LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

 

BOLTANSKI Luc
CHIAPELLO Eve

"Le nouvel esprit du capitalisme"

 

 

Les auteurs

Luc Boltanski

Directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, il est un des membres fondateurs de "l'Ecole des conventions".
Il a écrit plusieurs livres :
- Les cadres. La formation d'un groupe social (1982)
- L'amour et la justice comme compétence (1990)
En collaboration avec L. Thévenot :
- Justesse et justice dans le travail (1989)
- De la justification. Les économies de la grandeur (1991)

Eve Chiapello

Enseigne à HEC.
Elle a écrit :
- Artistes managers.
Le management culturel face à la critique artistique (1998)

  Les Idées-clés

  • Définir les concepts centraux de "critique" et "d'esprit" du capitalisme afin de comprendre la dialectique établie entre ces deux concepts.

  • Clarifier les relations entre le capitalisme et ses critiques.

  • Comprendre l'affaiblissement de la critique de l'esprit du capitalisme au cours de ces quinze dernières années.

  • Relancer l'action politique à partir de l'analyse et de la compréhension des phénomènes historiques.

 

Le nouvel esprit du capitalisme et les nouvelles formes de la critique


Le renouveau de la critique sociale

Le nouveau monde social créé par les déplacements du capitalisme donne lieu à de nouvelles formes d'injustice et d'exploitation dans la mesure où elles prennent appui sur des épreuves non identifiées et non catégorisées.

De l'exclusion à l'exploitation

L'exclusion est une nouvelle catégorie de négativité sociale contre laquelle la critique sociale basée sur la notion marxiste d'exploitation se trouve affaiblie.
Dans une société connexionniste, l’exclu est non seulement celui qui sort du marché du travail, mais aussi celui dont les connexions sont rompues et qui n’est plus inséré dans aucun réseau.
Face à cette nouvelle représentation, le refus de l'injustice sociale a réagi dans un premier temps par l'indignation face à la souffrance et a adopté la forme de l'action humanitaire.
La politisation de l'exclusion au sein de mouvements qui relancent la critique sociale date des années 1990, après le débat sur la loi du RMI qui a servi de révélateur à une exclusion mal connue dans sa réalité.
La difficulté rencontrée par ces nouveaux mouvements est le passage de la notion d'exclusion (privation du travail) à celui d'une théorie de l'exploitation (obtention dans le travail). En effet, ce passage nécessite de rattacher la notion d'exclusion à une nouvelle forme d'exploitation spécifique du monde connexionniste.
La cité étant un modèle de justice, les qualités de grandeur des personnes doivent être mises au service du bien commun. Mais, à côté du "grand" de la cité, le "mailleur", cohabitent des personnes opportunistes qui ont les mêmes qualités pour réussir, mais qui en font un usage purement égoïste, les "faiseurs de réseaux". Ceux-ci concourent à la formation de réseaux de privilège et de copinage. Le développement de ces conduites lèse obligatoirement les autres membres des collectifs de travail dont l'employabilité diminue.
Hors le raccordement de l'exclusion à l'exploitation suppose l'existence d'un monde commun et le fondement d'un principe de solidarité entre les "grands" et les "petits".
Pour cela, il faut préciser la part que peuvent apporter les petits aux profits des grands sans que leur soit redistribuée leur part de valeur ajoutée.
Dans un monde où la mobilité est la qualité essentielle, on peut supposer que la contribution des petits à l'enrichissement du monde connexionniste réside dans ce qui constitue leur faiblesse, leur immobilité. Mais, pour relier l'exclusion à l'exploitation, il faut comprendre que l'immobilité des uns est nécessaire à la mobilité des autres. La mobilité destinée à assurer le capital social des grands se heurte à une limite temporelle. Aussi, les petits restés sur place garantissent la continuité et la présence des grands. On peut dire alors que les "immobiles" sont exploités par rapport aux "mobiles" puisque le partage du profit n'est pas équitable.
Mais l'inégalité est encore plus forte en termes de durée. En effet, les projets changent et les liens assurés sur place perdent leur intérêt et le commettant coupe les liens. La doublure a perdu la capacité de survie seule et elle est entraînée dans un processus d'exclusion. Mais ce dernier peut être considéré comme une agression contre la dignité même des êtres humains, puisque cette forme d'exploitation ne permet plus au petit de manifester sa grandeur dans un autre domaine. Elle entraîne peu à peu une incapacité à créer des nouveaux liens mais aussi à entretenir les liens existants qui conduit à une situation d'exclu.
Les marchés financiers constituent la première source de mobilité par le rythme de déplacement des capitaux sans commune mesure avec celui des marchandises. Ils assurent une pression constante sur les pays qui ont besoin de ces capitaux, puis sur les entreprises qui ont besoin en permanence des soutiens des financiers. Ils entraînent ainsi une longue chaîne d'exploitation en cascade qui atteignent les salariés en dernier ressort. Ainsi, la mobilité de l'exploiteur a pour contre partie la flexibilité de l'exploité. Le différentiel de mobilité est devenu une marchandise qui a un prix à payer par les plus lents pour obtenir un rythme plus lent de la part des mobiles. À la valorisation d'un produit ou d'un bien par la qualité ou la rareté dans un modèle à dominante marchande s'ajoute la valorisation par le différentiel de mobilité dans un modèle connexionniste.

Les dispositifs de justice connexionniste

L'idée d'exploitation trouve d'abord son origine dans la rémunération des contributions à la formation du profit. Ceci suppose un cadre comptable permettant d'identifier les instances qui concourent au profit et leur contribution à sa formation.
Mais, en plus de l'injustice comptable, l'accusation d'exploitation nécessite de définir "la force sur laquelle repose le partage inégal" et ce qui la rend invisible car dans un contexte d'épreuves non contrôlées, les justifications des cités peuvent devenir sources de force entraînant cette inégalité. Ainsi, combattre l'exploitation, c'est faire en sorte que les épreuves afférentes à la norme de la justice soient orientées vers cette justice.
Dans un monde connexionniste, reposant sur le différentiel mobilité/immobilité, cela suppose une clarification des épreuves de mobilité et un contrôle de leur déroulement. Cette opération nécessite la construction de nouveaux dispositifs, un peu à la façon des grilles de classifications du monde industriel, qui permettraient de limiter les abus. Elle éviterait également que les "faiseurs" s'abstiennent de rémunérer suffisamment ceux qui travaillent pour eux.
Cette construction nécessite l'existence d'un critique forte et constante, reposant sur une organisation en réseau et sur la participation d'acteurs, autonomes par rapport aux intérêts capitalistes, susceptibles de jouer un rôle moteur dans l'expérimentation de nouveaux dispositifs et d'être un soutien des réformes réglementaires.
Ces dispositifs ne doivent pas être un retour en arrière d'une critique dépassée, mais au contraire doivent servir à organiser cette mobilité et les parcours d'épreuves. Les propositions de mesures à envisager pour mettre en place ces dispositifs sont de deux types.

Dans ce cadre interne à l’entreprise, on peut classer ces propositions en trois catégories : celles qui visent à recenser les acteurs impliqués dans un projet ; celles qui tentent d’élaborer des principes justes de rémunérations ; celles qui visent à égaliser les capacités de chacun à se montrer mobiles.
La première catégorie suppose de chercher un cadre comptable "idéal", adapté aux réseaux (statut légal sans forme juridique rigide) permettant de situer tous les acteurs du réseau.
Cette mise en évidence des différents acteurs impliquent des mesures garantissant une juste rémunération sur le modèle des conventions collectives du monde industriel.
Mais les propositions doivent intégrer le maintien de l’employabilité au revenu tiré du travail, car le projet n’engendre que des contrats temporaires sur des tâches bien définies, laissant à la charge de la personne la formation et l’entretien des qualités qui le rendent aptes à accomplir cette tâche.
Cette notion d’employabilité est une notion pivot dans un modèle de justice recherché. En l’absence de la reconnaissance d’un droit des personnes à l’employabilité, la personne doit supporter seule la perte d’employabilité.
De plus, cette notion est instrumentée par la notion de compétence car elle correspond à la somme des compétences accumulées par une personne. Dans cette optique, la Loi quinquennale de 1994 permet de définir un nouveau dispositif de capital-temps formation qui vise à favoriser l’évolution continue des compétences et à assurer une maintenance professionnelle en permettant aux salariés de développer un temps de formation cumulable au cours de leur vie professionnelle.
L’extension et la mise en place de tous ces nouveaux dispositifs ont pour but de rendre possible une traçabilité des personnes dans un monde de réseaux dématérialisé qui ne permet plus d’identifier les personnes dans un espace structuré.
Enfin il apparaît nécessaire de prévoir des mesures contrebalançant les handicaps de certaines personnes qui ne seront jamais en mesure de réussir une épreuve basée sur la capacité de mobilité. Les dispositifs de réinsertion ; le RMI ou les emplois visant à l’insertion professionnelle (les emplois "solidarité" par exemple) sont autant de dispositifs de la Cité par projets utilisés comme frein à l’exclusion. Ils ont pour objectif de donner une stabilité même courte afin de permettre de reconstruire un projet.
Ces dispositifs se sont développés grâce à des acteurs très divers qui ont eu des actions coordonnées sous forme de "réseaux locaux d’insertion". Une grande partie de l’apprentissage fournie aux exclus a été de développer une capacité à établir des liens (prendre contact, obtenir un rendez-vous…). Une orientation s’est ainsi faîte dans le sens de développer les capacités de mobilité chez tous. Aussi les propositions de constitution des nouveaux intermédiaires du marché du travail vont dans le sens d’une égalisation des parties. Elles ont pour but d’offrir la possibilité d’entrer dans une grande variété de projets et d’accéder ainsi au type de grandeur proposé par la Cité par projets.

