LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

 
Corinne ZAMBOTTO
Université Paris DAUPHINE
2000-2001

Séminaire :
PHILOSOPHIE ET MANAGEMENT
Yvon Pesqueux

 

Jean-Pierre Changeux, Paul Ricoeur

"Ce qui nous fait penser.
La nature et la règle"

(Editions Odile Jacob, Paris 1998)

 

 

1. Biographie de Jean Pierre Changeux

Né le 6 avril 1936 à Domont (Seine-et-Oise).

Statut actuel :
Professeur au Collège de France (chaire des communications cellulaires), à l'Institut Pasteur, et à la direction du Laboratoire de Neurobiologie moléculaire

Publications :

Jean-Pierre Changeux a exposé les résultats de ses travaux dans plusieurs ouvrages :
L'Homme Neuronal (Fayard, 1983),
Matière à penser (Odile Jacob, 1989),
Les Fondements naturels de l'éthique (Odile Jacob, 1993),
Raison et plaisir (Odile Jacob, 1994),
La Nature et la Règle (Odile Jacob, 1998).

Il est par ailleurs l'auteur de nombreux articles dans des revues spécialisées, telles que : Quant. Biol., J. Mol. Biol., Proc. Natl. Acad. Sci., Eur. J. Biochemistry, Mol. Pharmacol., Nature, etc.

Diplômes :
Ancien élève de l'ENS, agrégé de Sciences naturelles, et Docteur ès-Sciences

Parcours :
- 1992-1998 : Président du Comité Consultatif National d'Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé.
- 1989--- : Président de la commission interministérielle d'agrément pour la conservation du patrimoine artistique national.
- 1987-1988 : Membre du Conseil Supérieur de la Recherche et de la Technologie.
- 1983-1987 : Président du conseil scientifique de l'INSERM.
- 1979-1999 : Vice-Président du Conseil Scientifique de la Fondation Fyssen.
- 1975--- : Professeur au Collège de France.
- 1974--- : Professeur à l'Institut Pasteur.
- 1967 : Sous-directeur au Collège de France (chaire de biologie moléculaire). - 1960 : Maître assistant à la Faculté des Sciences de Paris.

Spécialités :
A effectué des recherches sur les protéines allostériques (1959-1966), sur le récepteur de l'acétylcholine (depuis 1966), et sur le développement du système nerveux (depuis 1973).

Prix :
- 1998 : Médaille Linus Pauling
- 1997 : Grand Prix de la Fondation pour la Recherche Médicale.
- 1996 : Max-Delbrück Medal.
- 1995 : Prix International CAMERA-Exposition L'Ame au Corps (avec Jean Clair).
- 1994 : Goodman and Gilman Award, Golgi Medal de l'Academia nazionale dei lincei, et Sir Hans Krebs Medal FEBS (Helsinki).
- 1993 : Prix Jeantet de médecine Genève.
- 1992 : Médaille d'or du CNRS.
- 1991 : Médaille Carl Gustav Bernhard de l'Académie suédoise des sciences.
- 1990 : Prix Bristol-Myers-Squibb du Neurosciences Research Institute.
- 1988 : Prix Rita Levi-Montalcini de la Fondation Fidia.
- 1986 : Prix F. O. Schmitt du Neurosciences Research Institute.
- 1985 : Prix Céline.
- 1983 : Prix Littéraire Broquette-Gonin de l'Académie française pour L'Homme Neuronal.
- 1982 : Prix Richard Lounsbery de l'Académie des sciences, prix scientifique de la fondation israélienne Ricardo Wolf.
- 1980 : Harvey Lecture.
- 1978 : Prix de la Fondation Gairdner.
- 1977 : Prix Alexandre Joannidès de l'Académie des Sciences.

Associations :
Membre de l'Institut, de l'Académie léopoldine des Sciences (RFA), de l'Académie des sciences de Washington, de l'Académie royale des sciences de Suède, de l'Académie royale de médecine de Belgique et de l'Académie de médecine de Turin, Fondateur et membre de l'Academia Europaea, membre de l'Académie européenne des arts, sciences, et lettres, de l'Académie américaine des arts et des sciences, de l'Académie des Sciences de Roumanie, Docteur honoris causa de plusieurs universités.

 

2. Biographie de Paul Ricoeur

Né le 27 février 1913, à Valence (Drôme).

Statut actuel :
- Philosophe, Professeur de philosophie générale à la Faculté des Lettres de Paris,
- Membre du Comité de Rédaction de la revue Esprit

Diplômes :
- Agrégé de Philosophie,
- Docteur ès-Lettres.

