LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

 
Véronique Rougès
DEA 124 : Comptabilité - Décision - Contrôle
Année 2000-2001

Séminaire : "Ethique et management"
Professeur Yvon PESQUEUX

 

Pierre BOURDIEU

"Raisons pratiques

Sur la théorie de l’action"

 

 

 

Biographie de Pierre Bourdieu

Sources

Philippe Cabin, dans "De La Distinction à la "gauche de gauche", Sciences humaines, n°105, mai 2000, p. 29 (www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/SbiSH105.html) complétée par des éléments de la biographie proposée par le site du Collège de France (www.college-de-France.fr)

Fils d’un fonctionnaire des Postes, Pierre Bourdieu naît le 1er août 1930, à Denguin, dans les Hautes-Pyrénées. En 1951, après un passage à Louis Le Grand, il entre à l'École Normale Supérieure où il est confronté à la culture bourgeoise. Selon certains de ses camarades de l'ENS, de là viendrait un ressentiment à l'encontre du monde parisien intellectuel (D. Swartz, Culture and Power : The Sociology of Pierre Bourdieu, University of Chicago Press, 1997).

Agrégé de philosophie en 1955, il part en Algérie où il est assistant à la faculté des lettres d'Alger. Rentré en France en 1961, il enseigne à la Sorbonne, puis à l'université de Lille. En 1964, il est nommé directeur d'études à l'École Pratique des Hautes Etudes (future EHESS).

Raymond Aron (lui aussi normalien et agrégé de philosophie devenu sociologue) lui confie la codirection du Centre Européen de Sociologie Historique. Les deux hommes se brouilleront en 1968 et Pierre Bourdieu fonde son propre laboratoire.

À partir de cette époque, Pierre Bourdieu poursuit l’objectif de fonder son école de sociologie. Il lance de nombreux travaux à partir de son centre à l'EHESS, crée en 1975 sa propre revue : Actes de la Recherche en Sciences Sociales. En 1979, il publie La Distinction, son ouvrage majeur, qui lui vaut, en 1981 la consécration : la chaire de sociologie au Collège de France. En 1993, il obtiendra la médaille d'or du CNRS.

Sa position ancrée en France, Pierre Bourdieu va se tourner vers le marché intellectuel international et notamment les Etats-Unis où il fait de fréquents voyages. De fait, il est un des intellectuels les plus reconnus en Amérique, où son œuvre suscite une quantité considérable de commentaires.

Les années 90 marquent un changement de stratégie. En 1989-1990, il préside une commission de réflexion sur les contenus de l'enseignement. L'ouvrage collectif La Misère du monde (1993) est présenté comme "une autre façon de faire de la politique". Lors des grèves de décembre 1995, il participe à un "appel des intellectuels en soutien aux grévistes", apporte son appui au mouvement des chômeurs de janvier 1998, ainsi qu'aux intellectuels algériens. Pierre Bourdieu passe du statut de sociologue à celui de prophète, fustigeant les experts, les journalistes, les "essayistes de cour" et à travers eux, le néolibéralisme.

Les "lieux" d’expression de Pierre Bourdieu :

- Le Collège de France où Pierre Bourdieu est titulaire de la chaire de sociologie (site internet : www.college-de-France.fr)
- L'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales dont il est directeur d'études depuis 1964 (www.ehess.fr)
- Le Centre de Sociologie Européenne rattaché au Collège de France, à l'EHESS et au CNRS, qu’il a fondé en 1985 et dont il est directeur depuis (www.ehess.fr/centres/cse)

Revues et éditions

- Actes de la Recherche en Sciences Sociales : fondée par Pierre Bourdieu en 1975 et éditée par le Seuil
- Directeur de la revue internationale des livres : Liber depuis 1989
- Les éditions Liber - Raisons d'agir, créées par Bourdieu suite aux mouvements sociaux de 1995 et devenue association (loi 1901) en 1998 (site : www.agir.msh-paris.fr)
- Directeur de la collection "Le sens commun", aux Éditions de Minuit de 1964 à 1992 (page consacrée à la collection "le sens commun" sur le site des Editions de Minuit : (www.leseditionsdeminuit.fr/catalogue/sens-commun.htm)

 

Bibliographie

Sources :

Bibliographie proposée par le site du Collège de France complétée par des références tirées du site internet du Centre Européen de Sociologie (www.ehess.fr/centres/cse)

Remarque : Ne figurent ici que les ouvrages ; une liste exhaustive des articles écrits par Pierre Bourdieu serait bien trop longue. Il est possible de trouver les cinq dernières années de ses publications sur le site du Centre Européen de Sociologie. Une page de l’Université néo-zélandaise de Massey (www.massey.ac.nz/~NZSRDA/bourdieu/bour_fr.htm) propose une liste de travaux plus anciens.

 

Postulats, hypothèses, démonstration et conclusions

Dans cet ouvrage, Pierre Bourdieu n’explicite ni ses postulats ni ses hypothèses. Il n’indique pas non plus si ses propositions sont des prémices ou des conclusions. J’ai donc tenté de dégager ses postulats et hypothèses, de façon indifférenciée.

Il me semble que le propos de cet ouvrage est de présenter une grille de lecture sociologique. J’ai donc supposé que le modèle général, fondé sur les champs, l’habitus et le capital, constituait une grille d’analyse et non une hypothèse ou un postulat. Ce modèle n’est pas non plus, à mon sens, une conclusion (du moins, dans le cadre de cet ouvrage). En conséquence, j’expose comme conclusions celles tirées de l’application de ce modèle à des cas.

Postulats et hypothèses

Démonstration suivie

On ne peut pas parler de démonstration dans cet ouvrage. Celui-ci explicite une grille de lecture et montre l’utilisation qui peut en être faite dans divers cas : la société française des années 1970, la littérature dans les années 1880, l’Etat, les actes désintéressés, les rapports de domination, la recherche scientifique, la morale.

Il convient plutôt de parler d’interprétation et de construction d’une réalité sur le mode discursif.