 

À l’épreuve de la critique artistique

La critique artistique a été intégrée par le nouvel esprit du capitalisme. De nombreuses formes de libération et d’authenticité semblent reconnues comme des valeurs de la modernité. Mais il faut se demander si les exigences de libération n’ont pas été vidées de leur contenu en étant subordonnées à la notion de profit.
Les signes afférents à la critique artistique sont moins nets que ceux qui déclenchent la critique sociale (SDF, mendicité, chômage…). Il est cependant possible de déceler les signes d’une inquiétude (selon le terme de Thévenot) qui expriment le malaise suscité par le développement d’un monde connexionniste. Cette inquiétude traduit un affaiblissement de la prise des personnes sur leur environnement, et de ce fait, la difficulté de se projeter dans l’avenir. Elle trouve sa source dans une autonomie liée à une précarité qui entraîne une dévalorisation de soi.
Le court terme dans le travail s’accompagne également d’engagements à court terme dans la vie privée : diminution des mariages et augmentation des liaisons "fragiles" dîtes de cohabitation. L’étude de l’évolution des suicides est particulièrement significative. À partir des années 1970-80, outre une augmentation nette du taux de suicide masculin, la courbe des suicides devient bimodale avec un premier pic de la classe d’âge 35-44 ans au lieu d’augmenter régulièrement avec l’âge. Cette modification serait liée à la difficulté de "se projeter dans l’avenir" du fait de l’incertitude affectant les relations qui les rattachent au monde et aux autres. De plus, les courbes de chômage et de suicide présentent un même profil entre 25 et 49 ans.

La libération proposée par le capitalisme

Le discours de libération a toujours été une des composante essentielle de l’esprit du capitalisme. Pourtant le premier et le deuxième esprit du capitalisme ont été obligés de se transformer sous l’effet des critiques.
Le nouvel esprit du capitalisme a lui aussi mis en place des dispositifs répondant aux demandes d’autonomie et de responsabilité. Mais ces dispositifs ont révélé de nouvelles contraintes ou aliénations qui vont à l’encontre d’une véritable libération. L’accroissement d’autonomie et de liberté dans le travail s’est faîte au détriment de la protection et de la sécurité de l’emploi. mais elle s’est également accompagnée d’un renforcement de l’autocontrôle et du travail en équipe, mais aussi du contrôle informatique en temps réel.
Le capitalisme a joué dans le sens d’une libération comprise comme émancipation qui permet de devenir qui l’on veut quand on veut (changement d’activité et de projet, rupture avec tous liens et appartenances locales source de rigidité). Mais cette libération s’est faîte au détriment d’un libération au sens d’une délivrance d’un système ou d’une situation d’oppression car de nombreuses personnes furent précarisées et soumises à des nouvelles contraintes et dépendances.

La critique de l’inauthenticité

Cette critique a été très forte lors du second esprit du capitalisme et orientée contre la standardisation et la production de masse industrielle aboutissant à une massification des êtres humains et des pensées. La réponse du capitalisme a été la marchandisation, caractérisée par une diversification des biens et des produits. Mais cette voie entraîna la marchandisation de biens restés hors de la sphère marchande (activités culturelles, loisirs…) et au-delà celle de certaines qualités humaines.
Elle suppose également la prospection et la mise en valeur de gisements d’authenticité, sources potentielles de profit. Elle nécessite ensuite de contrôler la circulation du "bien" pour qu'il devienne une source de profits. Le bien doit subir une "codification", c'est-à-dire une sélection des traits permanents à conserver, qui marquent la différence, pour être diffusé. Mais, dès que les significations sont reconnues, le bien perd de son authenticité et donc de son intérêt. Il s'ensuit un cycle rapide d'engouements et de rejets qui marquent les limites de ce processus.
Cette intégration par le capitalisme de la critique d’inauthenticité comme standardisation a conduit à une nouvelle définition de l’inauthenticité comme reproduction d’une différence à des fins marchandes. La qualification de l’authentique se porte plus sur l’intention et la stratégie que sur l’objet lui-même. Elle déborde ainsi le cadre des objets et s’étend à toutes les formes d’action pouvant être soupçonnées de visée stratégique ou manipulatrice. Elle arrive à une dénonciation de la réalité entière comme un "spectacle" en tant que forme ultime de la marchandisation.
De plus, le nouvel esprit du capitalisme a également récupéré la critique de l'ancienne notion d'authenticité comme conformité à un idéal, comme fidélité à soi. On a une double incorporation contradictoire qui entraîne une absence d'issue possible. En effet, dans un monde de simulacre, il n'existe plus aucune possibilité d'opposer une "copie" à un modèle et le monde devient un monde de soupçon et de manque de confiance.
La cité par projets est donc traversée par une double contradiction, celle de l'exigence de l'adaptabilité et de mobilité et l'exigence d'authenticité, basée sur la confiance pour se connecter dans les réseaux. En fait, il semble bien que le monde connexionniste peut apporter un certain sentiment de liberté mais qu'il ne peut répondre à la demande d'authenticité.
Il y a une contradiction insurmontable entre le fait d'être soi, d'être libre pour conquérir d'autres projets et le soupçon permanent d'être manipulé, pillé ou récupéré. Cette contradiction rejoint d'ailleurs une autre contradiction de la Cité, la nécessité d'être libre et flexible (donc de se couler dans tous les moules) et en même temps de développer sa spécificité propre (sa personnalité) pour intéresser les autres, obligatoire pour passer de projets en projets et devenir un "grand" de la Cité.
La critique artistique semble paralysée dans ses contradictions et devrait prendre le temps de reposer la question de la libération et celle de l'authenticité en partant des nouvelles formes d'oppression et de marchandisation qu'elle a elle-même contribué à rendre possible.

 

De l'esprit du capitalisme et du rôle de la critique

Le bilan

La situation économique actuelle se caractérise par un capitalisme réaménagé et en expansion. Cette restructuration du capitalisme s'est réalisée autour des marchés financiers et des fusions-acquisitions des multinationales.
Le dérèglement des marchés financiers a favorisé les augmentations des profits spéculatifs et entraîné un déplacement de la rentabilité du capital de l'investissement industriel vers les placements financiers. Les nouvelles technologies de la communication ont donné les moyens qui manquaient aux entreprises de se restructurer.
Du fait de la crise et de la baisse de croissance, cette restructuration a également bénéficié du soutien des politiques gouvernementales en matière fiscale, sociale et salariale : (baisse du taux d'imposition des sociétés, stagnation du taux des cotisations sociales…).
À l'heure actuelle, les entreprises multinationales contrôlent les 2/3 du commerce internationale et représentent 30% du PIB mondial (contre 17% en 1960).
Parallèlement à la progression des revenus du capital, à la restauration du taux de marge des entreprises (sous l'effet d'un allègement de la fiscalité) et d'un partage profit-salaire devenu favorable aux entreprises, les dispositifs de sécurité des salariés, résultat des luttes sociales ont été rognées par la flexibilité, qui a entraîné une précarité du travail.
La situation sociale s'est profondément dégradée et se caractérise par une croissance régulière du nombre de chômeurs, une stagnation des revenus du travail et un appauvrissement de la population d'âge actif.
Cette évolution s'est faîte sur un fond de désarroi idéologique, marqué par l'absence de toute "critique", due à une décomposition des organisations qui avaient mobilisé leurs ressources critiques sur la société des années 1960-70 et qui sont incapables d'offrir à l'heure actuelle une alternative critique efficace.