PUBLICATIONS :

Paul Ricoeur est l'auteur de nombreux ouvrages :

- Philosophie de la volonté (tome 1 : Le volontaire et l'involontaire, tome 2 : L'homme faillible, tome 3 : La symbolique du mal), 1950-1961,
- Histoire et vérité (1955),
- Platon et Aristote (1960),
- De l'interprétation, essai sur Freud (1965),
- Le conflit des interprétations (1969),
- La métaphore vive (1975),
- La sémantique de l'action (1978),
- Temps et récit (1983),
- La configuration du temps dans le récit de fiction (1984),
- Le temps raconté (1986),
- Du texte à l'action (1986),
- Soi-même comme un autre (1990),
- Lectures I (1991),
- Lectures II (1992),
- Lectures III (1993),
- Le juste (1995),
- Réflexion (1996),
- Entretiens : la critique et la conviction (1996),
- La nature et la règle (avec Jean-Pierre Changeux, 1998),
- Penser la Bible (avec André Lacoque, 1998),
- La Mémoire, l'histoire, l'oubli (2000).

Parcours :
- 1970 : Professeur de philosophie à l'Université de Paris X-Nanterre, et à l'Université de Chicago, démissionnaire de son poste de doyen de la faculté des Lettres de Nanterre.
- 1969 : Doyen de la Faculté des Lettres de Nanterre.
- 1956--- : Professeur de philosophie générale à la Faculté des Lettres de Paris.
- 1948-1956 : Professeur d'histoire de la philosophie à la Faculté des Lettres de Strasbourg.
- 1947--- : Membre du Comité de Rédaction de la revue Esprit.
- 1945-1948 : Attaché de recherches au CNRS.
- 1937-1939 : Professeur de lycée à Lorient.
- 1935-1936 : Professeur de lycée à Colmar.
- 1933-1934 : Professeur de lycée à Saint-Brieuc.

Spécialités :
Spécialiste de philosophie morale et religieuse.

Prix :
Croix de guerre 39-45.
- 1991 : Grand Prix de Philosophie de l'Académie française.
- 1990 : Prix Karl Jaspers de l'Université de Heidelberg.
- 1989 : Prix Léopold Lucas de l'Université de Tübingen.
- 1986 : Gifford Lecturer (Edimbourg, Grande-Bretagne).
- 1985 : Prix Hegel (Stuttgart, RFA).

 

3. Postulats de l’ouvrage

 

4. Hypothèses

L’hypothèse de départ est qu’il n’y a pas de passage d’un ordre de discours à un autre. (entre les deux protagonistes).
Le livre tourne autour de cette hypothèse centrale qui sera ensuite transformée, puisque les deux protagonistes iront à la recherche d’un troisième discours.

 

5. Démonstration suivie et démarche

Ce livre est un dialogue interdisciplinaire et arrive à point nommé. On en parle sans doute moins dans les médias que celui, plus à la mode, de André Comte-Sponville et Luc Ferry sur la sagesse des modernes. Entre Ricoeur et Changeux, il n’est pas question de tutoiement, et le conflit perdure.

Ce livre fait se joindre deux itinéraires français d’envergure internationale, non seulement celui d’un éminent scientifique devenu président du Comité Consultatif National d’Ethique et de l’un des plus grands philosophes contemporains, mais, dans une certaine mesure, celui des neurosciences et de la philosophie comme telles.

Le genre littéraire de l’ouvrage est déjà en soi tout un programme. Il s’agit d’un dialogue oral, retravaillé et harmonisé par l’éditeur et relu par les protagonistes.

Si la plupart du temps, Changeux mène le bal, décidant de l’agenda des questions à traiter et des accord atteints, Ricoeur, quand il ne manifeste pas un certain agacement devant le dogmatisme de son interlocuteur, parvient très régulièrement à élever le niveau de la problématique en jeu.

 

6. Résumé

I. Une rencontre nécessaire

1. Le savoir et la sagesse

Ce livre est le fruit de la rencontre entre la philosophie et la neurobiologie. Il a pour but de définir les points d’accord et de désigner les lignes de fracture.
L’échange est placé sous le signe d’une éthique de la discussion.
Paul Ricoeur se rattache lui –même au courant de la philosophie réflexive (Jean Nabert), phénoménologique (Husserl) et herméneutique (Dilthey, Heidegger, Gadamer).
Jean-Paul Changeux est connu pour ses travaux sur les protéines allostériques, protéines à deux têtes qui déterminent une fonction biologique particulière. Il est très attaché aux philosophes atomistes de l’antiquité (Démocrite notamment) et porte un intérêt particulier aux questions d’éthique.
Le clivage entre philosophes et scientifiques est récent.
Dans l’antiquité, les philosophes Aristote et Démocrite étaient d’excellents observateurs de la nature.
Les mathématiciens comme Thalès étaient aussi philosophes.
Le clivage a lieu à la renaissance. Bachelard plus récemment porte un regard sur l’activité mentale du scientifique.
Le philosophe K. Popper et le neurobiologiste J.Eccles sont tenté de construire un système philosophique qui hiérarchise les niveaux où interfèrent les sciences du cerveau et la philosophie de l’esprit au sens anglo-saxon du mot "mind". Leur ouvrage commun "Le soi et son cerveau" illustrent que la démarche de Jean-Paul Changeux et de Paul Ricoeur n’est pas nouvelle.

