes dans la mesure où les gens élèvent des revendications qui s’opposent à propos de leur statut, leur pouvoir, leurs ressources ; les conflits non réalistes surgissent dans des cas de privations et de frustrations dus au processus de socialisation et aux obligations du rôle de l’adulte, ou résultent de la conversion d’un antagonisme réaliste à l’origine qui n’a pu s’exprimer ;
  5. les impulsions agressives ou hostiles ne suffisent pas à expliquer le conflit social ; la haine comme l’amour a besoin d’un objet, elle présuppose toujours une interrelation ; les tensions au sens psychologique ne sont pas toujours associées à une attitude conflictuelle ; il peut être utile de haïr son adversaire ; la principale tâche du médiateur doit être de débarrasser les situations de conflit des éléments d’agressivité non réalistes afin de permettre aux parties en discorde de traiter avec réalisme leurs revendications divergentes ;
  6. l’antagonisme est un élément compris dans les relations intimes ; les motivations convergentes et divergentes sont parfois si étroitement mêlées dans ces relations qu’on ne peut les séparer que pour les analyser et les classifier, alors que les relations elles-mêmes ont un caractère sui generis ;
  7. un conflit est passionné et plus violent quand il surgit dans des relations étroites ; dans les conflits à l’intérieur des groupes, une partie déteste d’autant plus l’autre que celle-ci menace l’unité et l’identité du groupe ; une grande participation au groupe et un important engagement personnel des membres provoquent de fréquentes occasions de conflit et par conséquent des réactions violentes contre toute déloyauté.
  8. le conflit peut servir à faire disparaître les éléments de désintégration qui surviennent au cours des relations et à rétablir l’unité ; dans la mesure où le conflit résorbe la tension entre les antagonistes, il a des fonctions stabilisantes et devient un élément de cohésion ; néanmoins, tous les conflits n’ont pas une fonction positive, seuls jouent ce rôle ceux qui concernent les objectifs, les valeurs ou les intérêts qui ne sont pas en contradiction avec les principes sur lesquels les relations sont fondées ;
  9. un comportement conflictuel peut caractériser des relations stables dans la mesure où le conflit ne concerne pas le consensus de base ;
  10. un conflit avec un autre groupe mobilise les énergies des membres du groupe et par conséquent augmente sa cohésion ; la centralisation augmente en même temps que la cohésion suivant le caractère du conflit et la nature du groupe ; le despotisme est nécessaire lorsque la solidarité du groupe est insuffisante pour mobiliser les énergies ;
  11. les groupes engagés dans une lutte extérieure continuelle ont tendance à être intolérants à l’intérieur ; ils n’admettent pas la moindre entorse à l’unité du groupe, alors que les groupes qui ne sont pas continuellement en lutte avec l’extérieur, n’exigent pas de leurs membres un engagement aussi total ;
  12. les groupes en lutte, ayant une organisation rigide peuvent réellement chercher des ennemis dans le but délibéré de maintenir leur unité et leur cohésion internes ; le fait d’évoquer ou d’inventer un ennemi extérieur renforce la cohésion sociale lorsqu’elle est menacée de l’intérieur ; de même, rechercher ou inventer un dissident à l’intérieur peut servir au maintien d’une structure qui est menacée de l’extérieur.

 

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COMMENTAIRE SUR LES FONCTIONS DU CONFLIT SOCIAL

Notre examen a comporté une analyse et un commentaire de l’ouvrage de Lewis A. Coser, "Les Fonctions du Conflit Social". Nous avons relevé certaines situations pour lesquelles nous formulons les commentaires ci-dessous :

CONFLITS ET LIMITES DU GROUPE

1ère PROPOSITION : maintenir la cohésion du groupe

Simmel estime que le conflit en posant des limites entre les groupes à l’intérieur d’un système social renforce la conscience du groupe et marque la séparation. Il ajoute que les répulsions réciproques maintiennent un système social total parce qu’elles créent un équilibre entre les différents groupes. Ainsi dit-il les conflits entre les castes indiennes établissent une séparation et un caractère entre les différentes castes, mais assurent aussi la stabilité de la structure sociale indienne en provoquant un équilibre de révendications.

