LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

PARVAUX Sylvie
3e cycle d'ingénieur en organisation

 

Luc BOLTANSKI,
Laurent THEVENOT

"DE LA JUSTIFICATION
LES ECONOMIES DE LA GRANDEUR"

Edition Gallimard 1991

 

SOMMAIRE

1 - Biographie des auteurs
2 - La ou les questions posées par les auteurs
3 - Les postulats
4 - Les idées clés
5 - Le résumé
6 - Illustration par des questions d’actualité

 

 

1 - LES AUTEURS

Luc BOLTANSKI est sociologue. Il enseigne à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
En 1982 il écrit "les cadres"
Ces principaux ouvrages sont : Les Cadres. Formation d’un groupe social publié en 1982, Les économies de grandeurs en 1987, L’amour et la justice comme compétence, édition Métaillé, 1990.

Laurent THEVENOT est économiste. Il enseigne à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Les auteurs ont co-écrit les livres suivants :

 

2 - LES QUESTIONS POSÉES PAR LES AUTEURS

Le sujet général de l’ouvrage porte sur la relation et les enjeux entre accord et discorde. Pour cette étude, les auteurs vont construire un cadre permettant d’analyser à l’aide d’instruments théoriques les différentes logiques d’action (dans les mondes marchands, civique, industriel, etc…) en dépassant le clivage entre la sociologie et l’économie

Les auteurs vont poser les questions suivantes :

 

3 – LES POSTULATS

Les auteurs proposent une perspective différente de celle offerte par les oppositions à l’usage dans les sciences humaines notamment dans la sociologie de DURKHEIM où la mise en ordre est obtenue par le recours à la notion de collectif qui s’opposerai au courant de l’économie où l’ordre ou l’équilibre est le résultat intentionnel de choix individuels (approche en terme de choix rationnels).
Les auteurs vont montrer qu’il existe six "mondes" différents qui constituent des sortes de cités correspondant à l’existence de pluralité des formes de généralités. L’hypothèse est que l’identification des mondes est une phase nécessaire pour construire des accords.

 

4 – LES IDÉES CLES

Les idées clés contenues dans ces travaux de recherches sont clairement exposées dans le résumé. Les auteurs y explicitent leurs nouveaux concepts et leur démarche "conventionnaliste" dite "des économies de grandeur".

 

5 – LE RÉSUME DU LIVRE

 

Première partie

L’impératif de justification

CHAPITRE 1 – Les sciences sociales et la légitimité de l’accord

Les auteurs examinent les réponses classiques apportées par les sciences sociales à la question de l’accord, notamment les controverses entre la sociologie Durkheimienne avec le holisme et économie libérale mue par l’intérêt individuel. Les auteurs veulent montrer que par delà les différences entre ces deux conceptions opposées, celles-ci fondent l’accord de la relation entre des personnes particulières et une forme de généralité nommée "principe supérieur commun" permettant de dépasser les particularités des personnes et de constituer les fondements d’un accord.
La tension entre recours à des formes générales (volonté collective) et la référence à des intérêts particuliers des personnes n’est pas le résultat de la confrontation entre deux systèmes d’explications, mais elle est au cœur de chacun d’eux. Cette construction à deux niveaux "forme une armature théorique commune à ces systèmes qui les constituent en métaphysique politique".
La démarche des auteurs vise à faire apparaître les éléments de similitude, sous l’apparence irréductible de l’opposition méthodologique entre explications de conduites individuelles et des explications de comportements collectifs, cela afin de relier les exigences de l’accord aux conditions de la discorde. Pour ce faire les auteurs vont examiner la structure des constructions méthodologiques et vont se limiter à deux des élaborations théoriques des sciences sociales : la sociologie et l’économie. Ces disciplines prennent appui sur une règle d’accord et prennent aussi appui sur une référence à une forme universelle dépassant les particularités des personnes.
Les auteurs vont monter que ces deux disciplines ont été engendrées à partir de philosophies politiques qui leur ont servi de matrices, et dans lesquelles les métaphysiques sous- jacentes sont exposées.
En conséquence, "l’examen de ces engendrements et des ruptures qui les (disciplines) accompagnent fait apparaître une transformation identique d’un principe supérieur commun normatif en une loi scientifique positive".
La forme d’accord qui est apparu entre les personnes (par le collectif, par le marché) est un principe général qui a été proposé dans la philosophie politique pour asseoir le bien commun et assurer la concorde en accordant les volontés.
Les auteurs en déduisent que les principes d’accords étant au moins au nombre de deux, en conséquence aucune des deux disciplines (sociologie et économie) ne peut traiter séparément du rapport entre ces deux formes de lois. Ainsi, cette incapacité à traiter ces deux formes gène le traitement "des objets limitrophes" à ces disciplines comme les organisations.

 

CHAPITRE 2 – Le fondement de l’accord dans la philosophie politique : l’exemple de la cité marchande

Les auteurs montrent qu’à l’origine de la philosophie politique marchande (construction de l’ordre marchand), il y a la métaphysique politique. Cependant ceux-ci remarquent que la science économique a distingué la question de l’équilibre et celle du bien-être, mais on a oublié que l’économie politique s’est proposée de traiter la question de la paix sociale dans laquelle l’intérêt des particuliers est mis en rapport avec l’intérêt de tous (l’accord général et la paix sociale).
Dans la science économique, le règlement de la discorde repose sur deux piliers : d’une part, sur l’identification commune des biens marchands qui permettent l’échange et l’évolution du prix des objets qui permet un ajustement par rapport à des actions diverses. Ainsi, les conduites des personnes peuvent être tenues pour cohérentes selon ce principe connu de tous, le marché.
D’autre part, la possibilité d’accord est également liée à " une nature humaine qui offre une fondation solide à l’édifice". Dans la théorie des sentiments moraux, Adam SMITH décrit les rouages de l’entendement humain ajustés aux exigences d’un principe de concurrence (la main invisible).
Pour A. SMITH, le fondement de la cité repose sur l’établissement d’un lien marchand. Ce même lien unit les personnes par l’intermédiaire de " biens rares soumis aux appétits de tous et la concurrence des convoitises subordonne le prix attaché à la possession d’un bien au désir des autres. Il indique que "les règles du juste sont semblables aux règles de grammaire" mais les éléments de cette grammaire ont été élaborés antérieurement dans un contexte où la valeur des biens repose sur la tradition du "juste prix" des textes scolastiques qui prolonge les écrits d’Aristote et participe de la construction des systèmes généraux d’équité.

La question des convoitises n’est pas l’invention d’Adam SMITH car chez les scolastiques, "la justice commutative aristotélicienne" règle les échanges de biens et de services entre les individus et la "théorie de juste prix" suppose le concours de la communauté pour son estimation. Selon HUME, le raisonnement est "propice au jugement sur les causes et les effets, mais la raison n’influence pas nos actions".

Une des formes d’accord général repose sur les liens marchands qui sont objets communs de désir comme fondement à la cité marchande. Respectivement les sociétés de HUME et de SMITH sont construites à partir de la nature humaine et ne reposent pas sur une capacité de calcul rationnel.
HUME met en avant "une disposition sympathique commune" dans laquelle se trouvent les uns à l’égard des autres. Cette disposition permet de faire reposer le lien social sur un sentiment quasi physiologique partagé par tous, sans recours à la raison. Donc tout objet qui procure du plaisir à celui qui se l’est approprié "plaît sûrement au spectateur pour une subtile sympathie avec le possesseur".
Selon SMITH, le jugement des personnes se forment "en épousant le goût et les passions des autres", et non directement par l’idée ou la réflexion sur l’utilité des conduites. Selon CABANIS dans les "rapports du physique et du moral de l’homme", la sympathie est inscrite dans le corps en tant qu’instinct fondamental.
Enfin, HUTCHESON fait référence à un état de "spectateur" servant à en appeler au jugement des autres pour justifier par le renfort de l’opinion publique, une conduite inspirée par la bienveillance. HUME fait également référence à un état de spectateur dans lequel les personnes accèdent à un point de vue commun.

