CNAM, Mai 2002

Cycle C : Ingénieur en Organisation

Professeur : Y. PESQUEUX

U.V Organisation des systèmes d’information

 

 

 

 

Fiche de lecture

 

 

 

 

 

 

 

Fernand BRAUDEL

Le Temps du Monde "

dans " Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme. XVe – XVIIIe siècle "

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Philippe BRION

 

  1. 1 L’auteur *

    2 " Le Temps du Monde " dans " Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme. XVe – XVIIIe siècle " *

    3 Les postulats *

    4 Les hypothèses *

    5 Mode de démonstration *

    6 Résumé *

    6.1 Les divisions de l’espace et du temps *

    6.1.1 Espaces et économies : les économie-mondes *

    6.1.2 L’économie-monde : un ordre face à d’autres ordres *

    6.1.3 L’économie-monde face aux divisions du temps *

    6.2 En Europe, les économies anciennes à domination urbaine : avant et après Venise *

    6.2.1 La première économie-monde d’Europe *

    6.2.2 La prééminence de Venise *

    6.2.3 La fortune inattendue du Portugal ou de Venise à Anvers *

    6.2.4 Le siècle des Génois *

    6.3 Les économies anciennes à domination urbaine : Amsterdam *

    6.3.1 Les provinces unies chez elles *

    6.3.2 Saisir l’Europe, saisir le monde *

    6.3.3 Succès en Asie, insuccès en Amérique *

    6.3.4 Prééminence et capitalisme *

    6.3.5 Sur le déclin d’Amsterdam *

    6.4 Les marchés nationaux *

    6.4.1 Unités élémentaires, unités supérieures *

    6.4.2 Compter et mesurer *

    6.4.3 La France victime de son gigantisme *

    6.4.4 La prééminence marchande de l’Angleterre *

    6.5 Le monde pour ou contre l’Europe *

    6.5.1 Les Amériques ou l’enjeu des enjeux *

    6.5.2 L’Afrique Noire *

    6.5.3 La Russie *

    6.5.4 Le cas de l’Empire turc. *

    6.5.5 L’Extrême Orient *

    6.6 Révolution industrielle et croissance *

    6.6.1 Des comparaisons utiles *

    6.6.2 La Révolution anglaise, secteur par secteur *

    6.6.3 Dépasser la Révolution industrielle *

    6.7 En matière de conclusion : réalités historiques et de demain *

    6.7.1 La longue durée *

    6.7.2 La société enveloppe tout *

    6.7.3 Le capitalisme survivra-t-il ? *

    6.7.4 Le capitalisme face à l’économie de marché *

    7 Principales conclusions *

    8 Discussions et critiques *

    9 Actualité de la question *

    10 Œuvres principales. *

    11 Bibliographie *

  2. L’auteur
  3. Fernand Braudel naît en Lorraine en 1902. Agrégé d’histoire en 1923, il est nommé au lycée de Constantine en Algérie française puis à Paris et Sâo Paulo. Dès 1927, il choisit comme sujet de thèse " La Méditerranée et le monde méditerranéen au temps de Philippe II. ". En 1937, il assure une direction d’études à l’Ecole pratique des Hautes Etudes.

    Prisonnier en juin 1940, il rédige une partie de sa thèse dans des camps en Allemagne et la présente en 1947. C’est une révolution dans la manière d’écrire l’Histoire, qui n’est qu’un élément pour comprendre le passé. L’historien doit s’attacher aux aspects culturels, économiques, politiques et sociaux mais aussi ethnologiques et sociologiques.

    En 1946, F. Braudel devient un des directeurs de la revue des Annales. Il sera également membre du Collège de France et président de la VIe section de l’Ecole des Hautes Etudes

    A la fin des années 50, une réforme des programmes d’histoire au lycée est projetée. Braudel écrit alors " La grammaire des civilisations ".

    En 1962, il est le premier administrateur de la Maison des Sciences de l’Homme.

    Déconsidéré après 1968, à la fois par les étudiants et le pouvoir politique, il travaille sur "  Civilisation matérielle, économie et capitalisme du XVe au XVIIIe siècle ".

    Les années 1970 voient la consécration de F. Braudel qui, reconnu au plan international, devient docteur honoris causa de nombreuses université.

    Quelques mois avant sa mort en 1985, il est élu à l’Académie Française.

  4. " Le Temps du Monde " dans " Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme. XVe – XVIIIe siècle "

    " Le Temps du Monde " est le troisième volume d’une série de trois. Dans le premier, " Les Structures du quotidien " F. Braudel évoque la culture matérielle et le quotidien des hommes. Il est possible d’observer leurs différences et la trame des civilisations.

    Dans le deuxième, " Les Jeux de l’échange ", l’auteur étudie les grandes compagnies qui commercent au loin et les bourses qui abritent les opérations des échanges internationaux. Il met en évidence les points communs, différences et oppositions entre économie de marché et capitalisme.

    Dans le troisième, " Le Temps du monde ", Braudel étudie, à l’échelle internationale, les dominations successives des villes puis des Etats jusqu’à la Révolution industrielle. Il se demande si ce dernier phénomène constitue une véritable rupture ou bien s’inscrit dans un continuum qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui.

    Seul ce dernier volume fait l’objet de cette fiche de lecture.

  5. Les postulats

    Les postulats reprennent l’essentiel des idées de Braudel.

    L’Histoire ne peut se comprendre qu’au travers d’une dimension globale qui prend en compte la géographie, l’économie, la politique, les sciences sociales et la culture.

    Les règles propres aux activités humaines organisent l’espace qui varie lentement.

    Des cycles temporels, d’une amplitude de quelques années à un siècle, rythment le temps.

  6. Les hypothèses

    Selon Braudel, le capitalisme qui apparaît dès le XIIIe ou le XIVe siècle est un bon indicateur de la modernité et de l’évolution du monde. Il permet d’aborder à partir des économies-mondes les problèmes et activités économiques, la longue durée, les divisions de la vie économique, les fluctuations temporelles ainsi que les hiérarchies sociales.

    Les économies-mondes présentent des caractéristiques semblables.

    Des surplus de production se dégagent, des marchés se forment, le commerce se développe, un circuit monétaire se met en place, les lettres de change et le crédit suivent, les marchands passent progressivement du commerce à la finance. La division du travail suit la croissance, elle est un indicateur des progrès de cette dernière. Au secteur primaire s’ajoutent les secteurs secondaire et tertiaire. Ce dernier est le signe d’une société en voie de développement.

    Une économie-monde est constituée d’une zone centrale dynamique et d’une périphérie formée d’une zone attardée et d’hommes qu’elle exploite. Elle tend vers une situation de monopole, ses instruments de domination vont du canon à l’offre de produits nouveaux, en passant par le crédit.

    Le centre des économies-mondes est d’abord constitué par des villes puis par des Etats territoriaux qui, plus lents à se mettre en place, disposeront de davantage de moyens et étendront leur domination au monde entier.

    La Révolution industrielle qui s’ensuit est le résultat de toutes les étapes précédentes qui aboutissent à une croissance qui devient continue. Tous les secteurs de l’économie sont mis en mouvement sans qu’aucun ne constitue un goulot d’étranglement.

    La Révolution industrielle est-elle le résultat d’une véritable rupture ou bien s’inscrit-elle dans une continuité qui va jusqu’à nos jours ? Le modèle construit par Braudel peut-il s’adapter à la période actuelle ? Quel est l’avenir du capitalisme ?

  7. Mode de démonstration

    Dans cet ouvrage, F. Braudel met en évidence un processus de domination internationale, avec des points communs et des différences. Il part des économies-mondes à prédominance urbaine et des marchés nationaux pour arriver à la conquête du monde en passant par la Révolution industrielle qui s’intègre à une croissance continue dont les prolongements existent encore aujourd’hui.

    Dans un premier chapitre Braudel définit les économies-mondes par rapport à l’espace. Il lie histoire, économie, politique et culture et aborde les divisions du temps en explicitant les cycles, leurs amplitudes et le résultat de leur observation.

    Dans la deuxième partie, il aborde depuis le XIe siècle, les économies anciennes à domination urbaine, de la première économie-monde d’Europe qui aboutit à la suprématie de villes-Etats. Venise, Lisbonne, Anvers et Gênes se succèdent.

    Dans la troisième partie, Braudel aborde le cas d’Amsterdam, dernier empire du commerce et du crédit à exister sans le concours d’un Etat moderne. Il décrit d’abord les Provinces-Unies, la montée de la puissance d’Amstersam qui lui permet de saisir de la même manière l’Europe puis le monde avec un succès en Asie et un insuccès en Amérique. Il s’interroge ensuite sur le capitalisme en place et les liens de ce centre du monde avec les zones de l’économie- monde qu’il domine. Pour finir ce chapitre, il traite du déclin de la ville et de ses causes. Ce ne sont plus les crises de l’Ancien Régime, liées à l’économie agricole et industrielle mais des grandes faillites qui provoquent l’effondrement. Une révolution politique et sociale majore le phénomène.

    Dans la quatrième partie, Braudel montre l’émergence des marchés nationaux à partir d’unités de taille inférieure. Il introduit des éléments de comparaison chiffrés comme le produit national brut, le revenu pro capite ou la tension fiscale. Il s’attache ensuite au cas de la France, victime d’un gigantisme qui retarde ses progrès et sa croissance et à celui de l’Angleterre qui prend la première place.

    Au chapitre cinq, l’auteur aborde les cas des Amériques, de l’Afrique Noire, de la Russie, de l’Empire turc et de l’Extrême Orient, tous dominés par l’Europe qui en fait des périphéries.

    Dans la sixième partie, la Révolution industrielle et la croissance sont abordées. Braudel compare les conditions pouvant mener à une Révolution industrielle. Il le fait d’une part à la lumière des périodes antérieures pendant lesquelles une partie des critères pouvant conduire à une Révolution industrielle étaient présents. D’autre part il prend en compte le Tiers Monde des années 1970. Il étudie ensuite, secteur par secteur la Révolution industrielle anglaise avant de l’aborder au travers de l’industrialisation, de la modernisation et de la croissance.

    Dans le chapitre sept Braudel revient sur la longue durée et l’émergence lente du capitalisme dès l’aube de l’histoire, sur les liens de celui-ci avec la société et enfin sur son avenir.

  8. Résumé

    1. Les divisions de l’espace et du temps

      Il s’agit de situer les réalités économiques et les réalités sociales qui les accompagnent selon leur espace puis selon leur durée.

      1. Espaces et économies : les économie-mondes
      2. Les Etats, les sociétés, les cultures, les économies, toutes les réalités de l’histoire confèrent à l’espace un rôle et une signification différente.

        L’économie mondiale s’étend à la terre entière, une économie-monde se limite à une partie seulement. Elle est autonome économiquement, ses liaisons et ses échanges lui confèrent une certaine unité.

        L’économie-monde dépasse les limites des empires mais aussi celles des civilisations, délimite un espace propre, lui donne un sens. Elle est facilement repérable parce que ses frontières sont lentes à se modifier. Les économies mondes doivent vaincre l’espace pour le dominer et c’est au prix d’immenses efforts qu’elles s’agrandissent L’espace est hiérarchisé : c’est une somme d’économies particulières. Il existe un centre, une ville capitaliste dominante, où transitent informations, marchandises, capitaux, crédits, hommes, ordres, lettres de change. Ces villes, Venise, Amsterdam, sont exceptionnelles, éblouissantes, cosmopolites. La tolérance est obligatoire pour qu’elles puissent vivre et travailler en paix. La diversification sociale est précoce, on trouve des prolétariats, des bourgeoisies, des patriciats. Les riches le sont de plus en plus, les pauvres le sont de plus en plus. La vie est très chère et l’inflation importante. Malgré cela elles sont très attractives. Ces villes dominantes ne sont pas éternelles, elles se remplacent. Ainsi Anvers, Amsterdam, Londres et New York se succèdent. Au centre d’une économie-monde, il ne peut y avoir qu’un pôle à la fois. A chaque changement, une masse énorme d’histoire bascule entraînant des bouleversements. Tout le cercle de l’économie-monde est affecté jusqu’à sa périphérie. La domination des premières villes n’est pas complète, il peut leur manquer l’industrie, un système de crédit complet. Par ailleurs, l’encadrement politique est très variable, fort à Venise, insignifiant à Anvers. Les armes de domination sont la navigation, le négoce, le crédit…

        Les diverses zones d’une économie-monde sont hiérarchisées et convergent vers leur centre. Au fil des siècles, des chaînes de marchés locaux et régionaux s’organisent. Ils sont progressivement intégrés au profit d’une ville ou d’une zone dominante. Le schéma de la domination repose sur une dialectique oscillante entre une économie de marché se développant presque d’elle même et un économie surplombante qui coiffe ces activités mineures, les oriente. Toute économie-monde est un emboîtement, une juxtaposition de zones liées ensemble mais à des niveaux différents. Le cœur réunit tout ce qui est le plus avancé et le plus diversifié. La région centrale ne dispose que d’une partie de ces points forts. La périphérie est immense, son peuplement diffus, l’archaïsme et l’exploitation facile par les autres sont de règle.

         

      3. L’économie-monde : un ordre face à d’autres ordres
      4. L’économie-monde ne gouverne pas la société à elle seule. Le politique, le social et la culture hiérarchisent également la société et agissent sur l’économie-monde .

        L’économie joue progressivement un rôle de plus en plus important avec la modernité par rapport aux autres ordres. Les inégalités s’amplifient. La division du travail à l’échelle du monde s‘établit progressivement comme une chaîne de subordination. Il est plus fructueux d’agir sur le secteur tertiaire que sur le secondaire et plus encore que sur le primaire. Les rapports de force entre les nations dérivent de situations parfois très anciennes et il est difficile de les modifier.

        Dans l’ordre politique, l’Etat est divisé en trois zones : la capitale, la province, les colonies. Son but est de constituer et de tenir les périphéries de façon que ne soit pas menacée la puissance centrale. Un Etat possède à la fois des composantes économiques et politiques. Les Etats-villes aussi bien que les Etats territoriaux sont sous la domination des marchands. Ces Etats ont des gouvernements forts, capables de s’imposer au dedans comme au dehors. Dans ce cas de domination extérieure, il est possible de parler d’emblée de colonialisme et d’impérialisme. La métropole vise à se réserver les profits marchands dans un système d’exclusivité. Dans les périodes de crises, les Etats se protégent en mettant en place une politique mercantiliste.

        Les empires-mondes, comme la Moscovie des tsars, sont des formations archaïques où le politique a triomphé de l’économique. L’Europe a très tôt échappé à cette forme que les Habsbourg ont tenté en vain d’implanter. Dès le Moyen Age les zones complémentaires d’une économie-monde se sont mises en place en Europe avec une hiérarchie des productions et des échanges. Des économies diverses ont pu se loger, vivre les unes avec ou contre les autres. Un ordre économique occidental s’est ainsi constitué faisant apparaître le capitalisme dès avant le XVIe siècle.

        La guerre, renouvelée par la technique, mobilisant crédits et intelligence, favorise la mise en place du système capitaliste. Pour se développer, il lui faut abondance d’hommes et de moyens. La guerre sans merci ne commencera qu’avec la Révolution et l’Empire. La règle est de toujours porter la guerre chez le voisin afin de se ménager.

        La société change du tout au tout selon l’espace. Selon cet angle, Pologne et France du XVIIe siècle sont très différentes. Les sociétés n’évoluent que très lentement au cours des siècles. Les révolutions elles-mêmes ne sont pas des coupures brutales et totales. L’ordre social se construit en accord avec les nécessités économiques de base. Lorsque la société répond à une nouvelle évolution économique, elle se trouve contrainte par l’adaptation apportée. Toutes ces adaptations obéissent à des impératifs d’ensemble, mais sont variables en fonction des cultures ou de la géographie. La lutte des classes est une constante et il n’y a pas de société sans forces conflictuelles, sans hiérarchie, c’est à dire sans réduction des masses au travail et à l’obéissance. Esclavage, servage et salariat sont les réponses successives à cette condition.