COMMENTAIRE

Selon Coser, cette constatation n’est pas nouvelle car il est possible de citer des affirmations semblables chez les théoriciens dépuis l’antiquité. William Graham Sumner, contemporain de Simmel, exprime la même idée dans son étude des rapports à l’intérieur et à l’extérieur des groupes. De même, des théoriciens comme Georg Sorel et Karl Marx ont accordé une certaine place à cette fonction du conflit pour établir et maintenir l’identité du groupe. Ainsi, Sorel estime que pour que la classe ouvrière conserve son caractère distinctif il faut qu’elle soit constamment en lutte contre la bourgeoisie. Ce n’est que par l’action et grâce à l’action que ses membres peuvent prendre conscience de leur identité de classe. De même pour Marx, les classes ne se forment que par le conflit et grâce à lui :

 

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Selon Simmel, cette situation se produit parce que les membres d’une même classe ou d’une même caste se rapprochent dans une solidarité qui résulte de leur commune hostilité envers les membres des autres classes ou castes. Une hiérarchie des positions est ainsi maintenue en raison de l’aversion que les divers membres des sous groupes de l’ensemble de la société éprouvent les uns pour les autres.

Les groupes extérieurs peuvent, soit provoquer une émulation, soit au contraire de l’animosité. L’émulation serait minimisée dans un système de castes comme celui des indiens, où il n’ y a pas de mobilité sociale et où la position de caste est justifiée par des croyances religieuses, alors que la situation est totalement différente dans les systèmes de classes où existe une grande mobilité sociale. Ainsi, dans les sociétés où une mobilité sociale est institutionnalisée, où le statut s’acquiert, l’hostilité entre les différentes couches est mêlée d’une vive attraction pour ceux qui sont au sommet de la hiérarchie sociale et qui présentent des modèles de conduite.

Coser conclut en disant que s’il n’existait pas d’antagonismes, les différents groupes sociaux se dissoudraient puisqu’il n’ y aurait plus de démarcation entre eux et le monde extérieur. Mais, ces lignes de démarcation sont fluides car la mobilité et la promotion sociales sont l’idéal de ces sociétés. Il ajoute que la légitimité est une variable déterminante sans laquelle il est impossible de prévoir si les sentiments d’hostilité résultant d’une répartition inégale des privilèges et des droits mèneront à un conflit.

HOSTILITES ET TENSIONS DANS LES RAPPORTS CONFLICTUELS

2ème PROPOSITION : préserver la cohésion du groupe et la signification des institutions qui servent de soupape de sûreté

Simmel affirme ici que l’expression de l’hostilité dans le conflit, a des fonctions positives dans la mesure où elle permet de maintenir des relations qui sont tendues et empêche ainsi le groupe de se dissoudre, ce qui se produirait si les participants hostiles se retiraient. Il considère que le conflit a pour fonction de maintenir la cohésion du groupe dans la mesure où il joue le rôle de régulateur des systèmes de relations. Il clarifie l’atmosphère c’est à dire, élimine l’accumulation des dispositions hostiles bloquées en permettant qu’elles s’expriment librement. Coser dit que Simmel fait écho au roi Jean de Shakespeare "Seul un violent orage peut éclaircir un ciel si noir".

 

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COMMENTAIRE

Coser dit que Simmel a présenté au sujet du conflit, une "théorie de la soupape de sûreté". Selon cette théorie le conflit sert d’exutoire aux hostilités qui, sans cette issue, briseraient les rapports entre les antagonistes. Coser va plus loin en disant que l’expression des sentiments d’hostilité dans le comportement peut revêtir trois formes : une expression directe d’hostilité contre la personne ou le groupe qui est source de frustration (1), un déplacement du comportement sur des objets de substitution (2), ou une activité qui libère la tension en donnant satisfaction, sans avoir besoin d’objet ou de substitut (3).