 

Deuxième partie

Les cités

 

CHAPITRE 3 – Ordres politiques et modèle de justice

Les auteurs vont procéder à l’étude des contraintes qui pèsent sur la constitution des formes d’accords visant la généralité. Pour ce faire, ils vont s’appuyer sur des ouvrages classiques de la philosophie politique utilisés en tant qu’œuvres de grammairiens du lien politique, menant à la construction d’un modèle de l’ordre légitime dans la cité.
Pour faire face aux discordes (et aboutir à un accord), les gens vont "se mesurer" en établissant des équivalences et des ordres entre eux. L’hypothèse des auteurs est que les hommes s’accordent parce que leur raison les conduit à adopter à coup sûr l’un ou l’autre des principes, suivants des constructions d’ordres qui concernent les philosophies politiques tout autant que "les gens qui cherchent à s’accorder en pratique".
Afin de vérifier l’hypothèse L. BOLTANSKI et L. THEVENOT vont poser les questions suivantes : "Quelle est la nature de l’épreuve à laquelle est soumise la justification ?", "Comment les choses engagées dans l’action servent-elles de preuves ?", enfin "comment s’arrête le jugement et quelle est la dynamique de sa remise en cause ?".
Les auteurs essaient de répondre à ces questions à travers l’analyse de "manuels pratiques" qui proposent de décrire "des justes façons d’agir" de même que "les instruments appropriés à ces actions". Ces œuvres expliquent et fixent les règles d’accords permettant de bâtir une "cité harmonieuse". Ces règles d’accords explicitent les exigences que doivent satisfaire "un principe supérieur commun" afin de soutenir des justifications.
De nombreuses œuvres classiques de philosophie politique proposent des formes de bien communs auxquelles il est fait couramment référence dans notre société. Ces œuvres tiennent de la grammaire du lien politique servant à justifier des appréciations sur le caractère juste ou injuste d’une situation lorsque les parties ne peuvent plus transiger, l’accord doit alors être établi à un niveau supérieur.
Les auteurs ont repéré les formes d’équivalences sur lesquelles se fonde l’accord légitime dans les traités politique classique. Chacun d’eux présent "un principe universel" destiné à régir la cité dans l’équilibre d’une justice. Ces textes canoniques constituent la systématisation d’une forme d’accord. Ainsi la tradition topique accorde une très grande importance à la rhétorique dans la fondation de l’ordre politique.
Les auteurs ont observé l’existence de six principes supérieurs communs auxquels aujourd’hui en France, les individus ont recours pour asseoir un accord ou soutenir un litige.

L. BOLTANSKI et L. THEVENOT expliquent leurs choix par les critères contenus dans les œuvres de philosophie politique présentant chacun un des six principes supérieurs. De même qu’ils présentent différentes "philosophies du bien commun" et enfin ils dévoilent des modèles de cité.
A. SMITH écrit le premier que les relations marchandes permettent d’établir un principe universel de justification et permettent de construire une cité fondée sur la "grandeur civique". L’Etat suppose des dispositifs de compromis entre différentes grandeurs. La grandeur est construite sur le principe de la reconnaissance de l’opinion des autres, elle est présente dans les textes des moralistes français du XVIIe siècle. L’œuvre de HOBBES sera utilisée afin d’en extraire l’idée de la "cité d’opinion".
Les auteurs rappèlent que les textes choisis doivent énoncer les principes de justice régissant la cité et doivent comporter une visée pratique, qu’ils sont construits comme une sorte de guide pour l’action. Afin, les ouvrages doivent avoir connu une grande diffusion et leurs textes doivent avoir été mis à contribution pour "confectionner des technologies politiques", c’est à dire pour construire des instruments de mise en équivalence de validité très générale ou pour les justifier. Les auteurs donnent l’exemple du contrat social qui a justifié les constructions juridiques sous la révolution.
Les auteurs expliquent les jeux d’hypothèses qui permettent de définir "le modèle commun de cité" qu’ils présentent sous la forme de cinq axiomes. Premier axiome, les membres de cité sont liés par un "principe de commune humanité", c’est à dire que ce sont des personnes susceptibles de s’accorder dans une cité. Deuxième axiome, il doit exister un "principe de dissemblance", l’absence de toutes différenciations (l’Eden). Troisième axiome, les membres ont "une commune dignité" c’est à dire une égalité d’état des personnes. Le quatrième axiome porte sur l’existence d’un "ordre de grandeur". Enfin de dernier axiome pose que le bonheur est "un bien commun", concept qui s’oppose à la jouissance égoïste qui doit être sacrifiée pour accéder à un état de grandeur supérieur.
Ainsi le modèle de cité est une réponse au problème posé par la pluralité des principes d’accords et permet la construction d’un ordre autour d’un bien commun à l’exclusion d’un ordre illégitime comme l’eugénisme.

 

CHAPITRE 4 – Les formes politiques de la grandeur

Les auteurs analysent la philosophie politique en raison de l’existence des expressions "du bien commun" présentes dans la société contemporaine. Ces formes sont explicitées sous formes de cinq cités : la cité inspirée, la cité domestique, la cité de l’opinion, la cité civique et la cité marchande.

La cité inspirée.

Dans "la cité de Dieu", SAINT AUGUSTIN évoque la possibilité d’une cité dont les membres fondent leur accord sur une acceptation totale de la grâce à laquelle ils n’opposent aucune résistance.
"La cité de Dieu" est un ouvrage historique qui constitue une des premières grandes construction d’une philosophie de l’histoire retraçant l’histoire d’un combat qui se joue depuis la venue du messie entre deux mondes possibles : l’un habité par la grâce, l’autre privé de la grâce. Pour SAINT AUGUSTIN ces deux cités constituent des "modèles" car ces cités permettent de lier l’histoire du salut et l’histoire politique dans une philosophie de l’histoire d’où l’opposition entre le royaume et le monde.
Ces deux cités sont hiérarchisées selon le degré auquel elles réalisent le " bien commun " et assurent le bonheur et la concorde des êtres. Seul la cité de Dieu mérite le nom de "cité" au sens où nous l’entendions ici, car elle est seule capable d’amener les êtres à dépasser leur capacité dans la poursuite d’un bien commun. Elle est fondée sur "l’humilité" alors que la "cité terrestre" est habitée par "l’orgueil" où les habitants sont "petits" parce que leurs désirs sont bornés vers l’autosatisfaction qui les réduit à la solitude. La "cité terrestre" est née de CAÏN et repose sur un crime fratricide. Tandis que la cité de Dieu repose sur le sacrifice et sur l’oubli de soi. La grâce est le vrai fondement de la cité de Dieu qui seul soustrait les hommes à "l’éternelle misère de la vie terrestre".
L’entrée dans la cité de l’inspiration passe par l’utilisation de procédés ascétiques. Cependant, quand l’ascète accomplit des exploits hors du commun, il attire les foules à lui et par conséquent, il doit fuir pour échapper à sa renommée.

La cité domestique

Dans la cité domestique le lien entre les êtres est conçu comme une génération du lien familial, c’est un territoire dans lequel s’inscrit la relation de dépendance domestique. Dans le modèle domestique, la grandeur est un état de dépendance d’où les personnes tirent l’autorité qu’elles peuvent à leur tour exercer sur d’autres. Connaître son rang, c’est connaître sa grandeur et se connaître ("la folie serait de se méconnaître").
BOSSUET généralise dans une politique le principe de la parenté, de l’héritage de sang qui donne l’autorité divine à la personne du Prince et de l’incarnation de l’Etat dans le corps du roi. Selon BOSSUET, le roi est avant tout solitaire et responsable, il n’existe que pour l’Etat dans lequel il se confond. Sa grandeur est à la mesure de son sacrifice. Dans cette conception sacrificielle, la célébration de ses vertus consiste à faire voir dans toutes ses dimensions, l’ampleur auquel il consent pour le bonheur commun, auquel il subordonne "la totalité de ses satisfactions personnelle".
LA BRUYERE insiste sur le sacrifice du Prince et sur l’économie de la relation qu’il entretien avec ses sujets. Le souverain est le ministre de Dieu, il est en tant que tel, le dépositaire du "serment" et le garant de la "subordination" de cette cité qui fait lien entre tous les êtres dans l’Etat. Dans la lignée les descendants sont subordonnés aux ascendants, les enfants au père. L’amour du père fait l’union entre les sujets unis. L’autorité de l’Etat est le prolongement de l’autorité paternelle.
La soumission au Prince fait de la "multitude un seul homme", elle constitue le fondement de la justice et du lien social parce que "la subordination des puissants" met un frein à l’expression sans limite des désirs égoïstes. Les grands ne trouvent une justification de leur existence que dans leur volonté de "protéger les petits".
La grandeur de la cité domestique s’inscrit dans une chaîne hiérarchique et est définie comme la capacité de renfermer dans "sa personne" la "volonté" des subordonnés.

La cité de l’opinion

La grandeur de cette cité dépend de l’opinion des autres. Cette grandeur sera envisagée à partir de la définition de l’honneur que donne HOBBES.

Dans la cité de l’opinion, la construction de la grandeur est liée à la constitution de signes conventionnels qui condense et manifeste la force engendrée par l’estime que les gens se portent. Ce qui permet de "faire équivalence entre les personnes" et de "calculer leur valeur", cela en fonction des gestes, des actes, des comportements et des paroles. Selon HOBBES nous déterminons la valeur d’un homme selon les signes d’honneur et de déshonneur.
Dans la cité d’opinion la grandeur ne dépend que du nombre des personnes qui accordent leur crédit. Le fondement de l’honneur, de la distinction est la puissance.
La grandeur dépend uniquement de l’opinion des autres selon HOBBES, cette grandeur se mesure au degré auquel on est exposé au regard d’autrui, à la visibilité "être en vue" c’est à dire être connu grâce à sa fortune, "à sa fonction et des grandes actions honorables". L’obscurité, au contraire est peu honorable.
En conclusion, la construction d’une grandeur peut être fondée sur l’arbitraire des signes.