        La culture a aussi ses cercles concentriques : au temps de la Renaissance, Florence, l’Italie, le reste de l’Europe. Comme les économies, les cultures organisent l’espace et dépassent l’économie-monde. Ce que la société ne parvient pas à faire, la culture qui est le fruit de multiples processus le réalise, car elle intègre aussi politique et expansion économique. Ne plus être entre marchands justiciables des mêmes principes et juridictions augmenterait par trop les risques. Par ailleurs, depuis toujours la technique se développe de façon élective dans les zones dominatrices du monde économique. La manière dont l’inégalité du monde rend compte de la montée du capitalisme explique que la région centrale se trouve mise au-dessus d’elle même, à la tête de tous les progrès possible. L’histoire du monde est un ensemble de modes de production. Ces modes de production sont liés les uns aux autres, les plus avancés dépendant des plus arriérés et réciproquement.

        L’économie-monde peut donc se lire à la lumière d’une grille qui intègre à la fois des éléments économiques, politiques, sociaux et culturels.

      5. L’économie-monde face aux divisions du temps

      Il s’agit ici de mieux situer et comprendre les monstres historiques que furent les économies-mondes que l’histoire met des siècles à construire et à détruire.

      Seule la conjoncture économique a été sérieusement étudiée. On distingue des cycles courts et des cycles longs : les Kitchins de 3-4 ans, les Juglar de 6-8 ans, les Kuznet de 20 ans environ, les Kondratieff de 50 ans et les trend de 100 ans. Tous ces cycles se mêlent, se renforcent ou s’annulent.

      Les prix ne cessent de varier. Ces fluctuations souvent synchrones sur de vastes espaces sont le signe de la mise en place précoce, en Europe de réseaux de marchés. Elles sont aussi le témoignage de la cohérence d’une économie-monde pénétrée par l’échange monétaire et qui se développe déjà sous le signe organisateur du capitalisme. La rapidité de leur propagation est la preuve de l’efficacité des échanges. Déjà les fluctuations européennes ont une incidence qui dépassent les limites de l’économie-monde. Le rythme des prix, imposé ou retransmis est un signe d’allégeance : le rayonnement de l’économie-monde européenne dépasse très tôt les limites les plus ambitieuses qu’on peut lui prêter. Bien que peu perceptible dans l’instant, le trend, le plus négligé des cycles, est un processus cumulatif, lent qui s’ajoute ou se retranche à lui même, de manière prolongée. Les sommets se situent en 1350, 1650, 1817 et 1973-1974. Des mouvements brusques traversent les trend. Joindre les Kondratieff et les trend permet une vision longue à deux focales. Leurs sommets coïncident une fois sur deux, provoquant atténuation ou renforcement.

      Les mouvements conjoncturels sont décrits mais encore peu expliqués. D’autres cycles existent également : ceux des prix, des productions industrielles, de l’or, des mouvements longs de la population. Chaque mouvement est une oscillation, résultat d’un choc externe. Les fluctuations du commerce au loin ont des conséquences sur les prix intérieurs.

      Les crises marquent le début d’une déstructuration, une économie-monde meurt, une autre va naître, le tout très lentement. La rupture est causée par une succession d’accidents, de distorsions.

      Qu’en est-il de la majorité des hommes pendant ce temps ? Pendant les périodes de croissance, une charge accrue est imposée aux mondes divers de l’action et du travail. L’écart se creuse alors entre les prix et les salaires qui restent à la traîne. Le progrès des hautes sphères et l’accroissement du potentiel économique sont payés par la peine d’une masse d’homme dont le nombre s’accroît en même temps ou plus vite que la production. C’est peut-être lorsque la multiplication des hommes et de leurs efforts n’est plus compensée par l’augmentation de leur productivité que le mouvement s’inverse et que la crise commence. C’est alors que les salaires se mettent à augmenter : la période de 1350 à 1450 est un âge d’or pour les petites gens. Cependant lors de la première phase de la Révolution industrielle et de la progression induite, il n’y aura pas de diminution du revenu pro capite. Est-ce parce que cette progression énorme a d’un coup élevé le plafond des possibilités ?

    2. En Europe, les économies anciennes à domination urbaine : avant et après Venise

      Jusqu’à la prééminence de l’Angleterre, l’économie-monde européenne aboutit à un Etat-ville, réduit à ses seules forces et faiblesses. Toutes les villes marchandes du Moyen Age tendent vers la saisie du profit et se modèlent sur cet objectif. Tous les outils du capitalisme existent déjà : banques, crédit, frappe de monnaie… Les Etats-villes profitent des faiblesses, retards et infériorités des autres. Les Etats territoriaux ont du mal à vivre et à se développer.

      1. La première économie-monde d’Europe
      2. Entre le XIe et le XIIIe siècle, de vastes espaces de circulation se créent, s’organisent, se hiérarchisent, les villes en sont à la fois relais, instruments et bénéficiaires. Le proto-capitalisme s’esquisse et la modernisation se présente comme une série d’étapes. Les anciennes limites géographiques romaines sont repoussées. L’espace maritime s’élargit. La Méditerranée est reconquise sur l’Islam. Les hommes défrichent, utilisent la roue, les moulins. D’innombrables villes surgissent au croisement des trafics, elles assurent la poussée générale de l’Europe, d’autant plus qu’elles se développent dans un monde rural déjà organisé. Les villes possèdent des routes, des marchés, des ateliers, de l’argent qui s’accumule. Les paysans y apportent leurs surplus. C’est avec ceux-ci vers 1150 que l’Europe passe de la consommation agricole directe à la consommation indirecte. Simultanément la ville attire toute l’activité artisanale et crée son monopole de la fabrication et de la vente des produits industriels. Ces éléments sont à l’origine d’une immense rupture, une véritable renaissance, qui crée la société européenne et la lance vers ses réussites. C’est dans ce contexte que se développe un réseau urbain, mettant les villes en relation et les obligeant à prendre place dans une  économie de marché . L’Occident de cette époque est bipolaire. Au nord, des pays d’abord primitifs qui vont aller plutôt en " s’industrialisant ", au sud des pays plutôt marchands. Au total deux mondes différents qui se complètent et s’attirent. Leur jonction se fait sur une ligne nord-sud dont les foires de Champagne au XIIIe siècle sont lieu de rendez-vous. L’économie du nord se crée à partir de zéro, ce n’est qu’au début du Moyen Age qu’apparaissent des villes comme Anvers, Liège ou Bruxelles. Les relations entre l’outre-Rhin et les pays de la mer du Nord réaniment les Pays-Bas. La population augmente, l’agriculture et l’industrie textile prospèrent. Tout ceci aboutit à la fortune de Bruges. Dès 1200 des marchands étrangers la fréquentent, elle commerce avec l’Angleterre, l’Ecosse, la Normandie, le Bordelais. En 1277 les Génois mettent en place une liaison maritime entre la ville et la Méditerranée, suivis par les Vénitiens en 1314. La ville est alors captive des Méridionaux qui prennent en main son développement mais elle profite d’apports de biens, marchandises et capitaux, de techniques marchandes et financières. Bruges est alors en relation avec la Méditerranée, le Portugal, la France, l’Angleterre, l’Allemagne rhénane et hanséatique. Son industrie textile, sans égale en Europe, envahit la Flandre. En 1309, elle crée sa bourse.

        La Hanse se met en place progressivement vers 1160 dans l’espace Baltique-mer du Nord. Au début une nébuleuse de marchands et de bateaux développent des échanges entre les pays peu développés de la Baltique qui fournissent matières premières et produits alimentaires et la mer du Nord. Bruges accueille les gros bateaux de la Hanse. Toutefois toutes les matières premières venant du Nord n’ont de valeur que réexportées vers l’Occident avec en retour sel, draps et vin. Les bénéfices sont faibles. Pour réussir, il est indispensable de tenir à la fois l’offre et la demande. Au nord la Norvège est dominée. A Londres et à Bruges, la Hanse possède des privilèges comme l’exemption d’impôts. L’apogée de la Hanse arrive seulement après 1370, au moment où survient la grande crise de l’Occident. Son déclin découle en fait de la rencontre entre une économie peu évoluée, au capitalisme élémentaire, recourant peu au crédit et celle de l’Occident, plus dynamique.

        Au XIIIe siècle, les échanges reprennent en Méditerranée. Les ports italiens et siciliens profitent de liaisons précoces et préférentielles avec l’Islam. Venise est sans eau potable ni agriculture et doit tout échanger, aussi ses habitants ne travaillent-ils que dans les secteurs secondaire et tertiaire ce qui revient à laisser aux autres les travaux les moins profitables. Pour prendre de l’ampleur Venise multiplie ses bateaux de commerce et de guerre, s’approprie l’Adriatique, écarte les villes concurrentes et forge ses institutions fiscales, financières, monétaires, administratives et politiques. Ce sont les Croisades qui en font une plaque tournante du transport et lui donnent son essor. Les Etats chrétiens ouvrent une brèche vers l’Orient, le poivre, les épices, la soie. L’apparition de la frappe de la monnaie en 1250 à Florence marque un affranchissement et une affirmation de force par rapport au dinar islamique encore largement utilisé. Les villes italiennes sont en concurrence, ayant écarté l’Islam. Venise l’emporte. Deux zones économiques importantes, formant deux pôles se constituent. Le centre économique se situe entre eux pour de longues années, en Champagne. Les tissus du nord partent vers le sud, l’Italie envoie poivre, épices, soie, argent comptant et crédits. Les changeurs italiens mènent le jeu, commandent les foires et saisissent ainsi le marché européen. Les foires déclinent dès les dernières années du siècle, les affaires se ralentissent, touchant d’abord les marchandises puis le crédit vers 1310-1320. La grande récession du XIVe siècle et la Peste Noire suivent de peu. La création d’une route maritime entre la Méditerranée et la mer du Nord à la fin du XIIIe siècle est un autre élément essentiel dans la régression des foires. De plus, une route alpine se met en place, favorisant l’isthme allemand qui connaît un essor général avec la prospérité de mines d’argent et de cuivre. L’expansion des marchands allemands se marque dans tous les pays d’Occident et en Baltique. Les foires de Champagne ont été extrêmement bénéfiques à la France qui est devenue le plus brillant des Etats européens. Avec les derniers Capétiens la France est mise progressivement hors du circuit privilégié du capitalisme et de la modernité qui l’encercle en la laissant de côté. Mais n’est-ce pas plutôt l’Etat territorial qui, avec la France, l’Angleterre et le Portugal, est écarté ?

      3. La prééminence de Venise

        Après les foires de Champagne, l’Italie prend la première place avec ses marchands, ses bateaux, son crédit. Avec le développement de ses propres centres industriels, il ne lui est plus utile de se rendre au nord. Elle est protégée de la crise économique du XIVe siècle par son avance économique et sa capacité d’adaptation, ce qui n’est pas le cas des Etats territoriaux. Venise, un temps en lutte ouverte avec Gênes, est avantagée par son chemin d’îles vers l’Orient. Elle se présente la première à la porte de la Syrie et de l’Egypte. Enfin, elle est proche de l’Allemagne et de l’Europe centrale qui sont ses clients et lui fournissent le métal blanc indispensable à son commerce dans le Levant. Celui-ci lui donne une puissance et une richesse considérables. Le revenu pro capite des Vénitiens est très élevé. Malgré son exiguïté ses recettes sont comparables à celles de l’Angleterre ou de l’Espagne, ce qui permet de constater la supériorité des Villes-Etats sur les Etats territoriaux. Le capital investi chaque année à Venise est de dix millions de ducats. Ceux-ci rapportent quatre millions. Politiquement, Venise est capable de geler l’équilibre des villes italiennes, de résister à ses adversaires et d’écarter le roi Charles VIII de France.

        Venise contrôle l’Europe entière et la Méditerranée. L’espace européen est traversé par un axe Venise-Bruges-Londres. Le centre économique se situe désormais à l’extrémité sud, à sa jonction avec l’axe méditerranéen. La politique économique de Venise est une des causes de ce recentrage. Les marchands allemands ne peuvent vendre que sous le strict contrôle de Venise et ne doivent utiliser l’argent des ventes que pour l’achat de marchandises vénitiennes. En revanche les marchands vénitiens ne peuvent ni acheter ni vendre directement en Allemagne. Ce système est imposé par Venise à toutes les villes qui lui sont soumises. Au total, toutes les marchandises passent obligatoirement par le port vénitien.

        La première place de Venise peut être attribuée à une organisation capitaliste précoce. D’autres villes auraient aussi pu y prétendre. Néanmoins, d’emblée, Venise, seule, met en place un système qui pose tous les problèmes des relations entre capital, travail et Etat. Dès la fin du XIIe siècle, elle possède tous les outils de la vie économique, les transactions marchandes se font de compte à compte sans numéraire, par des jeux d’écriture. Les banques permettent à certains clients des dépassements de compte et jouent sur les dépôts qui leur sont confiés. Des réunions boursières fixent le cours des marchandises, les taux des assurances maritimes. Une hiérarchie marchande se met en place, la répartition de la richesse se diversifie, les bénéfices s’accumulent à tous les niveaux et ne cessent d’être réinvestis. Les " capitalistes " sont parfois très modestes et c’est toute la société qui avance son argent en permanence aux marchands entrepreneurs. Le crédit est omniprésent et la construction de compagnies de longue durée n’est pas indispensable. Cette autosuffisance capitaliste explique en partie les limites de l’entreprise vénitienne qui n’est pas attirée par un transfert de ses activités à l’extérieur. L’investissement est surtout massif et à court terme. Après chaque départ de galères, la ville est vidée de son numéraire. Une activité marchande intense se trouve fragmentée en de multiples petites affaires. Le roulement du capital est rapide, de l’ordre de six mois.

        Sur les 150 000 Vénitiens au XVIe et XVIIe siècle, quelques milliers seulement sont des privilégiés, les autres sont des ouvriers non qualifiés ni encadrés ni protégés et des Arti, qui forment des corps de métiers. L’immigration doit fournir un complément indispensable. L’Etat surveille de près la production et impose des normes strictes qui garantissent la qualité mais gênent parfois les indispensables adaptations.

        La paix sociale s’explique par une redistribution des richesses à tous les niveaux et par des salaires élevés qui un jour nuiront à la concurrence, notamment avec l’industrie textile du Nord. Venise au XVe siècle est le premier centre industriel européen. La fin de cette prospérité industrielle, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe, scellera le déclin de la ville. Le capitalisme marchand l’emporte sur le capitalisme industriel jusqu’au XVIIIe siècle. L’industrie n’est intervenue, avec un certain retard, que pour compenser un environnement hostile. Avant même les Grandes Découvertes (1492-1498), les Etats territoriaux s’affirment et menacent la destinée des villes. L’Empire Turc est le plus redouté de Venise. Ses conquêtes territoriales encerclent progressivement la mer. Constantinople est prise en 1453 et transformée en une ville nouvelle et puissante : Istanbul. Venise choisit la paix, plus favorable aux affaires que la guerre. Quant au sultan, il est obligé de poursuivre ses échanges avec l’Europe. Pour cela, Venise lui est indispensable. Si ce conflit mine la ville peu à peu, la décadence vénitienne dès le début du XVIe siècle, est liée au décalage progressif du centre européen vers le nord, aux Grandes Découvertes, à la mise en circuit de l’Atlantique et à la fortune du Portugal.

      4. La fortune inattendue du Portugal ou de Venise à Anvers
      5. Le Portugal lance l’expansion européenne à la fin du XVe siècle. Dès 1253, il achève sa reconquête sur l’Islam. En 1415 il s’introduit dans le secret des trafics lointains. Des voyages de découverte commencent dès 1416. L’extrémité sud de l’Afrique est atteinte en 1487 mais ce n’est que dix ans plus tard que V. de Gama pourra entreprendre son voyage. Les circuits de l’océan Indien sont alors vite reconnus et grâce au canon, les navigations arabes et indiennes sont dispersées. Les découvertes portugaises s’achèvent avec le succès de l’arrivée du poivre et des épices à Lisbonne.

        Le Portugal est une puissance européenne autonome capable d’initiative. Son économie a développé une économie monétaire assez vive pour induire le salariat dans les villes et les campagnes. Ses navires naviguent des côtes d’Afrique jusqu’en Irlande et en Flandre.