  1. Expression directe d’hostilité contre la personne ou le groupe source de frustration
  2. Coser fait la remarque que l’ethnologue allamand Heinrich Schurtz a inventé le mot Ventilsitten pour désigner les conventions et institutions des sociétés primitives qui fournissent des exutoires institutionnalisées aux hostilités ordinairement étouffées par le groupe. Les fêtes orgiaques où l’on enfreint les règles ordinaires du comportement sexuel en seraient un bon exemple. Comme le note le sociologue allemend Vierkandt, de tels exutoires sont comparables au lit d’un fleuve où s’écoulent les tendances refoulées et protègent ainsi le reste de la vie sociale de leur impact destructeur.

    Coser dit que l’institution d’un duel en Europe ainsi que dans des sociétés non analphabétisées illustre les coutumes servant de soupape de sécurité en procurant un exutoire admis comme tel aux hostilités contre l’objet initial. Le duel (1) met l’effort de défense personnelle sous contrôle social et (2) constitue un exutoire aux hostilités entre des membres de la société, et ce conflit contrôlé socialement "assainit l’atmosphère" entre les participants et permet une reprise de leurs relations. Si l’un des participants est tué, il est admis que sa famille et ses amis ne poursuivent pas l’adversaire de leur hostilité, l’affaire est "close socialement" et on peut renouer les relations.

  3. Déplacement du comportement sur des objets de substitution
  4. Coser estime que des institutions comme la sorcellerie permettent non seulement l’agression directe mais aussi le déplacement de l’hostilité sur des objets de substitution. Comme le note Clyde Kluckhohn, une fonction latente de la sorcellerie est de fournir un moyen socialement reconnu d’exprimer des interdits culturels. Les croyances et les pratiques de sorcellerie permettent l’expression des antagonismes directs et déplacés. Kluckhohn dit que la sorcellerie canalise le déplacement de l’agression, facilite le règlement de compte avec un minimum de trouble dans les relations sociales.

    Dans ces conditions, les rapports initiaux sont maintenus puisqu’on dirige l’agression en dehors d’eux, mais on crée une nouvelle situation conflictuelle avec l’objet de substitution.

     

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  1. Activité permettant de libérer la tension sans avoir besoin d’objet ou de substitut

Il y a des cas où l’hostilité est exprimée contre l’objet initial, mais peut s’exprimer indirectement ou inconsciemment. Ainsi, Freud en parlant de la fonction de l’esprit dans l’agression dit que "l’esprit nous permet de couvrir notre ennemi de ridicule par des moyens que nous ne pourrions prononcer à haute voix à cause des obstacles existant ; l’esprit est une arme préférentielle pour attaquer ou critiquer des supérieurs qui prétendent à l’autorité ; l’esprit sert alors à résister contre cette autorité et à échapper aux pressions qu’elle exerce".

De même, de nombreux observateurs estiment que la culture de masse présente un moyen sûr de libérer les mouvements agressifs qui sont interdits dans d’autres contextes sociaux. Ce qui expliquerait le grand succès des combats de boxe à la télévision où le spectateur s’identifie au héros. La culture de masse contemporaine sert de moyen pour libérer des frustrations et permet l’expression (par substitution) d’impulsions hostiles interdites.

Toutefois, dans tous les cas de ce genre, les rapports restent inchangés même si l’hostilité peut s’exprimer. Alors que le conflit change les termes de l’action réciproque, la simple expression de sentiments hostiles ne le fait pas. L’auteur dit que l’expression peut être bien vue par les pouvoirs compte tenu qu’elle elle est distincte du conflit.