 

2. Connaissance du cerveau et connaissance de soi

Jean-Paul Changeux se demande dans quelle mesure le progrès spectaculaire des connaissances sur le cerveau et son évolution depuis une bonne vingtaine d’année, l’émergence d’un domaine entièrement nouveau, celui des sciences cognitives, dans quelle mesure ce progrès spectaculaire nous amène t-il à réexaminer la question fondamentale de ce qu’il est convenu d’appeler la relation du corps et de l’esprit ou, en termes qui lui conviennent mieux, du cerveau et de la pensée. Il propose un réexamen de la distinction entre positif et normatif, entre la connaissance scientifique et la règle morale, entre la nature et la règle.
L’idée reçue du grand public est que la morale sert à nous protéger de la science dans la société.
L’idée d’une science de la morale n’est pas neuve. On peut évoquer A. Comte et sa morale positiviste de l’altruisme. Il faut rester prudent sur ce type de sujet surtout lorsqu’on pense aux détournement de la biologie au bénéfice d’idéologies d’exclusion.
Paul Ricoeur pose alors la question des relations entre nature et règle. Il faut d’abord que les auteurs s’expliquent sur le statut des sciences neuronales comme science.
Selon lui, il existe deux discours, deux perspectives hétérogènes non réductibles l’une à l’autre. Il tient à combattre à tout prix les amalgames sémantiques comme "Mon cerveau pense". Il faut s’interdire en effet de transformer un dualisme de référents en un dualisme de substance. Ainsi, le terme mental ne s’égale pas au terme non corporel. L’hypothèse de départ est qu’il n’y a pas de passage d’un ordre de discours à un autre.
Pour rester sur le plan épistémologique, les auteurs se demandent si les connaissances sur le cerveau augmentent ce qu’on sait de nos émotions, de nos perceptions, etc…
Jean-Paul Changeux souligne que le béhaviorisme a omis de prendre en compte le cerveau dans son analyse. Cela confirme qu’il existe bien deux discours. Il y a une distinction entre le discours sur le corps objet dont on décrit l’activité et le corps sujet dont on parle (et qui dépend du processus de perception).
Plusieurs remarques sont à noter :
Tout d’abord, l’histoire, l’enfance détermine la perception des choses.
De plus, les techniques d’exploration cérébrale donnent un accès objectif au vécu d’autrui.
Paul Ricoeur identifie alors trois discours différents :

 

3. Le biologique et le normatif

Selon Jean-Paul Changeux, il y a une relation entre le langage que nous utilisons et les objets qui nous importent et nous concernent.
Il faut créer un pont entre les deux discours que sont celui du corps comme objet et le discours du moi (représentation du corps).
La notion de représentation constitue le lien réel entre l’objectif et le subjectif. La question posée est alors celle de savoir si la connaissance du cerveau implique une conception nouvelle, une représentation différente de ce que nous sommes. Cette connaissance de ce que nous sommes devrait permettre de mieux nous orienter sur ce que nous souhaitons faire de l’homme, il y a donc un lien avec la morale.
Paul Ricoeur souligne que la pierre de touche de la corrélation entre les deux discours est la notion de représentation, mais que ce terme peut prêter à confusion. Selon lui, c’est la notion de capacité qui est plus importante. Il fait distinguer les problèmes posés par l’idée de représentation et ceux posés par celle de pouvoir faire, de capacité humaine.
Dans quelle mesure peut-on enraciner le normatif dans l’évolution biologique et dans l’histoire culturelle de l’humanité ? Faut-il élaborer une nouvelle éthique ? Autant de questions sur lesquels les auteurs s’interrogent…

 

II. Le corps et l’esprit : à la recherche d’un discours commun

1. Descartes ambigu

Comment unifier le discours du psychique et le discours du corps ? Descartes emploie le mot "homme" après un développement méthodologique dans lequel il parle alternativement en termes de pensée ou en termes d’espace. Il réalise la première tentative de modélisation de régulation réciproque entre niveaux d’organisation. (corps et âme). Paul Ricoeur relève une ambiguïté chez Descartes : dans "l’homme", sa démonstration théorique repose sur l’observation et procède du microscopique au macroscopique. Dans "Principia  et "Les Méditations", il fonde sa réflexion sur le cogito. Sur la base de la simple méditation, il croit pouvoir séparer l’âme du corps. Il se retrouve alors en position intenable et relève que l’âme est conjointe et distincte du corps. Dieu est alors appelé en recours, ce qui marque la fin de la réflexion scientifique.
Paul Ricoeur souligne à cet instant une hypothèse de travail majeure à savoir qu’il est possible d’échanger des informations et des arguments entre philosophes et scientifiques.

