LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

Paul PRIGENT
DEA 124

Séminaire :
Philosophie, éthique, comptabilité, contrôle

Professeur : Y. PESQUEUX

BOUDON Raymond

"La logique du social"

 

 

1. Biographie de l’auteur

Né en 1934, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, Raymond Boudon est agrégé de philosophie en 1958. Il commence sa carrière d’enseignant comme maître de conférences à la faculté des lettres de Bordeaux en 1964. Nommé à la Sorbonne en 1967, il est actuellement professeur à l’Université Paris IV-Sorbonne. Il a été directeur du Centre d’Etudes Sociologiques de 1969 à 1972 puis du Groupe d’études des méthodes de l’analyse sociologique jusqu’en 1998.

Traduit dans de nombreuses langues c’est un sociologue reconnu non seulement en Europe mais aussi aux Etats-Unis, au Brésil et en Asie. Il est membre de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques) depuis 1990, de l’American Academy of Arts and Sciences, de l’Académie des sciences humaines de Saint Pétersbourg et de la British Academy.

 

2. Bibliographie

Les premiers travaux de R. Boudon témoignent d’un souci d’examiner les apports de la pensée mathématique aux sciences sociales et la concordance des données observées avec les schémas théoriques. Ainsi en est-il de A quoi sert la notion de structure (1968), Les Méthodes en sociologie (1969), Les Mathématiques en sociologie (1971), L’analyse mathématique des faits sociaux (1967).

Il continuera à allier empirisme et réflexion théorique dans ses travaux suivants dont les directions méthodologiques sont voisines de celles de Paul Félix Lazarsfeld, avec qui il publiera Vocabulaire des Sciences Sociales (1965), L’analyse empirique de la causalité (1966) et L’analyse des processus sociaux (1970), et de celles de son directeur de thèse Jean Stoetzel.

Identifier des phénomènes macroscopiques à partir de phénomènes microscopiques, "retrouver des structures générales à partir de l’analyse de phénomènes particuliers" (Boudon, 1979), appréhender les phénomènes sociaux bien circonscrits à partir de la logique des comportements individuels est au cœur de tous ses travaux. Effets pervers et ordre social (1977), La Logique du social(1979), La place du désordre(1984) montrent la fécondité d’une analyse menée d’un point de vue méthodologiquement individualiste dans la lignée de Weber, analyse à laquelle l’inégalité des chances (1973), devenu un classique de sociologie, avait déjà apporté une contribution.

Le dictionnaire critique de la sociologie (1982), écrit avec François Bourricaud affirme le positionnement de la pensée de l’auteur dans le courant d’un individualisme contextualisé. La portée pratique en sera poursuivie dans L’idéologie ou l’origine des idées reçues (1986) puis L’art de se persuader (1990) qui posent la question des obstacles à la connaissance et celui de l’adhésion d’individus supposés rationnels à des idées erronées. Le Juste et le Vrai (1995), Le sens des valeurs (1999), sont centrés sont sur la problématique d’une théorie de l’action rationnelle et ouvrent la voie à une nouvelle sociologie cognitiviste.

 

3. Situation du courant de recherche de l’auteur

L’auteur appartient au courant de l’individualisme méthodologique. Nous proposons en annexe 1 une cartographie simplificatrice permettant de "positionner" ce courant de recherche au regard des autres méthodes d’analyse sociologique.

Forgée par Joseph Schumpeter, l’expression "individualisme méthodologique" désigne les méthodes qui analysent les phénomènes sociaux comme le produit d’actions individuelles agrégées. Cette tradition sociologique s’oppose au holisme méthodologique pour lequel "le tout explique la partie".

Les travaux en affinité avec les principes de l’individualisme méthodologique peuvent être regroupés en trois principales tendances :

Une analyse plus détaillée des travaux des représentants de ces trois tendances figurent en annexe 2.

 

4. Postulats

L’objectif de l’ouvrage est de "constituer une introduction à l’analyse sociologique". Pour l’auteur, l’objet de la sociologie est  d’élaborer des théories, qui, par l’analyse des systèmes d’interactions, permettent de rendre compte des actions logiques et non logiques des individus. La sociologie repose alors sur les trois postulats fondamentaux suivants :

Cette démarche comporte une conséquence importante. Elle indique que le sociologue se donne le droit de recourir à une psychologie universaliste. L’applicabilité de la méthode introspective suppose en effet que l’observateur puisse légitimement se substituer à l’observé. La particularité du contexte où est placé l’observé ne peut affecter sa psychologie au point que son comportement devienne inintelligible à l’observateur. Si le comportement de l’observé apparaît comme difficilement compréhensible, ce n’est pas dû au fait que leurs psychologies soient différentes mais, par exemple, à ce que certains éléments du système d’interaction auquel appartient l’observé échappent à l’observateur.