3ième PROPOSITION : distinction entre conflit réaliste et conflit irréaliste

COMMENTAIRE

Coser estime que le conflit non réaliste occasionné par le besoin de libérer une tension agressive chez une ou plusieurs personnes est moins "stable" que le conflit réaliste. On peut plus facilement diriger l’agressivité dans d’autres voies, précisément parce qu’elle n’est pas directement liée à un objet qui est devenu une cible "par accident". Il dit qu’il est probable que l’agressivité se manifestera de différentes manières si l’objet particulier n’est plus utilisable. C’est pourquoi selon lui, il n’existe dans le conflit irréaliste que des solutions fonctionnelles relatives aux objets. En revanche, dans le conflit réaliste, il existe des solutions fonctionnelles concernant les moyens. Ce conflit cessera si l’auteur trouve d’autres façons également satisfaisantes de parvenir à ses fins. Les participants peuvent toujours avoir recours à des moyens autres que le conflit. De plus, il y aurait des possibilités de choix entre les différentes formes de discussion compte tenu de leur efficacité.

 

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Alors que le conflit réaliste a lieu avec les agents frustrants eux-mêmes, dans l’espoir d’obtenir des résultats spécifiques, le conflit non réaliste consiste en une libération de la tension par une action agressive dirigée contre des objets changeants. Pour les participants le conflit réaliste est un moyen de parvenir à des objets réalistes, moyen qu’on pourra abandonner si d’autres moyens semblent plus efficaces alors que le conflit irréaliste ne permet pas ce choix puisque la satisfaction provient de l’action agressive elle-même. Toutefois, les situations conflictuelles réalistes peuvent s’accompagner de sentiments irréalistes qui sont détournés de leur source, particulièrement si les conditions ne se prêtent pas au déroulement de la lutte. Comme le note Parsons, il serait dangereux d’exprimer ouvertement une opposition aux membres du groupe auquel on appartient et souvent plus facile psychologiquement de déplacer l’affect sur un groupe extérieur envers lequel il existe déjà un élément antagoniste.

4ième PROPOSITION : conflit et mouvements hostiles

Simmel fait la remarque que les sentiments d’hostilité apparaissent dans les effets réciproques d’un mouvement d’hostilité et d’un objet qui s’y oppose. Il ajoute que l’analyse des situations de conflit n’est pas terminée lorsqu’on fait allusion aux motivations psychiques ; celles-ci peuvent venir renforcer des désaccords réalistes.

COMMENTAIRE

Simmel pose l’existence d’une impulsion d’hostilité, mais il dit que cette impulsion n’explique pas le conflit. Il insiste sur l’interaction qui est pour lui le lieu de l’analyse sociologique et socio-psychologique. Au lieu de tout faire reposer sur l’instinct, les tendances et les dispositions prédominantes pour expliquer les phénomènes sociaux, il montre clairement qu’il faut toujours placer le comportement dans le domaine social et qu’on ne peut comprendre le conflit en tant que phénomène social que sous l’angle de l’interaction. Ainsi, la psychologie sociale expérimentale aurait fourni des tests significatifs et montré que le comportement agressif était lié à la structure des rapports d’action réciproque. De plus, si l’agression est un indice du conflit, cela ne veut pas dire que tout conflit s’accompagne d’agressivité. Coser cite à titre d’exemple les conflits d’intérêts entre la main d’œuvre et la direction où les antagonistes ne semblent pas éprouver de sentiments de haine les uns envers les autres.

Mais, comme le dit Simmel, il peut arriver "qu’il soit utile de haïr l’adversaire". Un élan affectif qui s’ajoute à la motivation réaliste peut pousser les parties à entrer en conflit. Ce serait une des raisons de la supériorité des armées de soldats-citoyens sur les armées de mercenaires.

Cette situation mettrait en évidence la fonction du médiateur dans le conflit. Selon Simmel, le médiateur peut obtenir la réconciliation à condition que chaque partie soit persuadée que la situation objective justifie la réconciliation et rend la paix avantageuse. Le médiateur aide à dépouiller le conflit de ses éléments irrationnels et agressifs en montrant à chacune des parties les revendications et les arguments de l’autre qui perdent ainsi leurs accents passionnés et subjectifs.