L'esprit du capitalisme

Le capitalisme peut se définir a minima comme une exigence d'accumulation illimitée du capital par des moyens formellement pacifiques. Il doit être distingué de l'économie de marché, dont les règles et les contraintes peuvent être considérées comme relevant d'une forme d'autolimitation du capitalisme.
Les "capitalistes" correspondent alors aux principaux acteurs qui ont en charge l'accumulation et l'accroissement du capital et qui font pression sur les entreprises pour qu'elles dégagent des profits maximaux.
Mais le capitalisme se caractérise aussi a contrario par le salariat, puisqu'une partie de la population tire son revenu de la vente de son travail, qu'elle ne détient pas de moyens de production, qu'elle dépend pour travailler des décisions de ceux qui les détiennent et qui peuvent lui en refuser l'accès.
L'accumulation capitaliste exige la mobilisation d'un très grand nombre de personnes qui ont perdu la propriété du résultat de leur travail et qui n'ont a priori aucune motivation pour participer au processus d'accumulation puisque leurs chances de profit restent des plus faibles.
Face à cette situation qualifiée d'absurde, le capitalisme nécessite la mise en œuvre d'une idéologie justifiant cet engagement, qui correspond à l'esprit du capitalisme. Cette idéologie s'appuie sur des considérations individuelles (motifs à s'engager dans une entreprise capitaliste) et des considérations générales (en quoi cet engagement sert le bien commun).
Les justifications développées par le capitalisme s'appuient principalement sur la science économique considérée comme une sphère autonome indépendante de l'idéologie et de la morale et qui n'obéit qu'à des lois positives, même si cette conviction est elle-même le fruit d'un travail idéologique continu.
Les travaux de la science économique a permis d'assurer trois piliers justificatifs centraux de l'esprit du capitalisme : le progrès matériel (individuel considéré comme un critère de bien-être social), l'efficacité et l'efficience dans la satisfaction des besoins, un mode d'organisation favorable aux libertés politiques et aux régimes démocratiques.
À ce discours idéologique du dogme libéral, principalement destiné à la Société et au Politique, le capitalisme doit compléter son appareil justificatif pour répondre à ceux dont il a le plus besoin, les cadres, concernant leur sécurité et celle de leurs enfants, mais aussi une justification de leur participation à l'entreprise capitaliste face aux accusations d'injustice.
Historiquement, deux grandes descriptions ont été faîtes de l'esprit du capitalisme, chacune d'elle spécifiant en son temps les réponses apportées à une société juste, ainsi que les fondations et le dynamisme apportés pour bâtir l'avenir.
Le premier esprit du capitalisme correspond à l'entreprise familiale de la fin du XIXe siècle. Il est centré sur la personne du bourgeois entrepreneur et les valeurs bourgeoises. La justification repose sur une généralité large de croyance dans le progrès, dans la science et la technique donc aux bienfaits de l'industrie pour le bien commun, idéalisée par le chevalier d'industrie.
Le deuxième esprit du capitalisme trouve son développement entre les années 1930-1960. Il correspond à la grande entreprise industrielle centralisée et hiérarchisée. Il est centré sur l'organisation et la planification. Sa représentation est le Directeur, personnage "héroïque" tout au service de l'entreprise en opposition avec l'entrepreneur-propriétaire, égoïste et uniquement tourné vers son intérêt personnel. La justification s'appuie encore plus fortement sur la croyance en la science et la technique, mais avec un idéal "civique", reposant sur la solidarité institutionnelle, la socialisation et la collaboration avec l'État dans une visée de justice sociale.
Il apporte de plus à la fois une opportunité de carrière par ascension dans la hiérarchie pour les cadres et une dimension de sécurité pour l'ensemble des travailleurs du fait du gigantisme des organisations.
Le capitalisme, trouvant sa justification en lui-même (accumulation du capital comme but en soi), est détaché complètement de la sphère morale. Pour maintenir son pouvoir de mobilisation, il doit donc trouver des ressources justificatrices en dehors de lui-même. Il incorpore ainsi à l'acte d'accumulation du capital des "légitimités" culturelles de son époque qui permettent de juger cet acte au nom de principes universellement reconnus. La légitimité repose donc sur des principes supérieurs communs, admis par tout le monde, à un moment donné du temps, donc dotés d'une valeur universelle.
Ces modes de justification sont classées en "cités", six au total dans la société contemporaine, au sein desquelles la "grandeur" représente une logique de justification différente, mais admise de façon universelle.
La notion d'esprit du capitalisme, tel qu'il est défini par rapport à des valeurs dites universelles, permet de surmonter à la fois les oppositions entre les théories qui n'ont vu que la violence des rapports de force et les théories "contractualistes" qui au contraire sous-estiment ces rapports de force pour ne voir que les exigences morales d'un ordre légitime.

Le capitalisme et ses critiques

La notion d'esprit du capitalisme permet également d'associer l'évolution du capitalisme et les critiques qui lui sont associées.
Les critiques ont joué un rôle moteur dans le changement de l'esprit du capitalisme car ce dernier, détaché de la sphère morale, trouve dans la critique les appuis moraux et les dispositifs de justice qu'il peut incorporer et assurer sa survie. L'impact de la critique peut être de trois ordres.

Les formes historiques de la critique du capitalisme

Les sens des transformations du capitalisme aboutissant à un nouvel esprit ne peut se comprendre qu'au travers des critiques auxquelles il a été exposé. Sur le plan historique, deux grandes critiques ont été adressées au capitalisme.

La critique sociale
Cette critique repose sur un appui théorique et une rhétorique inspirés du socialisme et du marxisme. Elle s'est développée à partir des sources d'indignation provoquée par le capitalisme considéré comme générateur de misère et d'inégalité chez les travailleurs, mais aussi d'opportunisme et d'égoïsme dans la vie sociale.

La critique artiste
Elle s'appuie sur des sources d'indignation d'un capitalisme considéré comme à la fois créateur d'oppression, s'opposant à la créativité, à la liberté et l'autonomie des personnes et source de désenchantement et d'inauthenticité du genre de vie qu'il engendre.

 

Les transformations du capitalisme et le désarmement de la critique

La crise du capitalisme en 1968

La période 1968-78 est celle d'une crise profonde du capitalisme, marquée par l'incapacité du patronat à contrôler les forces de travail (avec comme corollaire la baisse des gains de productivité) et en butte à un fort mouvement social dépassant le monde ouvrier, et même le monde du travail, associé à un syndicalisme très actif.
L'une des caractéristiques les plus importantes de cette crise est l'association de deux types de critique, la critique sociale et la critique artistique, concrétisée en mai 1968 par la double révolte ouvrière et étudiante. On peut schématiser en disant que la première répond à une demande de sécurité et la seconde à une demande d'autonomie.
Ces types de critique convergent à cette période, souvent portés par les mêmes acteurs dans l'entreprise, et entraînent un mouvement de contestation général, caractérisé par un grand nombre de jours de grève, mais aussi d'actions "illégales" (durcissement des conflits, violences…) ou à l'inverse d'absentéisme et de turn-over important. Le résultat est une désorganisation de la production.

La réponse en termes de critique sociale

Cette première réponse traditionnelle est illustrée par des accords entre les syndicats, soucieux de contrôler une base qui leur échappe, et un patronat, considérant comme un moindre mal l'institutionnalisation de leur relation avec les syndicats, par ailleurs divisés et peu puissants en France. Ces accords se font sous la pression de l'État, engagé dans une politique d'industrialisation (objectif du VIe plan) et de compétitivité des entreprises, destinée à préparer l'entrée de la France dans le Marché Commun et les entreprises à l'ouverture des frontières.
Cette "politique contractuelle", axée sur les inégalités économiques et la sécurité des travailleurs, est une réponse à la critique sociale et une concrétisation de son efficacité, puisqu'elle marque ainsi la plus importante avancée sociale en France depuis la Libération en modifiant le partage de la valeur ajoutée au profit des salariés.

Mais cette politique contractuelle coûte cher au patronat car les augmentations de salaires ne sont pas accompagnées par des gains de productivité, qui subissent au contraire une baisse sensible.
Surtout, elle n'apporte pas les résultats escomptés de paix sociale et d'interruption du processus de désorganisation de la production. Le choc pétrolier de 1974-75 et le début de la récession accélère la remise en cause de cette politique.