        A cette période, l’économie portugaise est encore une économie périphérique. Dès la fin du XIIIe siècle, elle est touchée par le circuit maritime et capitaliste qui va de l’Italie à Bruges et l’Angleterre. Pour contrebalancer le monopole de Venise, Florence et Gênes se tournent vers Lisbonne qui passe alors en partie sous leur contrôle. De 1453 à 1471, l’expansion portugaise crée un espace économique cohérent. Le Portugal a le monopole du commerce avec l’Afrique Noire. Génois, Florentins et Flamands contribuent à ses conquêtes et à son succès commercial. Les efforts du Portugal vers l’océan Indien lui coûtent l’Amérique, découverte avec trop de retard pour concurrencer les autres pays.

        Le Portugal reste prisonnier d’une économie-monde qui lui fixe sa place. Anvers le remplace, profitant de la bascule de l’économie vers le nord. Les navires génois abordent à Bruges en 1277 et placent la ville au-dessus d’elle même. Le déplacement des routes mondiales à la fin du XVe siècle et l’ébauche d’une économie atlantique décident du sort de la ville. Anvers qui lui succède n’a jamais possédé de flotte de commerce, elle n’a pas de marchands nationaux d’envergure internationale. Les étrangers transforment la ville qui est alors médiévale avec une expérience des foires, mais peu l’expérience de l’entreprise maritime, du commerce au loin et des formes modernes d’associations marchandes.

        De 1500 à 1569 Anvers subit les ambiguïtés, les fluctuations et les contraintes d’une Europe qui saisit le monde et a du mal à se stabiliser. La ville va vivre trois essors successifs. Le premier est lié à la collusion entre le Portugal maître des épices et les marchands allemands, maîtres du métal blanc. Le deuxième est en rapport avec l’essor de l’Espagne et le métal blanc d’Amérique. Le troisième est le résultat de la montée de l’industrie d’Anvers et des Pays-Bas.

        En 1500, la Flandre et le Brabant sont en pleine euphorie. Anvers est une étape du commerce du drap anglais qui y est teint et redistribué. Les marchands allemands s’installent massivement dans la ville, y livrent vin du Rhin, cuivre et argent. Le premier bateau d’épice portugais arrive en 1501. Le Portugal n’a pas les moyens d’organiser de bout en bout le commerce des épices et préfère confier la redistribution à d’autres. Il trouve à Anvers le cuivre et le métal blanc nécessaires à ses paiements en Extrême-Orient. En quelques années, Anvers brise le monopole vénitien. Cependant, la prospérité de la ville tarde à aboutir à un vrai marché de l’argent qui ne peut exister qu’avec le circuit des lettres de change, des paiements et des crédits dans tout l’espace européen. Or elle ne s’y intègre que très lentement. Les guerres entre Valois et Habsbourg de 1521 à 1529 gênent son commerce. Dans les années trente, le marché du poivre et des épices se détériore. En ce qui concerne le métal blanc, le Portugal dispose de Séville, plus proche où arrive le métal blanc d’Amérique.

        La montée des importations de métal blanc d’Amérique via Séville relance Anvers. Charles Quint réévalue l’or par rapport à l’argent. Pour faire face à ses paiements européens, il se lie aux marchands allemands dont la capitale reste Anvers. Le marché de l’argent de la ville se constitue entre 1521 et 1539 et les prêts à l’empereur permettent un emploi fructueux de capitaux. Face à sa tâche nouvelle de construction de l’Amérique, l’Espagne doit se faire aider. Elle a besoin de matières premières et manufacturées mais aussi de navires que le nord lui fournit. Elle ne peut équilibrer sa balance qu’avec des apports de monnaie et d’argent. La ville devient espagnole. Jusqu’en 1537 elle brille de tout son éclat. Sa population augmente. Les prix et les salaires montent, la distance entre riches et pauvres s’accroît. Des manufactures se créent dans de nouvelles branches employant de plus en plus d’ouvriers sous-qualifiés et sous-payés. Cette seconde prospérité de la ville est frappée de plein fouet par la banqueroute espagnole de 1557 qui touche la plupart des pays européens. Le circuit de l’argent se brise. Les banquiers allemands seront désormais remplacés par les Génois.

        En 1559 l’Europe retrouve la paix. Le commerce anversois redémarre, bien que l’Angleterre, sous le coup de réévaluation de la livre, soit défavorable aux Pays-Bas. L’Angleterre choisit Hambourg pour apprêter et vendre ses draps, et crée sa propre bourse en 1566. Dans ces conditions, Anvers ne peut trouver son salut que dans la création de sa propre industrie textile qui lui permet de réinvestir ses capitaux. La réussite est présente mais des désordres religieux, politiques et sociaux vont la détruire. En 1568, les Anglais annihilent la liaison maritime entre les Pays-Bas et l’Espagne qui, pour continuer ses paiements, doit se servir de Gênes qui deviendra le centre de l’Europe.

        Anvers a su emprunter la comptabilité en partie double, la lettre de change mais elle a aussi su créer ses solutions. En 1500, elle ne possède pas de véritable organisation bancaire. Or le numéraire ne peut suffire , le " papier " doit intervenir, l’argent fictif jouer son rôle en facilitant l’écoulement des affaires. La solution anversoise est constituée par des règlements à double sens (doit et avoir), les cédules. Un même papier passe de main en main jusqu’au moment où il s’annule. La vieille pratique de l’assignation qui établit une responsabilité " des créanciers cédants jusqu’au dernier débiteur " se généralise. Ce système est à la fois simple et efficace dans le sens où il résout le problème de l’escompte. Le montant de la cédule ne fixe ni son prix d’achat ni son prix de vente. Achetée contre argent, elle est payée en dessous de son cours, reçue comme dette elle donne droit à une somme supérieure.

      6. Le siècle des Génois

      Le siècle des Génois qui suit, dure de 1557 à 1627. Discret, il est longtemps passé inaperçu. Par le maniement des capitaux et crédits, les Génois ont arbitré les paiements et crédits européens.

      Les difficultés de Gênes sont constantes : s’approvisionner et se défendre. L’étranger y domine d’ailleurs souvent. La ville, vulnérable par terre et par mer est plusieurs fois pillée et bombardée.

      La plupart des problèmes se résout facilement grâce à l’argent. Au XVIIIe siècle le port redistribue le blé et le sel. Gênes fabrique et navigue pour les autres chez qui elle investit la moitié de ses capitaux. Cette situation à risque la pousse à la fois à être prudente et à prendre des risques. Ses réussites et ses échecs sont retentissants. Elle doit montrer les plus grandes facultés d’adaptation et de mobilisation. Elle détourne très tôt à son profit la soie, les épices, l’or et l’argent. En 1261, elle s’installe à Constantinople, en 1283 en Sicile où elle confisque à la source l’exportation du blé, indispensable à l’Afrique du nord et obtient en retour la poudre d’or. Au XIIIe et au XIVe siècles, elle est partout dans l’économie-monde. Au XVe et au XVIe les Génois financent les échanges entre l’Espagne et l’Amérique et commencent avancer de l’argent à l’Espagne.

      Gênes, présente dans tous les domaines devient très discrètement première entre 1550-1560 et 1620-1630. La banqueroute espagnole qui met fin au règne des banquiers de la Haute –Allemagne ouvre vers 1557 celui des Génois. Les Génois assurent au roi d’Espagne des revenus réguliers à partir de ressources irrégulières, la fiscalité et le métal blanc d’Amérique. Pris dans des tâches grandissantes et des bénéfices croissants, ils passent des activités marchandes aux activités financières. Les prêts au roi rapportent en principe 10 % mais s’y ajoutent souvent les intérêts des intérêts, le tout sur des sommes énormes. Gênes accumule l’argent et devient l’arbitre de la fortune européenne, essentiellement par sa faculté à mobiliser le crédit.

      La crise des années 1550 secoue l’Europe. L’ancien équilibre monétaire se rompt. Le métal blanc plus rare se valorisait sur le métal jaune. L’arrivé de métal blanc d’Amérique inverse cette tendance, les Génois perçoivent les premiers ce phénomène. Ils jouent à la fois sur le change des métaux mais aussi sur les lettres de change. Le Portugal et les villes italiennes achètent l’argent contre des lettres de change payées en or. La liaison est permanente entre la finance italienne et la finance espagnole. Les banqueroutes de la seconde se répercutent sur la première. C’est la conquête de l’espace économique étranger et la domination d’un vaste système qui a permis la grandeur de Gênes.

      En 1630, la paix signée entre l’Angleterre et l’Espagne prévoit le transport du métal blanc vers Londres au moyen de bateaux anglais. Un tiers de cette masse d’argent est monnayée à la Tour de Londres. Ce système de transport simple et plus sûr supplante probablement celui plus compliqué des Génois qui fait intervenir les lettres de change dans un circuit plus complexe.

      Gênes reste en relation avec les flux de métal blanc d’Amérique grâce aux échanges commerciaux avec l’Espagne à qui elle fournit des produits manufacturés, essentiellement textiles. Les prêts avec celle-ci redeviennent plus faciles et plus profitables dans la première moitie du XVIIe. Gênes peut ainsi participer plus aisément à l’énorme contrebande d’argent qui ravitaille l’Europe. Les capitaux génois s’investissent auprès des princes, des Etats, des villes comme Venise ou de simples entrepreneurs et particuliers, ceci dans toute l’Europe sauf en Angleterre. Le volume des capitaux placés à l’étranger grossit régulièrement.

      Malgré ses évolutions, Gênes n’est pas revenue au centre de l’économie-monde. Le reste de l’Italie semble s’être désolidarisé. Incapacité de l’Italie à payer le prix de la primauté génoise ? Incapacité de l’Europe à supporter une circulation fiduciaire disproportionnée par rapport à la masse monétaire et au volume de la production ? Par ailleurs, l’Europe du XVe siècle bascule vers le nord.

    3. Les économies anciennes à domination urbaine : Amsterdam

      Avec Amsterdam, c’est la dernière fois qu’un véritable empire du commerce et du crédit existe sans le concours d’un Etat moderne et unifié.

      1. Les provinces unies chez elles

        Etroit territoire, les Provinces Unies ne peuvent suffire à leur subsistance alimentaire.

        Compte tenu du peu d’espace disponible élevage et agriculture sont dans l’obligation d’obtenir la meilleure productivité. Dès 1570, les progrès permettent les premiers démarrages économiques, ils inaugurent ceux qui auront lieu lors de la révolution agricole anglaise. Les campagnes s’urbanisent, se commercialisent et vivent d’apports extérieurs. Elles s’orientent vers les cultures les plus rentables. Les paysans s’adressent au marché pour leurs achats de matières premières, ils sortent de leur isolement, des marchés se développent. Les marchands quant à eux traitent souvent directement avec les producteurs.

        En raison de la densité de leur population, les Provinces Unies sont très urbanisées et très organisées. Les échanges et les liaisons sont multiples. Sept Etats indépendants, obligés par l’intérêt à une action commune, constituent le pays. Ils forment un réseau de villes dominées par Amsterdam. Les marins et commerçants de la Baltique y établissent leur centre. Toutes les nations y abordent et la ville est considérée comme le " magasin général de l’univers ". La prospérité de la ville s‘accompagne d’une forte croissance démographique. L’immigration est importante, liée aux guerres et aux persécutions religieuses. Un énorme prolétariat existe, essentiellement catholique, accompagné d’une charité qui tempère la lutte des classes. Les salaires permettent à tous de vivre à condition de travailler. Les Provinces Unies à partir de 1609 sont en proie à des querelles religieuses et politiques jusqu’au retour à une tolérance indispensable à la prospérité. Le textile emploie de nombreux artisans issus de l’immigration. L’arrivée des protestants français, chassés par la révocation de l’Edit de Nantes en 1685 relance cette industrie. Une partie des réfugiés de toutes origines arrive avec des capitaux importants.

        La flotte hollandaise est à elle seule équivalente à toutes les autres flottes européennes. Les transports sont beaucoup moins chers que dans les autres nations. Les chantiers navals, dont les techniques sont des plus modernes, produisent à des coûts imbattables à partir de produits venus de la Baltique. Enfin, le crédit est facile, abondant et bon marché. Les marins sont souvent inexpérimentés et d’origine étrangère mais bien encadrés.

        L’Etat paraît faible et incapable d’intervenir. Toute décision importante doit être renvoyée aux Etats provinciaux et approuvée par eux à l’unanimité. C’est une lutte sans fin entre la Hollande qui utilise son pouvoir financier et les princes de la famille d’Orange qui " gouvernent " en tant que stathouders de cinq des sept provinces. Il en résulte des crises et une alternance des deux rivaux à la tête de l’Etat. La politique extérieure joue un grand rôle. Néanmoins, dans tous les cas, le souci majeur du pays aura été de conserver la puissance et le prestige au travers des intérêts marchands.

        Malgré tous ces changements d’orientation, la classe dominante dans son ensemble reste en place avec une classe privilégiée qui se situe au centre de tout le système politique. La " révolution " ne fait que consacrer la classe des régents, élite qui détient d’importants pouvoirs en matière de fisc, justice et activité économique locale. Les régents se cooptent, sortent des mêmes familles, du même milieu social. Ils tiennent les villes, les provinces et toutes les institutions. Durant le Siècle d’Or ce pouvoir s’exerce dans la plus grande discrétion alors que les tensions sociales existent déjà mais sont réfrénées par l’argent. Vers 1650 avec l’arrivée au pouvoir des " républicains " les choses changent, le luxe fait son apparition. L’oligarchie se retire en grande partie des affaires, dans un processus de bureaucratisation. Le commerce au XVIIIe devient secondaire pour les privilégiés de l’argent, les capitaux s’en détournent pour s’investir dans les rentes, la finance, les jeux de crédit. Les riches rentiers se détachent de la masse de la société. Tournés vers la culture française, ils abandonnent la culture traditionnelle. Cette dernière en sera progressivement influencée.

        Le système des impôts épargne le capital. L’impôt sur le revenu est de 1 % et il n’y pas de droits successoraux en ligne directe. Le poids fiscal sur les impôts indirects, beaucoup plus faciles à manipuler que les impôts directs, accable le consommateur, surtout modeste. Le riche contribuable peut ainsi largement participer aux divers emprunts des Etats Généraux, des villes ou des provinces. Ainsi, vers 1764, les Provinces-Unies ont un revenu de 120 millions avec une dette de 400 millions à faible intérêt. Cette situation permet à l’Etat de ne pas manquer d’argent dans un contexte de guerre et de reconquête permanente du pays sur les eaux. La bonne gestion de la dette publique permet de ne jamais manquer de souscripteurs. Au centre de cette économie-monde, la vie est chère et le privilégié y trouve son avantage.

        Jusqu’aux années 1680, les Provinces-Unies sont un Etat fort. Lors de la guerre de Trente Ans, elles jouent souvent un rôle diplomatique dominant. Elles maintiennent la guerre hors de chez elles. Les Provinces-Unies restent une puissance importante jusqu’en 1718, dépassées progressivement par l’Angleterre et la France.

        Ce sont les intérêts marchands qui en fait commandent tout, dépassant les passions religieuses et nationales.

      2. Saisir l’Europe, saisir le monde
      3. L’Europe a été la première condition de la grandeur hollandaise, le monde a été la seconde. Dans les deux cas les Provinces-Unies ont imposé leur prééminence de la même manière.

        La Baltique et ses matériaux permettent la première ouverture et sont moteurs des changements économiques et politiques du XVIIe siècle. Vers 1554 Amsterdam devient le grenier de l’Europe. En 1560, les Néerlandais attirent 70 % du trafic lourd de la Baltique et leurs navires assurent la redistribution des cinq sixièmes des marchandises échangées entre la péninsule ibérique, détentrice des espèces métalliques et l’Atlantique. La saisie de cette ligne de trafic correspond à la fondation de la Bourse d’Amsterdam. Cette liaison est si vitale pour ces deux partenaires que la révolte des Pays-Bas ne l’interrompt pas (1572-1609). Lorsqu’en 1568 les marchands génois renoncent à financer le commerce sévillan avec l’Amérique, les Hollandais prennent la place. Le Nord s’introduit également dans le commerce espagnol des Indes. Le métal blanc obtenu dans la péninsule ibérique permet à la Hollande de forcer le marché avec la Baltique et d’en écarter la concurrence. La fortune hollandaise se construit à la fois à partir de la Baltique et de l’Espagne, blé et métal blanc d’Amérique étant indissociables.