 

2. L’apport des neurosciences

Selon Jean-Paul Changeux, la connaissance de soi est accessible uniquement à l’introspection jusqu’à présent. Celle-ci était rejetée par beaucoup de chercheurs.
Le revirement important consiste à avoir une approche scientifique de ce qui se passe dans le cerveau (à aller plus loin que les behavioristes).

Le cerveau : un système projectif

Jean-Paul Changeux identifie cinq moments de rupture avec la conception qui sépare l’esprit du cerveau (psychologique) du neurologique.
Edward Tolman (1932) introduit la notion d’anticipation. Le cerveau est considéré comme un système projectif qui projette des hypothèses sur le monde extérieur. Il les met à l’épreuve. Il donne du sens parfois à ce qui n’en a pas. Notre cerveau attribue des significations en permanence.
Selon Paul Ricoeur, on peut avoir deux lectures de la conception du cerveau comme système de projection.
Si on se réfère à la phénoménologie, c’est l’action qui donne un sens à l’anticipation.
Si on adopte un discours neuronal, la projection est analysée comme une activité mentale.
Jean-Paul Changeux souhaite réunir les deux discours : l’observateur produit des représentations et il les perçoit. Il souhaite identifier les relations entre l’organisation du cerveau et ses fonctions.

Naissance de la neuropsychologie

Broca en 1861 établit la première corrélation rigoureuse entre une lésion de la partie moyenne du lobe frontal de l’hémisphère gauche et la perte de parole. Cela marque le développement de la neuropsychologie. Il existe des relations structure / fonction entre un territoire neural défini et une dysfonction psychologique.
Paul Ricoeur montre alors qu’il y a un certain rapport entre la structure du cerveau et le psychisme. Il y a alors un enjeu d’interdisciplinarité qui se dessine.
La conscience se développe dans notre cerveau mais nous n’avons aucune perception consciente de notre cerveau.

L’apport de l’imagerie cérébrale

De nouveaux instruments révèlent une distribution différentielle des activités électriques et chimiques de territoires cérébraux qui varient de manière caractéristique avec la psychologie du sujet.
Il est possible d’interpréter des images d’états mentaux. Le scientifique interprète les images en observateur avec son cerveau. Il fait une opération psychique sur un objet physique.

L’électrophysiologie

Elle permet de singulariser des états d’activité particuliers de cellules nerveuses individuelles. Dans toutes les conditions où un sujet voit rouge, es neurones qui répondent à cette couleur entrent en activité, donc le cerveau reconstruit la couleur.
On a repéré le point d’intersection entre le neuronal et le psychique. La nature et le sens de cette intersection restent un problème.

Chimie et états mentaux

La perception du monde extérieur est altérée par de nombreux agents chimiques (par exemple, les drogues agissent sur notre psychisme). Les effets subjectifs de ces agents chimiques s’expliquent sur la base de l’importance des fonctions régulatrices de petits ensembles de neurones dont les terminaisons se distribuent au niveau de très vastes territoires cérébraux.

Ces cinq avancées permettent d’essayer de créer un langage commun pour lier les objets du monde extérieur et les objets mentaux du monde intérieur.

 

3. Vers un discours du troisième type ?

L’organisation caractérise la base neuronale qui comporte elle-même une variété de niveaux. La neuroscience parcourt ces niveaux dans les deux sens.

 

III. Le modèle neuronal à l’épreuve du vécu

1. Le simple et le complexe : questions de méthode

Jean-Paul Changeux propose un modèle de l’objet mental pour établir une relation objective entre le psychologique et le neuronal.
L’observateur met en correspondance trois domaines :

Il y a une corrélation entre organisation et fonction du cerveau.
Paul Ricoeur se demande si on peut modéliser l’expérience vécue. N’est ce pas une réduction ?
Jean-Paul Changeux répond par la modestie du projet de modélisation.