Principales conclusions

 

Résumé de l’ouvrage


Avant-propos

La volonté de Pierre Bourdieu dans ce livre est de démontrer l’universalité de ses modèles, bien qu’ils soient construits à partir du cas de la France et de faire comprendre ses travaux.

Ses modèles reposent :

La clé de voûte de ces modèles est la relation à double sens entre des structures objectives, issues des champs sociaux et des structures incorporées, celle de l’habitus.

Pour Pierre Bourdieu, la sociologie est un instrument de connaissance de soi qui remet en question les libertés illusoires au dam de certains et permet de conquérir la liberté par la connaissance des déterminismes sociaux.

 

Chapitre I : Espace social et espace symbolique

Pierre Bourdieu refuse la sociologie ou l’ethnologie comme recherche de particularismes, de marques d’exotismes et propose de découvrir l’invariant, la structure dans les différences.
Appliquer à un pays la grille de lecture issue d’un autre pays est pour lui plus respectueux de la réalité que la recherche de différences qui, en posant la population d’origine du chercheur comme modèle ou référence, porte en elle des germes de racisme. Il critique plus loin cette vision substantialiste.
Dans ce chapitre, P. Bourdieu reprend le modèle développé dans La Distinction (1994) au sujet du cas français.


Le réel et le relationnel

P. Bourdieu s’attache, dans un premier temps, à mettre en garde contre le mode de pensée substantialiste, qui traite les caractéristiques d’un moment comme des propriétés substantielles inscrites dans une essence biologique et/ou culturelle, qui considère chaque pratique en elle-même et pour elle-même, sans relation avec les autres pratiques. La conséquence de ce mode de pensée est la remise en cause permanente du modèle et l’incapacité à dégager des invariants.

Selon l’auteur, à un moment de la société, on peut observer une relation entre l’espace social et l’espace des pratiques et objets. C’est-à-dire, qu’à un moment donné, certaines pratiques ne seront observées quasiment que chez certains individus. Le modèle proposé par Pierre Bourdieu tente d’analyser ce "rapport entre les positions sociales (concept relationnel), les dispositions (ou les habitus) et les prises de position, les choix que les agents sociaux opèrent".
Les positions sociales ne renvoient pas à une notion de lieu, de situation stable mais aux notions de distance et de proximité sociales, au sens de la probabilité de se rencontrer et de s’apprécier.
La notion de disposition ou d’habitus méritent de plus amples explications. Selon Pierre Bourdieu : "L’habitus est ce principe générateur et unificateur qui retraduit les caractéristiques intrinsèques et relationnelles d’une position en un style de vie, c’est-à-dire en un ensemble unitaire de choix de personnes, de biens et de pratiques". Pierre Bourdieu parle aussi de goûts. Les habitus sont différenciés et différenciants, ils peuvent être vus comme des principes de classement.

Le modèle :
La distinction, souvent pensée comme innée, est une propriété relationnelle qui n’existe que dans et par la relation avec d’autres propriétés. Toutefois, une différence ne devient telle que si elle est perçue comme différence, si on lui applique un principe de vision et de division issu de la structure des différences objectives présentes chez les individus.
Cette notion de distinction est à la base de la notion d’espace, qui est l’ensemble de positions distinctes, extérieures les unes aux autres mais définies les unes par rapport aux autres.
En France, l’espace social est construit de façon à répartir les individus selon deux dimensions (ou deux principes de différenciation) : la possession de capital économique (la richesse) et la possession de capital culturel (la culture personnelle). Cet espace des positions sociales est retraduit en espace des prises de positions (choix) par l’intermédiaire de l’espace des habitus.

Ce que je résume (en espérant ne pas me méprendre) par : notre position sociale influence nos goûts et ceux-ci vont influencer nos pratiques qui donnent une image de nous aux autres et cette image va être associée à notre position sociale, permettant de nous différencier.


La logique des classes

Le modèle proposé met en évidence des classes théoriques qui permettent de déduire des propriétés mais dont Bourdieu ne prétend pas qu’elles existent. Ces classes théoriques étant prédictives d’affinités, elles sont prédisposées à devenir des classes au sens de Karl Marx, mais la proximité d’individus ou de groupes n’implique pas l’existence de classes.

La théorie marxiste des classes donne à voir une réalité qui n’existe pas tant qu’elle n’est pas connue et reconnue. L’existence ou non de classes est un enjeu de luttes qui font obstacle à la connaissance scientifique du monde social. Pour Bourdieu, ce qui existe, c’est l’espace social en tant qu’espace de différences : il existe donc des classes virtuelles. De plus, la position dans l’espace social entraîne une perception particulière de cet espace et une volonté de le transformer ou de le conserver, ce qui peut correspondre à la vision marxiste.

"L’espace social est bien la réalité première et dernière puisqu’il commande encore les représentations que les agents sociaux peuvent en avoir."


Annexe : La variante soviétique et le capital politique

Il s’agit d’une application du modèle précédent à la RDA. Le capital économique y est remplacé par le capital politique.

 

Chapitre II : Le nouveau capital

Dans le modèle précédent, Bourdieu évoque deux types de capital : économique et culturel. Ils correspondent à des ensembles de mécanismes de reproduction et de transmission qu’il appelle mode de reproduction. Ainsi, le capital va au capital et la structure sociale tend à se perpétuer.
"Les familles sont des corps animés d’une sorte de conatus au sens de Spinoza, c’est-à-dire d’une tendance à perpétuer leur être social avec tous ses pouvoirs et ses privilèges, qui est au principe des stratégies de reproductions" : la fécondité, la nuptialité, la succession et surtout l’éducation.

Ainsi, la reproduction de la distance culturelle est le résultat des stratégies des familles et de la logique de l’institution scolaire.
Pierre Bourdieu nous propose ici un modèle pour comprendre comment l’espace social se modifie en fonction du mode de reproduction scolaire.


L’école, démon de Maxwell ?

Maxwell imaginait un démon qui trie les particules, envoyant les plus rapides dans un récipient dont elles augmentent la température et les plus lentes dans un autre dont elles réduisent la température : ce démon maintien la différence.
Le système scolaire fait comme ce démon : il maintien l’ordre existant.