        Les disettes céréalières méditerranéennes des années 1590 permettent aux navires hollandais de commercer avec tous les ports méditerranéens.

        Le début de la domination hollandaise est discret et coïncide avec la bascule de l’Europe vers le nord. Entre 1600 et 1650, lors de la crise séculaire, le Sud s’appauvrit mais le Nord se maintient aisément. Tenir l’économie-monde suppose la saisie de l’Amérique et l’Asie. La première, trop retardée, est un échec, la seconde est brillante et se fait progressivement au détriment du Portugal vieillissant. Les Hollandais pensent d’abord que leurs expéditions vers l’Asie peuvent être purement commerciales mais dès 1599, ils bombardent le fort lusitanien d’Amboine. La Compagnies des Indes orientales, la V.O.C., créée en 1602 regroupe et coordonne toutes les compagnies et activités existantes et constitue un Etat dans l’Etat. La trêve conclue pour douze ans avec le Portugal est de plus en plus difficile. La compagnie doit également lutter avec les Anglais et les marchands asiatiques. En 1619, la fondation de Batavia concentre en un point privilégié l’essentiel de la puissance et des trafics hollandais. De là, un réseau stable de trafics et d’échanges est créé, avec le Japon vers 1616, Formose en 1624. En 1641, Malacca est enlevée et en 1682, l’Insulinde est conquise. Les Hollandais s’implantent en Inde de 1605 à 1621 pour s’en procurer les toiles puis à Ceylan en 1661. L’empire hollandais ne prend toute sa dimension qu’à partir de 1650 après l’éviction et le remplacement du Portugal. Si les Hollandais n’avaient pas pris cette première place, les Anglais avec qui ils sont très vite en concurrence, l’auraient fait.

        Les trafics entre des zones éloignées, économiquement différentes constituent la plus grande richesse de l’Asie. Toutes les marchandises sont liées les unes aux autres mais aussi aux métaux précieux et aux lettres de crédit qui ne sont qu’un palliatif. L’or et l’argent prennent la première place et viennent à la fois d’Europe et d’Asie. La Hollande se détourne du marché de la soie en Iran pour maintenir positive sa balance des paiements, d’autant plus qu’elle peut s’approvisionner en Chine ou au Bengale. Le système des compensations marchandes établi par la Compagnie fonctionne bien jusqu’en 1690. Un monopole s’exerce sur le marché des épices fines. Il consiste à enfermer la production dans un territoire insulaire, le tenir solidement et s’en réserver le marché. Ce système aboutit à des monocultures qui rendent ces îles dépendantes de l’importation des vivres et des textiles. La supériorité hollandaise tient longtemps à la discipline exemplaire de ses agents et à la poursuite de plans à long terme. Les épices fines qui se vendent bien en Europe mais aussi en Inde sont une excellente monnaie d’échange. Toutes les occasions sont bonnes à la Hollande pour faire d’Amsterdam le magasin d’un monde qu’elle exploite.

      4. Succès en Asie, insuccès en Amérique

        La Hollande doit dégager de ses opérations en Asie la quantité de marchandises que l’Europe acceptera de consommer dans une rotation Amsterdam-Batavia qui doit s’équilibrer en permanence.

        Le monopole des épices et la fixation autoritaire des prix donne longtemps à la Hollande l’avantage sur les autres pays d’Europe. Néanmoins la concurrence se renforce progressivement. Le système monopolistique de coercition et de surveillance est coûteux. Au total, des avantages existent au XVIIe siècle, puis la situation se détériore malgré des adaptations difficiles. La compagnie anglaise prend une place grandissante et finit par l’emporter dans des liaisons comme celle du Bengale à la Chine. Bien qu’envoyant des quantités grandissantes de métal en Extrême-Orient, la V.O.C est sur le déclin qui se marque de 1680 à 1720. En fait la compagnie se prive des avantages d’une augmentation de capital. Celui-ci ne permet pas aux Hollandais d’investir autant qu’ils le souhaitent ; ils le font sur les valeurs anglaises. Enfin, il est possible de penser que la compagnie distribue des dividendes trop importants en regard de bénéfices difficiles à estimer aujourd’hui mais certainement modestes. La Compagnie gagne trois fois moins que ses actionnaires. Les bénéfices de la Compagnie d’abord modestes, avoisinent zéro en 1724 et deviennent ensuite des pertes. Le commerce d’Inde en Inde et les bénéfices qui en dépendent décroissent, ceci à cause de la conjoncture mais surtout à cause de la concurrence anglaise. La fraude et la corruption augmentent encore le problème, au moins à partir de 1650. De plus, la différence s’amplifie entre Amsterdam où vivent des rentiers tranquilles et Batavia où la désobéissance et le désordre aboutissent à des fortunes particulières qui augmentent le déficit de la Compagnie. Par ailleurs à Amsterdam, la V.O.C s’avère être une machine au service des marchands, d’abord non spécialistes mais qui le deviennent ensuite. Pour Braudel, le commerce au loin a des vertus " capitalistes ", les gros acheteurs sont les vrais maîtres de l’économie mais aussi de l’Etat des Provinces-Unies.

        Contrairement aux pays riches en hommes et en ressources, la Hollande n’aurait pas eu les moyens de s’imposer en Amérique sauf en diminuant les apports migratoires vers l’Asie.

        Comme les autres pays, elle commence par préférer le pillage plutôt que la colonisation, de préférence dans les zones fragiles comme l’Amérique portugaise.

      5. Prééminence et capitalisme

        Quel peut être le capitalisme en place, que se passe-il à Amsterdam, comment ce centre du monde se relie-t-il aux zones de l’économie-monde qu’il domine ?

        A Amsterdam, tout est concentré, des quantité énormes de marchandises et de capitaux sont toujours disponibles. La quantité de marchandises stockées permet de compenser l’irrégularité et la lenteur de la circulation et donc de réagir rapidement à la demande et d’imposer les prix à l’Europe entière.

        Cette situation devient un monopole qui s’impose aux autres nations et toute l’économie hollandaise est subordonnée à l’entrepôt. Par ailleurs, la Banque d’Amsterdam utilise peu la monnaie métallique et travaille essentiellement avec des écritures plus souples et plus rapides. En revanche, la Banque d’Amsterdam ne pratique pas le crédit alors que celui-ci est une nécessité vitale compte tenu de l’importance des stocks qui peuvent être immobilisés très longtemps. Les marchands eux-mêmes offrent un crédit abondant et bon marché dont le rôle est clair dans le commerce de commission et le commerce d’acceptation.

        Pratiquer le commerce de commission, c’est s’occuper de marchandises pour le compte d’autrui. On distingue les commissions d’achat, de vente, d’entrepôt et de banque. La Hollande impose l’inégalité entre les parties, soit le commissionnaire étranger n’est qu’un exécutant, soit le marchand hollandais est commissionnaire. Son crédit lui donne tout pouvoir et c’est lui qui finance le commerce de son correspondant. Cette inégalité contribue à rabattre sur Amsterdam une masse énorme de marchandises. A partir de 1750 le commerce de commission s’altère, les marchandises ne transitent plus toujours par la Hollande. Cependant, l’accompagnement financier des opérations reste indispensable.

        Le commerce dit d’acceptation se développe alors à son tour. Il est fondé par les lettres de change qui véhiculent le crédit et se concentrent sur la Hollande. Elles circulent comme argent comptant et portent intérêt par escomptes successifs. Compte tenu de la lenteur des différents éléments circulants, le crédit est indispensable jusqu’au moment où le marchand aura la possibilité de rembourser. Le papier se démultiplie, représentant tantôt des avoirs solides, tantôt de la cavalerie mais aboutissant à Amsterdam où les marchands trouvent des commodités irremplaçables. Ils peuvent remplacer leurs lettres de crédit par de nouvelles qui augmentent toutefois la dette. Le comptant est lui aussi utilisé, souvent abondant, il permet les jeux risqués de cavalerie rendus possibles par le crédit. Les grands négociants souvent réunis dans des opérations d’envergure sont puissants et relativement indépendants de toute autorité dans tous les Etats de l’Europe.

        La prospérité de la Hollande aboutit à des surplus, l’argent est surabondant. Les banques prêtent aux princes à des taux très bas. Le commerce est de plus en plus centré sur l’argent. De plus en plus difficile à employer sur place, il est prêté à l’étranger contre des garanties. La firme qui lance l’emprunt livre le capital à l’emprunteur et distribue les intérêts contre commission. Des titres sont placés par des professionnels puis introduits en bourse.

        Comment une économie dominante peut-elle exploiter des économies subalternes ? Les solutions varient en fonction de la nature et de l’efficacité de la domination.

        Les économies subalternes sont formées d’une part d’un ensemble de zones faiblement peuplées avec des économies où la vie rurale créatrice de surplus représente la totalité des activités, et d’autre part d’économies territoriales et nationales qui vont peu à peu tenir les premiers rôles politiques comme le Danemark ou le futur Etat prussien. Ces économies sont coiffées par une économie-monde qui offre quelquefois une contrepartie, mais qui n’existerait pas sans elles.

        La Suède est à la fois précoce, avec un espace politique très tôt dessiné, et retardataire avec un espace longtemps très limité. Sa population est très réduite. Elle ne maîtrise ni son espace ni sa circulation maritimes. La Hollande écarte la concurrence, ses marchands s’y installent quelquefois et disposent d’une liberté de manœuvre accrue. Amsterdam contrôle la forêt suédoise, le district minier, la métallurgie. A partir de 1720, la marine suédoise progresse et sort de la Baltique, ce qui lui permet d’accéder directement à la plupart des ressources en écartant les intermédiaires. La Suède crée sa propre compagnie des Indes, cherche également à soutenir une circulation monétaire, à créer des industries. Néanmoins elle continue à dépendre des circuits financiers d’Amsterdam.

        En Finlande le système est triangulaire : paysan producteur, Etat qui perçoit l’impôt et marchand. Le paysan qui s’endette progressivement dépend du marchand qui dépend lui-même de Stockholm et donc d’Amsterdam. Peu à peu le paysan se dégage de ses liens avec le marchand et oriente sa production vers le secteur le plus avantageux tout en restant dépendant des compagnies. Ici, pas de Hollandais en Finlande.

        La France du XVIIe siècle est subjuguée par la Hollande dont les bateaux envahissent les ports où les marchands néerlandais se sont installés et ont fait fortune en monopolisant le transport des denrées périssables vers leurs entrepôts. Face aux mesures de rétorsion prise par la France, la Hollande boycotte les produits français.

        L’Angleterre réagit plus efficacement que la France aux empiètements hollandais : guerre, protectionnisme vigilant, économie plus solide. A partir de 1750, la balance s’inverse en faveur de l’Angleterre, en partie grâce à l’argent prêté par les Pays Bas qui a trouvé un débouché indispensable à ses capitaux.

        L’occupation se réalise en trois étapes : le navire marchand, la " loge " et le territoire occupé. Des circuits existent déjà et il est difficile de les maîtriser. Les intermédiaires remplissent cette mission et dominent le commerce jusqu’à ce que les Hollandais établissent un monopole leur permettant de remonter les filières, de devenir indispensables, de prendre tout en main en ruinant l’économie locale puis leur propre économie par contrecoup.

        Ainsi une économie-monde fonctionnerait à partir d’un centre énergique et des faiblesses de sa périphérie, les économies inférieures étant régulièrement accessibles à l’économie dominante. La liaison avec les puissances secondes se fait sans violence excessive mais la périphérie ne peut être tenue que par la force, par le colonialisme.

      6. Sur le déclin d’Amsterdam

      A la fin du XVIIIe siècle, Amsterdam perd la première place au profit de Londres. A cette époque elle abandonne une partie de ses avantages commerciaux et se tourne vers les activités bancaires qui lui assurent de larges profits. Cette mutation représente une détérioration du capital et une recherche de profits " tranquilles ", réservés à une oligarchie qui se renferme sur elle-même. Il est possible de comparer le recul d’Amsterdam avec celui de Gênes, le capitalisme dominant achoppe alors au seuil d’activités où l’ensemble de l’économie arrive difficilement à le rejoindre.

      Toutes ces crises paraissent liées au crédit, à la masse d’" argent artificiel " qui aurait un seuil à ne pas dépasser et qui excéderait les possibilités économiques européennes. Sont également à prendre en compte les guerres pour les 1ère et 3ème crises et le reflux de la production agricole pour la 2ème. Dans tous les cas, le comptant fait défaut et l’escompte monte brutalement. Des grande faillites font à chaque fois craquer un système tendu à l’avance. Ces crises sont différentes de celles de l’Ancien Régime enracinées dans les rythmes et processus de l’économie agricole et industrielle. La Hollande se trouve aussi aux prises avec une révolution politique et sociale qui aboutit à la division du pays en deux coteries opposées.

    4. Les marchés nationaux

      On désigne ainsi la cohérence économique acquise d’un espace politique donné, cadre de l’Etat territorial aujourd’hui et de l’Etat national hier. Quand et comment ces Etats ont-ils acquis économiquement parlant une certaine cohérence intérieure et la capacité de se comporter comme un ensemble vis à vis du monde, reléguant à l’arrière plan les ensembles économiques à primauté urbaine ? Cette émergence correspond à une accélération de la circulation, à une montée des productions ainsi qu’à une augmentation de la demande générale. Le marché national a été une cohérence imposée à la fois par la volonté politique et par les tensions capitalistes du commerce, notamment du commerce extérieur et de longue distance. Ceci incite à penser que les marchés nationaux devaient a priori se développer au plus près d’une économie monde. De plus le marché national a été l’un des cadres où s’est élaborée une transformation essentielle pour le démarrage de la Révolution industrielle.

      1. Unités élémentaires, unités supérieures

        Le plus élémentaire de ces espaces est l’isolat qui permet à un groupe humain de vivre et de se reproduire. Au dessus se situe l’unité économique de plus petit format avec généralement, quelques villages et un marché éloigné au plus d’une demi-journée de marche. Cette unité correspond à un " canton " . Ensuite viennent les "pays " qui correspondent à une réalité culturelle. Les " provinces " mesurent de 15000km² à 25 000 km² et ont été longtemps considérées comme la patrie par excellence et " l’entreprise politique de grandeur optima ".

        Ces unités provinciales sont en fait d’anciennes nations de taille inférieure qui ont tenté de constituer des marchés nationaux à leur échelle. Au centre se trouve toujours une ville qui a su dominer les autres. Le marché régional d’une économie en bonne santé est toujours concerné par un marché national et un marché international vers lesquels il doit s’ouvrir pour ne pas stagner.

        Le marché national est un réseau aux mailles irrégulières, souvent construit en dépit de villes trop puissantes, de provinces qui refusent la centralisation et d’autres intérêts divergents. A l’origine du marché national, il y a toujours eu une volonté politique centralisatrice. Dans toute l’Europe se sont imposées très tôt des régions privilégiées comme l’Ile-de-France, à partir desquelles ont commencé des constructions politiques, amorces d’Etats territoriaux. Tout ou presque s’est construit à partir de routes essentielles. L’économie est aussi à l’œuvre et est nécessaire pour que les Etats modernes s’expriment à nouveau au XVe siècle. A cette époque, Angleterre, France, Espagne et Europe de l’Est ne sont pas les zones les plus avancées économiquement du continent. Elles sont devancées par la zone des vieux nationalismes urbains. En effet, la forme politique révolutionnaire qu’est l’Etat territorial ne trouve pas à s’y loger. Une scission se marque entre les Etats nationaux qui s’élèvent au lieu géométrique de la puissance, et les zones urbaines qui le font au lieu géométrique de la richesse. A priori, une surface politique devient économiquement cohérente lorsqu’elle est traversée par la suractivité des marchés qui finissent par saisir et animer au moins une grande partie du volume des échanges.

        Les marchés nationaux et les espaces nationaux ne sont cependant pas en cohérence parfaite, sauf peut être pour l’Angleterre et les Provinces-Unies. Dans le contexte des marchés nationaux, il s’agit plutôt de la recherche de mécanismes intérieurs et de rapports avec le monde d’une économie volumineuse, étalée dans l’espace et assez cohérente pour que les gouvernements parviennent plus ou moins à la modeler. Le mercantilisme est la prise de conscience de cette possibilité de manœuvrer d’ensemble l’économie d’un pays, autant dire la recherche d’un marché national.