La cité civique

La cité civique fait reposer la paix sociale et le bien commun sur l’autorité d’un "souverain désincarné". La souveraineté est réalisée par la convergence des volontés humaines (des citoyens) : la volonté générale qui "ne regarde qu’à l’intérêt commun". Dans contrat social de ROUSSEAU, les parties contractantes sont envisagées comme membres de ce qui est souverain et aussi "co-particulier".
Le contrat est un acte fondamental qui exerce sur les individus deux actions à la fois contraires et reliées, J. J. ROUSSEAU le nomme "balance" ou encore "compensation" c’est un sacrifice qui est favorable à tous, qui fonde et justifie la grandeur. La volonté générale s’exprime dans l’exercice du suffrage.
Chaque membre de la cité possède "trois volontés différentes" : "la volonté propre de l’individu" qui tend qu’à son avantage particulier ; "la volonté commune des magistrats" qui se rapporte uniquement à l’avantage du prince et "la volonté souveraine" qui est générale tant par l’Etat considéré comme le tout, que par rapport au gouvernement considéré comme une partie du tout.
La grandeur se représente sous la forme d’une qualité de la conscience.

La cité industrielle

Dans la grandeur marchande, l’identification des biens extérieurs demande un détachement vis-à-vis des gens et de soi-même pour que ces objets puissent servir de support aux transactions.
La construction de la cité industrielle s’élabore chez SAINT SIMON par une critique de ROUSSEAU. Dans son livre "Du système industriel " SAINT SIMON met en cause des "métaphysiciens et des légistes" qui sont opposés aux "industriels et aux savants".
Celui-ci propose une "élaboration du positif tiré de travaux" pour fonder une "physiologie sociale des corps organisés" où la société est décrite sous les traits d’une machine organisée. La société est aussi susceptible d’être traitée pour des pathologies (règles hygiéniques).
La cité industrielle est fondée le principe de "l’objectivité des choses où se forment naturellement un système social".
Les légistes devront s’occuper de faire les lois qui pourront assumer le mieux la prospérité de l’agriculture, du commerce et de la fabrication. Pour SAINT SIMON l’on doit "considérer une association naturelle comme une entreprise industrielle".

 

Troisième partie :

Les mondes communs

 

CHAPITRE 5 – Le jugement mis à l’épreuve

Les auteurs analysent l’engagement des principes d’ordres dégagés de preuves permettant d’asseoir un accord sur la distribution des états de grandeurs entre les personnes. Chacun des ensembles d’objets associés aux différents ordres constitue un monde cohérent.
Les états de grandeurs peuvent être attachés de manière fixe aux personnes. L’entente doit se faire en acte, avec des preuves réelles engageant des objets avec lesquels les personnes se mesurent et déterminent leurs grandeurs relatives.

L’impératif de justification exige en effet une qualification légitime des gens (comme nous l’avons vu précédemment). Selon les auteurs les philosophies politiques en restent au niveau des principes et ne nous disent rien des conditions de réalisation d’un accord effectif. Le modèle de cité que nous avons décrit, s’appuie sur une différenciation d’états de grandeurs et ne renseigne pas sur les modes d’attribution de ces états à des personnes particulières.

Les auteurs vont analyser la question de la mesure des états de grandeur, ainsi que les conditions d’application des principes de justice et leurs contraintes d’établissement.
Les auteurs cherchent une théorie de l’accord et du désaccord qui ne soit pas simplement une théorie des arguments confrontés à des principes, mais un engagement dans des actions d’êtres humains et d’objets.
Il s’agit d’étudier la pertinence des êtres en présence par rapport à un même principe général d’équivalence où la question du juste, de la justice ou de la justesse de la situation peut être posée.

L’octroi d’un état de grandeur peut être remis en jeu et la réalisation de la cité repose sur des "épreuves de grandeurs" qui permettent d’attribuer ces états.
L’attribution d’un état suppose une équivalence générale à une personne et cette opération est soumise au paradoxe du codage.
A chaque grandeur correspond différentes façons de construire des épreuves de réalité, selon les mondes : "on peut se réclamer du témoignage d’un grand dont le jugement fait foi". Il est possible de montrer la crédibilité dont on bénéficie auprès du plus grand nombre, en invoquant la volonté générale, en payant le prix ou en s’appuyant sur une expertise. La grandeur est associée à une capacité à l’expression générale.

Le litige va porter sur un désaccord sur les grandeurs des personnes et sur le caractère plus ou moins stable de leur distribution dans la situation. Ce litige va donc consister à contester l’ordonnancement de la situation et réclamer un réajustement des grandeurs. Quand un litige fait appel à une épreuve, la situation est aménagée de façon à lever une incertitude et à régler un désaccord en faisant appel au "supérieur commun" pour établir les grandeurs relatives des gens. La situation litigieuse fait l’objet d’une transcription comme un P. V., une consigne ou une confession.

L. BOLTANSKI et L. THEVENOT proposent une analyse "des mondes communs" où l’ordre naturel peut être décrit à l’aide de catégories définissant des sujets, des objets, des qualifications et des relations désignées par des verbes :

"Un principe supérieur commun"est un principe de coordination qui caractérise la cité, c’est une convention constituant l’équilibre entre les êtres. Cette convention assure une qualification des êtres, le plus souvent, il suffit de faire référence à la qualification dans les états de grandeur ou aux "sujets" et "objets" présents.

"état de grand" : Il existe plusieurs états de grandeur. Les grands êtres sont les garants du "principe supérieur commun", ils servent de repères et contribuent à la coordination des actions des autres.

"Dignité des personnes" : Dans des ordres légitimes, les gens partagent la même humanité exprimée dans une capacité commune à s’élever dans le bien commun. La dignité est considérée comme aptitude des êtres humains.

"Répertoire des sujets" : Ces sujets sont le plus souvent qualifiés par leur état de grandeur (petits êtres ou grands êtres).

"Répertoire des objets et des dispositifs" : Les objets et les dispositifs contribuent à objectiver la grandeur des personnes (par exemple : les diplômes, les codes…).

"La formule d’investissement" est une condition d’équilibre de la cité, puisqu’en liant l’accès à l’état de grand à un sacrifice, la formule d’investissement constitue une "économie de grandeur". La grandeur procure des bienfaits à la personne qui accède à cet état, mais la grandeur suppose aussi le sacrifice des plaisirs particuliers associés à l’état de petit.

"Le rapport de grandeur" spécifie la relation d’ordre entre les "états de grandeur". Il précisent la façon grand/petit et contribue au bien commun (façon dont les grands expriment les petits).

"Les relations naturelles entre les êtres"  les rapports doivent s’accorder aux grandeurs des sujets et des objets.

"Les figures harmonieuses de l’ordre naturel" celles-ci sont convoquées comme des "réalités" conformes au principe d’équité.

"L’épreuve modèle" est le moment dans lequel un dispositif particulier se trouve engagé.

"Le mode d’expression du jugement" marque l’expression de la sanction, ce mode d’expression caractérise la forme de manifestation du supérieur commun.

"La forme de l’évidence" est la modalité de connaissance propre au monde considéré.

"Etat de petit et déchéance de la cité" est la qualification de l’état de petit caractérisé par l’autosatisfaction.

De manière générale pour les auteurs, la réalisation d’un accord justifiable suppose non seulement qu’il soit possible de construire un système de contraintes régissant l’accord, mais aussi que les personnes soient dotées des capacités adéquates pour se soumettre à ces contraintes.

Pour qu’il y ait ordre et accord dans la cité, les personnes doivent détenir une compétence "un sens moral" qui implique l’intégration des deux contraintes fondamentales qui soutiennent la cité : "une contrainte de commune humanité" supposant la connaissance et l’identité commune des êtres humains avec qui l’accord doit se faire et une contrainte d’ordre supposant la généralité d’un principe de grandeur réglant les rapprochements possibles.
Donc pour s’accorder sur ce qui est juste, les personnes doivent connaître un bien commun et être "métaphysiciens". Pour juger le juste, il faut aussi être capable de reconnaître la nature de la situation et de mettre en œuvre le principe de justice qui lui correspond.

Afin d’étudier des situations où se déploient les formes du bien commun, les auteurs sont partis d’ouvrages destinés à aider les personnes à se conduire normalement. Ce sont des précis à laquelle la tradition rhétorique donne le nom de "prudence" comme par-exemple "le livre du courtisant" de CASTIGLIONE ou "l’homme de cours" de GRACIAN.
Dans "le traité des devoirs" CICERON disserte sur la capacité de s’ajuster aux circonstances et le "calcul des devoirs", ainsi que le degré d’urgence des services à rendre, connaissances qu’il nomme "prudentia".
Pour les auteurs, la délibération est le propre d’un homme prudent, qui peut trouver son expression moderne dans l’impératif de justification, tel qu’il se manifeste dans un univers à plusieurs mondes communs.

Les six traités ou guides analysés mettent chacun en évidence une cité particulière et on pour point d’application le même espace.
Les auteurs remarquent que les manuels ou les guides actuels sont destinés à des cadres d’entreprise et ont pour finalité d’une part, de favoriser la créativité des gens, de favoriser de bons rapports avec les supérieurs hiérarchiques, les subordonnés, les collègues, les clients et les visiteurs. D’autre par, il s’agit de guide de communication, de maîtrise de l’image, de la renommée de l’entreprise, d’une personne, d’un produit. Enfin, il s’agit de faire valoir une opinion par le biais des relations publiques ainsi que des stratégies de marché. Les auteurs signalent que ces ouvrages proposent des conseils pratiques de "prudence" et non des systèmes de philosophie politique.