 

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5ième PROPOSITION : l’hostilité dans les rapports sociaux étroits

Simmel affirme que les rapports sociaux comprennent des motivations à la fois convergentes et divergentes, amour et haine, qui sont généralement mêlés et embrouillés. L’on hait souvent la personne que l’on aime et il est impossible de séparer ces deux éléments dans une réalité concrète. Il dit que dans les rapports où les participants sont profondément et totalement engagés apparaîtront des sentiments à la fois d’amour et de haine, d’attirance et d’hostilité. Il ajoute que c’est une conception erronée de croire que l’un des facteurs reconstruira ce que l’autre a démoli.

COMMENTAIRE

Coser dit que cette proposition rappelle le concept freudien de l’ambivalence, actuellement au centre de la psychanalyse. Freud définit l’ambivalence comme " un mouvement de sentiments antithétiques (affectueux et hostiles) envers une même personne. Telle serait la situation que Simmel considère. Il dit que Freud décrit la source psychologique du phénomène que Simmel se contente d’observer.

De même que Simmel, Freud fait découler l’ambivalence de l’intimité des rapports. Il attribue la simultanéité des sentiments d’amour et de haine aux nombreuses occasions de conflit auxquelles les relations intimes donnent lieu. Dans les rapports primaires (mariage, rapports de parents à enfants), étant donné l’engagement total des participants, la manifestation des sentiments d’hostilité risque de porter atteinte aux liens unissant les parties, alors que ces sentiments peuvent s’exprimer librement dans les rapports secondaires (relations entre hommes d’affaires). Plus les rapports sont étroits, plus est grand l’investissement affectif et plus est grande aussi la tendance à refouler les sentiments d’hostilité.

Il existe également des voies institutionnelles par lesquelles se manifeste l’ambivalence. Le rapport "de plaisanterie" entre clans et alliés par mariage décrit par les anthropologues, consiste aussi en une fusion d’éléments d’amitié, d’aide mutuelle et d’hostilité. Dans ce cas aussi, la combinaison des deux éléments rend la relation possible et permet qu’elle existe. Les rapports de plaisanterie n’ont une fonction de liaison que s’ils donnent en même temps la possibilité d’exprimer l’hostilité. Ici, l’ambivalence n’est pas une conséquence de l’intimité des rapports, mais on ne parvient à des rapports plus étroits que si l’on a accès à des moyens institutionnels spéciaux pour exprimer d’une manière concomitante l’hostilité et l’attrait.

 

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CONFLIT A L’INTERIEUR DU GROUPE ET STRUCTURE DU GROUPE

6ième PROPOSITION : plus la relation est étroite plus le conflit est violent

Simmel affirme que des liens étroits et un engagement personnel intensifient le conflit. Il dit aussi qu’un groupe fermé considère le renégat comme une menace pour son unité.

COMMENTAIRE

Coser dit que cette proposition est un corollaire des résultats de la discussion précédente. Il dit que dans les groupes qui ne demandent à leurs membres qu’une coopération partielle ou, pour utiliser la terminologie de Parsons, dans les groupes où les relations sont des relations de fonction qui sont neutres au point de vue affectif, les conflits sont généralement moins violents et moins âpres que dans les groupes où les liens sont affectifs et engagent l’entière personnalité des membres. Ainsi, les conflits sont moins violents dans les Rotary Clubs et les Chambres de Commerce que dans les sectes religieuses et les partis extrémistes de type communiste. Les derniers mobilisent la personnalité toute entière et les liens entre les adhérents sont beaucoup plus forts que dans les premiers groupes.

Le sociologue soutient que lorsque la personnalité toute entière est engagée, il est probable que des éléments non réalistes s’introduisent dans des situations de conflit réaliste. Il dit que de tels groupes ont tendance à refuser le conflit, toutefois s’il éclate, il sera violent et passionné.