        Les économies fondées sur les Etats-villes et les Etats territoriaux ont à la fois des points communs et des différences. Dans les deux cas, un espace ajouté est créé, constituant progressivement une économie-monde. Les moyens de domination sont toujours basés sur la force. Les banques centrales constituent un moyen d’asservissement supplémentaire. L’ensemble constitue une forme de colonisation. Les économies fondées sur les villes achètent leurs moyens de subsistance, les produit du secteurs primaire. Lorsqu’elles les produisent se sont seulement ceux qui lui sont les plus profitables. Au contraire les Etats territoriaux doivent d’abord maîtriser leur économie agricole, ce qui suppose un budget important, une fiscalité élevée, un surplus de production agricole pour nourrir les villes. La population agricole doit ensuite être assez riche pour faire vivre à son tour l’artisanat. C’est pourquoi l’Etat territorial ne peut pas, dans un premier temps, s’engager dans la conquête des marchés mondiaux. Mais une fois cette première phase réalisée, il se révèle très supérieur aux villes. De plus, son marché national lui donne une puissance supplémentaire.

      2. Compter et mesurer

        A ce point de l’ouvrage, il est indispensable de comparer les économies nationales à des périodes données afin de mesurer leur évolution. Une " optique des quantités globales " comparable à l’actuelle comptabilité nationale est utilisée. L’ancienneté et l’imprécision des données permettent d’obtenir des ordres de grandeurs.

        Le patrimoine est la richesse globale, la masse des capitaux susceptibles d’intervenir dans le processus de production. Le capital a une efficacité qui varie selon les époques et augmente avec le temps. Le revenu national peut être considéré selon les optiques, comme étant constitué par la production, par les revenus des particuliers et par ceux de l’Etat et par la dépense. Le revenu pro capite est le rapport entre le produit national brut (P.N.B.) et le nombre d’habitants. Ce coefficient est un indicateur du niveau de vie moyen et des variations de ce niveau.

        Croissance, développement et progrès. Les deux premiers mots sont souvent utilisés de manière un peu trop simplifiée comme synonymes. Le troisième est trop peu utilisé. Le progrès neutre, sans rupture des structures en place est différent du progrès non neutre qui fait craquer les cadres. L’afflux de l’or au Portugal est un exemple du premier et le développement des techniques celui du second.

        Le but est d’appuyer les chiffres les uns sur les autres pour qu’ils se justifient et se vérifient entre eux tous. La densité de population a été peu utilisée mais il est probable que des seuils de densité ouvrent des périodes bénéfiques ou maléfiques influant sur la maturité ou la désorganisation d’un marché national. Une augmentation n’est pas systématiquement favorable.

        Le rapport produit de l’agriculture / produit de l’industrie a partout basculé en faveur de l’industrie entre 1811 (Angleterre) et 1885 (France).

        Le quotient P.N.B. / budget public se situe entre 10 et 20 %.

        La tension fiscale est également un indicateur intéressant, le rapport est généralement supérieur à 10 % voire 24 % en Angleterre au moment des guerres napoléoniennes. La pression fiscale semble beaucoup plus importante dans les économies urbaines (Venise atteignant 15 %) que dans les Etats territoriaux (environ 5 %). Les Etats- villes pourraient avoir atteint au XVIe siècle la limite fiscale dangereuse au-delà de laquelle une économie d’Ancien Régime risque de se détruire elle-même.

        L’évolution démographique des villes peut être considérée comme une évolution indispensable au processus de croissance qui a déterminé le mouvement de la proto-industrie.

      3. La France victime de son gigantisme
      4. Politiquement parlant, la France est la première nation à apparaître et à se parachever avec la Révolution de 1789. Toutefois, elle est loin d’être un marché national parfait. Le pays est essentiellement agricole. Commerce, industrie et finance ne transforment le pays que lentement. L’émergence d’un marché national est un mouvement générateur d’échanges et de liaisons, contre une inertie qui peut être liée à la taille du pays.

        La France est composée de petits pays repliés sur eux-mêmes, influencés par les axes de circulation qui permettent les échanges et le changement. Les longues distances concernent les produits indispensables comme le blé. Ces échanges décloisonnent des provinces qui ont tendance à se spécialiser dans certaines activités profitables, preuve que le marché national commence à jouer son rôle de diviseur de tâches. Les progrès des transports sont décisifs pour l’unité du pays.

        Le marché national est issu d’un espace politique antérieur. La correspondance entre structure politique nationale et structure économique ne s’établit que peu à peu au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Les princes puis la politique interviennent très tôt sur le marché national. L’Etat français, formé très précocement, surpasse bientôt les autres. Malgré la régression du XIVe siècle, la France reprend la première place dès le début du XVIe siècle. Cette surpuissance emplit de crainte voisins et rivaux. La France en subit les conséquences contre l’Espagne qui prend la suprématie. L’échec de la France s’explique par son éloignement des centres de richesse successifs que sont Venise, Anvers, Gênes et Amsterdam. Le partage du monde se fait sans le marché national français, presque à ses dépens.

        Le pays est victime de son gigantisme qui rend difficile ses liaisons et la diffusion des progrès techniques. L’expansion territoriale, bénéfique à l’Etat monarchique et à la culture française, gêne le développement de son économie. Même pour le blé, le marché d’ensemble fonctionne mal et le pays consomme sa production sur place.

        De plus, Paris et Lyon se disputent longtemps la direction de l’économie française. Lyon s’appuie sur le commerce, l’économie, l’industrie et les finances. Cependant elle ne s’appuie pas assez sur l’Europe avancée et une économie internationale en essor. La fortune de la ville ne résistera pas à des crises financières successives. Le prestige et le pouvoir de Paris sont liés à son importance politique qui lui permet de dominer la France, sa supériorité sur sa rivale résulte de l’émergence d’un capitalisme financier. Une nouvelle Bourse créée à Paris permet à la capitale de jouer un rôle financier digne d’elle. Le tournant définitif se situe vers 1760. Paris devient le carrefour financier et politique de la partie continentale de l’Europe occidentale, les capitaux affluent, les affaires se développent. Cependant la capitale ne devient pas un très grand centre économique dans la compétition internationale. La société française manque d’égards vis à vis des négociants et Paris est trop loin de la mer où transitent les richesses du monde. Paris est donc la première place financière de France mais pas du monde.

        D’autres différences existent dans l’Etat français, divisé par le méridien de Paris. L’ouest peut passer pour en avance grâce à ses ports jusqu’en 1570. L’apparition d’une France industrieuse au nord et d’une France qui prend progressivement du retard au sud, fait apparaître une nouvelle ligne de partage. La géographie signale des différences permanentes, notamment entre des zones marginales étroites et de vastes régions centrales.

        Les premières suivent en général le contour des côtes et des frontières. Elles sont en général plutôt riches, le commerce est important mais elles se plaignent de manquer de liberté. Les trafics des ports diffusent à l’intérieur du royaume mais leurs intérêts, tout en attendant de la France une attitude plutôt protectionniste, vont généralement beaucoup plus loin. L’Angleterre et la Hollande pour les marchandises, l’Espagne pour le métal blanc, sont largement concernées.

        Les régions centrales et la terre triompheront à nouveau lors de l’épisode des Girondins mais une agriculture trop morcelée et une industrie qui manque de moyens et d’initiatives fonctionneront mal. Il est aussi possible de considérer une troisième France composée d’une guirlande d’une douzaine de villes principales comme Grenoble, Dijon, Lyon et de villes accessoires qui tendent une chaîne de la Méditerranée à la Mer du Nord, s’industrialisent et sont des plaques tournantes commerciales et financières.

        Dès le XVIIe siècle, la France forme déjà un marché national.A partir des villes-clés, il est possible de constater un morcellement du pays en zones dépendantes qui débouchent sur une économie européenne qui domine tout.

      5. La prééminence marchande de l’Angleterre

      Comment l’Angleterre est-elle devenue un marché national, comment celui-ci a-t-il imposé sa prééminence ? Celle-ci commence au moment du traité d’Utrecht en 1713 et est acquise en 1783, une fois la Hollande éliminée. L’Angleterre est alors au centre de l’économie mondiale.

      Entre 1453 et 1558 le pays est vraiment devenu une île autonome et distincte du continent. Cette situation le conduit à valoriser au mieux son espace intérieur. De plus, une dimension modeste lui permet de développer rapidement un marché national. Au moment du schisme, la vente des biens de l’Eglise relance l’économie anglaise. Les Grandes Découvertes le font plus encore, l’Angleterre devient le point de départ vers les mondes nouveaux. Son aire commerciale s’étend progressivement sur le monde. Par ailleurs, elle se sent menacée par une Europe inamicale tant sur le plan économique que sur le plan politique. Elle réagit avec vigueur et entend faire la loi, d’abord chez elle puis à l’extérieur.

      Contrairement aux autres monnaies européennes, malgré toute une série de crises, la livre ne varie quasiment pas jusqu’en 1920. Cette fixité est un instrument crucial de la grandeur anglaise qui lui permet un crédit facile, la sécurité pour les prêteurs et des contrats en confiance. Au total, la stabilité de la livre s’explique par une série de solutions pragmatiques adoptées pour régler un problème de l’instant et qui se trouvent être, dans le long terme une solution efficace. Cette stabilité est liée à la tension agressive d’un pays contraint par son insularité, par son effort pour percer le monde, par sa claire notion de l’adversaire à abattre. La stabilité de la livre est un instrument de combat.

      Londres joue un rôle essentiel dans la construction de l’Angleterre. Vers 1700, elle compte environ 10 % de la population anglaise. Tout comme Paris, Londres est un lieu de luxe et de gaspillage. La ville contrôle toutes les productions et les redistributions de l’île grâce à un quasi-monopole de l’exportation et de l’importation. L’essentiel de la circulation se fait par la route mais aussi par cabotage et réseau fluvial. Dans les deux sens les étapes sont nombreuses, ce qui génère de l’emploi. Les Anglais ne se contentent pas des produits locaux mais veulent aussi des marchandises de partout. Des banques locales apparaissent dès 1695. Elles se multiplient et sont liées aux banques londoniennes. Ainsi, sur le plan du crédit, les économies provinciales sont unifiées et satellisées. Au XVIIIe siècle , les centres manufacturiers de province et les ports connaissent un développement rapide.

      Au Nord et à l’Est, l’Angleterre impose la culture anglaise à des voisins le plus souvent réfractaires. L’Ecosse du XVIIe siècle est un pays pauvre avec une économie archaïque. Une vie marchande anime les villes maritimes des Lowlands, les marchands sont entreprenants malgré la faiblesse de leurs capitaux. En 1707, l’union politique avec l’Angleterre est votée. L’Ecosse peut alors jouir des avantages commerciaux dont se prévalent à l’extérieur les Britanniques. Par ailleurs le pays ne possédant rien qui puisse avoir un intérêt économique n’a pas à lutter contre une mainmise impérieuse. Toutefois la prospérité et la possibilité de commercer avec l’" Empire " anglais ne sont pas immédiates. Ce n’est que pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle que les exportations et l’industrie se développent franchement, d’abord avec le commerce du bétail sur pied puis de laine. La terre prend alors plus de valeur que le travail, l’élevage s’étend au détriment des labours. Ce n’est qu’après 1760 que des manufactures de lin puis de coton, appuyées sur un système bancaire efficace se développent. La poussée des villes fournit à l’agriculture une demande suffisante pour promouvoir une transformation tardive mais efficace.

      La situation en Irlande est très différente. Au XIIe siècle, les Irlandais sont des ennemis, méprisés et craints qui peuvent être considérés comme les grandes victimes du système qui assura à la Grande-Bretagne son hégémonie mondiale. La sujétion irlandaise au marché anglais est totale. L’exploitation s’organise à partir des domaines d’Anglo-Irlandais qui ont confisqué les trois quarts de la terre. Le pays paie une redevance allant jusqu’à un million de livres à ces propriétaires. Le paysannat travaillé par une démographie montante est misérable. L’Irlande s’enfonce dans une situation de pays " périphérique ", des " cycles " s’y succèdent. Elle devient d’abord fournisseur de bois et développe une industrie du fer au profit de l’Angleterre jusqu’à ce que l’île soit déforestée. Ensuite, elle produit d’énormes quantités de viandes salées, totalement destinées à l’exportation. La population locale est toujours aussi affamée. Lorsque la viande russe ou des colonies anglaises fait concurrence, s’amorce le " cycle " du blé. Des quantités considérables sont exportées jusqu’en 1846. Là encore la population ne profite pas de la production. La guerre américaine permet de supprimer un certain nombre d’interdictions qui limitent le commerce irlandais. Le pays profite de ces concessions. Cependant l’Irlande est trop proche de l’Angleterre pour lui échapper et trop grande pour être assimilée.

      Au total, le marché des îles Britannique se dessine à partir de la guerre d’Amérique qui marque une accélération. L’Angleterre devient maîtresse de l’économie-monde à partir de 1780-1785. Le marché anglais réussit simultanément trois achèvements : sa propre maîtrise, la maîtrise du marché britannique, la maîtrise du marché mondial.

      L’Europe à partir de 1750 passe sous le signe d’une vive croissance dont les manifestations sont nombreuses. L’Angleterre n’y fait pas exception, sa puissance qui va aboutir à la Révolution industrielle ne tient pas uniquement à la croissance européenne et à l’organisation du marché britannique. Elle tient à la modernité de la livre sterling, à l’adaptabilité du système bancaire et à la gestion de la dette publique dont les intérêts sont toujours réglés. En fait la dette publique est la grande raison de la victoire britannique. D’énormes sommes sont mises à la disposition du gouvernement au moment précis où il en a besoin. Au traité de Versailles, l’Angleterre perd la guerre mais gagne la paix. Le duel pour la domination mondiale concerne la France et la Hollande qui sort exsangue de la guerre anglo-hollandaise. L’échec de la France dans sa candidature à une hégémonie mondiale est acquise dès 1783. Le traité de Versailles prévoit un accord commercial. Cette mesure n’est pas appliquée. Pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire qui écartent la France des échanges mondiaux, l’Angleterre conquiert son principal atout : le monopole d’un marché illimité, celui du monde entier. Ces guerres aggravent le retard économique de la France. L’Angleterre impose partout ses conditions commerciales et élargit ses marchés. Elle préfère cette victoire économique à une victoire militaire dans une guerre d’usure avec l’Amérique. La France qui ne peut l’emporter sur la Hollande se retrouve dans une situation identique avec l’Angleterre.

    5. Le monde pour ou contre l’Europe

      Une vision globale du monde comprend l’Europe marginale de l’Est, l’Afrique Noire, l’Amérique, l’Islam et l’Extrême-Orient. Toutes ces zones sont sous influence de l’Europe qui en tire une notable partie de sa substance et de sa force, supplément apportant une aide constante qui favorise la Révolution industrielle. Le monde ressemble dans ses expériences économiques à l’Europe. Son étroitesse relative lui a-t-elle facilité la cohérence et l’efficacité ? L’avantage de l’Europe tient probablement à des structures sociales qui ont permis une accumulation du capital, et à la protection de l’Etat. En fait c’est la domination de l’Europe qui permet son développement rapide, son éclat et ses conséquences.

      1. Les Amériques ou l’enjeu des enjeux

        L’Amérique que l’Europe tend à construire à son image est un immense territoire faiblement peuplé, resté à l’âge de pierre. Le peuplement est une condition indispensable à son développement. Celui-ci est lent mais des villes et des marchés s’y construisent, s’appuyant d’abord sur la population indigène qui sera décimée, puis sur des engagés et déportés européens, enfin sur des esclaves noirs. Ces populations se mélangeront en partie progressivement. Les colonies américaines n’existent que pour servir l’Europe qui, après les avoir laissées grandir seules, les reprend en main dès qu’elles prospèrent. Le numéraire manque mais le crédit est efficace, des surplus se dégagent et une accumulation commence grâce aux marchands. Les échanges et les industries se développent et l’Amérique se donne progressivement les moyens de son autonomie malgré l’opposition de la métropole. L’immigration se développe et met en valeur de nouveaux espaces. La vie marchande en pleine essor a besoin de libertés qui lui sont refusées. Néanmoins le commerce américain s’étend progressivement vers l’Europe et concurrence le commerce anglais. L’Angleterre ne peut mettre au pas ses colonies qui se libèrent en 1783. Pour certains auteurs, l’Amérique domine le monde dès la fin du XVIIIe siècle.