 

5. Démonstration suivie

Raymond Boudon va d’abord définir la sociologie comme issue de deux intuitions fondamentales, celle de Pareto et celle de Durkheim :

L’auteur va d’abord montrer à l’aide d’exemples qu’établir une frontière entre actions logiques et non logiques est difficile, les actions non logiques relevant souvent d’une rationalité établie en fonction de la position de l’acteur.

R. Boudon en déduit alors l’objet de la sociologie : élaborer des théories, qui, par l’analyse des systèmes d’interactions, permettent de rendre compte des actions logiques et non logiques des individus.

L’auteur va ensuite démontrer la complémentarité qui peut exister entre l’histoire, qui explique des faits singuliers par des faits singuliers, et la sociologie, qui dégage derrière des événements singuliers des structures générales. Il proposera alors plusieurs exemple pour illustrer son propos, notamment une analyse du déclenchement de la première guerre mondiale sous forme de théorie des jeux.

Puis Raymond Boudon approfondit la notion de système d’interaction en distinguant les systèmes fonctionnels et les systèmes non fonctionnels qu’il appelle systèmes d’interdépendance. Il met en évidence la notion fondamentale d’effets émergents ou effets d’agrégation. Cet approfondissement sera réalisé en trois étapes :

Après avoir développé son analyse dans un cadre statique l’auteur cherchera à l’inscrire dans la perspective dynamique du changement social. Il montrera que contrairement aux travaux des premiers sociologues (Comte, Marx…) l’analyse sociologique moderne ne cherche pas à prédire les changements de la société à long terme mais plutôt à expliquer les évolutions de phénomènes sociaux bien délimités. L’auteur établit alors une typologie des principaux types d’évolution possibles d’un système d’interaction (processus reproductifs, processus cumulatifs, processus de transformation…) en soulignant que tous s’inscrivent dans un processus caractérisé par la nature des liens entre le système d’interdépendance lui-même, son environnement et les événements qu’il produit ou "output".

 

6. Principales conclusions

Les principales conclusions de l’auteur portent sur :

6.1 L’homo sociologicus, dépassement de l’homo oeconomicus

Pour R. Boudon l’homo sociologicus ne se réduit pas à l’homo oeconomicus purement utilitariste et maximisateur de son utilité personnel des micro-économistes néo-classiques. Boudon considère qu’il en constitue plutôt un dépassement et note cinq différences essentielles :

6.2 Déterminisme et liberté de l’acteur en sociologie

L’auteur considère que certains sociologues donnent parfois l’impression de concevoir l’agent social comme un sujet passif. Or pour R. Boudon la tradition sociologique a toujours considéré l’homo sociologicus comme un agent intentionnel doté d’une autonomie variable en fonction du contexte dans lequel il se trouve.

Cette proposition ne signifie pas que l’agent social soit libre au sens ou il pourrait suivre son bon plaisir. Lorsqu’il est confronté à un choix, les options qui lui sont ouvertes peuvent être entièrement ou partiellement soustraites à son contrôle. Il en va de même de la valeur relative de ces options. Je suis libre de décider si dimanche j’irais au cinéma ou à la piscine. En revanche je ne suis pas libre de décider du salaire que j’aurais si j’accepte l’emploi qui m’est offert. Je ne suis pas libre non plus de déterminer la valeur relative du statut de cadre par rapport à celle du statut de manœuvre…

6.3 L’objectivité en sociologie

Comme Weber l’a montré, l’analyse sociologique comporte toujours un moment de compréhension. Le sociologue doit se mettre à la place de l’agent qu’il étudie pour en comprendre les actions. Mais la notion de compréhension n’implique pas celle de subjectivisme. D’une part car il est facile, selon l’auteur, "d’obtenir un accord unanime sur l’interprétation d’une action", d’autre part car il convient de corroborer autant que possible son interprétation avec l’observation directe de la réalité. A défaut le sociologue doit s’efforcer de la confirmer en montrant qu’elle permet de rendre compte de tout un ensemble de phénomènes.

 

7. Résumé de l’ouvrage

Un résumé détaillé de l’ouvrage figure dans l’annexe 3.

 

8. Actualité de la question

Le débat entre les tenants de méthodes d’analyse issue de l’individualisme méthodologique, représentés notamment par R Boudon et les sociologues favorables à des analyses plus macro-sociologiques comme P. Bourdieu (qui défend une forme de structuralisme constructiviste) a longtemps bipolarisé l’enseignement universitaire de la sociologie en France.

8.1 Une longue bipolarisation de l’enseignement universitaire français de la sociologie

Dans la fin des années 60 s’est mise en place une forme de bipolarisation du champ universitaire de la sociologie française autour du duel Boudon-Bourdieu. On peut l’expliquer par des raisons politiques et pédagogiques.