  1. Le guide du monde inspiré sera analysé à travers l’étude du livre de B. DEMOY "la créativité pratique", qui est un guide à l’usage des entreprises qui souhaitent ouvrir leurs personnels à l’apprentissage de la créativité.

  2. Le guide du monde domestique sera présenté à partir du livre de P. CAMUSAT "savoir-vivre et promotion" où l’auteur souhaite transmettre l’art des relations personnelles harmonieuses aux autodidactes ayant bénéficiés d’une promotion dans les entreprises. Il montre le déploiement du monde domestique sur le lieu de travail, les liens entre la réussite professionnelle et la vie de famille.

  3. Le guide du monde de l’opinion sera présenté à partir du livre de C. SCHNEIDER "principes et techniques des relations publiques" qui est consacré à l’art des relations publiques et vise à la construction d’une grandeur de renommée.

  4. Le guide du monde civique montre l’agencement du monde civique dans les entreprises à travers deux guides syndicaux publiés par la CGT : "Pour élire ou désigner les délégués" et "La section syndicale".

  5. Le guide du monde marchand sera analysé à partir du livre de M. McCORMACK "tout ce que vous n’apprendrez jamais à Harvard. Notes d’un homme de terrain" où l’auteur réunit des conseils pratiques sur l’art de faire des affaires.

  6. Le guide du monde industriel sera présenté à travers le livre de M. PIERROT "Productivité et condition de travail". C’est un guide diagnostic pour entrer dans l’action dont l’objectif est de composer l’impératif de productivité qui exprime parfaitement le principe supérieur commun du monde industriel.

 

CHAPITRE 6 – Présentation des mondes

Les auteurs vont présenter les différents mondes à partir de l’analyse de manuels et de guides visant à enseigner la façon de se conduire avec discernement, dans des situations régies par chacune des formes de bien commun.

Dans le monde de l’inspiration.

Les êtres doivent se tenir prêts à accueillir les changements d’état au gré de l’inspiration, ainsi ce monde est peu stabilisé. Le monde inspiré doit affronter le paradoxe d’une grandeur qui se soustrait à la mesure ou contingence. Sa forme d’équivalence privilégie la singularité.

Le principe supérieur commun est le jaillissement de l’inspiration.
L’état de grand a les attributs qui sont ceux de l’inspiration. C’est un état spontané, un état intérieur. Est grand ce qui se soustrait à la maîtrise et s’écarte du commun.
La dignité des personnes se rapporte au désir de créer et à l’inquiétude de la création
Le répertoire des sujets. Les plus grand créateurs sont souvent méprisés du monde.
Les objets et les dispositifs qui équipent la grandeur ne sont pas détachés de la personne, ils relèvent de l’esprit et du corps.
La formule d’investissement considère qu’il faut s’évader de l’habitude, de la routine et tout remettre en question en se libérant de l’inertie du savoir
Le rapport de grandeur affirme la valeur de la singularité
Les relations naturelles entre les êtres sont une alchimie des rencontres imprévues, des "relations de création où chacun des êtres créés et se laissent créer par les autres".
Le figure harmonieuse de l’ordre naturel est l’imaginaire, "toute création a recours à l’imaginaire.
L’épreuve se situe dans l’aventure intérieure, le vagabondage de l’esprit hors des limites tracées.
Le jugement c’est celui d’un éclair de génie, ce sont les moments de plénitude de l’inspiration
L’évidence. Le vrai n’est pas directement accessible aux sens
La déchéance serait dans le retrait hors du rêve, la tentation du retour sur terre, il conduirait à la chute

Dans le monde de domestique

Celui-ci ne se déploie pas seulement dans le cercle des relations familiales, mais aussi dans les relations personnelles qu’entretiennent les gens.

Le principe supérieur commun c’est l’engendrement au fur et à mesure des générations. C’est le respect de la tradition et de la hiérarchie qui établissent un ordre entre les êtres de nature domestique.
L’état de grand correspond à la supériorité hiérarchique
La dignité des personnes est liée à l’aisance de l’habitude
Le répertoire des sujets se situe dans les relations qu’entretiennent les êtres avec leurs semblables. Les grands êtres sont le roi, le chef, la famille. Les petits êtres sont moi, je, célibataire
Les objets de ce monde sont les règles de savoir-vivre comme les bonnes manières, la présentation, les cadeaux, les formules de politesse
La formule d’investissement réside dans le fait que les grands ont des devoirs à l’égard de leur entourage, ces devoirs réclament le rejet de l’égoïsme
Le rapport de grandeur est le respect et la responsabilité de l’ordre des êtres de la même maison
Les relations naturelles entre les êtres. L’accès à la supériorité passe par une bonne éducation où les êtres doivent assurer la permanence et la continuité de la tradition
Le figure harmonieuse de l’ordre naturel s’expriment par les figures de la convenance, des usages, des principes, c’est l’âme du foyer.
L’épreuve est le modèle de la famille qui prend sa place lors des cérémonies familiales (réceptions, communion)
Le jugement est du ressort de celui qui est supérieur, il accorde sa confiance, considère, juge, fait des remontrances.
L’évidence. Ce qui soutient le jugement relève de "l’exemple", des conduites exemplaires des personnes appréciées et mises en valeur.
La déchéance serait liée à l’instabilité, à la précarité qui caractérisent "les êtres misérables", le laisser-aller du sans-gène.

Dans le monde de l’opinion

Ce monde accorde un prix à la mémoire, mais celle-ci n’est pas permanente, ainsi les célébrités peuvent être oubliées du jour au lendemain.

Le principe supérieur commun est la réalité de l’opinion des autres, les réactions de l’opinion publique conditionnent le succès
L’état de grand provient de la célébrité, de la visibilité liée au caractère plus ou moins accrocheurs, persuasifs ou informatifs des êtres
La dignité des personnes vient du désir d’être reconnu, car les personnes ont en commun d’être mues par l’amour propre
Le répertoire des sujets est constitué par les vedettes et leurs supporters, les leaders d’opinion
Les objets. Pour se faire remarquer, il faut posséder une image ou détenir une marque qui apparaît dans les médias et qui véhicule un message vers un public visé
La formule d’investissement correspond au renoncement au secret (c’est le prix à payer)
Le rapport de grandeur est lié à la potentialité à l’identification. Les grands comprennent les autres parce qu’ils s’identifient à eux
Les relations naturelles entre les êtres sont de l’ordre de l’influence, de la persuasion pour attirer
Le figure harmonieuse de l’ordre naturel est l’image auprès le public ciblé, l’audience
L’épreuve consiste en la représentation de l’événement placé sous le regard des autres. Les êtres n’accèdent à la grandeur que si elle est rendue visible.
Le jugement correspond à mesurer la convergence des opinions
L’évidence c’est être connu, c’est le succès
La déchéance est liée à une situation d’indifférence et une situation de banalité.

Dans le monde de civique

Ce sont les personnes collectives qui accèdent aux états de grandeurs

Le principe supérieur commun est constitué par la prééminence du collectif, de la conscience collective ou la volonté générale
L’état de grand qualifie ce qui est réglementaire et représentatif
La dignité des personnes est liée à leur aspiration aux droits civiques, à la participation
Le répertoire des sujets. Les sujets sont les personnes collectives et leurs représentants (partis, bureaux)
Les objets sont les formes légales ; lois, décrets, tribunaux
La formule d’investissement c’est le renoncement au particulier
Le rapport de grandeur est lié aux rapports de délégation (l’adhésion, la représentation)
Les relations naturelles entre les êtres peuvent être le rassemblement pour une action collective (mobiliser, prendre la parole)
Le figure harmonieuse de l’ordre naturel est représentée par la république démocratique (l’Etat, les institutions représentatives)
L’épreuve passe par des manifestations défendant une juste cause
Le jugement est lié au verdict du scrutin, le vote
L’évidence est représenté par les textes de lois, des statuts, des règles juridiques
La déchéance serait la division, l’isolement et l’individualisme

Dans le monde de marchand

Le principe supérieur commun est représenté par la concurrence qui est elle-même la résultante des actions d’individus mues par des désirs qui les poussent à posséder les mêmes objets, les mêmes biens rares
L’état de grand est lié à la convergence des désirs qui expriment le prix
La dignité des personnes comprend l’intérêt, le désir, l’égoïsme
Le répertoire des sujets est formé des concurrents, des hommes d’affaires, des vendeurs, des clients
Les objets sont la richesse, les objets de luxe
La formule d’investissement est l’opportunisme, la liberté, l’ouverture, le détachement
Le rapport de grandeur est le fait de posséder et de pouvoir posséder
Les relations naturelles entre les êtres sont des relations d’intérêts (acheter, vendre, négocier, monnayer)
Le figure harmonieuse de l’ordre naturel est le marché
L’épreuve se fait dans le fait de faire des affaires, c’est un "marché conclu"
Le jugement s’effectue par le prix, la valeur justifiée
L’évidence est l’obtention d’argent, de bénéfices, de résultats, de rétributions
La déchéance serait la servitude de l’argent

Dans le monde industriel

C’est un monde où les objets techniques et les méthodes scientifiques trouvent une place centrale.
Le principe supérieur commun est l’efficacité et la performance dans l’organisation
L’état de grand est caractérisé par ce qui est performant, fiable et opérationnel. Est petit ce qui est inefficace, aléatoire et inactif
La dignité des personnes a pour origine leur travail et leur énergie
Le répertoire des sujets : les professionnels (experts, spécialistes, responsables)
Les objets sont les moyens de (outils, méthodes, plans)
La formule d’investissement se fait dans le progrès, dans une vision dynamique
Le rapport de grandeur. Ce qui est grand c’est la potentialité à maîtriser
Les relations naturelles entre les êtres seraient dans "le fonctionnement régulier des êtres et des machines"
Le figure harmonieuse de l’ordre naturel se retrouve dans l’organisation, le système
L’épreuve consiste en des tests, des mises en route, des réalisations
Le jugement doit être effectif et correct, tout doit fonctionner
L’évidence passe par la mesure, la preuve de la régularité temporelle
La déchéance serait l’action instrumentale, traiter les gens comme de choses.