        Ainsi les colonies du nouveau monde, après s’être modelées sur l’Europe influent à leur tour largement sur celle-ci et particulièrement sur l’Angleterre qui reprend une place prédominante dans le commerce et le développement des Amériques. En fait, l’économie-monde recouvre l’Amérique et la supériorité de l’Europe lui vient de l’exploitation du Nouveau Monde.

      2. L’Afrique Noire

        Dès le XVe siècle, l’Europe s’engage en Afrique. Les Etats y sont belliqueux, le peuplement dense, les économies, bien que primitives sont vigoureuses. Elles permettent de fournir 50 000 esclaves par an à la traite. L’Afrique Noire est entourée de deux civilisations impérialistes, belliqueuses et esclavagistes, l’Europe et l’Islam. Celles-ci proposent des biens inédits qui provoquent la convoitise et intensifient un esclavage préexistant et surtout la traite.

        Le commerce qui est d’abord côtier s’étend à l’intérieur du continent, avec ou sans intermédiaires.

        La traversée de l’Atlantique n’est qu’une étape du commerce triangulaire. Sucre, coton et café arrivent ensuite en Europe d’où repartent des produits manufacturés. A chaque étape, les bénéfices sont importants. Pourtant, progressivement le client noir augmente ses exigences, le profit des Etats africains augmente en même temps que leur production se spécialise. L’arrêt de l’esclavage est progressif à partir de 1815. Rien ne permet d’affirmer que la traite a détruit l’équilibre des populations africaines qui, en contrepartie, ont obtenu de nouveaux produits agricoles et animaux domestiques, ainsi qu’une part de civilisation.

      3. La Russie

        La Moscovie reste longtemps en marge de l’Europe qui possède la supériorité de ses techniques et de ses marchandises. Elle organise sa propre économie-monde et cependant n’est pas totalement fermée aux échanges. Elle communique avec l’Europe grâce à ses ports du nord et avec la Turquie par ses routes du sud. Kazan et Astrakan deviennent des plaques tournantes vers l’Asie, la Chine et l’Iran.

        Toutes les activités sont strictement contrôlées par un Etat extrêmement autoritaire et omniprésent qui délègue ses grandes fonctions monétaires, commerciales et financières à quelques marchands très importants.

        La société est très fermement tenue en main et condamnée à produire des surplus. La condition paysanne s’aggrave et le servage renaît au XVIe siècle, d’autant plus que les territoires sont immenses et peu peuplés et que c’est le seul moyen de fixer une population qui tend à la mobilité. Le paysan russe est soumis à une redevance en argent ce qui suppose un marché dans lequel le commerce extérieur joue un rôle qui permet l’injection d’argent. Le serf quant à lui , contre redevance, peut avoir des activités particulières lucratives. Les manufactures se développent au XVIIIe siècle et tout le pays prend part à l’expansion économique. Le métal blanc et une certaine forme de capitalisme contribuent à la détérioration de l’Ancien Régime. Un marché national se développe à partir de très petites unités. Par ailleurs, le crédit moderne n’existe pas et le bénéfice compte moins que la saisie des biens de l’emprunteur.

        Cette économie-monde a sa périphérie vers le sud et surtout avec la Sibérie, qui peut être comparée à l’Amérique pour l’Europe. La conquête de ce territoire, découvert à la fin du XVIIIe siècle, est d’abord le fruit d’initiatives individuelles. L’immigration est faible. A la fin du XVIIIe siècle, la population sera d’environ 600 000 personnes. Le transport est difficile et se fait surtout par les fleuves et par un traînage facilité par le froid et la neige. L’Etat prend la Sibérie en main en 1687 et organise le commerce des fourrures qui sont la richesse du pays. Lorsque la concurrence des fourrures d’Amérique devient trop rude, le pays se tourne vers les produits miniers qui demandent une main d’œuvre beaucoup plus importante. Déportés et paysans contraints la formeront.

        L’expansion de l’économie-monde russe est étonnante mais fragile. Elle est concurrencée par les marchands de Chine, d’Islam, d’Inde et d’Iran. Devant eux, les marchands russes font rarement le poids dans le commerce extérieur mais ils prennent leur revanche au niveau du marché intérieur. Avec Pierre le Grand, le pays sort progressivement de son isolement. Grâce à son crédit et au pouvoir de l’argent comptant, l’Europe pénètre le marché de ses produits manufacturés. Par ailleurs, la philosophie des Lumières a une influence considérable dans les milieux dirigeants et intellectuels. La Russie qui protège son marché intérieur réussit sa révolution pré-industrielle, les manufactures se développent. Pourtant lors de la Révolution industrielle, elle ne fera que prendre du retard. Elle devient un fournisseur de matières premières, ce qui lui permet l’apport monétaire indispensable à l’introduction du marché dans l’économie paysanne, étape indispensable à la modernisation du pays.

      4. Le cas de l’Empire turc.

        Constitué dès le XVe siècle, il est une contre-Europe. Son économie est l’héritière des anciennes liaisons entre l’Islam et Byzance. La force de l’Etat lui donne toute sa puissance. Ici encore, l’espace est immense. D’abord plaque tournante du commerce entre l’Europe et l’Asie, l’Empire restera une voie de passage obligée, même après l’utilisation de l’Atlantique. La taille et la faiblesse des consommations locales permettent de dégager d’importants surplus (chevaux, viande, cuir). Par ailleurs les villes marchandes importantes comme Le Caire ou Alep sont nombreuses. Le déclin politique date du milieu du XVIIe siècle mais il n’induit pas une décadence économique immédiate. La population continue de croître et au XVIIIe siècle la reprise économique est visible. Les Ottomans sont maîtres de la plupart des ports méditerranéens de l’Islam. Les axes terrestres lui assurent la cohérence. Vers 1750, les produits importés sont nombreux et variés et viennent d’Europe voire d’Amérique. Les exportations restent à peu près inchangées. Constantinople est une place de change, de troc des monnaies avec de forts pourcentages de profits, en même temps qu’un gros centre de consommation.

        Les villes et les foires sont au centre de l’économie de marché de l’espace turc. Au XVIIIe siècle, le crédit est peu développé bien que l’usure soit active. Les échanges restent archaïques avec une modicité des prix étonnante par rapport à l’espace occidental. La majeure partie de l’argent, indispensable au commerce, ne fait que traverser l’espace turc vers l’Océan Indien. Cette situation renforce la supériorité monétaire de l’Occident qui joue également sur le taux de change entre or et argent, en faisant une véritable activité. Les archaïsmes turcs n’entraînent pas la régression de l’économie turque tant que le marché intérieur reste vigoureux, et les industries de guerre, navales et textiles, actives. Les 20 à 25 millions d’habitants font une large part aux divers métiers de l’Empire et à leurs productions jusqu’au XIXe siècle. A partir de ce moment-là seulement, les produits de l’industrie textile anglaise supplanteront largement ceux de l’industrie locale. Néanmoins, les marchés turcs continuent d’assurer leur fonction, appuyés sur une solide organisation des transports que les Européens ne parviennent pas à organiser pour eux-mêmes.

        La décadence de l’Empire turc ne commence qu’au début du XIXe siècle. Ce déclin se propage des zones les plus actives vers celles qui le sont moins, poussé par l’économie-monde européenne et ses techniques belliqueuses. A ce moment l’Etat turc n’est plus obéi, les salaires de ceux qui travaillent pour lui sont faibles et incitent à des " dédommagements ", le stock monétaire est probablement trop faible. Au total, l’économie se mobilise mal au moment où s’accélère la décadence politique. L’entrée de l’Europe industrialisée va être fatale à cet univers en difficulté.

      5. L’Extrême Orient

      Il est composé de trois économies-mondes : l’Islam, l’Inde et la Chine qui ont formé un assemblage fragile et intermittent, articulé autour de l’Inde avec des rééquilibrages à durée multi-séculaire. Ce sont néanmoins les marchands indiens qui l’emporteront en permanence sur les autres.

      La Chine se libère des Mongols dès le début du XVe siècle, prend une expansion maritime considérable, bouscule le commerce musulman et déplace le pôle de cette super économie-monde dans l’Insulinde. Les villes commerciales sont quasi autonomes, elles s’orientent au gré des courants marchands. De l’Egypte au Japon on trouve des capitalistes, des rentiers du négoce, de gros marchands, des changeurs, des banquiers. Les possibilités et garanties des échanges sont comparables à celles de l’Europe. Les marchands forment des associations, leurs contrats et leurs affaires passent de l’un à l’autre. Ainsi apparaît, bien avant l’arrivée des Européens,  un réseau de trafics maritimes d’une variété et d’un volume comparables à ceux de la Méditerranée.

      L’Europe s’introduit progressivement à partir de 1498 avec l’arrivée de V. de Gama. Tout y est nouveau: religions, hommes, civilisations, modes de propriété. Compte tenu de la distance et de l’étendue des territoires, l’apport en nombre des Européens est dérisoire (quelques dizaines de mille vers 1700). Entre les moyens apparents et les résultats obtenus, la disproportion est flagrante. En fait, les Européens se font aider par la population locale qui se présente en foule. Dans ce système la collusion, la symbiose s’imposent et le marchand local est toujours présent, à tous les niveaux.

      Le jeu du commerce mondial s’efforce, souvent avec succès, de rendre Europe, Amérique, Afrique et Asie complémentaires. Les échanges sont possibles uniquement parce que la contrepartie du poivre, des épices et de la soie est constituée par les métaux précieux engloutis par l’Inde et la Chine. Il est possible d’y voir soit une faiblesse de l’Europe par rapport à l’Asie, soit le moyen pour les Européens de s’ouvrir un marché particulièrement profitable. Le métal blanc d’Amérique qui arrive par voie terrestre et maritime est indispensable aux mouvements économiques asiatiques. Ceci permet à l’Europe de réguler les économies d’Extrême-Orient.

      D’entrée de jeu les Européens bénéficient de la supériorité écrasante des vaisseaux de guerre dans un milieu ou les mœurs maritimes sont des plus pacifiques. Incapable de s’emparer de l’intérieur des terres, l’Europe saisit la mer et ses possibilités de transport et de liaison.

      Les grandes compagnies des Indes sont des " multinationales " avant l’heure. Elles luttent avec l’Etat qui les a créées, s’occupent des capitaux, surveillent les marchés étrangers. La distance est une difficulté constante et la lenteur des communications oblige à une délégation importante aux directions locales. Le territoire d’un comptoir est souvent une forme de colonie marchande . L’Européen s’implante près d’une zone de production, d’un carrefour, d’un marché, de façon à ne pas avoir d’infrastructure à prendre à sa charge. Les très petits groupes européens en Asie sont en fait liés au capitalisme le plus avancé de l’Occident et ne rencontrent pas la totalité de la masse asiatique mais des minorités marchandes qui dominent les trafics et les échanges d’Extrême-Orient. Si le capitalisme marchand européen peut investir ces marchés extrême-orientaux c’est parce qu’ils forment une série d’économies cohérentes.

      L’Inde est un  cas subtilement déviant, très compliqué, politiquement, socialement, culturellement, économiquement. Les économies-mondes de l’Islam et de la Chine s’appuient sur l’économie- monde indienne de par sa position centrale en Extrême-Orient.

      Des milliers de villages sont ouverts vers l’extérieur, encadrés par des autorités et des marchés qui surveillent l’économie, les vident de leurs surplus et leurs imposent une économie monétaire qui constitue une excellente courroie de transmission des échanges de tous types. C’est le cas du sultanat de Delhi au XIVe siècle qui garde le soin constant d’améliorer la production. La densité très importante de foires et marchés augmente les échanges. Autorités et marchands cherchent à obtenir le maximum au plus vite. La transformation de la récolte en argent reste la clé du système. Les artisans sont confinés dans leur rôle par les castes. Le revenu du paysan est très faible et il baisse encore entre 1700 et 1900. Néanmoins le système garde une faculté d’expansion par une mise en culture progressive des terres avec des rendements supérieurs à ceux de l’Europe. Un surplus est ainsi dégagé, majoré par le fait que les cultures " riches " comme celle de l’indigotier qui nécessitent de gros investissements, destinées à l’exportation, sont de type capitaliste. La souplesse d’adaptation de cette agriculture en fonction du marché est aussi le signe d’une efficacité capitaliste. Toutefois, tant que l’Etat moghol est fort, il préserve un minimum de prospérité paysanne nécessaire à la sienne. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que tout se détériore, les révoltes paysannes deviennent alors continuelles.

      Les artisans sont innombrables et leur souffrance est comparable à celle des paysans. Ils travaillent pour la consommation intérieure et l’exportation. En Inde la proto-industrie se heurte à de nombreux obstacles. Pour certains les castes ont empêché les progrès techniques. Pour d’autres, elles sont un réservoir de main d’œuvre dotée d’une certaine plasticité. Les outils sont rudimentaires mais compensés par l’habileté manuelle. Ils évoluent peu : ceci est dû davantage à une question de coût que de technicité. Les Hôtels des monnaies valent ceux d’Europe. Les chantiers navals fournissent des bâtiments de qualité. La production textile s’adapte à toutes les variations et s’exporte jusqu’en Amérique. Comme en Europe, elle s’intègre à plusieurs réseaux. La liberté laissée au tisserand est grande ; il reçoit une avance en argent mais comme l’agriculteur, il est condamné à une rémunération minimale. Dans ce système les manufactures sont inutiles.

      Produits agricoles, manufacturés et matières premières, tout circule en Inde. Les distances sont considérables et la circulation est imparfaite. Le terme de marché national est excessif bien que rendu cohérent par la monnaie. Des pôles de développement organisent des asymétries indispensables à une circulation vive.

      En se substituant en 1526 au sultanat de Delhi, l’Empire moghol fait cohabiter les religions hindouiste et musulmane. Une administration ramifiée assure la levée des impôts tout en promouvant l’agriculture. L’armée se place au centre du système et constitue une aristocratie pesant très lourd sur l’économie du pays, vivant à la fois des rétributions payées par le Trésor impérial et des redevances paysannes. Des terres lui sont concédées, en récompense de service, à titre viager.