En 1964 Bourdieu publie avec Jean Claude Passeron Les Héritiers (1964), ouvrage qui démythifie la visée méritocratique du système d’enseignement et l’égalitarisme de l’éducation de masse : le système d’enseignement ne ferait que reproduire la structure sociale. Les deux auteurs montrent que la réussite scolaire s’explique moins par les dons naturels et les mérites de chacun que par le capital culturel, sa transmission familiale (les habitus), et sa valorisation par le système d’enseignement.

L’école ne ferait que reproduire la structure sociale en marquant du sceau de la légitimité "intellectuelle" les enfants issus des milieux favorisés du point de vue du capital culturel. Cette réflexion de Bourdieu prend une autre dimension avec les mouvements de 68. Il devient catalogué comme "gauchiste".

A l’opposé Raymond Boudon est connu pour avoir étudié aux Etats-Unis sous la direction de Paul Lazarsfeld et développé des travaux de nature quantitative, ce qui le classe plutôt dans les auteurs "de droite". Ce préjugé est d’ailleurs renforcé en 1973 avec la parution de L’Inégalité des chances ou R. Boudon expose un modèle d’analyse de la sélection scolaire conçu comme un effet pervers de la démocratisation de l’enseignement. Ici l’explication est centrée sur les effets d’agrégation. Elle ne remet pas en cause la légitimité du système d’enseignement.

Pour Boudon il n’y a pas de relation mécanique entre les chances de réussite scolaire et les chances de réussite sociale. Il ne faut donc pas s’attendre à ce qu ‘une réduction des inégalités, recherché par la démocratisation de l’enseignement supérieur, entraîne à coup sûr un affaiblissement de l’héritage social. Boudon note même un effet pervers de cette démocratisation: A partir du moment où, par exemple, ce n’est pas un fils d’ouvrier mais, l’ensemble des fils d’ouvriers, qui accèdent à un niveau d’instruction plus élevé, il est plus difficile de considérer que ses chances de mobilité sociale soient plus grandes…

Le débat entre ces deux approches de l’analyse sociologique prendra rapidement une tournure polémique rejoignant en cela une certaine tradition française

R. Boudon s’il est assez clément avec les fondateurs de la démarche holiste, tels E. Durkheim ou Karl Marx a radicalisé sa critique lorsqu’il visait les développements contemporains du holisme tel le structuralisme constructiviste de Pierre Bourdieu :

"Selon le sociologisme, cette perversion de la sociologie, l’individu étant le jouet des structures et des institutions, la seule question intéressante et pertinente est celle de savoir à qui profitent ces structures et ces institutions ? Plus familièrement qui tire les ficelles ? Par définition, la classe dominante bien entendu. La popularité de ce schéma a été si grande dans les années 70 que beaucoup de livres ont porté un titre de ce type : A qui profite… ?"

De son côté P. Bourdieu a largement dénoncé les limites et insuffisances de l’individualisme méthodologique, notamment sa vision de l’individu comme affranchi de son milieu.

8.2 Une opposition aujourd’hui plus nuancée

Aujourd’hui, face aux critiques qui leur étaient adressées, les tenants des deux approches ont précisé et nuancé leurs propos.

Bourdieu a rappelé que ses analyses ne pouvaient s’assimiler à un holisme simpliste en soulignant qu’il ne se voulait l’héritier d’aucun des trois fondateurs de l’analyse sociologique : Marx, Weber, Durkheim. Il a souligné que sa pensée se situait plutôt à la croisée des chemins entre structuralisme et phénoménologie, objectivisme et subjectivisme…

De son côté Boudon a souligné :

Plutôt que d’être opposées, il semblerait que les deux approches puissent être utilisées conjointement, par exemple pour traiter des problèmes sociaux comme celui de l’enseignement.

Ainsi la décision, publiée le 27/02/2001, d’ouvrir l’Institut des Etudes Politiques à des élèves issus de lycées "sensibles" de la région parisienne, sans leur faire passer de concours, relève des constats dégagés par la sociologie de P. Bourdieu. A l’inverse on peut considérer que le souci depuis les années 80 de valoriser des filières d’enseignement professionnel court relève d’une volonté de corriger les effets pervers de la démocratisation de l’enseignement supérieur généraliste mis en évidence par Raymond Boudon.

Au niveau international, l’extension de l’application d’une logique de marché relevant de l’individualisme méthodologique, aux sphères sociales ou politiques, tend à se généraliser sous la pression culturelle et économique des Etats Unis. Une illustration récente en est le débat sur le "marché des droits à polluer" dont la justification s’appuie sur des analyses micro économiques de l’économiste américain Ronald Cause.