 

Quatrième partie :

La critique

 

CHAPITRE 7 – Le conflit des mondes et la remise en cause du jugement

Il s’agit d’analyser la relation entre les différents mondes. Ceux-ci seront examinés à travers l’étude de situations critiques dans lesquelles les êtres relevant de plusieurs natures sont simultanément mis en valeur. Il sera analysé le sentiment d’injustice, de désaccord qui porte sur le principe qui doit régler la réalisation.

Il s’agit de décrire d’une part, les figures de la critique dans des situations de désaccords et d’autre part, la forme particulière de retour à l’accord qu’est le compromis.
La démarche des auteurs consiste à considérer que les êtres humains à la différence des objets peuvent se réaliser dans différents mondes. Les auteurs étudient la possibilité d’accords justifiables sous la contrainte d’une pluralité des principes d’accords disponibles en fonction des valeurs.

Chaque personne doit affronter quotidiennement des situations relevant de mondes distincts et doit savoir les reconnaître et se montrer capable de s’y ajuster.
Les auteurs qualifient ces sociétés de "complexes" au sens où leurs membres doivent posséder la compétence nécessaire pour identifier la nature de la situation et pour traverser des situations relevant des mondes différents.

Les principes de justice n’étant pas immédiatement compatibles, leur présence dans un même espace entraîne des tensions qui doivent être résorbées pour que le cours d’action se poursuive normalement.

Pour esquisser l’analyse de la compétence dans une société comportant une pluralité de principes d’accords, nous partirons de situations dans lesquelles sont mis en valeur des êtres pertinents dans des mondes différents.
Dans des situations de disputes, les personnes vont chercher à mettre en valeur des êtres d’une autre nature dont l’émergence introduit des grandeurs étrangères à l’épreuve, celle-ci se trouve entachée de nullité. C’est une opération de "dévoilement" qui étend les possibilités de désaccords dans un modèle à un seul monde, ainsi les personnes se trouvent dans l’impossibilité de produire des arguments relevant d’autres principes que ceux réglant la situation.

Le "dévoilement" consiste à aller puiser "des machins" dans les circonstances et à les arracher à la contingence ; la situation s’en trouve dénaturée.
Les personnes peuvent se soustraire à l’emprise de la situation et mettre en cause la validité de l’épreuve parce que relevant de tous les mondes possibles, elles ont la capacité de se laisser "distraire". Les auteurs donnent l’exemple suivant : il est possible de dévoiler l’imposture d’une élection en mettant en valeur la présence du notable sous l’habit du magistrat, pour cela le dénonciateur doit se projeter dans d’autres mondes que celui du monde civique. Il est donc possible de se soustraire à une épreuve en cours en la considérant et en la jugeant de l’extérieur.

Les auteurs présentent les différents cas de figures dans lesquelles la connaissance des autres mondes permet d’étendre le désaccord à l’épreuve elle-même.
Dans un premier cas ; la référence à d’autres mondes vise à renforcer la validité de celle-ci, en épurant les conditions de sa réalisation qui sont seules mises en cause. Dans un second cas, la présence d’êtres d’une autre nature est mise à profit pour contester le principe même de l’épreuve, et retourner la situation. C’est le cas où l’opération de dévoilement est menée à son terme : Le premier mouvement dénonce le bien commun en le dénonçant comme bien particulier (dévoiler au sens de démasquer les fausses apparences). Un second mouvement, consiste à faire valoir le bien commun d’une autre cité (dévoiler au sens de mettre en valeur une vraie grandeur), l’inversion se signale par l’usage d’une conjonction qui lie le dévoilement à la réalité : "en fait", "en réalité".

Connaissant plusieurs mondes, les personnes ont la possibilité de contester la validité des épreuves auxquelles elles sont soumises. Cette mise en cause s’appuie toujours sur le dévoilement d’une discorde entre l’état dans lequel se trouvent les personnes engagées dans l’épreuve et la nature des objets qu’elles doivent mettre en valeur. Cette mise en cause peut prendre deux formes :

On peut montrer que l’épreuve est "injuste" parce que les objets nécessaires à sa réalisation font défaut, on dira qu’il s’agit d’un simulacre d’épreuve. Il est aussi possible de montrer que l’épreuve est injuste parce qu’elle tient compte d’objets relevant d’une autre nature, critiquer la façon dont est estimée la grandeur de la personne : surévaluée ou ayant bénéficiée de privilèges.

Dans le cas où s’instaure un "différent", le désaccord portera non seulement sur la grandeur des êtres en présence, mais sur l’identification même des êtres, sur la "réalité" et sur le bien commun auxquels il est possible de faire référence pour réaliser un accord. La visée sera de démystifier l’épreuve et instaurer une autre épreuve dans un monde différent (mettre en cause la pureté de l’épreuve).

Si l’on veut introduire une critique prenant appui sur la présence d’êtres d’un autre monde cela va dépendre de la façon dont la situation a été agencée ; s’y prêtent particulièrement les "situations troubles" où l’ambiguïté des "assemblages composites" suscite chez les participants un sentiment d’embarras et d’inquiétude vis-à-vis de l’épreuve.

Lors de l’apparition de différents, il s’agit de contrôler les circonstances, en écartant les êtres susceptibles de venir troubler la situation notamment dans les situations explicitement orientées vers le jugement : les examens, les procès.

Se soustraire à l’empire d’une situation peut aussi conduire à "l’iniquité" (par l’intermédiaire du transport de grandeurs) dénonçant l’intervention de grandeurs étrangères à la nature de l’épreuve. "Seul un jugement visant les personnes peut être qualifié d’équitable".

Il faut tenir compte de la faculté de se détacher de la situation, de se soustraire à l’épreuve et construire un modèle à plusieurs mondes. Cette maîtrise est appelée "prudence". Une justice à plusieurs mondes suppose donc "le libre arbitre des personnes capables, tour à tour de "fermer les yeux et d’ouvrir les yeux".

La construction d’un univers soumis à une contrainte de justification, c’est à dire de mise à l’épreuve par la critique, suppose le déploiement de différents mondes dont les objets accessibles à tous permettent la mise en valeur, et par-là, "la maîtrise pratique des justices fondées en principes".

 

CHAPITRE 8 – Le tableau des critiques

Analyse des critiques relevées dans les manuels déjà utilisés pour présenter les différents mondes servant à la preuve.

  1. Critiques depuis le monde de l’inspiration

1-1 critiques depuis le monde de l’inspiration vers le monde domestique

La grandeur a pour résolution de se préparer à accueillir "les puissances de l’inspiration", il faut donc sacrifier tout ce qui pourrait faire obstacle à l’inspiration. De ce fait les critiques accomplis depuis le monde inspiré portent sur ce qui "installe les personnes dans la durée", ce qui est stable et figé (comme les normes, la culture universitaire) et qui constitue un frein à la créativité. Les créateurs doivent être capables de remettre en cause les maîtres, alors que les maîtres sont la référence dans le monde domestique.

1-2 critiques depuis le monde de l’inspiration vers le monde de l’opinion

Dans le monde inspiré, celui qui connaît le mystère de l’inspiration doit être humble. Accorder de l’importance à l’opinion des autres, entraîne des discordes et des révoltes personnelles qui font taire l’imagination. La relation aux autres n’est qu’une scène sur laquelle des personnes inauthentiques jouent des rôles sur le théâtre du monde.

1-3 critiques depuis le monde de l’inspiration vers le monde civique

La grandeur civique est critiquée lorsqu’elle prend des formes les plus instituées, considérées comme menant vers un "état inhumain".

1-4 critiques depuis le monde de l’inspiration vers le monde marchand

L’argent fait partie des servitudes, il faut s’en affranchir pour être en état de recevoir l’inspiration La créativité n’est pas un produit commercial.