La séparation scolaire entre grandes écoles et facultés crée une frontière sociale : dans les conditions de vie avec l’opposition internat/liberté ou organisation avec la différence encadrement et compétition/bohème.
Pour décrire le mode scolaire, on peut filer une métaphore de la noblesse. Le concours, qui sépare le dernier admis du premier exclu, opère un classement, une ordination quasiment magique, et donne le droit d’entrée dans une sorte de noblesse scolaire. En ce sens, la remise du diplôme correspond à une cérémonie d’adoubement.
Le diplôme remplit deux fonctions. Il rationalise c’est-à-dire qu’il justifie l’appartenance à un ordre (dominant) en certifiant la possession d’aptitudes sociales. Cela masque une deuxième fonction sociale : la consécration de détenteurs statutaires de compétences sociales.
L’école, qui devrait reposer sur la méritocratie, instaure une noblesse d’Etat à travers le lien aptitude scolaire/héritage de capital culturel.

L’invention de l’Etat et du bien commun est inséparable des institutions qui fondent cette noblesse d’Etat et sa reproduction. Une explication, selon Pierre Bourdieu, tient à ce que, dans son combat pour s’imposer face à la noblesse d’épée et aux bourgeois, la noblesse de robe, dont l’autorité repose sur le capital culturel (par opposition aux capitaux de force et économique), aurait inventé cette version progressiste de la bureaucratie.


L’art ou l’argent ?

L’image de Maxwell appliquée au monde scolaire est fausse et conservatrice : les choix stratégiques (filière, établissement…) ne reposant pas sur la contrainte.

Pour comprendre le phénomène de reproduction sociale par l’école, il faut avoir à l’esprit que les agents ne sont pas des sujets conscients et connaissants mais des agents agissants et connaissants, dotés d’un sens pratique, d’un système acquis de préférences et de capacités de perceptions.
Ici, l’habitus peut être précisé ; il correspond à une sorte de sens pratique de ce qui se fait, c’est un sens du jeu. La réussite scolaire est fortement influencée par la bonne orientation, elle-même issue de ce sens du jeu. Donc, la réussite scolaire est influencée par l’origine sociale.

Pour reprendre l’image du démon de Maxwell, les particules portent en elles leur trajectoire (par l’habitus) et le démon est constitué par les milliers de professeurs qui appliquent des catégories de perception aux élèves et reproduisent l’ordre, sans le savoir ni le vouloir.
Ce mécanisme peut être considéré comme inefficace, même par les privilégiés. Ceux-ci ne le remettent pourtant pas en cause, de peur de perdre leurs privilèges et les autres individus n’ont pas les moyens de le changer.

Pistes d’analyse proposées par Pierre Bourdieu :


Annexe : Espace social et champ du pouvoir

Pierre Bourdieu critique la vision substantialiste et la volonté de construire des classes. Il défend en fait son modèle initial.

 

Chapitre III : Pour une science des œuvres

Le champ des productions culturelles offre un espace des possibles qui oriente les créations en définissant les problèmes, références et repères qu’il faut connaître pour être dans le jeu. Ainsi, les producteurs d’une époque sont situés et datés, et pour comprendre une œuvre, il faut connaître le contexte mais aussi l’histoire du domaine au cours de laquelle se sont construits les points de discussion sur lesquels l’artiste a pris position.
L’espace des possible est système de coordonnées qui permet de situer les créateurs les uns par rapport aux autres.
Pierre Bourdieu se propose de mettre en évidence une relation entre les prises de position et les positions dans le champ social dans le cas de la littérature.


L’œuvre comme texte

Il existe deux types de lecture d’une œuvre : la lecture externe et la lecture interne. La lecture externe produit une logique de reflet et lie les œuvres au caractère social des auteurs ou des groupes destinataires. Cette attention portée aux fonctions ignore la logique interne et les intérêts des acteurs, c’est pourquoi Bourdieu préfère développer la théorie du champ.


Le microcosme littéraire

Pierre Bourdieu se propose d’appliquer la pensée relationnelle à l’espace social des producteurs. Selon lui, les déterminants externes s’exprimeraient par la transformation de la structure du champ, d’où la nécessité de connaître les lois spécifiques du champ pour comprendre les changements dans les rapports.


Positions et prises de position

Cependant, l’application de ce type d’outil d’analyse peut donner à voir des oppositions qui peuvent paraître incompatibles alors qu’elles ne le sont que d’un point de vue sociologique. Pour éviter cela, Pierre Bourdieu propose de faire un parallèle entre l’espace des œuvres et l’espace des écoles, ce qui permet de conserver les apports internalistes et les apports externalistes (ou formalistes et sociologistes). Son analyse des œuvres culturelles a donc pour objets la correspondance entre ces deux structures homologues.
Les stratégies des acteurs dépendent, par l’intermédiaire de l’habitus, de leur position dans la structure des champs, c’est-à-dire dans la distribution du capital symbolique spécifique. Ces stratégies et ces luttes concourent à la reproduction de la structure.


Le champ fin de siècle (les années 1880)

Ce champ est caractérisé par deux types d’opposition :

Un bon schéma valant mieux qu’un long discours :

     (-) vs Art commercial (+)

CHAMP ARTISTIQUE

 

(-)

vs

"Riches" (+)

CHAMP DU POUVOIR

 

(+)

vs

"Pauvres" (-)

CHAMP SOCIAL

 


Le sens de l’histoire

Dans la lutte entre les tenants et les challengers, la nouvelle avant-garde se prévaut d’un retour aux sources pour ébranler l’ancienne avant-garde : dans des champs en perpétuelle révolution, les nouveaux sont influencés par le passé.

Selon Pierre Bourdieu, c’est dans l’histoire que repose le principe de liberté par rapport à l’histoire. L’indépendance vis-à-vis du contexte historique (art pur) étant le produit d’un processus historique qui a conduit à l’univers permettant cette indépendance (vivier de nouvelles avant-gardes).