 

9. Principales critiques

L’individualisme méthodologique a le mérite d’insister sur le rôle des acteurs dans la constitution de phénomènes sociaux. Ce paradigme est fécond : il permet d’expliquer une grande variété de phénomènes. Cependant deux grandes séries de critiques peuvent lui être opposées :

9.1 Une opposition simpliste entre l’intérêt individuel et la détermination collective

Les individus ne sont pas motivés par la seule matrice des gains individualisables. Ils obéissent aussi à un système de valeurs. Les courants holistes font intervenir un déterminisme collectif à travers les attentes sociales à l’égard des individus (statuts et rôles) et à travers les modèles culturels intériorisés par la socialisation.

Dans cette lignée Alain Caillé, directeur de la Revue du Mouvement Anti Utilitariste en Sciences Sociales (MAUSS), dénonce l’économisme de l’individualisme méthodologique ou encore sa tendance à assimiler l’homo sociologicus à l’homo oeconomicus:

Les auteurs conventionnalistes, comme André Orléan, contestent les modèles individualistes cherchant à expliquer l’action collective par un calcul optimisateur en situation de jeu. Ainsi le souci de maximisation rend le dilemme du prisonnier sous optimal, la coopération étant impossible faute de confiance. Or le plus souvent les individus ne se laissent pas enfermer dans ces impasses. Ils parviennent à dépasser les impossibilités prédites par la théorie des jeux car ils décident de faire confiance et de coopérer.

La ligne de défense individualiste consiste à affiner le modèle en multipliant les variables de comportement : rationalité limitée chez H.A. Simon, facteurs structurels (environnement, situation personnelle) et culturels (apprentissage des rôles) chez R. Boudon… La fonction de bien être peut alors intégrer à la fois des visées utilitaristes traditionnelles et des comportements altruistes.

9.2 Un déterminisme excessif

Une critique plus radicale est celle qui considère l’individualisme méthodologique comme une vision déterministe et holiste, car, une fois définie la structure du système d’interaction, les actions individuelles (à condition qu’elles soient rationnelles) mènent inéluctablement à un résultat, désiré ou non, qui semble écrit d’avance.

Ainsi Pierre Favre écrit-il dans la Revue Française des sciences politiques (déc. 1980, pp 1253-1254):

"L’acteur rationnel de R. Boudon n’est pas libre puisque son comportement est conditionné par la logique de la situation… Quoique par des voies différentes la sociologie de Boudon ne le cède donc en rien à celle de Bourdieu quant au déterminisme. Toutes les deux sont également holistes, puisqu’elles tiennent pour assuré que la structure de l’ensemble qu’elles considèrent a des propriétés qui ne résident pas dans les éléments de l’ensemble pris un à un. En ce sens Bourdieu et Boudon pourraient être dits structuralistes : tous deux pensent que l’agencement des éléments d’un système a des effets déterminants et que si un seul élément du système est modifié, l’ensemble du système l’est de ce seul fait. Enfin les deux sociologies sont constructivistes. Dans la mesure ou elles s’imposent de construire des systèmes de relations qui éclairent le fonctionnement du réel social sans avoir la prétention d’en fournir une description exhaustive.

Cette dernière critique permet d’expliquer l’émergence de courants qui, comme l’interactionnisme symbolique et l’ethnométhodologie, ont tenté de dépasser à la fois les limites du holisme et celles de l’individualisme.

 

10. Intérêt pour la science de gestion

Développée à partir des hypothèses rationnelle et maximisatrice de la micro économie classique, l’individualisme méthodologique permet une formalisation intéressante de l’analyse des interactions entre un nombre limités d’acteurs, interprétant des rôles sociaux codifiés, et mus par l’intérêt financier ou la recherche du pouvoir. Ainsi Michel Crozier (voir paragraphe 3.1.2 de notre résumé) nous propose dans le phénomène bureaucratique une explication intéressante du comportement de coopération/soumission observés chez les contrôleurs financiers vis à vis des directeurs de filiales dont ils ne dépendent pourtant pas formellement.

Au niveau de la recherche économique les formalisations de la théorie des coûts de transaction par l’économiste Ronald Coase (The Nature of the firme, Chicago, 1937), de la théorie des droits de propriété par Achian et Demetz (Production, information costs, economic organization, New York, 1972) et de la théorie de l’agence de Jensen et Meckling (Theory of the firm, New York, 1976) s’inscrivent dans cette tradition sociologique.

Au niveau de la recherche comptable, la "théorie positive de la comptabilité" développée par R.L. Watts et J.L. Zimmerman est un bon exemple de son application.

La méthodologie de l’individualisme méthodologique constitue donc un outil privilégié pour développer et raffiner des modèles de comportement d’agents réputés autonomes sur des marché d’échange.

 

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