1-5 critiques depuis le monde de l’inspiration vers le monde industriel

Ce monde industriel introduit de la rigidité de la routine, la "répétition instrumentée" qui fait obstacle à la créativité. C’est en quelque sorte "l’oppression du raisonnable" de la compétence, de l’autorité.


2- Critiques depuis le monde domestique

2-1 critiques depuis le monde domestique vers le monde de l’inspiré

Le monde de l’inspiration a un caractère instable de "laisser-aller". Les personnes ne contrôlent pas leurs affects et perdent leur sang-froid

2-2 critiques depuis le monde domestique vers le monde de l’opinion

Le savoir-vivre a valeur pour lui-même sans faire l’objet d’un usage intéressé afin de séduire et de se faire des relations. La supériorité réelle est opposée au paraître. Le monde domestique privilégie la discrétion "on ne se donne pas en spectacle". La discrétion dans les affaires est de mise.

2-3 critiques depuis le monde domestique vers le monde civique

Le monde civique n’aime pas le "on" du monde civique qui se traduit par exemple par l’anonymat dans les lieux publics qui permet aux personnes d’être "inconvenantes", cette situation s’oppose au concept de "responsabilité personnelle". Pour le monde domestique, la télévision se substituerait à l’éducation et à l’autorité du père.

2-4 critiques depuis le monde domestique vers le monde marchand

Dans le monde d’inspiration, le marché corrompt les relations "tout ne s’achète pas". Dans l’ouvrage de référence, l’auteur s’emploie à rappeler les limites des relations marchandes, ainsi "l’argent doit être subordonné au mérite". La question complémentaire du prêt malgré une large diffusion des opérations de crédit, cette question continue à supporter la tension entre propriété domestique et propriété marchande.

2-5 critiques depuis le monde domestique vers le monde industriel

Les objets de nature domestique sont des biens patrimoniaux enfermant des "provisions" destinées à ce qui sera engendré. Le monde domestique qualifie de mauvaise qualité les produits standard de l’industrie et juge le formalisme inadapté.


3- Critiques depuis le monde de l’opinion

3- 1 Critiques depuis le monde de l’opinion vers le monde inspiré

La grandeur de renom dépend de l’opinion des autres, elle n’est pas compatible avec la grandeur du monde inspiré dont la confirmation tient à la sûreté d’une intime conviction. L’inspiration est critiquée parce qu’elle a une opinion singulière qui est aveugle à l’opinion d’autrui. Ainsi les stars doivent renoncer à avoir une vie privée, elles se doivent de se livrer aux autres pour que les autres puissent s’identifier à elles.

3- 2 Critiques depuis le monde de l’opinion vers le monde domestique

La "réputation" au sens domestique est nécessaire pour mettre en valeur la "célébrité" au sens de l’opinion publique, mais il y a des distinctions ; ainsi l’information ne vise pas un destinataire en particulier, mais un public dans son ensemble, le grand nombre. Le secret, "le caché" du monde domestique est critiqué.

3- 3 Critiques depuis le monde de l’opinion vers le monde marchand

La grandeur marchande est critiquée pour les risques de compromissions auxquelles la publicité expose lors de la formation de l’opinion.

3- 4 Critiques depuis le monde de l’opinion vers le monde industriel

Le monde de l’opinion critique les techniciens ou les spécialistes qui sont coupé de la masse de ceux qui cherchent à s’informer.


4- Critiques depuis le monde civique

4 – 1 Critique depuis le monde civique vers le monde inspiré

Le monde civique critique la spontanéité et l’individualisme du monde inspiré, car celui-ci mène à l’improvisation et la montée "d'une avant garde éclairée". L’inspiration est donc source de "déviations" dans le monde civique, l’importance est liée à une remontée de l’information, une réflexion collective, une coordination.

4 – 2 Critique depuis le monde civique vers le monde domestique

Le lien civique se définit par le franchissement par rapport aux relations de dépendance personnelle (telle que le paternalisme). Le paternalisme est souvent critiqué lorsque le différend porte sur le caractère collectif ou personnel du conflit. Le monde civique permet de se libérer de l’autoritarisme et prévient la corruption par l’élection où réside l’indépendance du jugement. Le monde civique permet de surmonter les divisions corporatistes.

4 – 3 Critique depuis le monde civique vers le monde de l’opinion

Dans le monde civique, le suffrage se sert de l’opinion des individus indépendants pour donner une expression de la volonté générale attachée au collectif. Cette conception s’oppose à l’opinion publique qui est constituée comme convergence d’adhésions de personnes soumises à l’influence des autres (phénomène critiqué en période électorale).

4 – 4 Critique depuis le monde civique vers le monde marchand

Le monde civique compose difficilement avec le monde marchand. La société française a dû faire des efforts pour réaliser un compromis entre deux formes de coordinations ; supportées respectivement par la volonté générale et par le marché dressé l’un contre l’autre dans l’expression d’une opposition irréductible entre le bien public et les intérêts privés, exprimé par l’opposition "entre l’égoïsme des possédants et les travailleurs". Le monde civique critique l’individualisme "la démocratie ne s’improvise pas dans ce monde façonné par l’individualisme". La définition des services publics se construit sur l’opposition critique à l’égard d’une définition du service marchand (opposition citoyen /client).

4 – 5 Critique depuis le monde civique vers le monde industriel

Le compromis entre le monde civique et le monde industriel fait l’objet de critiques, particulièrement la critique de la technocratie et de la bureaucratie.


5- Critiques depuis le monde marchand

5 – 1 Critiques depuis le monde marchand vers le monde inspiré

L’accès au marché exige des sacrifices comme le détachement à l’égard de soi-même et l’attention aux autres. La "distance émotionnelle", le contrôle des émotions sont des conditions nécessaires pour saisir les opportunités et faire des affaires, sans se laisser aveugler par les sentiments impulsifs. Dans les affaires le "sang-froid" va à l’encontre de l’authenticité de l’inspiration.

5- 2 Critiques depuis le monde marchand vers le monde domestique

Le monde marchand contrairement au monde domestique, incite les personnes à se libérer des relations personnelles. Les spécificités, les attaches personnelles et les liens locaux sont des particularismes dont on doit se libérer pour accéder à un monde anonyme et sans frontières. Le monde domestique doit braver les préjugés pour accéder à l’opportunité.

5- 3 Critiques depuis le monde marchand vers le monde de l’opinion

Le monde marchand diffère du monde de l’opinion du fait de l’existence de biens extérieurs qui servent à régler la concurrence des appétits et à déterminer la mesure des grandeurs. Le monde de l’opinion mène aux méfaits de la spéculation et attache beaucoup de prix à la célébrité.

5- 4 Critiques depuis le monde marchand vers le monde civique

Dans le monde marchand, l’action est une affaire privée qui s’inscrit dans une opposition avec un espace public qui tend à laisser dans l’ombre la relation aux autres. L’"ingérence de la justice" dans les rapports marchands est critiquée car elle détourne "du face à face induit par le contrat".

5- 5 Critiques depuis le monde marchand vers le monde industriel

Le monde industriel est critiqué pour la rigidité de ses outils, de ses méthodes qui s’adressent aux structures, aux organigrammes, aux systèmes. En conséquence, le technocrate à tendance à faire de mauvaises affaires.


6- Critiques depuis le monde industriel

6 – 1 Critiques depuis le monde industriel vers le monde inspiré

Le monde industriel est troublé par l’incertitude "gâchis de l’improvisation" des êtres du monde inspiré, dû à l’imprévisibilité des activités, le geste inspiré de l’inventeur gène le fonctionnement de l’ordre industriel.

6 – 2 Critiques depuis le monde industriel vers le monde domestique

Pour l’ordre industriel, les valeurs sont l’efficacité et le progrès, alors le monde domestique lié à la tradition est pensé comme étant dépassé. Les autres critiques sont l’inefficacité des particularismes et l’incompétence "des petits chefs".

6 – 3 Critiques depuis le monde industriel vers le monde civique

Le monde industriel critique l’inefficacité des procédures administratives et le coût des politiques sociales.

6 – 4 Critiques depuis le monde industriel vers le monde marchand

Le monde industriel critique la consommation ostentatoire des produits de luxe inutiles, ainsi que les prix injustifiés. Enfin, le monde industriel met en évidence l’imprévisibilité du caractère aléatoire des êtres marchands, des caprices du marché.

 

Cinquième partie :

L’apaisement de la critique

 

CHAPITRE 9 – Les compromis pour le bien commun

Les auteurs analysent des situations composites comportant des êtres relevant de plusieurs mondes, dans lesquels le différend est écarté par un compromis évitant de recourir à la preuve. Pour être acceptable le compromis doit s’appuyer sur la visée d’un bien commun.
Les différents mondes ne sont pas étrangers à la recherche d’un bien commun, il s’agit là d’une forme de "compromis".

Dans le compromis, les différentes parties se mettent d’accord pour composer, c’est à dire suspendre le différend, sans qu’il ait été réglé par le recours à l’épreuve. Le compromis suggère l’éventualité d’un principe capable de rendre compatible des jugements s’appuyant sur des objets relevant de mondes différents.