La réponse en termes de critique artistique

Le patronat abandonne le système de partenariat avec les syndicats qui avait commencé à s'instaurer et s'oriente sur une nouvelle politique de "gestion concurrentielle du progrès social". Les entreprises doivent gérer le "social" et prendre en charge les "aspirations" et les "revendications" des employés.
Cette nouvelle politique s'appuie sur l'interprétation que la crise du capitalisme est l'expression d'une révolte contre les conditions de travail dues à la mécanisation,

Acquis sociaux de 1969 à 1974

  • 4 semaines de congés payés

  • Création du SMIC

  • Déclaration commune de mensualisation

  • Accord sur les indemnités journalières de maternité

  • Droit à la formation continue

  • Loi sur la durée maximale du travail

  • Avenant-cadre de l'accord sur la formation et le perfectionnement professionnel

  • Accord sur les préretraites et les garanties de ressources

  • Loi sur le renforcement des pénalités en cas de transgression du droit du travail

  • Loi interdisant le travail clandestin

  • Loi de la généralisation des retraites complémentaires

  • Accord d'indemnisation totale du chômage pendant un an

résultat de la rencontre entre le développement de la rationalisation du travail et l'accroissement du niveau d'éducation. Elle intègre la critique artistique, de nature anticapitaliste, qui demandait plus d'autonomie et de liberté.
Cette conception se trouve en phase avec les réflexions menées au plan international qui stigmatisent l'inefficacité du management autoritaire et préconisent de nouvelles méthodes de travail axées sur les groupes de travail semi-autonomes et responsables de leurs activités.
L'accent est mis sur l'amélioration des conditions de travail et l'enrichissement des tâches, qui constituent les thèmes majeurs du CNPF et des porte-parole politiques au cours des années 1973-1976.
On passe alors d'une représentation "collective" associée à une exigence de "justice social" à une représentation "individuelle" associée à une exigence de "justice", ce qui correspond à une bascule de la sécurité (critique sociale) vers l'autonomie (critique artistique).
Les mesures prises sont centrées sur l'allégement de la hiérarchie la prise en compte des potentialités "individuelles" des individus et se substituent aux mesures assurant la sécurité des travailleurs. Elles modifient les structures classiques des entreprises, sur lesquelles s'appuyaient les syndicats, en autonomisant les individus et les organisations (unités indépendantes, centres de profit autonomes…).

La déconstruction du monde du travail

L'objectif reste toujours la collaboration des salariés à la réalisation du profit capitaliste, mais la voie pour l'atteindre n'est plus l'intégration collective et politique des travailleurs, mais l'épanouissement de la personne, en développant le culte de la performance et l'exaltation de la mobilité.

L'étendue des transformations

L'un des axes principaux de la nouvelle politique des entreprises est la flexibilité qui permet de reporter le poids de l'incertitude marchande sur les salariés à l'intérieur et sur les sous-traitants et les prestataires de service à l'extérieur.
La flexibilité interne repose sur les transformations organisationnelles et techniques du travail.
La flexibilité externe s'appuie sur les ressources de la sous-traitance et d'une main d'œuvre à la recherche d'emploi, donc malléable.
Les changements dans l'organisation du travail ont commencé dès les années 1970 et se sont accélérés dans la décennie 1980. Ils sont variables suivant les industries et touchent surtout les industries de process dans un premier temps. Ils sont caractérisés par des modifications allant dans le sens d'une plus grande autonomie : augmentation des horaires libres ou à la carte, de la polyvalence des ouvriers et de la formation permanente; mais aussi par des innovations d'organisation associées au nouvel esprit comme le juste à temps, les cercles de qualité, les groupes autonomes ou la diminution des niveaux hiérarchiques. À ces changements s'associent des bouleversements de structure et de fonctionnement de la production.
Les changements dans le tissu productif se traduisent par une montée en force des services au sein de l'entreprise ou en relation directe avec elle car cette modification associe une augmentation importante de la sous-traitance et une externalisation de nombreuses fonctions. Ces changements ont comme conséquence une croissance de l'intérim et expliquent également la part croissante de petites PME dans l'emploi.
Mais surtout les groupes modifient leur type d'organisation, se déconcentrent en structures juridiques distinctes ou en filiales, tendant vers une organisation en réseau, qui investit l'ensemble du tissu productif, d'autant plus qu'un emploi sur trois dans les PME dépend des plus grands groupes.
Cette orientation est paradoxalement en opposition avec une économie de marché qui devrait s'appuyer sur une croissance réelle d'entreprises indépendantes de taille moyenne.

Les transformations du travail

Elles se caractérisent par une précarisation de l'emploi qui va de pair avec les modifications organisationnelles progressives des entreprises facilitées par l'état du marché du travail et la pression du chômage.
Deux orientations stratégiques dans la politique de l'emploi des entreprises sont à la base de cette précarisation : l'externalisation des emplois et le développement des emplois précaires.
Les entreprises se concentrent sur le cœur du métier et externalisent par des techniques de sous-traitance, de prestations de service, de mise à disposition du personnel ou de filialisation toutes les activités qui ne n'entrent pas dans ce cadre.
Cette externalisation permet de reporter les coûts fixes sur les sous-traitants tout en augmentant les exigences. Elle permet aussi à l'employeur de se dissimuler comme employeur et de contourner ainsi les contraintes du droit du travail.
Le développement des emplois précaires (intérim, CDD, temps partiel) est le fait des entreprises comme des sociétés de sous-traitance dans lesquelles ils sont majoritaires. Ce type d'emploi assure un volant de main d'œuvre mobile qui donne plus de flexibilité.
Au sein des entreprises, il permet une sélection progressive des emplois les moins productifs et de mise sous tension des salariés qui espèrent pouvoir acquérir un emploi plus stable de type CDI. La situation actuelle est le reflet d'une sélection qui a touché les catégories de salariés les moins favorisés en fonction de critères internes aux entreprises mais relativement généraux : les moins "mobiles", les moins "adaptables", les moins "diplômés", les "trop vieux", les "trop jeunes", les originaires d'Afrique du Nord, d'Afrique noire…
Cette situation a été favorisée par les pouvoirs publics qui se sont engagés dès 1970 sur la voie de la flexibilisation, notamment par les textes de 1982 et 1985 qui ont élargi les possibilités de recours au contrat à durée déterminée ainsi qu'au travail intérimaire.
Les mesures de subvention de l'emploi, les mesures concernant les préretraites et même le traitement social du chômage ont finalement facilité en partie la flexibilisation de l'emploi.
Ces modifications de l'organisation des entreprises aboutissent également à une fragmentation et une diversification des emplois qui font cohabiter au sein d'une même structure ou d'un même site des personnels de sociétés différentes, de statuts très différents malgré une identité des conditions de travail et parfois une similitude des qualifications.
Elles entraînent ainsi une dualisation du salariat avec la formation d'un double marché du travail entre une main d'œuvre qualifiée, stable, à salaire relativement élevé, le plus souvent syndiquée dans les grandes entreprises et au contraire une main d'œuvre peu qualifiée, sous-payée et peu protégée avec une précarité élevée.
Une deuxième conséquence de ces modifications d'organisation est la réduction de la protection des travailleurs.
La substitution d'un contrat de travail par un contrat commercial permet d'écarter un grand nombre de contraintes du droit du travail. Les petites sociétés (filialisation, sous-traitances…) ne possèdent pas en général de comité d'entreprise ni de représentants syndicaux. Le droit du travail est souvent contourné, ne serait-ce que par ignorance des petits patrons qui ne disposent pas de service juridique.
Les manquements à la législation du travail concernent également la santé des travailleurs, de ce fait plus exposés aux nuisances et aux pénibilités, et moins couverts, dans les petites sociétés ; cette situation se traduisant par une augmentation des accidents de travail. Le recul social a également touché les personnels ayant des emplois plus stables dans de grandes entreprises. Les conventions collectives, tenues d'améliorer les conditions des salariés, peuvent depuis 1982 détériorer les conditions de travail aussi bien dans le temps de travail que pour les salaires.
La troisième conséquence est directement liée aux nouvelles formes d'organisation du travail inspirées des entreprises japonaises (juste temps, kaisen…). Elle se traduit par une augmentation de la charge de travail et un développement de la polyvalence à salaire égal.