Dispositions et trajectoires

Ce que Pierre Bourdieu appelle trajectoire, c’est la succession des positions occupées par un agent ; elle est déterminée par la position, les dispositions et le poids de l’origine sociale.

Qu’apporte cette façon d’analyser l’art ?


Annexe 1 : L’illusion biographique

L’histoire de vie est un outil d’ethnologie et depuis peu de sociologie. Cependant parler d’histoire de vie, c’est accepter une philosophie de l’histoire au sens de succession d’événements historiques.

Présupposés de cette philosophie :

Remarque : Connaissant cette réticence de Pierre Bourdieu pour les biographies, j’ai hésité à en produire une. Je ne l’ai fait que pour répondre à un programme imposé.


Annexe 2 : La double rupture

Selon Heidegger, il existe une concurrence pour "l’interprétation publique de la réalité". Merton aussi reconnaît que la vérité est un enjeu de lutte. Pour Pierre Bourdieu, cette affirmation est surtout vraie dans des univers sociaux relativement autonomes, c’est-à-dire dans des champs où les professionnels de la production symbolique s’affrontent.

Merton propose d’analyser sociologiquement le monde scientifique mais pour ce faire, il utilise les normes de ce monde : ayant passé un obstacle, il aurait oublié les autres, ce qui produit une vision "naïve". Une vision du "programme fort" propose une analyse externe, mais ce faisant, elle peut elle-même s’analyser comme une tentative révolutionnaire contre les scientifiques établis (la sociologie à l’assaut des sciences dures).

 

Chapitre IV : Esprits d’Etat – Genèse et structure du champ bureaucratique

Pierre Bourdieu commence par une mise en garde contre les idées préconçues sur l’Etat. En effet, penser l’Etat, c’est s’exposer à reprendre à son compte une pensée d’Etat et d’appliquer à l’Etat ses propres catégories de pensée, produites et garanties par l’Etat. Ne l’oublions pas, nous allons à l’école de l’Etat.
Les idées préconçues sur l’Etat faisant partie de ces évidences de la vie ordinaire, la rupture d’avec le préconçu peut choquer. Dans le cas particulier de l’Etat, cette volonté de distance peut passer pour de la subversion et de l’anarchisme.


Le doute radical

L’Etat est un producteur symbolique et souvent, les sociologues reprennent ses produits : les "problèmes sociaux" de l’Etat deviennent des problèmes sociologiques, Hegel ou Durkheim définissent la bureaucratie par l’image qu’elle voudrait donner d’elle…
Selon Bourdieu, penser l’Etat, c’est aussi le construire : les juristes, philosophes et les sociologues ont contribué à cette construction. Or, lorsqu’ils construisent l’Etat, les sociologues ne sont pas désintéressés. Sans l’Etat, les sciences sociales dépendraient de subventions privées soumises à des pressions sociales, elles ne seraient plus indépendantes et perdraient leur scientificité. Les sciences sociales, obligées de s’appuyer sur l’Etat perdent leur indépendance vis-à-vis de lui.


La concentration du capital

Pour son analyse de l’Etat, Pierre Bourdieu reprend et transforme la définition de Weber qui devient : "L’Etat est X (à déterminer) qui revendique avec succès le monopole de l’usage légitime de la violence physique et symbolique sur un territoire déterminé et sur l’ensemble de la population correspondante." De plus, cette institution se présente avec toutes les apparences du naturel.

Pierre Bourdieu tente de dégager un modèle de l’émergence de l’Etat qui rompe avec l’analyse d’essence et tente de mettre en évidence des invariants. La suite de ce chapitre s’attache à montrer la logique historique d’institution de l’Etat. Pierre Bourdieu souligne la difficulté de la tâche qui demande de connaître de multiples disciplines.

L’Etat est issu d’un processus de concentration de différentes espèces de capital (physique, économique, culturel, informationnel, symbolique…). Cela fait de lui le détenteur d’un "méta-capital" qui confère un pouvoir sur les autres capitaux et notamment sur les taux de change entre eux. Donc, la construction de l’Etat a été de pair avec la construction du champ du pouvoir, qui est un espace où les détenteurs de capital luttent pour obtenir le pouvoir sur le capital étatique, qui donne pouvoir sur les autres capitaux et leur reproduction.

Remarque : Cette identité nationale s’est établie sur la base de la dépossession de certains de leur identité locale (exclusion des patois) et de la monopolisation par d’autres de la culture nationale qui est en fait leur culture propre imposée aux autres.


Le capital symbolique

Pierre Bourdieu appelle capital symbolique toute propriété perçue et reconnue par d’autres agents sociaux.
La concentration de ce capital est une condition ou au moins est inséparable de la concentration des autres capitaux. Or, l’Etat est le lieu par excellence de concentration et d’exercice du pouvoir symbolique.

Le capital juridique, forme codifiée du capital symbolique, suit une logique de concentration propre dont l’analyse permet de mieux appréhender l’émergence de l’Etat.
Au Moyen Age, il existait une multitude de justices seigneuriales et une justice royale qui ne s’exerçait, d’abord, que sur le domaine royal, puis s’est immiscée dans les domaines seigneuriaux pour les appels. L’existence d’un droit unique facilitant l’exercice de professions juridiques, les juristes peu à peu devenus professionnels se sont efforcés de justifier ce droit unique à travers des théories légitimatrices de l’Etat.
Le processus de concentration du capital juridique s’est effectué parallèlement à un processus de différenciation des champs, le champ juridique devenant autonome.

La concentration du capital du pouvoir de nomination (attribution des honneurs) : Les honneurs distribués par l’Etat valent sur tous les marchés contrôlés par l’Etat, d’où leur valeur et leur concentration. De plus, en nommant, l’Etat crée : d’où l’intérêt d’être nommé par l’Etat.