 

2. Le cerveau de l’homme : complexité, hiérarchie, spontanéité

Dans ce modèle de l’objet mental, il faut prendre des précautions étant donné la complexité du cerveau. Un neurone est relié à 10000 contacts discontinus en moyenne à d’autres cellules nerveuses.
La simplification, selon Jean-Paul Changeux n’est pas synonyme de démanteler : la gain de connaissance est immense.
La deuxième notion mise en avant est l’importance de l’architecture neurale : elle définit les capacités de notre cerveau à produire de tels objets mentaux.
Sur le plan de l’organisation, le cerveau d’un homme est semblable aux autres hommes.
On compte deux grands principes d’architecture du cerveau :
Le parallélisme : il permet d’analyser des signaux de l’environnement physique ou social par plusieurs voies parallèles.
La hiérarchie en niveaux d’intégration (de la molécule à la cellule, de la cellule au neurone).
L’objet des neurosciences cognitives, rappelle Jean-Paul Changeux, est de mettre en correspondance structure et fonction à un niveau d’organisation défini.
Paul Ricoeur revient alors sur la notion de capacité avec deux sens distincts pour celle-ci :

La troisième notion est celle d’activité spontanée.
Le système nerveux n’est pas seulement actif lorsqu’il est stimulé par le sens. Il y a aussi des activités internes d’anticipation ce qui veut dire qu’il est projectif.
Les auteurs définissent alors un postulat de rejet du modèle "entrée-sortie" du fonctionnement cérébral qui est celui de la cybernétique et de la théorie de l’information.
La spontanéité implique l’ouverture sur le monde, le monde étant l’horizon d’une expérience totale.

 

3. L’objet mental : chimère ou trait d’union

Jean-Paul Changeux définit l’objet mental comme un état physique du cerveau qui mobilise des neurones recrutés parmi de multiples aires ou domaines définis (parallélisme) appartenant à un ou des niveaux d’organisation définis (hiérarchie) et interconnectés de manière réciproque. Un objet mental est une représentation qui code, pour un objet, un sens naturel, une signification qui "représente" un état de choses externe ou interne.
Paul Ricoeur ne fait pas d’objection sur cette définition à condition que Jean-Paul Changeux n’emploie pas naïvement des mots dont ils n’ont pas évoqué l’ambiguïté.

 

4. Une théorie neuronale de la connaissance est-elle possible ?

La connaissance est le thème privilégié des philosophes de l’antiquité à nos jours. Selon Démocrite, nous ne connaissons en réalité rien de certain, mais seulement ce qui change selon la disposition de notre corps et selon ce qui pénètre en lui ou ce qui résiste.
Jean-Paul Changeux pense que le cerveau accède à la connaissance par un processus de sélection. On doit d’abord définir l’environnement, le "monde" que le petit de l’homme va explorer pour connaître et va apprendre a reconnaître.
En effet, connaître ne se résume pas à reconnaître (lire des catégories déjà établies dans la nature) mais en premier lieu à établir ces catégories.
La première activité cognitive de l’enfant est de faire des catégories et notamment de classer l’humain/le non humain. Dès qu’il naît, il y a chez l’enfant beaucoup d’activité spontanée. Son cerveau produit des objets mentaux que l’on peut appeler des préreprésentations qui se stabilisent ou non par la suite. Une sélection se produit selon le signal reçu du monde extérieur. Des mécanismes d’évaluation comme les systèmes de récompenses entrent en compte. Il y a alors progrès des connaissances.
Selon Paul Ricoeur, ce modèle est trop conjectural et a un caractère hybride.

 

5. Expliquer pour comprendre mieux

Paul Ricoeur caractérise les relations de vécu par les notions d’intentionnalité, de signification et de mise en commun.
Objectiver les relations de vécu est le processus par lequel le vécu est traité comme un objet détaché. Paul Ricoeur plaide en faveur d’une coordination entre compréhension (vécue) et explication (objective).
Le cerveau de l’homme a une capacité à communiquer des intentions, des contextes, des cadres de pensée par le langage mais aussi par des gestes, des symboles et des rituels. Elle est mise directement en application dans l’art. Elle contribue au jugement sur soi et nous mène finalement à une réflexion sur la question de conscience.

 

IV. Conscience de soi et conscience des autres

1. L’espace conscient

Jean-Paul Changeux définit l’espace conscient comme le milieu intérieur cérébral où s’effectuent des opération qualitativement distinctes de celles réalisées dans le reste (non conscient) de notre cerveau et de notre système nerveux. C’est un espace de simulation.
A son niveau s’évaluent intentions, buts, programmes d’action en référence constante à (au moins) quatre pôles engageant des systèmes de neurones distincts :

Jean-Paul Changeux retombe alors sur la définition de Paul Ricoeur de la conscience à savoir un "espace de délibération pour les expériences de pensée où le jugement moral s’exerce sur le monde hypothétique". Encore beaucoup de travail théorique et expérimental reste à faire pour comprendre les bases neuronales de la conscience.
Paul Ricoeur revient sur la notion d’espace conscient en insistant sur le fait qu’espace et temps sont étroitement liés dans l’expérience vive.