Il affirme que l’acte du renégat menace de briser les limites d’un groupe établi, que le groupe doit combattre le renégat de toutes ses forces puisque ce dernier menace symboliquement sinon effectivement son existence dans sa continuité. Il cite à titre d’exemple l’apostasie qui porte un coup à la vie même de l’Eglise. Ce qui expliquerait la violente condamnation de l’apostat prononcé par les premiers pères de l’Eglises et les déclarations des rabbins qui durent depuis l’époque des Maccabées. Selon Coser, le renégat contribue à renforcer le groupe extérieur auquel il s’inféode, non seulement parce que ne pouvant repartir, il sera plus fidèle au nouveau groupe que ceux qui y appartiennent depuis longtemps, mais aussi parce qu’il est convaincu du mérite de sa cause. Cela le rend plus dangereux aux yeux de ses précédents associés que tous les autres membres du groupe extérieur. En outre, il partira en campagne en campagne pour défendre et glorifier son nouveau groupe. Il apparaît ainsi au regard du groupe qu’il a quitté, comme un symbole de danger.

 

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7ième PROPOSITION : impact et fonction du conflit dans les structures de groupe

Simmel soutient que le conflit est une composante de toutes les relations sociales et qu’il remplit des fonctions positives dans la mesure où il tend à rétablir l’unité et l’équilibre du groupe.

COMMENTAIRE

Coser cite John Stuart Mill qui déclare que l’on peut traverser des périodes troublées sans affaiblissement de la structure politique à condition que "l’intérêt, source de la brouille, si important soit-il, n’affecte pas les principes fondamentaux du système d’union sociale". Il dit que cette distinction entre conflits touchant les fondements du consensus et conflits éclatant à l’intérieur du consensus, se retrouve dans une partie de la science politique depuis Aristote jusqu’à la théorie moderne.

Ainsi, sur les fonctions positives et intégrantes du conflit, Georges Simpson distinguerait entre ce qu’il appelle les conflits communautaires et les conflits non communautaires : les derniers se produisent lorsque les parties n’ont pas d’objectifs communs ou qu’elles estiment qu’aucun objectif commun permettant d’aboutir à un compromis ne peut être trouvé. Ces conflits ont des effets désagrégeants. Les conflits communautaires, c’est à dire ceux qui ont pour base une acceptation des objectifs fondamentaux contribuent au contraire à l’intégrité du tout. Selon cet auteur, lorsque les hommes règlent leurs querelles sur le principe de l’unité, un conflit communautaire s’en suit ; lorsqu’ils fondent leur unité sur leurs différends, un conflit non communautaire s’en suit.

Il convient cependant de noter que l’interdépendance des groupes et des individus dans la société moderne empêche jusqu’à un certain point les clivages fondamentaux. Comme le note Hiller, la coopération engendre la dépendance et le refus de coopération donne à chacune des parties des moyens coercitifs et d’opposition contre l’autre. Ainsi, l’interdépendance est en même temps un obstacle à la rupture de l’accord consensuel et un terrain propice à un comportement conflictuel qui n’a pas de conséquence dissociante lorsqu’elle s’oppose aux clivages fondamentaux.

8ième PROPOSITION : le conflit en tant qu’indice de stabilité des rapports sociaux

Simmel affirme que l’absence de conflit ne prouve pas la stabilité des rapports.

 

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COMMENTAIRE

Simmel ne dit pas que la présence d’un conflit indique forcément une stabilité foncière, mais qu’étant donné la présence de sentiments hostiles dans les rapports, ces sentiments s’exprimeront probablement par un conflit si les rapports sont stables et solides.

Simmel montre ainsi que des sentiments hostiles qui surviennent au cours des relations s’exprimeront plus facilement et d’autant plus librement que les participants sont conscients de la stabilité des relations. Mais, si les relations sont telles qu’ils craignent la rupture en cas de conflit, ils essaieront de refouler ou de déplacer leurs sentiments d’hostilité. D’où l’idée selon laquelle les conflits qui surgissent dans les relations étroites sont signes de stabilité. De même, les occasions de conflit dans les relations secondaires ne constituent pas une menace d’éclatement du consensus car elles ne concernent qu’une partie de la personnalité des participants et sont donc moins violentes.