L’affaiblissement des défenses du monde du travail

La désyndicalisation

Cet affaiblissement est la conséquence de la désyndicalisation qui est à la fois un symptôme et une cause de la crise sociale. Celui-ci a joué un rôle important dans le rapport de force entre les employeurs et les employés au détriment de ces derniers.
Il se traduit par une diminution de plus de 50% des syndiqués entre 1976 et 1988. Le taux des syndiqués, déjà faible en France, passe de 20% à 9%. Ceci se reflète dans les votes aux comités d’entreprise où le taux d’abstention est fort, alors que ces comités jouent un rôle important dans les comptes de l’entreprise et l’emploi.
Les syndicats sont de moins en moins représentés, donc de moins en moins efficaces et de plus en plus discrédités.
Cette désyndicalisation tient à l’hostilité "traditionnelle" du patronat envers les syndicats et l’application d’un répertoire antisyndical vaste (harcèlement, intimidations diverses, discrédit…). Mais il tient surtout aux modifications et aux réorganisations des entreprises.
Sur le plan "quantitatif", il existe une relation directe entre l'augmentation du chômage et des emplois précaires avec la désyndicalisation, en rapport également avec la fermeture des bastions syndicaux (sidérurgie, mines, chantiers navals…). La recomposition du tissu économique (filialisation, externalisation, délocalisation) a été un facteur prépondérant de la désyndicalisation, conditionnée par la diminution générale de la taille des entreprises.
La mobilité entraîne un manque de temps pour fidéliser les adhérents et provoque une déstabilisation des sections. À cela s'ajoute la désintégration de la communauté du travail caractérisée par la présence d'une population de travailleurs hétérogènes sur un même site qui pose des problèmes d'action syndicale, et donc d'efficacité (propriété réelle par opposition à la propriété juridique).
Enfin au sein de l'entreprise, les nouvelles méthodes de gestion humaine – individualisation des salaires, compétitivité entre groupes et personnes, écoute directe des travailleurs – ont eu pour effet de réduire l'audience des syndicats et d'accélérer ainsi la désyndicalisation.
Face à l'ensemble de ces situations, les syndicats n'ont pas su comment réagir. La CGT et la CFDT se sont trouvées en opposition constante, avec des idées et des actions antagonistes, qui ont contribué à démobiliser les syndiqués. Les syndicats ont même été en opposition avec une partie de leurs syndiqués' principalement les jeunes travailleurs, séduits par certains aspects de cette nouvelle organisation découlant de la critique artistique.
La législation mise en place par l'État a eu un effet pervers. Les lois Auroux, en déplaçant la négociation du niveau national où les syndicats étaient les plus forts, vers le niveau local, l'entreprise, ont facilité l'action du patronat et ont ainsi joué en faveur de la désyndicalisation, d'autant plus qu'elles introduisaient le "droit d'expression des salariés" et facilitaient ainsi la concertation extra syndicale.
L'État lui-même, en en prenant une série de réglementation (39 heures, retraite à 60 ans…), a coupé court à toute négociation et a limité l'action des syndicats.
Mais la critique artistique semble avoir été un des éléments déterminant du discrédit jeté sur les syndicats. Très antibureaucratique, cette critique a porté de violentes attaques contre le pouvoir syndical accusé de défendre des catégories privilégiées. Ces accusations de corporatisme ont provoqué des changements d'organisation des syndicats, éliminant les divisions catégorielles et donc démantelant les syndicats nationaux, ce qui a conduit à une diminution et même à une disparition de sections entières.
Les dysfonctionnements internes des syndicats ont aidé à cette critique. La coupure avec la base des responsables syndicaux, choisis par leur hiérarchie et donc plus impliqués dans la vie de l'appareil que dans la vie professionnelle, a été un facteur important de discrédit en cette période de renouveau de ce type de contestation.

La mise en cause des classes sociales

On peut considérer la société comme un ensemble de groupes socioprofessionnels dans le cadre de l'État-Nation qui joue un rôle d'arbitre pour assurer un partage à peu près équitable des biens entre les divers groupes. L'État a donc un rôle prépondérant dans système de régulation sociale. Cette conception d'une société formée d'un ensemble de classes sociales ne s'est imposée que tardivement (à partir des années 1930) en France qui avait hérité de la révolution la conception d'une Nation composée de citoyens. Cette conception s'imposera rapidement. Elle débouchera sur la classification des catégories socioprofessionnelles qui a été un instrument important d'étude de la structure sociale.
Du fait de l'élévation du niveau d'éducation de la population et de la décroissance des effectifs ouvriers, le modèle des classes sociales fait place à une théorie de l'absorption de toutes les classes par une vaste classe moyenne. En même temps, la conscience de classes s'affaiblit.
Les changements au sein du capitalisme ont aidé à affaiblir la notion de classe sociale en modifiant les barrières classiques entre les catégories professionnelles. Le langage institué, comme la transformation des ouvriers en opérateurs ou la disparition du mot patronat (CNPF devenant MNEF), a contribué à niveler les différences entre les catégories.
De nombreuses actions ont permis de contourner les classifications utilisées dans les conventions collectives et même de refondre ces classifications en introduisant de nouveaux critères. Les entreprises sont ainsi arrivées à classer elles-mêmes leurs emplois dans le cadre de la convention alors que le classement était déjà fait dans les grilles établies par les accords Parodi.
Ainsi le statut de cadre est remis en question dans les entreprises des secteurs de pointe dont l'organisation est plus modulaire et flexible surtout "maigre" avec un écrasement des niveaux hiérarchiques. Au total, à la représentation, certes schématique, d'un monde social divisé en groupes hiérarchiques, se subsiste peu à peu la vision d'un monde éclaté, composé d'une juxtaposition de destins individuels.
L'affaiblissement de la notion de classe sociale a pour corollaire l'affaiblissement de la critique axée sur les inégalités entre classes d'individus "inclus" dans le processus de production; alors qu'au contraire le nouveau système en fait des "privilégiés" par opposition aux "exclus" de ce processus de production.
La critique artistique s'est elle-même affaiblie car la barrière "artiste" et "bourgeois" s'est modifiée du fait de l'évolution des schémas culturels du au développement considérable de l'enseignement secondaire et universitaire. De plus, les artistes agissent de plus en plus aujourd'hui dans le sens d'une "organisation individuelle" avec un portefeuille variable d'activités et de projets, ce qui les rapproche de l'image du manager mobile et léger.
En conclusion, la modification de l'ensemble des règles qui régissaient le monde du travail entraîne de facto un changement dans les épreuves à travers lesquelles s'effectue la sélection sociale des personnes et dans les conflits qui portent sur le caractère plus ou moins juste de ces épreuves.
Les épreuves liées au travail étaient fortement institutionnalisées, encadrées par les conventions collectives et soutenues par une présence syndicale solide. En termes de notion de justice et de contrôle forts, ces épreuves étaient des épreuves de grandeur.
À l'heure actuelle, le rapport de force s'est déséquilibré car l'épreuve met en présence un salarié individualisé et une entreprise d'autant plus forte que le droit du travail se déréglemente. On assiste à une désorganisation complète des anciennes épreuves instituées qui substitue l'incertitude aux règles anciennes. Les épreuves de grandeur n'existent donc plus, il ne reste que les "épreuves de force" ni spécifiées, ni contrôlées.
Les termes de force et de grandeur font référence à des régimes différents d'épreuves.
La grandeur est une qualité des êtres qui se révèlent dans des épreuves contrôlées par la catégorisation. Par force, on entend une qualité des êtres qui se révèlent dans des épreuves liées à un régime de déplacement, terme employé en opposition à la catégorisation. Le déplacement indique l'absence de référence à des conventions ; il est toujours événementiel et circonstanciel).
Pour soumettre les épreuves de force à une exigence, il apparaît obligatoire de se doter d'une catégorisation. Ce passage est l'une des tâches qui incombent à la critique puisque celle-ci doit rassembler l'hétérogène des déplacements pour donner un sens aux diverses situations.
Mais cette critique doit donc travailler, non plus sur des catégories qui ne s'appliquent au monde d'aujourd'hui, mais au contraire sur de nouveaux principes qui permettront de mettre de l'ordre dans ce nouveau monde et donc d'avoir à nouveau prise sur lui.

 

Commentaires

Les auteurs analysent les changements et les critiques du capitalisme et montrent leur relation étroite et indissociable. Cette dialectique changements/critiques repose sur une notion de justification et de légitimité.
Cette obligation de justification découle de la définition du capitalisme et de ses rapports avec le salariat. En effet, selon la définition de Wallerstein, reprenant ainsi l'idée-force de Ricardo (telle qu'il l'exprimait dans ses principes de l'économie politique et de l'impôt dès 1817), le capitalisme répond à une exigence d'accumulation illimitée de capital. Mais celle-ci nécessite la mobilisation d'un grand nombre de personnes qui ont perdu la propriété de leur travail, puisque ce dernier est devenu une marchandise (marchandise "fictive" selon Polanyi) dont le prix est le salaire.
Cette situation implique la mise en œuvre d'une idéologie qui justifie l'engagement dans le capitalisme et que les auteurs appellent l'esprit du capitalisme.
Cette justification ne peut se faire que par rapport à une grandeur universelle qui correspond à un principe de légitimité.
La recherche de la légitimité se fait suivant un schéma, semblable apparemment à celui proposé par Habermas, d'une communication basée sur une démarche d'argumentations aboutissant à une "norme" universelle dans laquelle tous, ou du moins les groupes, peuvent se reconnaître. Mais, autant l'approche d'Habermas reste théorique et orientée vers une "autonomie collective", autant la démarche argumentative proposé ici se situe dans une situation de conflit.
En effet, le déroulement des épreuves fait apparaître la nécessité de développer des arguments fondés sur des preuves solides. Pour expliciter les fondements de l'argumentation, les auteurs s'appuient sur les constructions de la philosophie politique. Pour ces derniers, théoriciens de "l'école des conventions", orientés sur une construction d'un système social s'appuyant sur des règles d'accord, le choix se porte sur des systèmes attachés à construire un équilibre dans la cité. Ces systèmes théoriques visent à la construction d'une référence commune à l'humanité, mais proposent également des principes d'ordre légitime différents sur lesquels vont s'appuyer les groupes ou les personnes pour justifier leurs actions ou leurs critiques.
Les auteurs définissent six grands principes de légitimité ou "cités" contenus dans ces ensembles théoriques : l'inspiration dans la Cité de Dieu de Saint Augustin [Cité inspirée], le principe domestique dans la Politique de Bossuet [Cité domestique], la gloire et le crédit d'opinion dans le Léviathan de Hobbes [Cité de renom], la volonté générale dans le Contrat social de Rousseau [Cité civique], la richesse dans Richesse des nations de Adam Smith [Cité marchande] et l'efficacité industrielle dans le Système industriel de Saint-Simon [Cité industrielle].
Ce modèle répond en quelque sorte à une théorie de la justice (l'idée d'un bien commun qui se dégage des analyses de J. Rawl) alliée à une théorie de l'action (penser l'action au sens d'H. Arendt).
Il permet d'éclairer la relation définie entre changements et critiques de l'esprit du capitalisme. Le capitalisme fait sienne la légitimité culturelle de l'époque, admise par tout le monde à un moment donné du temps. Les critiques faîtes au nom d'une nouvelle légitimité permettent au capitalisme non seulement de supplanter l'esprit précédent mais aussi d'incorporer une partie des valeurs au nom desquelles il était critiqué, ce qui lui donne l'opportunité à la fois de se renforcer et de désarmer la critique.