      Le début de la décadence se situe vers le milieu du XVIIIe siècle. Le régime ne réussit pas à organiser la succession impériale. L’Empire est fondé sur les quelques milliers de féodaux, professionnels de la guerre, soucieux avant tout de leur intérêt propre. Pour que le régime fonctionne, le souverain doit être énergique et le pays a besoin d’une stabilité sociale. Dans ce climat de mépris du bien public, une partie de l’aristocratie tente de transformer la propriété viagère en propriété héréditaire et se jette dans les affaires si bien que la fortune n’est plus la récompense des services rendus. De plus l’intolérance religieuse croissante génère une réaction hindouiste révélatrice de l’impossibilité de faire cohabiter les deux religions. La situation économique plutôt favorable entretient les conflits internes favorisés par les hommes d’affaire. Cet écartèlement progressif ouvre la voie de la conquête anglaise dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

      Le capitalisme indien malgré ses déficiences fonctionne assez bien malgré la taille considérable du pays. Le marché national a besoin pour vivre de métaux précieux importés qui contribuent à la fluidité et à l’efficacité de l’économie monétaire. Celle-ci ne tourne qu’à condition de créer de l’argent artificiel, d’organiser les transactions du marché et du crédit. Tout ceci suppose l’existence d’une hiérarchie marchande stabilisée par le système des castes et d’une certaine forme de capitalisme. Au XVIIIe siècle les banquiers sont au sommet de leur richesse, soit portés par l’évolution logique d’une vie économique qui tend à créer les hauts paliers de l’activité bancaire, soit écartés du système marchand par les Européens et donc rejetés vers la banque. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que les banquiers du Bengale seront ruinés par la volonté anglaise. Au contraire, ceux de la côte ouest de l’Inde et de Bombay prospéreront dans l’activité marchande, devenant les collaborateurs indispensables des Anglais. Néanmoins avant la domination anglaise la richesse des grandes familles de marchands les désignent aux exactions des puissants dans un monde où le manque de liberté, de sécurité, de complicités politiques n’a pas favorisé l’essor capitaliste. Tout ceci est néanmoins en partie compensé par la puissante solidarité de la caste. Parmi les causes du retard de l’Inde, les bas salaires figurent en bonne place. Ils sont un trait structurel constant de l’économie indienne, condition indispensable du courant des métaux précieux vers l’Inde, expliquant le goût effréné de la thésaurisation des grands. Les monnaies se valorisent à la hauteur du très bas prix du travail des hommes, lequel implique le bon marché des vivres et des épices. Ces salaires faibles permettent la pénétration en Europe des exportations indiennes notamment textiles, supérieures en qualité et en beauté. Le travail d’un " prolétariat extérieur " est le fondement du commerce de l’Europe avec l’Inde. Une autre raison du retard de l’Inde est l’absence d’incitation technique visant l’augmentation de productivité dans un pays qui compte des millions d’artisans et dont le monde entier s’arrache les produits. C’est dans une industrie européenne menacée qu’a lieu cette incitation. L’Angleterre ferme d’abord ses frontières propres puis cherche à saisir ce marché en faisant des économies drastiques de main d’œuvre. Il existe aussi une explication extérieure du retard de l’Inde. Celle-ci est un instrument qui a permis à l’Angleterre de saisir un espace plus vaste qu’elle et de là de dominer la super économie-monde asiatique. Ainsi l’Inde a été désindustrialisée, ramenée au rôle de producteur de matières premières. L’Inde du XVIIIe siècle est loin d’enfanter un capitalisme industriel. Pourtant dans ses limites, son agriculture est efficace tout comme son industrie. Son économie de marché est à l’œuvre, ses marchands sont efficaces, son économie au loin vigoureuse. Mais l’Inde ne domine pas cet espace et c’est par l’extérieur qu’elle s’appauvrit. L’intervention de l’Europe la stimule d’abord et la dessert ensuite.

      La super-économie-monde extrême-orientale est à la fois très vaste et très fragile. L’Extrême-Orient est suffisamment organisé pour être assez facilement pénétré mais pas assez pour se défendre ; il appelle ainsi l’envahisseur. Le point de confluence de cette super-économie-monde, c’est l’Insulinde par laquelle l’Europe pénètrera puis dominera l’Extrême-Orient.

    6. Révolution industrielle et croissance

      La Révolution industrielle qui débute vers 1550 est un phénomène continu et extrêmement complexe.

      1. Des comparaisons utiles

        La Révolution industrielle engendre depuis le début d’autres révolutions aujourd’hui encore inachevées. Antérieurement, toutes les amorces de Révolution industrielle ont échoué.

        Si révolution signifie bouleversement et démolition, il signifie aussi reconstruction. Le terme de Révolution industrielle est probablement dû à Adolphe Blanqui en 1837. Dans les révolutions s’associent à la fois des phénomènes lents et rapides qu’il convient de rapprocher. Il en est de même pour la Révolution industrielle anglaise. Avant le " décollage " à la fin du XVIIIe siècle, l’Angleterre doit se construire, des préalables sont indispensables. La Révolution industrielle est la constitution d’une masse critique aboutissant à une explosion révolutionnaire. Rien d’étonnant alors si le phénomène n’est appréhendé par aucun des contemporains comme A. Smith, Ricardo ou J.B. Say . Pourtant, si à la fin du siècle, la croissance anglaise devient irréversible, c’est non pas du fait de progrès particuliers mais du fait d’un ensemble indivisible d’interdépendances et de libérations réciproques que chaque secteur avait créées pour l’avantage des autres secteurs.

        Le Tiers Monde d’aujourd’hui permet d’illustrer le passé. Les réussites sont rares et le progrès est discontinu. Pour accompagner une révolution industrielle, toute la société et toute l’économie doivent être capables d’accompagner le changement. Un seul blocage et tout s’arrête. Pour I. Sachs les goulots d’étranglement en cause dans le Tiers Monde actuel sont la croissance démographique lorsqu’elle annule les effets du développement, l’insuffisance de la main d’œuvre qualifiée, la tendance à l’industrialisation dans les secteurs de l’exportation et du luxe et surtout l’inélasticité de l’offre alimentaire dans une agriculture restée archaïque et qui n’arrive pas à satisfaire l’augmentation de la consommation. Comparés à ces difficultés majeures, les besoins en capitaux, les niveaux de l’épargne, l’organisation et le prix du crédit apparaissent presque comme secondaires. L’Angleterre du XVIIIe siècle est très comparable. La croissance exige un accord intersectoriel, un marché national qui réclame la cohérence, la circulation générale et une certaine hauteur du revenu pro capite. Par ailleurs, l’économie internationale partage et définit autoritairement les tâches. Les pays du Tiers Monde qui souhaitent leur propre révolution industrielle se trouvent à la périphérie. Tout y est plus difficile, les techniques nouvelles sont sous licence et ne correspondent pas toujours à leurs besoins, les capitaux sont empruntés au dehors, les transports maritimes leur échappent et les matières premières excédentaires peuvent les mettre à la merci des acheteurs. C’est pour ces raisons que l’industrialisation progresse là où elle a déjà progressé et que le gouffre grandit entre les pays sous-développés et les autres.

        Aux révolutions avortées manquent toujours un ou plusieurs éléments. L’invention existe mais le démarrage n’arrive pas. Le démarrage est là mais le mouvement s’arrête. La Révolution industrielle n’est pas un simple processus économique. L’économie débouche sur tous les secteurs de la vie à la fois et la réciproque est vraie.

        Chevaux et moulins sont les artisans de la première Révolution industrielle d’Europe aux XIe, XIIe et XIIIe siècles. Les battoirs remplacent les pieds des ouvriers dans l’industrie du drap, essentiellement dans les campagnes où l’eau est suffisamment vive et au détriment des villes qui perdent malgré elles cette activité. Au même moment, la révolution agricole recule les limites des terres cultivées qui sont assolées, les villes prolifèrent, le travail se divise, parfois de façon violente entre les campagnes et les villes. Celles-ci sont des moteurs d’accumulation et de richesse. La monnaie réapparaît, trafics, marchés et foires se multiplient. Un ordre économique se met en place. En Méditerranée, les chemins de la mer et de l’Orient sont reconquis. L’espace économique s’élargit. La croissance est continue aux XIIe et XIIIe siècles. Les salaires montent plus vite que le prix des céréales. Le rendement du travail et la productivité augmentent ce qui permet de nourrir une population en croissance. Le secteur " tertiaire " augmente lui aussi jusqu’à la récession du XIVe siècle où tout s’effondre. L’économie s’affaiblit, les famines sont présentes en 1315 et 1317. La Peste Noire suit, à la fois cause et conséquence. Il est possible de penser que la production agricole avec des rendements décroissants n’a pas suivi la crue démographique. D’autres explications à la récession existent, comme la fragilité de pays touchés en priorité par la révolution énergétique des moulins : l’Europe du nord de la Seine. Les nouveaux Etats territoriaux ne sont pas encore des unités économiques maniables. Les foires de Champagne s’effacent. Au total, les Etats méditerranéens l’emportent.

        Lorsque l’Europe sort de la crise, un élan des échanges, une croissance à l’allure vive, révolutionnaire, courent selon l’axe des Pays-Bas à l’Italie en passant par l’Allemagne. Celle-ci entre deux mondes dominants connaît une vive croissance qui lui permet de participer aux échanges internationaux. Ses mines qui prospèrent (notamment les mines de fer), suscitent une série de novations. L’essor minier active les autres secteurs économiques. Le commerce crée d’importants réseaux de crédit et des sociétés internationales s’organisent. L’artisanat urbain prospère. Les transports se développent. Venise qui a besoin de métal blanc établit avec la Haute Allemagne des relations commerciales privilégiées. Vers 1635, les mines allemandes s’épuisent, le métal blanc d’Amérique apparaît et tout s’arrête pour l’Allemagne. En Italie une réussite encore plus marquante s’esquisse dès 1450 à partir de révolutions successives, fondées sur la poussée démographique, sur la naissances de petits Etats territoriaux déjà modernes, sur une transformation agricole capitaliste, le tout dans un climat général de découvertes scientifiques et techniques. Milan, probablement grâce à l’avance de son agriculture échappe à la crise des XIVe et XVe siècles et connaît un essor manufacturier textile remarquable. Prise dans le grand mouvement marchand lié à des villes comme Paris, à des foires comme Genève et Chalon-sur-Saône, elle achève la conquête capitaliste de ses campagnes et crée le high farming. Pourquoi tout ceci n’a-t-il pas débouché sur une révolution industrielle ? Absence de marché national ? Décroissance des bénéfices fonciers ? Prospérité de taille insuffisante des entrepreneurs industriels ? Eloignement trop important de Venise et de sa position dominante ? En fait une révolution industrielle, pour se construire doit développer harmonieusement les divers secteurs de son économie et, impérativement s’appuyer sur une domination des marchés extérieurs.

        C’est un essor industriel beaucoup plus net et intense que ceux d’Allemagne et d’Italie qui surgit en Angleterre entre 1560 et 1640 et qui fait de ce pays le premier pays industriel d’Europe. Les grandes innovations industrielles viennent de l’extérieur : les hauts fourneaux d’Allemagne, le tissage de France, le verre d’Italie. Néanmoins, c’est l’Angleterre qui donne à ces activités une amplitude encore inconnue : effectifs ouvriers, taille des bâtiments, grossissement des entreprises. Par ailleurs le recours grandissant au charbon de terre est décisif. En effet le bois est rare et de plus en plus cher, l’eau trop lente. L’Angleterre s’engage donc dans une très large exploitation charbonnière. L’industrie doit trouver des solutions nouvelles pour s’adapter à ce changement d’énergie. Le charbon s’introduit progressivement dans toutes les industries. A chaque fois c’est une concentration de main d’œuvre et de capital. Simultanément le marché intérieur est en forte croissance. La poussée démographique, estimée à 60 % au cours du XVIe siècle mais aussi la considérable augmentation des revenus agricoles ont transformé les paysans en consommateurs de produits industriels. La montée des prix agricoles est plus importante que celle des prix industriels ce qui tend à indiquer un retard de la production agricole sur l’industrielle. Dans ce contexte, certains secteurs restent néanmoins à la traîne. Le charbon tarde à être utilisé pour les hauts fourneaux, son usage ne se généralise que vers 1750. La production d’acier reste longtemps médiocre. L’industrie du drap est stationnaire de 1560 à la fin du XVIIe siècle où elle ne fournit plus que 50 % des exportations au lieu de 90 % au début du XVIe siècle. De 1640 à 1680 l’industrie stagne et n’innove plus ce qui est d’ailleurs le cas dans les autres pays du Nord. Au total la Révolution industrielle qui ne s’affirmera qu’au XVIIIe siècle progresse déjà par paliers depuis le XVIe siècle. L’Angleterre d’ailleurs n’est pas seule responsable et inventrice de la Révolution industrielle qu’elle a réalisée. C’est aussi pourquoi les autres pays se sont ensuite aussi facilement engagés sur cette voie.

      2. La Révolution anglaise, secteur par secteur

        L’industrialisation comme la Révolution industrielle met à la fois tout en cause, société, économie, structures politiques.

        La Révolution industrielle est le résultat d’un interminable processus. Il est certain que la technique industrielle et machiniste ne joue, dans la vie rurale qu’un rôle assez négligeable jusqu’au milieu du XIXe siècle. La crise du XVIIe siècle correspond à une maturation des campagnes, lente et inégale mais doublement bénéfique à la future Révolution industrielle : mise en place d’une agriculture à haut rendement et création d’une main d’œuvre malléable et entraînée, prête à répondre à l’appel de la grande industrie citadine. L’évolution de l’agriculture n’a été possible que grâce à la destruction de l’ancien régime seigneurial remplacé par un système de propriétés qui se sont étendues par des regroupements successifs. Ce système va à l’inverse de celui de la France qui connaît un morcellement des terres et une perte de rentabilité. Les campagnes anglaises se joignent très tôt au marché national, faisant vivre les villes et étant le premier débouché de l’industrie anglaise qui démarre.

        L’Angleterre passe de 5 835 000 d’habitants en 1700 à 18 millions en 1850. Le taux de mortalité passe de 33 pour mille à 21 pour mille en 1800. Le taux de natalité, favorisé par les mariages précoces dans les milieux industriels, atteint 34 pour mille. Une Angleterre noire progresse, avec d’énormes villes, mal et vite construites qui voient leur population vivre dans des conditions sordides et se multiplier par dix entre 1760 et 1830. L’Angleterre ne suffit pas à fournir les ouvriers nécessaires et des immigrés encore plus misérables viennent du Pays de Galles, d’Ecosse et d’Irlande. Par ailleurs, il est de plus en plus fait appel au travail des femmes et des enfants, dociles et mal payés mais suffisants pour des tâches non spécialisées. L’industrie en pleine réussite se bureaucratise, créant un secteur tertiaire. La domesticité devient pléthorique, signe que les hommes ne manquent pas. Cette abondance de main d’œuvre est indispensable à la Révolution industrielle. Les mouvements industriels et démographiques vont de pair. Dans les analyses économiques le facteur technique a perdu une partie de son importance. L’invention, souvent en avance sur la capacité industrielle, tombe souvent dans le vide et l’application technique doit être longuement sollicitée. Plusieurs auteurs affirment que  durant les premières décennies de la Révolution industrielle, la technique a été beaucoup plus un facteur déterminé par l’économie qu’un facteur déterminant l’économie. Les innovations dépendent donc de l’action du marché et répondent à une demande insistante du consommateur. Si la demande crée l’innovation, elle dépend elle-même du niveau des prix. L’explosion marchande du XVIIIe siècle peut aussi passer pour une révolution commerciale. Pendant ce siècle, les industries qui travaillent pour le marché intérieur voient leurs indices de production augmenter de moitié. Celles qui travaillent pour l’exportation multiplient leurs indices de production par cinq. Les liens avec la Révolution industrielle sont étroits et réciproques. La fortune anglaise, hors de l’île, c’est l’ouverture de l’économie britannique sur la plus vaste unité d’échange qui soit au monde. A partir de 1760, les échanges avec le reste du monde croissent davantage que ceux avec l’Europe. Le centre de gravité du commerce anglais s’éloigne du vieux continent au fur et à mesure qu’augmentent les échanges avec l’Amérique et l’Inde. Par ailleurs il convient de noter que le niveau des prix, très haut en Angleterre, ne permet pas à cette dernière de concurrencer la France et la Hollande sur les marchés proches de l’Europe. Si l’Angleterre ne gagne plus en Europe, elle triomphe partout ailleurs. Les hauts prix intérieurs obligent l’Angleterre à modifier ses moyens de productions, ils la forcent aussi à s’approvisionner en matières premières dans les pays à bas prix. La victoire du commerce anglais appuyé sur la première flotte du monde le permet. Si la révolution commerciale ne peut expliquer à elle seule l’industrielle, elle y contribue largement. Beaucoup la minimisent marquant la différence entre ceux qui voient la croissance capitaliste par une croissance interne et ceux qui l’envisagent par une exploitation systématique du monde, de l’extérieur. Au total, pour la Révolution industrielle, les deux croissance se sont conjuguées, l’une n’allant pas sans l’autre.

        Pourquoi l’Angleterre a-t-elle été si précoce ? Le rôle centralisateur et révolutionnaire de Londres, la multiplication des marchés et la généralisation d’une économie monétaire, l’ampleur des échanges l’expliquent. Le tout induit une sophistication et une modernisation des relations qui tendent de plus en plus à fonctionner d’elles-mêmes. Plus encore une multiplication des moyens de transport va au devant des exigences du trafic et en assurera l’essor. La vitesse des communications concerne aussi les ordres et informations indispensables au monde des affaires.

        La Révolution industrielle n’en finit pas de naître et elle nécessite des destructions, des aménagements et des restructurations qui prennent environ un siècle pendant lequel un Ancien Régime disparaît. L’Angleterre change de visage, elle augmente son niveau de vie, perfectionne les outils de sa vie économique. Ses secteurs économiques sont liés et suffisamment développés pour qu’aucun ne devienne, en cas de difficulté, un goulot d’étranglement. Au travers de tous ces éléments il ne faut pas considérer que la Révolution est un but en soi. Celle-ci résulte davantage d’une rencontre de courants croisés qui poussent en avant la Révolution industrielle.