La construction étatique des esprits

Pour comprendre le pouvoir symbolique de l’Etat, il faut dépasser l’opposition entre deux logiques :

Les agents sociaux construisent le monde à travers des structures cognitives. Pour Durkheim, ces classifications proviennent de l’incorporation des structures du groupe, ce qui crée un "conformisme logique" et un "conformisme moral". L’Etat contribue à la création et à la reproduction des instruments de création de la réalité et crée un consensus sur les évidences partagées.
Ces structures cognitives sont des dispositions du corps. L’obéissance n’est ni une soumission à la force, ni un consentement conscient. Le monde social contient des rappels à l’ordre qui ne fonctionnent que pour ceux qui sont prédisposés à les voir et réveillent leurs dispositions corporelles.

Un terme revient souvent dans l’œuvre de Pierre Bourdieu : la doxa. Celle-ci est le point de vue des dominants qui s’impose à tous comme point de vue universel. S’il y a eu des affrontements pour créer ce point de vue, ils sont éloignés et enfouis dans l’inconscient.


La monopolisation du monopole

Le monopole étatique de la violence physique et symbolique s’est construit parallèlement au champ de luttes pour le monopole des avantages de ce monopole. Ce monopole a une contrepartie qui est la soumission à l’universel et la reconnaissance de la légitimité de la domination ainsi que de sa représentation désintéressée.
L’universel est l’objet de la reconnaissance universelle et le sacrifice des intérêts égoïstes est reconnu comme légitime. Cela permet des profits matériels ou symboliques d’universalisation. Il existe des champs, comme la bureaucratie, où la soumission à l’intérêt général permet d’améliorer sa position. Ainsi, le désintéressement est issu de l’intérêt pour les profits d’universalisation et ce type de profits assure la progression de valeurs universelles.


Annexe : L’esprit de famille

La définition dominante de la famille repose sur un vocabulaire qui, sous l’apparence de décrire la famille, construit la réalité sociale. De plus, cette définition (individus apparentés, liés par alliance ou filiation ou adoption et vivant sous le même toit) ne représente pas la pluralité de la famille (couples hors mariage, familles monoparentales, époux vivants séparés…).

Il existe des présupposés à ce discours, dont on peut penser qu’il est politique, sur la famille

Pour Bourdieu, cette fiction est bien fondée. Si la famille est un principe de construction de la réalité sociale, c’est aussi un principe socialement construit, un principe de vision et de division commun inscrit dans nos habitus. Ce principe, est au fondement d’un consensus sur le sens du monde social.
De plus, la famille comme catégorie sociale objective (structure structurante) est le fondement de la famille comme catégorie sociale subjective (structure structurée) qui est le principe de représentation et d’action qui contribue à reproduire la catégorie sociale objective. C’est cet accord entre l’objectif et le subjectif qui fonde l’évidence de l’existence de la famille.

La famille est issue d’un travail d’institutionnalisation (sacrements, état civil…) visant à assurer l’intégration. Le travail d’intégration (souvent dévolu aux femmes) transforme l’obligation d’aimer en disposition aimante, ce qui est important pour la survie de la famille. En effet, pour subsister, la famille doit se comporter comme un corps, or, elle a tendance à se comporter comme un champ (lieu de luttes de pouvoir), même si cette tendance est limitée par la domination masculine.

Dans sa définition légitime, la famille est une norme universelle qui confère un privilège symbolique. Ce privilège est une condition majeure d’accumulation et de transmission des privilèges économiques, culturels, symboliques. Ces privilèges sont donc un moteur de la famille et la famille, "sujet" principal des stratégies de reproduction est un instrument de maintien de l’ordre social et de la reproduction de la structure.

C’est l’Etat qui a construit cet instrument de construction, notamment par l’état civil. Une étude de la constitution de la famille montrerait certainement à quel point le public est présent dans le privé. En effet, la famille est produite et reproduite sous garantie de l’Etat (état civil) et en reçoit, à chaque moment, les moyens d’exister et de subsister (normes, pouvoirs symboliques, aides, écoles…).

Dans ce discours sur la famille, Pierre Bourdieu adopte le doute radical car constater positivement l’existence de la famille produirait un effet d’enregistrement, de ratification qui contribuerait à l’entreprise de construction de la réalité sociale inscrite dans le mot famille et dans le discours qui, sous couvert de description de la réalité sociale, prescrit un mode d’existence.

 

Chapitre V : Un acte désintéressé est-il possible ?

On ne peut faire de sociologie sans accepter le "principe de raison suffisante" et sans admettre que les agents n’agissent pas sans raisons. Cependant, les comportements peuvent être expliqués par la rationalité même s’il n’y a pas de calcul rationnel (conscient).
La sociologie postule que les agents n’agissent pas gratuitement : il existe une raison et il faut la trouver. Gratuit possède deux sens : sans raison c’est-à-dire absurde et pour rien. Les deux sens deviennent cohérents lorsque la raison est économique.


L’investissement

Selon Pierre Bourdieu, le mot intérêt peut être remplacé par les termes d’illusio (être pris dans le jeu, prendre le jeu au sérieux), d’investissement (au sens économique comme psychanalytique) ou même de libido. (Rem. : interesse = en être, participer).
Les jeux sociaux sont des jeux qui se font oublier en temps que jeu et l’illusio est ce rapport quasi magique à un jeu, issu d’un rapport de complicité ontologique entre les structures mentales et les structures objectives de l’espace social : c’est une sorte de sens du jeu.
L’intérêt est le contraire de l’indifférence et donc de l’ataraxie stoïcienne. Donc, l’illusio, par opposition à l’ataraxie, est le fait d’être investi et d’investir dans le jeu.
Une des tâches de la sociologie est de comprendre comme le monde social parvient à transformer la libido biologique, pulsion indifférenciée, en libido sociale, spécifique. Il existe autant de libido spécifiques que de champs car c’est justement la socialisation qui donne à chacun la capacité de faire des différences entre ce qui est digne d’intérêt et ce qui ne l’est pas.


Contre l’utilitarisme

Les hypothèses utilitaristes selon Bourdieu :

Là, en temps qu’économiste, je me dois de critiquer Pierre Bourdieu. Ce qu’il considère comme une hypothèse utilitariste : la seule motivation est le profit en argent, n’est qu’une simplification de la théorie utilitariste. Le profit, en temps que revenu, est un moyen parmi d’autres pour satisfaire la motivation ultime des agents : leur utilité.