L'essentiel de l'étude porte sur les changements du capitalisme et de son esprit survenus après le mouvement de contestation de 1968 et de la crise du capitalisme au cours de la période 1968-78 en France. L'évolution de l'esprit du capitalisme est évaluée par une analyse détaillée de la "littérature" de management des années 1960 et 1990.

Pour les auteurs, cette crise est caractérisée par une double critique, sociale et artistique.
La conjonction entre ces deux critiques, si opposées dans leurs origines et leurs concepts, s'est faîte pour la première fois en France dans la contestation des dix-huit années de la Monarchie de juillet qui est marquée par l'avènement de la bourgeoisie au pouvoir, le début de l'ère industrielle (retardée en France par rapport à l'Angleterre du fait de la révolution de 1789) et la naissance de la classe ouvrière.
La critique sociale trouve son origine dans le socialisme, puis le marxisme. Le socialisme est né dans les remous politiques et sociaux de la révolution de juillet 1830, s'affirme après la révolution de 1848 pour être officialisé par la Ie Internationale (1864). Il est d'abord essentiellement anti-bourgeois dans la mesure où celui-ci apparaît comme l'instigateur et l'archétype d'une société fondée sur l'égoïsme, l'individualisme et le profit personnel. Cette critique sociale s'appuie sur la misère et la souffrance (et les répressions sanglantes des émeutes [1832,34 et 39] ) de la masse ouvrière, puis du prolétariat suivant Marx, particulièrement importante dans les débuts de la Société industrielle.
Cette critique animera les luttes ouvrières et syndicales et sera à la base des acquis sociaux, de l'interdiction du travail des enfants de moins de 8 ans en 1841 à la sécurité sociale en 1945, en passant par la reconnaissance du droit de grève (1864), l'autorisation des syndicats (1884), le repos hebdomadaire (qui ne sera accordé qu'en 1906) et les congés payés en 1936.
En 1968, la critique sociale pourrait être caractérisée de critique "classique" d'un capitalisme, basé sur la grande entreprise, dont la justification s'appuie sur un idéal "civique". Ce dernier s'inscrit dans le cadre d'une conception de Bien commun qui se fait collaboration avec l'État dans une visée de justice sociale et sur une dimension de sécurité apportée aux travailleurs du fait de la taille des entreprises. Pour reprendre la classification donnée, cette critique porte sur le principe "marchand" et correspond à une lutte contre toutes les formes d'injustice économique et à une demande de meilleure répartition des richesses.
La réponse à cette critique, que l'on peut également qualifier de "classique" a été l'ensemble des négociations menées après mai 1968 entre les syndicats et le patronat sous l'égide de l'État et débouchant sur les accords de Grenelle.
Sur le plan sociologique, cette phase entre dans les cadres des "conventions", grâce auxquelles tout conflit entre deux légitimités (la légitimité civile face à la légitimité industrielle pour reprendre les termes de Durkheim) peut se résoudre par des dispositifs écrits comme les accords de Grenelle.
L'échec effectif de ces accords (refus de travailler, grèves, violences sur les lieux de travail…) viendrait de la deuxième critique de la contestation de mai 1968 : la critique artistique.
La critique artistique naît également après 1830 face aux valeurs de la bourgeoisie triomphante qui s'opposent aux valeurs artistiques (le mot "philistin" vient du mot de l'argot des étudiants allemands, "philister", celui qui n'a pas de culture, utilisé pour désigner le bourgeois, par définition inculte particulièrement sur le plan artistique). Elle trouve ses sources dans le Sturm und Drang (période préromantique en Allemagne) et le Romantisme. Ces deux périodes correspondent à une réaction face à la philosophie des Lumières (appuyée sur la Raison) et à un mouvement d'émancipation de l'artiste et de conquête de son autonomie et de sa liberté.
La critique artistique se forge contre la conception de l'art classique et aboutit au modernisme. L'Art n'est plus la recherche du beau absolu tel que le concevait Platon. L'Art est dans la création. Il se centre sur l'artiste (le sujet) et non plus sur l'œuvre (l'objet). L'accent est mis sur l'inspiration, donc sur le génie, mot très utilisé par les romantiques (notamment par Gœthe). L'artiste s'individualise et revendique sa liberté. Il trouve son autonomie grâce au marché (en vivant de ses œuvres), mais en même temps il refuse la marchandisation. Il s'oppose alors à une société dans laquelle le travail (auquel l'artiste oppose le génie) est valorisé, mais marchandisé.
La critique de mai 1968 marque une résurgence de la critique artistique, pour laquelle le capitalisme est créateur d'oppression, s'opposant à la liberté, l'autonomie et la créativité des personnes. Cette critique est anticapitaliste, mais elle est également anticommuniste. Dans cette optique, il ne faut pas sous-estimer l'impact conceptuel, même indirect, qu'ont pu avoir des philosophes comme C. Lefort et C. Castoriadis sur les futurs "militants" de 1968 et les futurs cadres de la gauche française par leur réflexion antitotalitariste, notamment sur la bureaucratie répressive et le capitalisme d'État en URSS. Ceci pourrait être une des explications de la facilité avec lequel le capitalisme s'est modifié en France au cours des deux dernières décennies sous des gouvernements de gauche, comme le soulignent les auteurs.
Mais cette critique artistique est aussi une critique antimanagériale, au sens où tous les attributs du management s'oppose point par point à ceux de l'art, comme le souligne E. Chiapello : le rationalisme à l'intuition, la sensibilité et la création; l'hétéronomie à l'autonomie; la méritocratie à l'aristocratie (génie); l'utilitarisme à la beauté; le profit à l'art pour l'art.
Parallèlement un mouvement de critique, allant dans le sens de la critique artistique, avait commencé au sein de la pensée libérale. Il apparaît déjà dans le corpus des années 1960. La littérature de management de cette époque insiste surtout sur la valorisation des cadres et leur besoin d'autonomie. Elle exprime une modification du comportement managérial qui débouche sur la direction par objectifs qui permet aux cadres d'être autonomes dans leurs actions, de montrer leurs compétences et leurs capacités, tout en restant, il est vrai, sous le contrôle de la hiérarchie qui définit la stratégie et les objectifs.
En ce sens, il peut être intéressant de faire le rapprochement entre la critique artistique et le cheminement des cadres pour se soustraire à une hiérarchie qui opprime leur potentiel de créativité. Ceux-ci veulent cesser d'être la courroie de transmission du commandement et échapper aux cinq prescriptions : prévoir, organiser, coordonner, commander, contrôler (Fayolle).
Mais cette expression du besoin d'autonomie et de liberté - pour les cadres uniquement - commence à faire apparaître une critique du deuxième esprit du capitalisme, centrée sur la cage d'acier, selon l'expression de Weber, d'une production industrielle rationalisée. Certes, cette critique est motivée principalement par la baisse de la productivité, associée à une évolution du partage salaire/profits de la valeur ajoutée en faveur des salaires. Mais on retrouve dans cette critique, encore à cette époque, la même ambiguïté que dans la contestation artistique de 1968, qui est celle de la comparaison du fonctionnement bureaucratique de la grande entreprise avec la bureaucratisation du bloc communiste.