      3. Dépasser la Révolution industrielle

      L’industrialisme est plus vaste que la Révolution Industrielle, il est lui même dépassé par les courants de l’industrialisation, de la modernisation et enfin de la croissance.

      Pour certains auteurs,  la Révolution industrielle n’a pas été la source de la croissance moderne . Pour d’autres, la Révolution industrielle de ces deux cent dernières années n’a peut-être été rien d’autre qu’un vaste boom séculaire . Enfin, d’autres encore considèrent que la croissance équilibrée est celle qui met en mouvement tous les secteurs à la fois, mise sur la demande et valorise le rôle du marché national. La croissance déséquilibrée fait tout partir d’un secteur privilégié dont le mouvement se transmet aux autres. Ici compteraient davantage les à-coups du marché extérieur, plus que le gonflement du marché national. Ces différents schémas d’explication ne s’opposent pas nécessairement entre eux si on superpose de manière dialectique les aspects mis en évidence dans ces présentations selon des cycles historiques longs ou courts. Une vive avance peut lancer la croissance mais elle s’interrompra si elle ne peut s’appuyer sur une réponse multisectorielle. Le maniement de focales temporelles différentes fait alors ressortir une autre opposition entre croissance moderne continue et croissance traditionnelle discontinue. La croissance soulève l’économie et engendre équilibres et déséquilibres. Le potentiel de croissance est le développement équilibré et lentement acquis par interaction des différents facteurs et acteurs de production, par transformation des relations structurelles entre terre, travail, capital, marché, Etat et institutions sociales. Ce phénomène s’inscrit dans la longue durée. Il rend la croissance économique possible. En revanche, la manière dont la croissance se produit est conjoncturelle, elle dépend d’une découverte technique, d’une chance nationale ou internationale, voire du hasard. Il est possible de superposer ces deux modes de croissance. En croissance continue, l’accumulation lente du progrès permet la croissance économique, à chaque aléa de la conjoncture un nouveau moteur prend le relais. Jusqu’à la Révolution industrielle, chaque poussée de croissance s’est brisée contre les limites du possible. La croissance moderne commence quand la limite ne cesse de s’éloigner.

      La division du travail suit la croissance à bonne distance. Sa complication progressive s’affirme comme un bon indicateur des progrès de la croissance. L’extension du secteur tertiaire relève de la division du travail et se place au centre des théories socio-économiques. De même les déstructurations et restructurations sociales accompagnent la croissance. En effet, celle-ci n’augmente pas seulement la division du travail, elle en renouvelle les données, écartant les tâches anciennes et en proposant de nouvelles.

      Ce phénomène de division est omniprésent dans la société anglaise : division du pouvoir politique entre Parlement et Monarchie, séparation du secteur culturel qui devient de plus en plus indépendant et influent, diminution du secteur primaire au profit des secteurs secondaire puis tertiaire. Ce dernier point est d’ailleurs le signe d’une société en voie de développement. Une révolution des services serait le pendant des Révolutions industrielle et agricole. Les transports se développent, le nombre des boutiques augmente. Les entreprises s’étoffent, se bureaucratisent, tout comme l’Etat. Les professions libérales sont dans le vent et renouvellent leur organisation.

      L’histoire du capitalisme commence avant la Révolution industrielle et la dépasse. Pendant cette période il se transforme et prend du volume, jusqu’à devenir envahissant sous la forme du capitalisme industriel. Dès avant la Révolution industrielle, son expérience est marchande mais aussi agricole, industrielle et financière. La dernière forme, la plus achevée l’emporte sur les autres. Capitalismes bancaire, industriel et commercial coexistent tout au long du XIXe siècle mais aussi avant et après. C’est en fonction des variations du profit que les masses respectives de l’investissement capitaliste sont passées d’un secteur à l’autre. Si le quotient capital/revenu est si élevé entre 1830 et 1870, c’est parce que l’industrie britannique peut grandir à la mesure du marché du monde qu’elle domine. A la même époque, le capitalisme parisien se rabat sur la finance qui lui est plus profitable. Paris se fait alors admettre comme ville organisatrice des mouvements de capitaux intra-européens jusqu’en 1870 où l’Angleterre l’emporte.

       

    7. En matière de conclusion : réalités historiques et de demain

      Braudel s’interroge sur l’introduction qu’il a faite du terme et du concept de capitalisme dans le champ de la première modernité du monde. Le capitalisme est un bon repère qui permet d’aborder les problèmes et activités de base,  la longue durée,  les divisions de la vie économiques,  les économies-mondes,  les fluctuations séculaires et les autres,  les hiérarchies sociales.

      En conclusion de son ouvrage, Braudel souhaite esquisser l’utilisation de la problématique, construite pour déchiffrer la période préindustrielle, pour la période contemporaine.

      Cette prospective comporte les interrogations suivantes : le capitalisme structure de longue durée, le capitalisme secteur du complexe social, le capitalisme en état ou non de survivre, le capitalisme distinct de l’économie de marché.

      1. La longue durée
      2. Un capitalisme en puissance s’esquisse dès l’aube de l’Histoire, se développe et se perpétue des siècles durant .

        Les signes annonciateurs sont : l’essor des villes et des échanges, l’apparition d’un marché du travail, la densité de la société, la diffusion de la monnaie, la montée de la production, le commerce au loin…

        Dans une vision de longue durée, comprenant des mouvements répétitifs, des variations, des retours, la Révolution industrielle s’analyse comme une grande mutation, et non pas comme une grande rupture.

        En effet, le capitalisme est resté pour l’essentiel, semblable à lui-même, obéissant à sa règle interne de se maintenir par le changement même. Il ne faut pas imaginer le capitalisme comme un développement par phases ou bonds successifs : capitalisme marchand, capitalisme industriel, capitalisme financier.

        L’étude de l’histoire montre la coexistence simultanée de plusieurs formes de capitalisme, soit à travers les grands marchands de jadis qui n’étaient jamais spécialisés dans une forme de capitalisme, soit à travers les mécanismes du monopole sous toutes ses formes (jusqu’aux multinationales).

        Le principal privilège du capitalisme, aujourd’hui comme hier, reste la liberté de choisir sa forme, son champ d’action. De ce fait, le capitalisme a la capacité à tout instant de virer de bord : c’est le secret de sa vitalité. Le capitalisme se succède infiniment à lui-même.

      3. La société enveloppe tout

        Il ne faut pas penser que le capitalisme est un mécanisme économique sans plus. Le capitalisme vit dans l’ordre social. C’est un adversaire ou un complice de l’Etat, il s’appuie également sur le ciment de la société que constitue la culture, il tient les classes dominantes.

      4. Le capitalisme survivra-t-il ?

        Le capital ne peut s’effondrer de lui-même par une détérioration endogène. Il faudrait un choc extérieur et des violences exemplaires comme en ont témoigné les victoires socialistes de par le monde.

        Si la crise actuelle commence avec les années 1970, menace le capitalisme, ce dernier toutefois a toutes les chances de lui survivre en tant que système. Braudel formule même l’hypothèse que le capitalisme sorte de cette crise économiquement renforcé.

        Comme les crises déjà observées dans l’Europe préindustrielle, la crise aboutit à une centralisation et à une concentration du capitalisme toujours plus marquées. Comme toutes les crises séculaires, la crise actuelle se traduit par une discordance grandissante entre les structures de la production, de la demande, du profit, de l’emploi. Elle favorise également une redistribution à l’échelle internationale.

        Face au Tiers monde, le capitalisme a réorganisé les formes de sa domination.

        L’exemple des pays socialistes prouve que la disparition d’une seule hiérarchie (l’économique) pose d’énormes difficultés et ne suffit pas à établir l’égalité, la liberté ni même l’abondance. Pour qu’apparaisse une société sans inégalité, sans domination d’un homme sur un autre homme, , il faudrait que toutes les hiérarchies sociales soient jetées à terre, celle de l’argent, de l’Etat mais aussi celle des privilèges sociaux et celles issues du poids disparate du passé et de la culture.

      5. Le capitalisme face à l’économie de marché

    Au XVIIIe siècle, face aux privilèges gratuits d’une noblesse  d’oisifs , les privilèges marchands ont été considérés comme le juste prix du travail. Au XIXe siècle, la grande montée capitaliste a été perçue comme sainement concurrentielle. La simple liberté marchande a pu sembler concurrence vraie. Ces images sont encore présentes dans le langage. Il semble plus juste d’observer toutefois l’existence d’une marge de l’économie faite de petites unités indépendantes. Les grandes firmes ont besoin d’unités de plus petite taille que la leur. Il y a une dialectique vivante du capitalisme en contradiction avec ce qui, en dessous de lui, n’est pas le vrai capitalisme.

    Le marché a une énorme puissance créatrice. La zone inférieure des échanges, de l’artisanat et même de la débrouille, sont une richesse pour l’économie. Le " rez-de-chaussée " qui n’est pas paralysé par la lourdeur de ses équipements et de son organisation est toujours apte à prendre le vent. Il est la zone des innovations qui retombent ensuite dans les mains des possesseurs du capitalisme.

     

  9. Principales conclusions
  10. Le schéma explicatif de l’économie-monde construit par F. Braudel est vérifié au travers de l’histoire des villes-Etats, puis des Etats territoriaux et enfin de la Révolution industrielle en Angleterre.

    Ce schéma permet de repérer un continuum, des grandes mutations. Il est exclusif d’une vision historique de ruptures et de révolutions.

    Il met en évidence la permanence du capitalisme sous toutes ses formes, marchande, industrielle, financière, et son constant renouvellement.

    Ce schéma permet de suivre la dialectique entretenue par le capitalisme, pour sa survie, entre l’économie de marché à la base même de l’économie, et les différentes formes du capitalisme issues de sa puissance de concentration et de centralisation.

  11. Discussions et critiques

    F. Braudel a utilisé l’outil conceptuel dénommé capitalisme, tel qu’il a été " construit " par Marx.

    Il fait part notamment de son accord avec la formule de Marx selon laquelle " la biographie du capital commence dès le XVIe siècle ". Comme Marx, F. Braudel pense que le capitalisme a commencé dès le XIII e siècle.

    Puis F. Braudel dilate cet outil conceptuel dans le temps et dans l’espace pour créer l’économie-monde, nouvel outil, nouvelle grille au moyen de laquelle il se propose de lire l’histoire du monde sur trois siècles, mais également l’histoire de la période qui précède ces siècles.

    L’outil ainsi conçu lui permet d’expliquer la Révolution industrielle en Angleterre, puis de dépasser ce phénomène pour arriver à la mondialisation contemporaine de l’économie.

    Ce faisant F. Braudel se pose en héritier des fondateurs de l’Ecole des Annales, Lucien Febvre et Marc Bloch. Le livre est structuré autour de la notion de programme et de la notion de méthode. D’une part, F. Braudel s’intéresse à toutes les formes de l’activité humaine susceptibles de l’éclairer sur le devenir humain. D’autre part, il s’est efforcé de résoudre une question bien délimitée, située dans une perspective exactement définie.

    La discussion autour de l’ouvrage de F. Braudel peut naître autour du dépassement qu’il propose de la synthèse historique initiée par Lucien Febvre et Marc Bloch.

    F. Braudel ne glisse-t-il pas de l’histoire à la science, de la connaissance des événements, des faits, à la connaissance des lois qui régissent les faits ? F. Braudel fait-il œuvre d’historien, ou intervient-il dans le domaine des sciences humaines en essayant d’établir des lois relatives à des événements humains ?

    F. Braudel prend pour point de départ un concept issu d’une pensée historique (la philosophie marxiste) pour aller vers une explication du monde qui semble a-historique. Au fil de l’ouvrage, les dates, pourtant abondantes, importent peu. Ce sont les mécanismes d’évolution qui occupent le devant de la scène.

    F. Braudel nous montre comment ces mécanismes se reproduisent, à différents moments, dans différents endroits, ou bien ne se reproduisent pas en raison d’un ingrédient manquant.

    De par la période historique choisie, F. Braudel se penche sur les débuts du capitalisme. Mais il nous explique aussi, par la grille de lecture proposée, pourquoi ce phénomène n’a pas de fin.

    Mais alors ne peut-on considérer que F. Braudel montre que " l’objectivité du savoir historique se prépare au sein de l’idéologie selon une démarche de rupture, inlassablement recommencée, avec l’idéologie elle-même " ? (Claude Mazauric).

  12. Actualité de la question

    La pensée de Braudel offre la possibilité de situer la " révolution informatique ", couramment considérée comme une rupture. Ce phénomène n’est-il pas plutôt une mutation  ? Est-ce seulement une innovation technologique qui n’induit pas en elle-même de changement de nature dans la société ? Il est aussi possible de constater que cette innovation technologique " ne tombe pas dans le vide ". Elle est accompagnée d’autres changements d’ordre culturel et social, qui retentissent notamment sur le rapport au travail et les hiérarchies sociales induites.

    " Le Temps du Monde " permet également de mettre en lumière le phénomène actuellement observé, d’une concentration toujours croissante des multinationales, cohabitant avec l’essor des " start up ". Celles-ci peuvent alors être considérées comme le témoignage de la vivacité de l’économie de marché. Leur évolution est un repère de la dialectique entre l’économie de marché et le capitalisme représenté par les multinationales.

    Cet ouvrage permet aussi de s’interroger sur la place historique du 11 septembre 2001 et sur les conséquences induites sur certains secteurs de l’économie. L’attaque des tours du World Trade Center peut-elle être considérée comme un facteur exogène susceptible de porter atteinte au capitalisme, comparable aux violences qui ont accompagné les révolutions socialistes ? Au contraire peut-elle être envisagée comme une attaque désespérée, issue d’une zone périphérique de l’économie-monde en direction du centre symbolique de l’économie-monde ?

    Les conséquences induites sur certains secteurs de l’économie, tel que l’aviation, par l’attaque du 11 septembre sont-elles autre chose qu’une simple mais brutale modification de l’offre et de la demande ? Le respect du mécanisme de l’offre et de la demande est impératif à la survie du capitalisme, étant lié à l’essence même du capitalisme.

    La grille d’analyse de Braudel permet d’interroger la crise selon une division du temps autre que conjoncturelle. Les contemporains vivent le monde en crise depuis 30 ans. S’agit-il d’un kondratieff de 50 ans ? Est-ce la rencontre d’un kondratieff et d’un trend dont Braudel nous explique que les sommets coïncident une fois sur deux provoquant atténuation ou renforcement ? Cette crise marque-t-elle le début d’une déstructuration ? Annonce-t-elle le basculement d’une économie-monde, la nouveauté étant qu’aujourd’hui l’économie-monde se situe à l’échelle mondiale d’une terre finie ?

    La grille matricielle " économie-monde " proposée par Braudel pour lire l’histoire du capitalisme à ses débuts ne peut-elle être utilisée pour comprendre les organisations ? Les entreprises et les structures entrant dans le champ de l’Organisation ne peuvent-elles être considérées comme des économies-mondes ? Braudel a montré tant à travers des Etats-villes qu’à travers l’émergence des Etats territoriaux, et notamment leurs efforts pour maîtriser l’espace, que l’économie-monde apparaît comme une succession d’emboîtements d’unités de taille différente. Ces unités ne peuvent-elles être des organisations, des entreprises, des ateliers ? Par ailleurs, suivant la focale utilisée, n’est-il pas possible d’appliquer ce modèle et de mettre en évidence un centre et une périphérie, tant à l’intérieur d’une organisation ou d’une entreprise unique qu’au niveau d’un réseau, formalisé ou non ?

  13. Œuvres principales.

    La Méditerranée, éd A. Colin, 1949

    Ecrits sur l’histoire, éd. Flammarion, 1969, rééd. 1977

    La dynamique du capitalisme, éd. Arthaud, 1985

    L’identité de la France, (3 volumes), éd. Arthaud, 1986

    Grammaire des civilisations, éd. Arthaud, 1987

    Histoire du capitalisme

  14. Bibliographie

Article Histoire de l’Encyclopedia Universalis