Pierre Bourdieu remet en cause ces deux hypothèses. A la première, il oppose le rapport ontologique entre l’habitus et le champ. Les agents participants au jeu n’ont pas de buts conscients, les fins sont inscrites dans le jeu et les agents ont le sens du jeu, issu de leur habitus. Les sciences humaines doivent donc se méfier de la philosophie de l’action qui postule, comme dans la théorie des jeux, une intention stratégique. La pratique a, en effet, une logique non considérée comme logique et appliquer la logique rationnelle peut détruire cette logique qu’on veut décrire.
La deuxième hypothèse est facile à réfuter. Dans la société, il existe des univers autonomes ayant des lois propres et il n’est pas possible de leur appliquer les lois du champ économique (sauf dans le cas d’une société peu différenciée où il y a un seul champ et où il n’y a qu’une loi où les logiques se confondent). La théorie de la différenciation des champs et d’autonomisation des univers créent différents intérêts et chaque champ a un intérêt qui peut passer pour du désintéressement dans un autre champ. Or, la sociologie a besoin d’intérêt pour comprendre les conduites, elle doit donc s’attacher à découvrir ces intérêts spécifiques.


Le désintéressement comme passion

Selon Pierre Bourdieu, les concepts fondamentaux pour traiter l’action raisonnable sont : l’habitus, les champs l’intérêt ou l’illusio et le capital symbolique.

Selon la philosophie de la conscience, une action rationnelle désintéressée n’existe pas. La notion de capital symbolique permet d’élargir la portée de cette conception : l’acte le plus saint peut être issu de la volonté d’acquérir du capital de sainteté.

Il existe des univers où les profits économiques sont dénigrés mais qui admettent et encouragent le profit symbolique : ce type d’univers est propre à développer des habitus désintéressés sans qu’il y ait besoin de désintéressement calculé pour expliquer les conduites. Pour Pierre Bourdieu, il est d’ailleurs impossible de fonder durablement la vertu sur une décision purement consciente, il faut un habitus vertueux.
Le désintéressement est possible du fait de la rencontre entre des habitus prédisposés au désintéressement et des univers qui récompensent ce désintéressement.


Les profits d’universalisation

Puisqu’il existe une reconnaissance universelle de soumission à l’universel, toute conduite à prétention universelle peut être soupçonnée d’intéressement. Mais c’est l’existence de ce profit d’universalisation qui est le moteur des conduites universelles.


Annexe : Propos sur l’économie de l’Eglise

L’Eglise est passée d’un système de transactions avec ses fidèles à un système de transactions avec l’Etat. L’Eglise ne tire pas sa force du nombre de ses fidèles mais du nombre de postes, pourvus par l’Etat, qu’il faut être catholique pour pouvoir occuper.

 

Chapitre VI : L’économie des biens symboliques

Les biens symboliques appartiennent à l’univers spirituel et, de ce fait, sont considérés comme hors du champ de l’analyse scientifique. Mais, le monde économique est constitué de plusieurs mondes économiques (dont certains symboliques) dotés de rationalités spécifiques et exigeant des dispositions raisonnables ajustées à leurs "raisons pratiques".


Don et donnant donnant

Cette analyse s’inscrit dans l’analyse de l’échange de dons. Chez Mauss, l’échange de dons est vue comme une suite discontinue d’actes généreux et chez Lévi-Strauss, comme une structure de réciprocité transcendante aux actes d’échange où le don renvoie au contre-don.
Selon Pierre Bourdieu, il convient de souligner le rôle déterminant de l’intervalle temporel entre le don et le contre-don. D’une part, rendre immédiatement serait interprété comme un refus du don, et d’autre part, ce délai a pour fonction de faire écran entre le don et le contre-don et faire passer les deux actes pour indépendants et uniques. Cependant, il existe le plus souvent une contrainte sociale de rendre : le cadeau devient une atteinte à la liberté mais cette vérité structurale est collectivement refoulée.
On ne peut comprendre l’échange de dons qu’en faisant l’hypothèse que les échangeant collaborent sans le savoir à un travail de dissimulation de l’échange. C’est ce travail qui fait la différence entre l’échange de dons et le prêt.

L’économie des échanges symboliques possède deux propriétés remarquables :

L’économie des biens symboliques repose donc sur des euphémismes, sur une mise en forme attendue par la société.

Théorie de l’action proposée : En général, les actions humaines reposent, non pas sur le principe d’intention, mais sur des dispositions acquises qui font que l’action peut et doit être interprétée comme orientée vers telle ou telle fin, sans qu’on puisse poser que cette fin ait été visée.


L’alchimie symbolique

L’euphémisme ou la mise en forme s’impose surtout aux dominants pour nier les relations économiques et notamment l’exploitation (hommes/femmes, ainés/cadets, nobles/serfs…). Il s’agit d’une transfiguration verbale. Il existe également des euphémismes pratiques, par exemple : l’échange de dons grâce au temps.

L’échange de dons peut se faire entre égaux pour renforcer la communion ou entre inégaux pour renforcer la domination (créer un sentiment d’obligation) ou la refuser (le don comme défi). Mais même un don entre égaux porte un germe de domination et un don inégal peut être une reconnaissance de la commune humanité et de la capacité à apprécier.
L’échange symbolique suppose des actes de connaissance et de reconnaissance. Pour qu’il fonctionne, les deux parties doivent avoir des catégories de perception identiques.

La domination symbolique repose sur la reconnaissance des principes au nom desquels elle s’exerce. Le dominé a été domestiqué, a appris à croire à sa domination. Mais pour que la domestication fonctionne, elle doit être soutenue par toute la structure sociale et par un marché des récompenses pour les actes symboliques conformes.


La reconnaissance

Un des effets de la violence symbolique est de transfigurer les relations de domination/soumission en relations affectives ou de transformer le pouvoir en charisme ou en charme.
L’alchimie symbolique, produit pour celui qui euphémise, un capital de reconnaissance qui lui permet d’exercer des effets symboliques : le capital symbolique (C’est le charisme de Weber ou la mana de Durkheim). C’est une propriété qui, parce qu’elle répond à des attentes sociales, exerce une sorte d’action à distance.