À partir de cette analyse de la crise de 1968 en France, les auteurs démontent le long processus de modification du capitalisme, aboutissant à un troisième esprit, idéologie d'une nouvelle forme de capitalisme, dont l'organisation et le fonctionnement sont à l'opposé de l'esprit précédent.
En fait, ce processus n'est pas linéaire et il conviendrait de distinguer différentes périodes au cours de cette évolution.
Les différentes stratégies (regroupements, externalisations, délocalisations…) développées par les entreprises à partir de 1970, avec toutes les conséquences sociales qu'elles ont entraînées (précarisation de l'emploi, chômage, exclusion, licenciements…) correspondent certes à l'abandon de la politique contractuelle, mais sont aussi le reflet de tentatives de réponses organisationnelles à la période de récession qui s'installe en 1974-75 après le premier choc pétrolier et à l'augmentation de la concurrence.
On peut considérer que la nouvelle orientation vers ce qui sera le nouvel esprit du capitalisme ne commence vraiment en France qu'au début de la décennie 1980, période à laquelle l'État fait le choix de l'Europe et surtout se désengage de l'économie sous la pression de la crise; orientation suivie par tous les gouvernements qui se sont succédés ensuite.
Le point de non-retour de cette évolution vers ce nouvel esprit se situe au début des années 1990, après la chute du mur de Berlin (sur le plan symbolique) et la fin du communisme. Il est la conséquence de l'accélération de la mise en œuvre de l'Europe, mais aussi de l'arrivée de Clinton à la présidence des États-Unis qui marque une bascule idéologique par rapport à la critique faite par la Gauche du modèle Reagan/Thatcher.
À partir de cette période, en termes d'efficacité économique, le modèle "néo-américain", pour reprendre l'opposition développée par M. Albert, fait montre de sa supériorité sur le modèle "rhénan", non seulement dans les domaines de la croissance et de l'innovation mais aussi, et surtout, dans celui de l'emploi (sans préjuger de la qualité de l'emploi).
Toutefois ce nouveau capitalisme est en butte à des critiques sur des carences réelles d'inégalités sociales, d'exclusion de groupes entiers et sur son incapacité réelle -ou sa volonté – de résoudre des problèmes de société.
Comme le capitalisme précédent avait eu besoin d'une légitimité qu'il avait bâtie sur la sécurité, le nouvel esprit va avoir besoin d'une justification et d'une légitimité qu'il va puiser dans la critique artistique, qu'il intègre et dont il érige progressivement les attributs en grandeurs universelles.
Toutes ces évolutions sont reflétées par le corpus des années 1990. La littérature de management de cette époque est d'abord axée sur la critique du modèle d'entreprise forgée à la période précédente. À ce niveau, elle se fonde sur l'efficacité des nouvelles organisations de l'entreprise basées sur le "toyotisme" par rapport aux entreprises dont le mode d'organisation répond encore au "fordisme" et au "taylorisme". Cette critique s'appuie aussi un courant de critique de type "artistique" développé au sein même du management contre "le système disciplinaire" (Foucault) de l'entreprise.
Mais cette littérature du management diffuse l'idéologie du nouvel esprit du capitalisme et les concepts de sa légitimité. Elle substitue l'apologie du risque, de la mobilité et de l’activité à celui de la sécurité, en s'appuyant sur la libération de l'homme qui peut exprimer sa créativité et s'épanouir complètement. L'entreprise n'est plus dirigée par un chef qui a la vérité (au sens de Platon), mais par un leader, le manager, celui qui a la vision, mais aussi celui possède les réseaux et qui peut passer de projets en projets grâce à sa mobilité et sa connaissance des réseaux.
Le manager est aussi qui celui qui anime par son charisme et qui motive ainsi les gens à travailler avec lui sur une base de confiance (passage du contrôle à l'autocontrôle). L'entreprise devient "apprenante" et le manager, au sens nietzschéen, est celui qui doit amener ceux qui travaillent avec lui dans une même direction tout en favorisant l'émergence de leur créativité.
À travers l'étude de cette littérature, les auteurs décèlent l'apparition d'une septième cité définissant une nouvelle grandeur représentée par le manager, qui légitimise le nouvel esprit du capitalisme. Ce dernier devient le mode de pensée unique et on pourrait dire, en paraphrasant Nietzche, une "morale" ("créée par les dominants" de ce monde), à laquelle une grande partie de la Société va se conformer par la suite à ses valeurs.
Face à ce nouvel esprit qui a modifié les modes de réalisation du profit, mais qui est de plus entièrement centré sur l'individu et extérieur à la notion de Bien commun (s'éloignant ainsi des principes de la morale de Durkheim), la critique sociale est à l'heure actuelle désarmée par rapport à ses références antérieures.
La critique artistique s'est affaiblie dans les mesures où les transformations de l'économie et du management s'orientent vers ce que l'on appelle le modèle "post-bureaucratique", caractérisé par l'entreprise en réseaux, qui répond aux valeurs de cette critique.
Mais ce nouvel esprit va plus loin car une de ses grandeurs naturelles, l'activité, implique la fin de la séparation entre le temps de travail et le temps personnel (le temps unifié de l'artiste). On tend ainsi vers un "système social où l'individu jouirait de sa plaine souveraineté", ce qui correspond à une partie de la définition de l'anarchie. À la fin de l'État car chaque individu est maître de lui-même correspondrait la fin des organisations dans la mesure où chaque individu construit sa vie qui devient une organisation. Mais, dans le nouvel esprit, tout est organisation et "l'individu n'est pas soumis qu'aux règles supérieures qu'il se serait librement données", mais à des règles créées par un système auxquelles il faut se conformer pour survivre, ce qui suppose de nouvelles exclusions de pans entiers de populations dans le monde du fait de la mondialisation car seule une minorité peut posséder l'accès aux réseaux.
Dans cette situation, la question posée par Weber reste d'actualité : "comment la liberté et la démocratie peuvent-elles être maintenues à long terme sous la domination du capitalisme avancé ?".

La réponse à l'emprise de la nouvelle forme de capitalisme repose sur la construction de la nouvelle cité, la "Cité par projets", dans la mesure où ce processus correspond à une progression vers un régime de catégorisation et que seule la Cité construite peut mettre en place des épreuves identifiées et catégorisées, cadre d'une plus grande justice.
En effet, la cité est à la fois un opérateur critique et un opérateur de justification que les auteurs définissent comme un "dispositif critique autoréférentiel", interne, qui permet au monde de se limiter afin de pouvoir durer. La légitimité des "grands" repose sur la limitation de leur force face aux "petits". La critique est donc l'élément essentiel qui permet la construction de la Cité, puisque l'histoire du capitalisme montre sa capacité à intégrer les critiques qui lui sont faîtes et à se modifier pour y répondre.
Le passage d'un monde connexionniste à la Cité par projets repose sur un renouveau des critiques sociale et artistique qu'il faut définir.
Le substrat de ces critiques s'apparente à celui qui a nourri la réaction contre le premier esprit du capitalisme. La critique sociale s'appuie sur le sentiment de souffrance des exclus du monde connexionniste ; la critique artistique sur une inauthenticité, qui correspond à sur une forme ultime de marchandisation des biens.
En fait, ces deux critiques se rejoignent dans un même sentiment de marchandisation de tous les rapports humains. Elles traduisent la perte de la sécurité dans un monde en mouvement continuel. La précarité du travail et les délocalisations, qui sont la traduction concrète pour beaucoup de la mobilité et la flexibilité, entraînent l'insécurité dans le travail. Mais cette insécurité dépasse le cadre professionnel du fait de la distension, et même parfois la disparition, de l'ensemble des liens sociaux. Ce sentiment d'insécurité semble devenu plus global, "existentiel" et se traduit par ce que H. Jonas a appelé "l'heuristique de la peur", touchant à la Santé, l'alimentation et au devenir de la planète.
Elles se rapprochent également dans le sens dans le sens où les solutions aujourd'hui sont au fond les mêmes que celles d'hier : d'une part accroître la sécurité et la stabilité des personnes, d'autre part limiter la sphère marchande.
Mais pour cela, il faut espacer les épreuves, ralentir la mobilité, c'est-à-dire le temps, espacer donc créer des espaces et permettre l'expression de la liberté de choix de vie qui serait un facteur de libération.
Seule la notion d'un "statut" attribué au "travailleur mobile" permettrait d'apporter une liberté aux individus par rapport au marché et de résister à une nouvelle sociabilité sans frein.
Mais la question se pose de savoir comment fixer des règles dans un contexte de changement continuel et quel peut être le poids des États, et des gouvernements, qui ont eux-mêmes choisi la voie d'une plus grande libéralisation de l'économie ?
Ainsi le projet de Loi de modernisation sociale, qui doit être présenté par le gouvernement français, présente notamment un texte sur "la validation des acquis professionnels" destiné à favoriser la capacité de mobilité. Mais peut-être est-ce l'exception française qui peut d'ailleurs faire douter d'une généralisation du rôle de la critique à partir d'un cadre d'analyse portant l'évolution de la situation en France ?
En ce sens, deux points découlant de l'analyse des nouvelles formes de la critique paraissent importants.