Selon le sociologue, une analyse complète des rapports exige de prendre en compte à la fois les éléments apparents et latents, car l’absence d’une attitude conflictuelle ne peut à elle seule indiquer que les rapports sont stables ou exempts de tensions potentiellement explosives.

CONFLIT AVEC DES GROUPES EXTERIEURS ET STRUCTURE DU GROUPE

9ième PROPOSITION : les conflits avec les groupes extérieurs renforcent la cohésion intérieure

Simmel estime qu’un conflit avec l’extérieur renforce la cohésion interne d’un groupe et accroît sa centralisation.

COMMENTAIRE

Coser soutient l’idée de Herbert Spencer selon laquelle, les efforts de tous étant directement ou indirectement utilisés pour la guerre, ces efforts seront d’autant plus efficaces qu’ils seront conjugués et que derrière l’union des combattants, il faut qu’il y ait la même union chez les on combattants de telle sorte que l’aide de ceux-ci soit promptement et complètement disponible. Cet auteur estime que pour satisfaire ces besoins de la vie, les actions et les biens de chaque individu doivent être mis au service de la société. La même idée se retrouverait chez Tocqueville qui dit que la guerre n’abandonne pas toujours les communautés démocratiques au gouvernement militaire, mais qu’elle doit accroître les pouvoirs du gouvernement civil et concentrer obligatoirement la direction des hommes et de toute chose dans les mains de l’administration. De même, Max Weber, contemporain de Simmel, soutient que la discipline de l’armée engendre toutes les disciplines et que la bureaucratie à son tour, est le produit le plus rationnel de la discipline.

 

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Coser dit que le despotisme n’est pas forcément le résultat de la guerre. L’aboutissement au despotisme dépendrait en grande partie du manque de cohésion du système social. Il dit que le despotisme est une condition préalable pour faire face à une situation de guerre lorsque la cohésion sociale s’affaiblit, lorsqu’il y a peu d’acceptation spontanée de l’autorité parce que peu de solidarité intérieure. Par contre, lorsque la structure sociale de base est stable, les valeurs fondamentales ne sont pas mises en question. Dans ce cas, la guerre renforce généralement la cohésion parce qu’elle menace les valeurs et les objectifs établis.

Par ailleurs, le sociologue fait remarquer qu’une forte cohésion du groupe résultant d’un conflit extérieur n’entraîne pas nécessairement le besoin d’une autorité centralisée. Il cite à titre d’exemple les sectes qui à travers des conflits se sont séparés de groupes religieux plus nombreux. Il dit qu’il résultera d’une telle séparation une très grande cohésion interne qui n’est pas la centralisation. Un grand nombre de sectes protestantes seraient considérablement moins centralisées que l’organisation des Eglises dont elles se sont séparées. Il reconnaît cependant que lorsqu’une secte s’engage dans la guerre elle doit centraliser son organisation, alors que dans d’autres genres de conflits tous les membres du groupe participent également.

10ième PROPOSITION : un conflit avec un autre groupe définit la structure du groupe et ses réactions face au conflit interne

COMMENTAIRE

Simmel affirme que tout groupe dans une situation belliqueuse est intolérant et ne peut tolérer au-delà d’une limite précise les déviations individuelles qui troubleraient alors le principe de l’unité. Il dit que les membres qui hésitent et oscillent au sein d’un groupe majoritaire ne sont pas dangereux car le volume du groupe lui permet de supporter le phénomène périphérique sans que son centre en soit affecté, alors que quand la périphérie est près du centre comme c’est le cas dans les petits groupes, toute incertitude d’un membre met aussitôt en danger la cohésion de l’ensemble. Il dit que le faible écart existant entre les éléments s’oppose à la souplesse du groupe condition de la tolérance.