L’efficacité de ce capital provient d’un précédent travail d’imposition. La violence symbolique extorque des soumissions non perçues comme telles en s’appuyant sur des "attentes collectives", socialement inculquées.
Ce capital symbolique est commun à tous les membres du groupe pour qui il est un instrument et un enjeu de pouvoir. Par un phénomène de reproduction, la structure de la distribution du capital symbolique est assez stable.


Le tabou du calcul

La constitution du monde économique a entraîné l’émergence d’îlots non économiques, comme l’économie domestique. L’unité domestique garde une logique économique spécifique : il n’y a pas de prix mais de l’affection. Toutefois, la famille est menacée par l’économique et notamment par la concurrence pour le patrimoine.

La famille est un lieu où s’exercent deux systèmes de force contradictoires :

Dans le cas de l’échange entre générations intervient la reconnaissance : le don de temps, de capital, d’amour des parents au enfants crée l’"obligation" d’un contre-don. L’échange entre génération est donc un lieu de transfiguration.


Le pur et le commercial

Dans l’économie des biens culturels, l’économie est rejetée, on observe même une économie renversée : la sanction économique négative peut entraîner la sanction symbolique positive de la reconnaissance par les pairs.

Pierre Bourdieu s’interroge sur le terme le plus adapté pour désigner les auteurs de biens culturels : producteurs ou créateurs ? Sachant que des présupposés sur le caractère économique du culturel sont inclus dans cette réponse.
Il s’interroge également sur ce qui fait qu’une œuvre est artistique. Une œuvre sera artistique si elle répond à certaines attentes ou si elle est le produit ou la création d’un auteur reconnu comme un artiste.


Le rire des évêques

L’Eglise est une entreprise économique très particulière puisqu’elle ne peut fonctionner qu’autant qu’elle se dénie comme économique.
Par exemple, on peut qualifier son personnel d’employés sans salaire. Mais quel bedeau accepterait d’être considéré comme un technicien de surface gratuit ? On se heurte, dans le cas de l’Eglise à un tabou d’explicitation.

 

Chapitre VII : Le point de vue scolastique

Pierre Bourdieu s’exprime ici sur trois points :


Jouer sérieusement

Austin donne un exemple de cette scholastic view : "l’usage particulier du langage qui, au lieu d’appréhender ou de mobiliser le sens d’un mot qui est immédiatement compatible avec la situation, recense et examine tous les sens possibles de ce mot, en dehors de toute référence à la situation".
Ce point de vue est rendu possible par la situation de skholè (= loisir. NB : école < skholè, c’est un loisir sérieux)
L’adoption de ce point de vue, disposition neutralisante vue comme une compétence, constitue le droit d’entrée dans les champs scientifiques.

La situation scolastique dépasse l’opposition entre jouer et être sérieux ; elle permet de jouer sérieusement et de prendre le ludique au sérieux. L’homo scolasticus ou academicus peut s’adonner à ces exercices car il en a le loisir et la capacité, issue d’un apprentissage à base de skholè et d’une disposition à agir ainsi.

Les penseurs du mondes (philosophes, sociologues…) risquent d’ignorer les présupposés du point de vue scolastique. Pierre Bourdieu parle de doxa épistémique. En effet, "les penseurs laissent à l’état impensé (doxa) les présupposés de leur pensée, c’est-à-dire les conditions sociales de possibilité du point de vue scolastique, qui sont acquises au travers d’une expérience scolaire, ou scolastique, souvent inscrite dans le prolongement d’une expérience originaire (bourgeoise) de distance au monde et aux urgences de la nécessité."

Il ne s’agit pas d’une critique, mais d’une interrogation : Comment le retrait du monde, adopté pour penser ce monde, affecte-t-il la pensée ?


La théorie du point de vue théorique

Ici, Pierre Bourdieu se voit obligé de philosopher. Pour lui, se poser des questions sur la nature du regard scientifique fait partie du travail scientifique.
Or, la vision scolastique s’expose à détruire son objet faute de s’être posé ces questions. En effet, le savant qui ne sait pas ce qui le définit comme savant s’expose à mettre sa propre vision scolastique dans la tête des agents. Il faut donc prendre un point de vue théorique sur le regard scientifique et en tirer les enseignements théoriques et méthodologiques.

Pour comprendre, il faut critiquer le point de vue théorique qui neutralise les intérêts et enjeux pratiques et pour comprendre la logique des pratiques basée sur les dispositions, il faut abandonner l’opposition entre explication par les causes et explication par les raisons.


Le privilège de l’universel

L’application d’un point de vue familier peut altérer ou détruire l’objet d’observation. Certains concepts semblent prétendre à la validité universelle mais ils sont en fait le produit de conditions particulières dont la particularité nous échappe.
C’est le cas des œuvres culturelles : elles sont produites et appréciées dans une situation de skholè or, on voudrait parfois les faire partager à d’autres dont les conditions sociales ne permettent pas cette skholè. Ainsi, l’ignorance de la nécessaire skholè explique la contradiction entre la réalité des conditions de vie inhumaines dans les ghettos américains et le discours social visant à la réalisation des potentialités humaines par la réhabilitation et la culture.
Il existe une façon de respecter le "peuple", tout en l’enfermant dans ce qu’il est, en transformant une privation en choix électifs ou en accomplissement ultime. (ex : la "culture populaire" ou la "liberté" des SDF). C’est une forme d’essentialisme et de racisme de classe.

On ne peut échapper à l’alternative entre populisme et conservatisme (deux formes d’essentialisme) qu’en améliorant les conditions d’accès à l’universel.


Nécessité logique et contrainte sociale

Dans les champs, il existe une "légalité" spécifique : les contraintes logiques deviennent des contraintes sociales et inversement, inscrites dans le mental sous forme de dispositions. Aussi, il faut chercher l’origine de la raison dans l’histoire des champs où les agents luttent pour le monopole de l’universel au nom de l’universel et non dans les compétences humaines.