Les auteurs remarquent que le principe visé par le compromis demeure fragile "tant qu’il ne peut être rapporté à une forme de bien commun constitutive d’une cité" car la mise en place d’un compromis ne permet pas d’ordonner les personnes selon une grandeur propre.

Lorsqu’un compromis a abouti, il peut à son tour servir de point d’appui à la critique. Cette figure est plus complexe car la critique prend appui sur un compromis déjà "frayé" entre deux mondes. Les auteurs donnent l’exemple du thème du "génie méconnu" qui selon eux est un compromis entre l’inspiration et le renom. Ainsi, la détermination du bien commun ne permet pas d’aller très loin dans la controverse.

L’aboutissement d’un compromis contribue à dégager les ressources susceptibles d’être mobilisées pour étendre à de nouveaux principes le modèle de la cité, mais l’indétermination du bien commun visé par le compromis devient de plus en plus problématique. La mise en cause de la validité de l’épreuve conduit à formuler le principe qui la justifie.

Les auteurs prennent l’exemple de la philosophie durkheimienne afin de montrer que celle-ci favorise l’établissement de compromis et met en place de nouvelles grandeurs en clarifiant le bien commun qui soutient des rapprochements légitimes.

La science morale de DURKHEIM reconnaît le principe d’utilité et la division du travail qui soutiennent la cité industrielle. La science morale, à la différence de l’économie politique, détache l’utilité du principe marchand pour les associer à une autre exigence qui repose sur la solidarité. Il y a substitution de la "division du travail" par "la division du travail social".
Selon les auteurs, la grandeur collective et la critique des valeurs qui prennent appui sur l’économie politique sont indissociablement liées. DURHKEIM a insisté sur la réalité de "la société" de "l’être collectif" (non réductible à une "collection d’individus") spécifiée parfois comme Etat ou Nation.

Selon les auteurs, l’économie politique, reposant sur l’égoïsme et l’intérêt par opposition aux "sentiments désintéressés" de la morale sociale, ne peut fonder une société car "l’extension des rapports marchands crée un monde sans règle, sans morale et sans justice" dans laquelle la cité se défait. Cette situation provoque ce que DURKHEIM appèle "l’anomie" c’est à dire la perte du bien commun, le désordre, l’arbitraire, la discorde dans laquelle la force l’emporte sur la justice. A travers l’analyse du socialisme, DURKHEIM entreprend de "lier la grandeur de l’industrie et le bien de tous".

 

CHAPITRE 10 – Figures du compromis

Les différentes figures de compromis permettent de suspendant la contrainte de justification. les auteurs vont examinent la façon dont les sciences sociales opèrent le passage de la relativisation, qui présente un caractère nécessairement instable, au relativisme qui, recourant à des explications par les rapports de forces, traite la force comme un équivalent général sans référence au bien commun.
Les auteurs expliquent les différends compromis issues de la rencontre des différents mondes :

1 – Compromis engageant le monde de l’inspiration

1-1 Compromis engageant le monde de l’inspiration avec le monde domestique

"La relation initiatique de maître à disciple" est l’aboutissement d’un compromis engageant le monde de l’inspiration avec le monde domestique. L’auteur de l’ouvrage destiné aux entreprises qui a été analysé explicite la relation. Parce qu’il a expérimenté lui-même ce qu’il est appelé à transmettre, donc à devenir "maître" pour restituer.

1-2 Compromis engageant le monde de l’inspiration avec le monde de l’opinion

Le compromis engageant le monde de l’inspiration avec le monde de l’opinion converge vers le phénomène d’hystérie des fans par identification. Dans le "Léviathan", HOBBES montre que "les grands" sont des acteurs qui comprennent "les petits" en les personnifiant par le moyen de signes.

1-3 Compromis engageant le monde de l’inspiration avec le monde civique

"La remise en cause" est commune au monde de l’inspiration et au monde civique, sous la figure de "l’homme révolté" dans un mouvement organisé accompagné de méthodes efficaces de mobilisation et où l’on peut s’appuyer sur une théorie scientifique de l’histoire politique. L’action révolutionnaire appartient aussi au monde inspiré, car sa légitimation repose sur "l’expérience vécue des travailleurs et sur leur prise de conscience", mais cette dernière doit être prise en charge par des porte-parole capables de mobiliser pour une action constructive. Les échanges entre ces deux mondes sont favorisés par les incertitudes qui pèsent sur les formes d’expression de la volonté générale et "l’appareil d’Etat".
La remise en cause du monde inspiré prend la voie de l’écrit, mais aussi s’exprime au moyen de gestes de protestation destinés à dévoiler "les impuretés qui compromettent les épreuves civiques". La capacité de créer est un compromis commun au monde inspiré et civique, lorsqu’elle est accordée à un groupe par-exemple en mille neuf cent soixante huit, qui selon les auteurs "fit prendre conscience à beaucoup quel était le pouvoir de l’imagination" par rapport à une "société bloquée".

1-4 Compromis engageant le monde de l’inspiration avec le monde marchand

Ces deux mondes ont en commun l’instabilité, l’incertitude et l’opportunité (savoir saisir sa chance). L’émergence d’un objet nouveau peut-être l’occasion de soutenir le compromis d’un "marché créatif " en mettant à profit le hasard. L’expression "la beauté n’a pas de prix" engage des compromis entre le monde marchand et le monde inspiré.

1- 5 Compromis engageant le monde de l’inspiration avec le monde industriel

Une des grandeurs communes à ces deux mondes réside dans "la passion du travail rigoureux". Le compromis s’exprime aussi dans la figure du responsable qui fait preuve d’efficacité tout en se passionnant pour son activité. Souvent la "découverte" (de l’inventeur) est le fruit d’un compromis entre l’intuition insolite et l’innovation efficace.


2 – Compromis engageant le monde domestique

2-1 Compromis engageant le monde domestique avec le monde de l’opinion

Un des compromis qui s’installe entre ces deux mondes est le fait d’entretenir des contacts, des relations avec les gens. C’est à l’occasion de réceptions, d’inaugurations que l’on peut "être vu" et lier de nouvelles connaissances. Les repas sont l’occasion d’inscrire la hiérarchie par le biais de la disposition des personnes autour de la table (les places d’honneur).

2-2 Compromis engageant le monde domestique avec le monde civique

Un des compromis entre ces deux mondes se trouve dans le registre "des bonnes manières" et du "savoir-vivre". La maîtrise de cet art exige une correction envers les personnes importantes qui appliquent le règlement, par exemple les fonctionnaires.

2-3 Compromis engageant le monde domestique avec le monde marchand

La relation de monde domestique et du monde marchand permet d’obtenir une certaine confiance dans les affaires. La notion de "service sur mesure" est un compromis entre relations marchandes et relations domestiques car elle comprend une relation personnelle. Un autre lien est constitué par la "propriété" qui est à la fois le résultat d’une négociation marchande et d’une transmission via l’héritage.

2-4 Compromis engageant le monde domestique avec le monde industriel

Ces deux ont en commun "l’esprit et le savoir-faire maison", l’efficacité des bonnes habitudes, de la tradition. Le monde industriel s’est doté de dispositifs de relations humaines qui tendent à rendre compatible des normes d’efficacité et de bonnes relations entre les personnes (les ressources humaines).


3 - Compromis engageant le monde de l’opinion

3-1 Compromis engageant le monde de l’opinion avec le monde l’inspiration civique

Les deux mondes ont en commun la volonté de "toucher l’opinion publique". Pour ce faire entendre lors de manifestations revendicatrices pour le monde civique ou lorsqu’il s’agit de mettre son nom au service d’une cause, le monde civique va faire appel à une célébrité. Enfin, dans le monde de l’opinion, la caution d’un "officiel" légitime un sujet ou une campagne d’adhésion.

3-2 Compromis engageant le monde de l’opinion avec le monde marchand

La notion "d’image de marque" réunit ces deux mondes. La grandeur dans l’opinion que les gens ont d’un bien marchand est le résultat de la publicité ou du marketing. Le monde marchand fait appel à travers la publicité à des "êtres renommés" (personnalité du sport). Dans les deux mondes, il s’agit de construire une image pour un produit ou pour une entreprise.

3-3 Compromis engageant le monde de l’opinion avec le monde industriel

Le compromis entre les deux mondes se manifestent dans la confection d’instruments permettant de mesurer l’audience d’une campagne. C’est le domaine des sondages qui mesure l’opinion.


4 - Compromis engageant le monde civique

4-1 Compromis engageant le monde civique avec le monde marchand

Les auteurs n’ont trouvé aucun compromis entre les deux mondes dans l’ouvrage examiné.

4-2 Compromis engageant le monde civique avec le monde industriel

Ces deux mondes peuvent se retrouver dans la figure du travailleur supporté notamment par les dispositifs du syndicalisme et l’équipement du droit social lui-même issu de ce travail de compromis. C’est surtout à travers le droit social qu’il y a rencontre et compromis.
Un des facteurs de l’accroissement de la productivité des travailleurs peut résider dans leur motivation, qui elle-même dépend de l’ambiance, de l’intérêt du plus grand nombre dans le travail ; notion ou valeur appartenant au monde domestique. Enfin, l’efficacité du service public offre un exemple de compromis entre le monde civique et le monde industriel.