 

2. La question de la mémoire

Elle tient une place centrale dans la conscience de soi et des autres. On distingue la mémoire à court terme ou mémoire de travail. Sa capacité est faible, l’oubli est rapide, de l’ordre de 20 secondes. La mémoire à long terme est "la connaissance d’un événement, d’un objet auquel nous avons un certain temps cessé de penser et qui revient enrichi d’une conscience additionnelle".
La mémoire de travail confère unité et continuité à l’expérience consciente mais elle inclut également l’évolution tacite et le raisonnement explicite.
La mémoire à long terme peut être implicite comme pour le cas de l’acquisition d’un langage.
Les traces de mémoire se matérialisent en processus moléculaires. L’inscription neuronale des traces de mémoire est patente.
Selon Paul Ricoeur, le cas de la mémoire est propice à la poursuite de la discussion car la phénoménologie et les sciences neuronales se rejoignent sur la description avant de se distinguer sur le plein de l’interprétation.
La contribution des neurosciences à la question de l’oubli est considérable. Paul Ricoeur souligne la difficulté concernant la notion de trace. Selon lui, nous sommes passés à un autre usage de la notion de trace ; de la trace cérébrale et de la trace physique à la trace culturelle, à l’inscription.

 

3. Compréhension de soi, compréhension de l’autre

Jean-Paul Changeux veut évoquer un dispositif cognitif particulièrement développé chez l’homme : la capacité de représentation des états mentaux d’autrui ; ses souffrances, des plans d’action, ses intentions. Les états mentaux d’autrui ne sont pas directement observables. Ils doivent être représentés.

 

4. L’esprit ou la matière ?

Le débat sur la naturalisation des intentions conduit inévitablement à la mise en cause de l’usage scientifique du mot "esprit" et, de ce fait, rebondit sur la question de matérialisme.
Une approche naturaliste ne reconnaît comme légitime que les démarches objectivantes et les pensées explicatives ordinairement reconnus et mises en œuvre dans les sciences de la nature.
L’élaboration des théorie scientifiques se voit continuellement soumise au verdict de la réalité. Cependant, tout scientifique ne peut nier qu’il a certaines convictions.
Il semble difficile d’échapper à une conception matérialiste du monde. Jean-Paul Changeux prend position en faveur d’un matérialisme raisonné et responsable. Il souhaite débattre en termes d’esprit.
Selon Paul Ricoeur, le mot "esprit" désigne :

L’interrogation peut désormais porter sur la question de l’origine des prédispositions du cerveau de l’homme à la délibération éthique.
Poser le problème de l’évolution revient à montrer qu’il peut exister une science de la normativité, une science de l’homme ? Quel rôle pour les neurosciences dans cette contribution à l’élaboration d’une authentique science des mœurs ?

 

V. Aux origines de la morale

1. Evolution darwinienne et normes morales

Dans quelle mesure les prédispositions neurales au jugement moral peuvent-elles se comprendre sur la base de l’évolution des espèces ?
Darwin, en 1859, allie l’idée d’un descendance commune à celle d’une variabilité spontanée, d’emblée héréditaire sur laquelle travaille la sélection naturelle.
Les implications en termes de croyance et d’éthique sont énormes. Il s’agit de remplacer un monde statique crée par Dieu par un monde en évolution sans finalité.
Paul Ricoeur rajoute à l’absence de finalité l’absence d’évolution progressive.
En 1871, selon Darwin, le sens moral trouve ses origines chez l’animal sous certaines conditions :

Le développement des normes morales s’est produit à partir des instincts de l’homme.
L’homme est soumis à une force qui semble être l’instinct social. Cela le conduit naturellement à la règle : "fais aux hommes ce que tu voudrait qu’ils te fissent à toi-même". Cette règle trouve son origine selon Darwin dans l’évolution morale.
L’évolution nous offre selon Jean-Paul Changeux, un homme qui possède non seulement le sens moral mais aussi toutes les prédispositions de l’évaluation morale nécessaires à la délibération éthique.
Selon Paul Ricoeur, "séparée de notre questionnement moral, la nature ne va dans aucun sens".

 

2. Les premières structures de la moralité

Charles Taylor définit "des évaluations fortes" dans lesquelles il voit la première structure de la moralité. Selon Paul Ricoeur, l’évaluation, c’est l’opposition du meilleur et du moins bon. La définition de Jean-Paul Changeux est proche, pour lui, il s’agit du jugement moral avec délibération.
La capacité à différer la satisfaction d’un désir constitue l’une des stratégies dominantes de toute conduite éthique.
Alors, Paul Ricoeur pose la question : avons nous besoin de mieux connaître notre cerveau pour mieux nous conduire ?