Si les relations ne peuvent permettre des attitudes conflictuelles, les personnes en désaccord doivent se retirer (Simmel). Ainsi, le parti de Lénine aurait été continuellement déchiré par des luttes de factions aboutissant à des exclusions. Mais, ce dernier loin de s’opposer à une telle situation, était persuadé qu’elle fortifierait l’organisation en cimentant la cohésion de ses membres. Une fois la structure du groupe définie d’après les prévisions sur les conflits extérieurs, la réaction devant les dissensions intérieures n’était plus une question de choix, mais était déterminée par cette définition même.

Par contre un groupe numériquement important dont les membres sont moins sérieusement engagés autorise la dissidence à s’exprimer et tolère le conflit dans ses rangs car il tire sa force et sa cohésion de sa souplesse. Loin de souffrir du déroulement du conflit interne, sa cohésion s’en trouve renforcée, alors que les petits groupes, en lutte, ne peuvent résister aux conflits internes et condamnent les dissidents à l’exclusion.

 

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11ième PROPOSITION : la recherche d’ennemis

Poursuivant l’idée que les conflits extérieurs augmentent la cohésion du groupe, Simmel dit que les groupes en lutte "s’attirent" des ennemis afin de maintenir et d’augmenter cette cohésion.

COMMENTAIRE

L’idée de Simmel est que les groupes en lutte doivent susciter le conflit sans relâche, car pour eux le conflit permanent est une condition de survie. Les groupes et particulièrement les minorités qui vivent dans des conflits et la persécution repoussent souvent les tentatives de rapprochement et la tolérance venue de l’extérieur ; le caractère ferme de leur opposition sans lequel ils ne peuvent lutter s’effacerait (Simmel). De plus, il n’est pas nécessaire qu’un conflit extérieur existe effectivement pour soutenir la cohésion du groupe, mais il faut que les membres éprouvent le sentiment d’une menace extérieur pour qu’ils "se serrent les coudes". Peu importe que les menaces existent réellement pourvu que le groupe les redoute. Il conclut en disant que la perception sociale d’une menace extérieure peut être exagérée ou déformée, mais que ses effets sont les mêmes sur le groupe que la perception de menaces objectives.

Coser cite Chester Bernard pour qui une organisation se désintègre si elle ne peut atteindre le but qu’elle s’était proposé. Elle se détruit également si elle atteint ce but. Il faut donc trouver de nouveaux buts pour éviter la dislocation. Ou comme le note Coser lui même, quand un premier ennemi disparaît, on en cherche un nouveau pour que le groupe continue à être engagé dans un conflit grâce auquel on maintient une structure qu’on risquerait sans cela de perdre. L’ennemi intérieur que l’on cherche, comme l’ennemi extérieur qu’on évoque peut exister réellement : ce peut être un dissident qui s’est opposé à certains aspects de la vie du groupe ou à un acte de la vie du groupe et qui est considéré comme un renégat ou un hérétique potentiel. Mais l’ennemi intérieur peut être tout simplement inventé pour concentrer contre lui une solidarité hostile dont le groupe a grand besoin. Ce mécanisme peut fonctionner aussi pour rechercher un ennemi extérieur que l’on peut inventer pour susciter une solidarité sociale.

Coser dit que Talcott Parsons va plus loin en disant que "le préjugé n’est pas seulement utilisé par des individus contre des groupes qui servent de boucs émissaires, mais il peut devenir un phénomène d’attitude de groupe, c’est à dire devenir en partie institutionnalisé. Alors, au lieu d’être désapprouvé par les membres de son propre groupe parce qu’on a des préjugés, on est blâmé parce qu’on n’a pas de préjugés". "La discrimination rapporte non seulement des gains à ceux qui la pratiquent mais elle est fondée sur des bases culturelles qui la légitiment". Ainsi, le degré de rigidité de la structure sociale peut déterminer le degré auquel le préjugé contre les ennemis intérieurs est institutionnalisé.

 

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