Un fondement paradoxal de la morale

Le point de départ sont les stratégie de conformation apparente à l’universel. Ces stratégies reconnaissent la règle jusque dans sa transgression : c’est une reconnaissance de la loi qu’il faut reconnaître la règle et c’est accorder au groupe ce qu’il demande : l’acceptation de la représentation qu’il souhaite donner et se donner de lui-même.
Or, universellement, le groupe récompense cette soumission, réelle ou fictive, du moi au nous. On peut donc tenir pour loi anthropologique universelle l’existence de profits d’universalisation.

L’universalisation est une stratégie de légitimation mais elle est universellement connu. D’où, toute conduite formellement conforme à l’universel peut être soupçonnée de viser l’appropriation de force symbolique.
Cependant, cette connaissance ne doit pas faire oublier le rôle de moteur de l’universel qu’est le profit d’universalisation. Pour simplifier, peu importe qu’un individu se comporte bien dans l’espoir d’une récompense, pourvu qu’il se comporte bien.

 

Discussion sur et autour de l’ouvrage


L’actualité

La grille de lecture proposée par Pierre Bourdieu est non seulement intemporelle mais également non située : il suffit de définir correctement les types de capitaux en présence. Elle est donc toujours d’actualité.
Personnellement, je vois son actualité dans un sujet qui me touche : la place des femmes dans la société. On croît approcher de l’égalité hommes/femmes avec la récente proposition de loi sur la possibilité pour les femmes de transmettre leur nom, mais la division des tâches reste là pour rappeler l’illusion de cette égalité.
Du fait des élections municipales, il semble que les candidats veuillent développer les crèches pour favoriser le travail des femmes à parité avec les hommes (source : France Info). Cette volonté, louable, permet de voir à quel point certaines choses sont évidentes. On observe une réalité objective : lorsqu’un des parents doit rester au foyer pour élever un ou des enfants, c’est la mère qui renonce à travailler. D’une part, cela lui assure un profit d’universalisation : en faisant ce que la société attend des femmes, elle accède au statut de bonne mère et de bonne épouse. D’autre part, l’immersion dès l’enfance dans une société avec une telle réalité objective crée chez les femmes un habitus "maternel".
Raisons pratiques, à travers ses propos, laisse entrevoir une solution pour un progrès vers l’égalité : la réforme du monde l’éducation.

Une telle réforme est également un sujet d’actualité comme le rappellent les pistes d’analyse proposées par Pierre Bourdieu. Le système scolaire actuel est en grande partie inadapté aux besoins des entreprises, aux besoins psychologiques des élèves et étudiants et contrecarre le progrès social en perpétuant les inégalités sociales, ethniques et sexuelles. Mais comment les réformer  malgré les freins mis par les privilégiés et les professeurs ?
La grille de lecture proposée par Pierre Bourdieu, en mettant en lumière ces intérêts conservateurs, peut donner les moyens de les neutraliser, notamment en les dénonçant comme une insoumission à l’intérêt général.


Perspective critique

Non-sociologue, il m’est difficile de critiquer Pierre Bourdieu sur le point de ses apports à la sociologie. Cependant, son modèle me semble apporter la lumière sur des phénomènes parfois refoulés, comme la violence symbolique, à laquelle il donne un nom et une réalité.
Son analyse permet de rendre compte d’une réalité complexe avec quelques concepts clés : l’habitus, les champs et le capital. Elle évite aussi les jugements de valeur et notamment une certaine forme de racisme, même si Pierre Bourdieu réintroduit parfois ses valeurs comme lorsqu’il refuse de ratifier l’existence de la famille au sens du discours conservateur.
Comme souligné précédemment, le modèle développé est intemporel et non situé : on peut l’appliquer aussi bien dans une société "primitive" indifférenciée que dans une société différenciée, en France comme au Japon ou en RDA, dans les années 1970 comme 1880. Cela semble indiquer que Pierre Bourdieu a réussi à atteindre son objectif d’identification d’un invariant.
Cet outil, permet aussi bien d’analyser la société que le champ de la recherche et, non content de permettre d’analyser des réalités sociologiques, il permet aussi un regard méthodologique et épistémologique.

Cependant, Pierre Bourdieu n’évoque la liberté que comme résultat de la connaissance des déterminismes sociologiques et son modèles fonde les comportements sur des positions et dispositions que les individus n’ont pas choisies. Donc, cela pourrait conduire à penser que les agents sociaux sont déterminés (négations du libre arbitre) tant qu’ils n’ont pas pris connaissance du modèle. Cela n’est-il pas une forme de pensée scolastique, puisque Pierre Bourdieu imagine que les agents peuvent avoir les même connaissances que le chercheur ?
Il me semble que l’on peut aussi faire à Pierre Bourdieu la critique de non-scientificité au sens de Popper : il ne peut être falsifié. Il interprète la réalité et toute réalité peut entrer dans ce moule.


Intérêt pour les sciences de gestion

La connaissance des habitus peut être utilisée dans le domaine de la gestion de ressources humaines. Il est probable que le recrutement, en mêlant des habitus au sein de l’entreprise contribue à la construction du climat social et de la culture d’entreprise. Une bonne connaissance des déterminismes sociaux, des proximités de disposition peut éviter de créer des tensions lourdes dans les équipes.

La compréhension des mécanismes de concentration du capital et de violence symbolique peut s’avérer un outil de gestion utile pour le dirigeant avide d’affirmer son autorité. Il pourra également tenter d’obtenir la soumission des intérêts individuels à ceux de la société en proposant des profits d’universalisation qui peuvent ne pas être pécuniaires. Ici, Pierre Bourdieu n’apporte pas beaucoup comparativement à Machiavel.

Ce modèle peut également servir de support d’analyse pour du benchmarking social : les entreprises tenteraient de comprendre pourquoi l’espace social interne des autres entreprises peut être favorable à la performance et pourraient en tirer des enseignements pour mettre en œuvre de nouvelles structures.

 

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