 

3. De l’histoire biologique à l’histoire culturelle : la valorisation de l’individu.

Paul Ricoeur veut mettre l’accent sur le problème central de la moralité. La discussion semble privilégier l’idée de norme. Mais l’idée de norme est inséparable de l’idée d’autonomie.
Il faut inclure selon Paul Ricoeur, dès le début de la discussion, sur la prédisposition éthique, la position d’un sujet éthique se posant lui même, autrement dit, l’assertion d’un soi par lui-même.
Jean-Paul Changeux avance l’idée que les comités d’éthique fonctionnent aussi avec une démarche prospective (et pas seulement un regard rétrospectif).
Paul Ricoeur énonce alors sa thèse : l’idée que c’est à partir de la position d’un soi-même confronté à une norme que l’on peut interroger sur les origines biologiques de cette position ne présuppose aucune finalité naturelle. C’est même tout le contraire. Sans le surgissement de l’interrogation morale, nous n’aurions pas l’idée de tracer les lignes de "descendance" morale. C’est sous cette présupposition que la structure de l’environnement par le vivant revêt le sens d’une prédisposition, d’une préparation.

 

VI. Le désir et le norme

1. Des dispositions naturelles aux dispositifs éthiques

Nous nous tournons vers les origines des conduites morales dans l’évolution des espèces.
La discordance entre la position par l’homme du projet éthique et son absence au plan de l’évaluation devient criante. Darwin ne cesse de fustiger l’arrogance de l’homme.
Selon Paul Ricoeur, nous nous trouvons dans une situation de grand écart entre la perte d’arrogance et l’audace du savoir. Jean-paul Changeux insiste sur le fait que l’audace de savoir est sans limite.
Du côté du discours du phénoménologique, qui est devenu celui du moraliste, à la notion de "je peux" s’ajoute celle de l’évaluation. La notion de normativité constitue un développement de celle d’évaluation. Un écart se creuse alors entre le discours éthique et une conception de l’évolution qui prend en compte l’idée de variation aléatoire plutôt que celle d’individualité centrée.
Selon Paul Ricoeur, un des problèmes nouveaux de l’éthique contemporaine est de mettre en synergie les prédispositions bienveillantes avec les normes. Selon Jean-paul Changeux, la nécessité d’introduire le normatif s’interprète dans un cadre évolutionniste qui incorpore l’évolution culturelle. Les normes orientent les conduites humaines et facilitent la vie du groupe social.

 

2. Les soubassements biologiques de nos règles de conduite

Le critère de la survie de l’espèce

Le niveau le plus élémentaire est celui de la survie de l’individu et de l’espèce. Cette poussée vers la vie résulte de l’activité d’ensemble de neurones.
Les philosophes retrouvent les biologistes sur ce principe fondateur. La survie est placée au niveau le plus élémentaire du schéma évolutionniste et neurobiologique.
Selon Paul Ricoeur, le rapport entre le soi et le norme implique la caractère insubstituable des individus les uns aux autres.

Le principe de plaisir

A la survie, s’ajoute la lutte contre la souffrance et la recherche du plaisir. La référence à Epicure est alors incontournable. Cette référence amène Paul Ricoeur à mettre l’accent sur une hiérarchie entre les désirs.
Une disposition originaire est l’inclination à la beauté. A un niveau plus élevé, il y a la notion d’harmonie, de "vivre bien", le désir d’exister soi-même et avec les autres.

Le niveau de sociabilité

La capacité à juger qui est celle du cerveau de l’homme ne fait pas seulement référence consciente aux valeurs individuelles de survie, d’harmonie et de vie bonne. L’espèce humaine est tout autant une espèce sociale. Il y a un sentiment d’obligation morale.

Le niveau de l’humanité

Le passage des relations interpersonnelles au niveau de l’humanité constitue un nouveau seuil. A cet égard, Paul Ricoeur est à la recherche d’un appui pour la règle d’universalisation.
Selon Jean-Paul Changeux, en soumettant des projets concrets et délimités à l’épreuve constante d’une universalisation du raisonnable, le débat éthique, la sélection des normes morales s’ouvre dans le temps et dans l’espace.
Jean-Paul Changeux et Paul Ricoeur s’accordent pour dire que la pratique vers l’universalisation joint le théorique au pratique, la visée du vrai et celle du bien qui est aussi celle du juste.

 

3. Le passage à la norme

Jean-Paul Changeux résume sa position à ce stade de la discussion : le cerveau de l’homme adulte peut être considéré comme le résultat d’au moins quatre évolutions emboîtées. L’évolution des espèces et ses conséquences sur notre constitution génétique, l’évolution individuelle par l’épigenèse des connexions neuronales qui concourt au développement de l’individu, l’évolution culturelle, et enfin, l’évolution de la pensée personnelle qui met à contribution les mémoires individuelles et culturelles, cognitives et émotionnelles.
Selon lui, même si la visée d’une éthique scientifique paraît à beaucoup une utopie, voire une utopie froide et dangereuse, nous devons nous efforcer de construire en permanence une morale provisoire qui nous aide à résoudre les questions d’éthique au quotidien.
Ces emboîtements, ces relais successifs nous mènent de l’histoire biologique à l’histoire humaine, sachant que l’histoire humaine correspond à un niveau d’organisation bien supérieur à celui qui a présidé l’évolution des protozoaires aux vertébrés, sachant aussi qu’elle se produit dans un contexte biologique bien différent puisqu’il correspond au cerveau de l’homme ainsi qu’aux représentations qu’il produit et transmet. De proche en proche, cela nous amène à nous poser la question de l’héritage biologique et culturel des normes morales et donc des fondements naturels de l’éthique.