5 - Compromis engageant le monde marchand

5-1 Compromis engageant le monde marchand avec monde industriel

L’entreprise crée un compromis entre un ordre réglé par le marché et un ordre fondé sur l’efficacité, le produit vendable en est la résultante. Dans le système Fordien, il s’agissait de satisfaire la demande sur le marché en rendant la production efficace. Un autre compromis entre ces mondes se voit dans l’émergence de méthodes pour faire des affaires, où il s’agit de gérer, prévoir comme dans le monde industriel.

 

CHAPITRE 11 – La relativisation

"La présupposition d’un bien commun est nécessaire pour fonder le compromis" mais il faut chercher à stabiliser le compromis. La notion d’un intérêt général a pour visée d’élever le compromis au-dessus d’un accord "entre-personnes". Les auteurs nomment la transaction entre deux personnes un "arrangement", celle-ci est rapportée à leur convenance réciproque et non en vue d’un bien général. Ce lien n’est pas généralisable à tous, c’est du domaine privé. En analysant la figure de l’arrangement, il est possible de comprendre la façon dont un compromis peut-être dénoncé en le réduisant à un arrangement au bénéfice des parties prenantes, ainsi l’on rapporte le "bien commun" non spécifié qui vise le compromis à un intérêt entre personnes.

Lors d’une dispute, il peut arriver qu’une des parties accuse l’autre de faire des "insinuations", situation qui vise à dévoiler des intentions cachées. Le besoin de clarification amène le locuteur à s’engager plus en avant dans l’impératif de justification (qui peut être associé à la dénomination d’une coalisation cachée, par-exemple "discuter dans le dos, faire des ragots".

Une autre façon de sortir de la dispute consiste à renoncer à "soutenir un arrangement" ou se refuser à clarifier une insinuation. Dans ce cas les protagonistes ne peuvent pas échapper à la dispute qu’en suspendant la contrainte de justification. Pour échapper au différend les personnes peuvent "convenir de ce que rien n’importe", figure que les auteurs nomment "la relativisation", dans ce cas l’épreuve de réalité est abandonnée au profit d’un retour aux circonstances, donc il n’est plus envisageable de faire un rapport général. La relativisation peut constituer une réponse à la peur d’affronter une épreuve. Cette possibilité suppose une connivence entre les personnes pour suspendre la question de justice.

Le relativisme est un moment de la dispute particulièrement instable qui suspend le différend. Passer au relativisme nécessite d’adopter une position d’extériorité non subordonnée à un bien commun. L’un des instruments du "relativisme" est de réduire tout à un simple intérêt (relativisme critique) et sert à constater la réalité de toutes formes de sacrifices. C’est la posture adoptée par NIETZSCHE pour s’affranchir de la tyrannie des valeurs.

La troisième possibilité est de retomber sur un bien commun grâce au relativisme qui peut faire alliance avec la science. La réduction aux intérêts constitue le moment critique du positivisme où la science s'émancipe par rapport aux valeurs.
Les sciences de l’homme ont pris appui sur le relativisme pour s’affranchir de l’autorité des valeurs, celles-ci ne peuvent plus fonder l’accord sur la légitimité d’une métaphysique. Les sciences humaines ne peuvent ressaisir l’impératif de justification que dans le dévoilement d’une illusion en usant du terme "d’idéologie".
Selon les auteurs, c’est dans les situations d’épreuves que les personnes mettent en œuvre leur faculté de jugement, cela pour sortir de l’épreuve et aboutir à un accord.

 

POSTFACE

Vers une pragmatique de la réflexion

 

Cette étude a montré la pertinence de l’analyse des opérations de justifications qui sont au cœur de la dispute.
Les travaux présents consistent à étudier des configurations dans lesquelles le poids de la justification est différent, soit parce que l’acteur n’a pas à affronter la critique et à argumenter, soit parce que l’exigence de justification risque d’aboutir à une discorde.

La place de la justification peut être observée en explorant les limites du cadre des situations où intervient le modèle de la justification sans recours à la critique, en dehors d’une controverse.
Dans le cas où les actions n’impliquent pas le concours d’autres personnes et où il n’y a pas de contraintes d’accords, c’est le cas d’une part lorsqu’il y a coordination entre les actions d’un même individu (acteur de son action) et d’autre part, dans le cas où plusieurs personnes coordonnent leur action sans présenter des exigences d’un commun accord. Enfin, les observations de terrain ont fait apparaître des cas d’abandon de la dispute sans qu’il y ait retour à l’accord reposant sur des mises en équivalence.
Les auteurs ont analysé les étapes qui précèdent et suivent la justification, ainsi qu’en amont l’analyse du jugement de l’action ou le désaccord n’est pas déclaré, puis en aval, suite au jugement l’analyse des "modalités d’apaisement" et l’abandon de la critique pour arrêter la dispute.

L’étude se situe en amont du jugement, au moment réflexif de retour sur ce qui s’est passé et la façon dont les acteurs sont venus à opérer ce retour. Le moment du retour interprétatif débute avec la découverte d’une "anicroche" qui permettra par la suite d’expliciter les attentes à l’égard des choses ou des personnes.

Dans une autre situation, l’explication des divergences d’interprétation va ouvrir la voie à d’autres possibilités, notamment l’établissement d’un débat où se manifeste le désaccord engageant l’avenir. Il s’ensuit une crise, un moment d’incertitude dans lequel chaque parti souhaite réduire l’incertitude et converger vers un jugement visant à une validité générale.

La délibération orientée vers un jugement est soumis à des contraintes argumentatives et à l’obligation d’asseoir les arguments sur des preuves de constats pouvant être légitimés. Au moment de la prise de décision de portée générale, il y a arrêt de l’action. Les auteurs remarquent que c’est précisément la dimension argumentative de la justification qui est relativisée par la philosophie politique, les théories de la justice, et la rhétorique

Durant l’arrêt du jugement, le "sens du juste" est discuté de même que l’on se préoccupe des suites pragmatiques du jugement. La résolution de la dispute passe par les étapes suivantes : elle suppose la "qualification des capacités des personnes" car le jugement fixe la relation de la capacité à l’acte. L’exigence de qualification s’intègre à "une ontologie de la personne qui reconnaît à la fois la substance d’un être entre ses actes et sa "puissance".

Le jugement risque toujours d’être arrêté et dénoncé sous prétexte qu’il réduit les personnes à leur qualification et dénonce la relativité du pouvoir attaché à la personne.
Une autre situation peut donner lieu à l’arrêt de la dispute : le pardon. Dans ce cas, la qualification des capacités est subordonnée à ce qui suspend le jugement et l’action reprend sans que les conséquences de la crise n’aient été tirées.

Le jugement humain suppose l’acceptation de la tension entre la qualification des "états-personnes" et la construction de la notion de personne comme être irréductible à ses qualifications. Le jugement demande aussi de la tolérance entendue comme une exigence pragmatique pour comprendre la position des autres acteurs.

La crise et le jugement sont des occasions dans lesquelles les acteurs exposent et déploient verbalement leur action en constituant des faits au moyen du langage. Les auteurs remarquent que c’est à cette occasion que "la transposition de la pratique des acteurs dans un exposé scientifique supporte les risques de déformation le plus faible". C’est au moment de la justification que l’on peut entrer sur le terrain de l’action. Ainsi pour comprendre le cours des activités humaines, les personnes doivent naviguer continuellement entre la réflexion et l’action ou entre la "maîtrise consciente" et "le cours des choses".
L’étude de la faculté de juger indispensable à l’analyse du sens du juste n’épuise pas tous les champs d’investigations, car "la tension qui pèse sur le sens du juste quand il (le sens) est mis en œuvre" lui échappe.

 

6 – ILLUSTRATION PAR DES RÉFLEXIONS

Avec un dispositif théorique dépassant les clivages entre sociologie et économie, les auteurs dévoilent la diversités des grandeurs et des conflits potentiels dans les organisations (entreprise ou mouvement collectif).
Montrer la complexité du social peut permettre de comprendre des tensions et des conflits entre le monde économique et monde civique qui jusqu’à présent étaient pensés séparément : Cette réflexion peut être illustrer notamment par le débat sur la gestion des services publics et la notion sous-jacente l’intérêt général.

Selon Y.F. LIVIAN et G. HERREROS (1) les résultas de l’analyse de BOLTANSKI et de THEVENOT font apparaître combien il est illusoire d’avoir recours à des idéologies manageriales unificatrices, soumises à des modes rapidement renouvelées (projet, excellence, qualité total, etc…). Ils ajoutent que le développement des techniques de communication ne peuvent suffire à résoudre des conflits qui supposent un décodage approfondi des logiques complexes à l’œuvre dans les organisations. L’analyse des logiques d’action constitue un atout pour les sciences de gestion.

(1) Y.F. LIVIAN et G. HERREROS,
article "Une nouvelle grille d’analyse des organisations ?"
in Revue Française de Gestion, nov/déc 1994 p.43.

 

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