 

VII. Ethique universelle et conflits culturels

1. Les fondements naturels de l’éthique en débat

Paul Ricoeur estime qu’il existe plusieurs source de légitimation qui sont en compétition.

 

2. Religion et violence

Selon Jean-Paul Changeux, le problème de l’élaboration d’une éthique universelle et naturelle est extrêmement délicat dans un monde où règnent les conflits culturels. Ces conflits, pour la plupart politiques, s’enracinent dans des différences culturelles et en particulier des différences d’opinions religieuses. Aujourd’hui, les religions divisent l’humanité plus qu’elles ne la réunissent, en dépit du discours sur la paix qu’elle proclament.
Paul Ricoeur souligne alors que le phénomène sous-jacent, c’est la confiance dans la parole d’un autre. Le problème se pose alors au niveau de cette parole : la transmission de messages culturels pose le problème de la fidélité de la mémoire et de l’oubli. Ainsi, beaucoup de mythes fondateurs ont pu être refabriqués par les cerveaux de nos ancêtres et ensuite propagés de génération en génération.

 

3. Les chemins de la tolérance

Paul Ricoeur est conduit à aborder la question de l’universel. Il distingue deux niveaux d’universel :

Selon lui, chacun d’entre nous contribue au renforcement du caractère unique de chaque personne, de son caractère insubstituable. Nous pouvons y arriver par le religieux, par la raison et par l’esthétique. Jean-Paul Changeux se contente de la raison et de l’esthétique en y ajoutant la connaissance objective, dont le but est de progresser vers plus de vérité et de sagesse.
La connaissance objective, en contribuant aux grandes interrogations de l’humanité est peut être en passe de trouver la langage commun et d’autoriser un accès à l’éthique sans l’aide de la religion. Jean-Paul Changeux pense avec optimisme que si nous avions une meilleure connaissance des sources et des causes de la violence, nous arriverions peut être à en maîtriser l’origine et surtout les conséquences.
Paul Ricoeur pense que le problème fondamental est le fait de vouloir entrer dans ce discours sur la violence.

 

4. Le scandale du mal

Le discours issu du christianisme est "si vous souffrez, c’est parce que vous avez pêché".

Selon Paul Ricoeur, on peut aborder le problème du mal à trois niveaux :

Selon Jean-Paul Changeux, ce projet n’a rien de religieux, il est juste commun.

 

5. Vers une éthique de la délibération : l’exemple des comités d’éthique

L’expérience des comités d’éthique peut servir de modèle dans cette recherche pour "un bien commun" même si leur mission ne porte que sur les problèmes éthiques soulevés par la recherche dans les sciences de la vie et de la santé. Le Comité Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) donne en France, des avis, des recommandations.
Les divisions au sein de ce comité sont souvent très contradictoires et parfois très vives. L’expérience prouve qu’on ne parvient à rien avec le consensus pour objectif. En fait, il y a souvent une troisième solution : l’innovation, la création.

 

6. L’art réconciliateur

Les deux auteurs s’accordent finalement pour célébrer la beauté du monde.

 

7. Actualité de la question, perspectives critiques et intérêt pour les sciences de gestion

Le débat éthique contemporain est traversé en permanence de tels conflits, portant sur les représentations culturelles différentes des objets et des thèmes abordés . en bioéthique tout particulièrement, il est frappant de constater combien le choc des cultures facultatives ou disciplinaires est à la fois omniprésent et occulté. Chacun essaie d’éclairer un cas ou une question sous l’angle de sa propre formation, mais trop souvent, lorsqu’il s’agit de se mettre en accord ou de parvenir à un consensus éthique, une certaine défiance se manifeste vis-à-vis de la conflictualité inhérente à la pluralité des convictions, des discours et des univers culturels.
Tout au long de l’ouvrage, Changeux et Ricoeur ne cessent de se disputer intellectuellement sur le sens des concepts. "Code", "substrat", "indication", "disposition", "sens", "conscience" n’ont presque jamais le même sens pour eux. C’est ce qui rend leur entreprise passionnante parfois un peu décourageante, comme si le troisième discours recherché par le dialogue interdisciplinaire demeurait un simple idéal inaccessible. Mais on évitera aussi le danger d’un concordisme illusoire.
Au niveau des implications pour la gestion, on peut tenter d’utiliser cet ouvrage pour certains points :

 

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