Hors les nouvelles luttes s'appuient s'orientent vers un droit à la vie pour l'ensemble des individus pour qu'ils puissent accéder véritablement à leurs besoins. Les manifestations à Seattle, Davos ou Nice en sont les reflets, même si elles répondent à des sensibilités (et des objectifs) différents, même si elles ne sont toujours sous-tendues par une analyse rigoureuse et logique.
Les discours du FMI et de la Banque Mondiale sur la 'mondialisation inéquitable", l'entérinement par l'Europe du principe de précaution qui va à l'encontre du libre échange sont-ils des débuts de réponse au problème posé par la Société.
De plus, ces luttes apparaissent bien correspondre à la société connexionniste car elles s'appuient sur des réseaux et une mondialisation des résistances qui va essayer de se concrétiser par des propositions au forum social de Porto Alegre.

En conclusion, "le nouvel esprit du capitalisme" apporte non seulement un éclairage sur le rôle moteur de la critique dans la lutte contre les injustices d'une société basée uniquement sur le profit, mais aussi un outil conceptuel nécessaire à cette lutte. Il permet également de monter une des facettes de la force de survie du capitalisme qui est sa capacité d'intégration et d'assimilation des critiques qui lui sont faîtes.
Mais surtout, dans la situation d'incertitude dans lequel le monde se trouve à l'heure actuelle, il veut dégager un côté positif qui ne peut mieux exprimé que par les auteurs :
"En écrivant cet ouvrage, nous nous sommes moins donné comme objectifs de proposer des solutions pour amender les traits les plus choquants de la situation du travail aujourd’hui, ni même de joindre notre voix aux clameurs de dénonciation – toutes tâches demeurant fort utiles -, que de comprendre l’affaiblissement de la critique au cours des quinze dernières années et son corollaire, c’est-à-dire le fatalisme dominant."

 

L'émergence d'une nouvelle configuration idéologique

Le discours de management des années 1990

Les sources de renseignement ont été puisées dans la littérature de management destinée aux cadres. Elle est née après la crise de 1929 à destination de ceux qui devaient symboliser le deuxième esprit du capitalisme. Cette littérature présente une face technique mais elle comporte aussi une forte connotation normative disant plus ce qui doit être que ce qui est. Son contenu représente ainsi le meilleur indice de son caractère idéologique dominant du moment.
Deux séries de textes ont été étudiées : ceux des années 60 (1959-69) et ceux des années 90 (1989-1994). Ces textes ont été analysés par une lecture extensive, puis soumis à un logiciel d'analyse pour confirmer et valider les hypothèses.

Le management des années 1960

La littérature est axée sur le problème de l’insatisfaction des cadres, cantonnés au rôle d’experts techniques et de relais entre la direction et la base. Elle fait part de leurs aspirations de partage de pouvoir, d’autonomie et d’information dans un mode de gestion centralisé. Elle œuvre dans le sens de la légitimation et de la valorisation des cadres, considérés comme les "valeurs" de l’entreprise.
Le corollaire est une délégitimation du patronat traditionnel, surtout le petit patronat, caractérisé par son autoritarisme, son irresponsabilité et sa mesquinerie. Cette orientation correspond à un rejet de tout ce qui vient du "monde domestique" (avancement à l'ancienneté, rôle des relations sociales dans la réussite de la carrière…), significative du passage d'une bourgeoisie patrimoniale à une bourgeoisie de dirigeants salariés, diplômés et intégrés à de grandes administrations publiques ou privées.
Mais, au problème de l’insatisfaction des cadres s'associe le début d'une critique de la grande entreprise au fonctionnement bureaucratique, peu différent en somme de la bureaucratisation du bloc communiste. Les auteurs de cette période ont pour but d'imposer de nouveaux modes de gestion, basés sur la décentralisation et la méritocratie.
Dans cette optique, la direction par objectifs apparaît comme un dispositif efficace. Elle donne une autonomie aux cadres, mais contrôlée car les objectifs sont cohérents avec la stratégie définie par la direction. Elle associe également une mesure des performances car les cadres sont jugés sur leur capacité à réaliser ces objectifs (méritocratie).
Ce mode de gestion permet donc la libération des cadres et l'assouplissement de la bureaucratie issue de la centralisation mais sans remettre en cause les fondements de la hiérarchie.

Le management des années 1990

Le projet des années 90 pousse à leur terme les critiques contre la bureaucratie et la planification rigide qui s'oppose à la vraie réalité. Elle englobe toutes les instances associées à l'autorité (patrons, chefs…) et même les cadres, agents de la bureaucratie. Le but de ce projet est d'éliminer en grande partie le modèle d'entreprise forgée à la période antérieure.
Ce projet apparaît dans un nouvel environnement : le monde communiste s'est écroulé ; l'Europe et les USA sont dominants et surtout émerge le troisième monde de l'Asie et du Japon.
Deux thèmes deviennent prépondérants et explicatifs du but de ce projet : la concurrence et le changement permanent toujours plus rapide des technologies.
Ces deux facteurs imposent un nouveau type d'organisation des entreprises, flexible et inventive, capable de s'adapter à toutes les transformations et de prendre de l'avance technologique sur les concurrents.
Ainsi se développe le concept des entreprises "maigres", ayant perdues la plupart des échelons hiérarchiques, travaillant en réseau, par projets, axés sur la satisfaction des clients. Cette entreprise s'est également séparée de fonctions et de tâches qui ne font pas partie du "cœur du métier", accomplies par des sous-traitants, des prestataires de service ou des intérimaires. Dans ce type d'organisation, l'entreprise est menée par un "leader" (et non plus un chef) qui a une vision et qui aide cette entreprise à s'auto-organiser autour de sa vision.
Il apparaît donc plus adapté à un monde économique qui trouve sa source de valeur ajoutée dans la capacité à tirer parti des connaissances pour créer des innovations. Les entreprises deviennent "apprenantes", conduites par des "managers", animateurs par leur charisme et sur une base de confiance de petits groupes de travail. Les managers s'appuient sur des experts (différents des cadres ingénieurs et dirigeants du modèle précédent), responsables de la performance technique.

Le changement des formes de mobilisation

Ce projet introduit un changement dans les formes de mobilisation. L'apologie du changement, du risque et de la mobilité se substitue à celle de la sécurité et la carrière qui faisaient implicitement partie du contrat de travail dans les années 60.
Cette démarche de mobilisation s'appuie sur la libération de l'homme qui peut ainsi exprimer toute sa créativité et sa réactivité et s'épanouir ainsi complètement.
Les "préceptes de justice", qui sont la façon d'évaluer les personnes, se sont radicalement modifiés. Alors que la démarche précédente tendait à vouloir donner à chacun selon ses résultats et son efficacité, la nouvelle forme de justice valorise ceux qui savent travailler en projet, donc capables de mobilité, de changement et d'adaptation.
L'hypothèse formulée est celle de l'émergence d'un nouveau sens de la justice que l'on peut codifier selon l'architecture des cités politiques et qui correspondrait à la cité par projets.

La formation de la cité par projets

Tous les dispositifs issus du deuxième esprit du capitalisme ont été infléchis et/ou supprimés et/ou remplacés, ce qui a impliqué de se doter d'une nouvelle représentation générale du monde économique.
Le terme "réseau" est celui qui est le plus utilisé pour relier tous les éléments de l'économie capitaliste. Ce terme, surtout associé à des connexions matérielles (eau, électricité, voies ferrées…) a été récupéré du fait du développement des réseaux informatiques, support technique de la nouvelle économie. Dans le monde des réseaux, la vie sociale est faîte de la multiplication des rencontres et des connexions à des groupes divers dans le temps et dans l'espace.
Le projet est l'occasion le prétexte à la connexion. Il peut ainsi se définir comme un amas de connexions actives propres à faire exister, même temporairement, des objets et des sujets. Il est une poche d'accumulation temporaire, créatrice de valeur, sans laquelle il n'y aurait que des flux sans fin.
Il se constitue donc un nouveau système de valeurs sur lequel les personnes pourront prendre appui pour porter des jugements, discriminer les comportements idoines, légitimer les pouvoirs et sélectionner ceux qui en ont les qualités.
Ce nouvel appareil justificatif en formation correspond à une nouvelle cité définie comme la cité par projets, dont la dénomination est calquée sur celle d'organisation par projets, la plus fréquente dans la littérature managériale.
Le "principe supérieur commun", selon lequel sont jugés les actes et les personnes, est l'activité. Mais l'activité est comprise ici en tant qu'aptitude à générer des projets ou s'intégrer dans des projets. La vie est conçue comme une succession de projets. La qualification des projets (artistiques, familiaux, charitables…) et leur distinction (loisir, travail…) importent peu ; ce qui importe, c'est de développer des activités, de s'engager dans des projets (dans un choix volontaire), donc d'avoir la capacité de s'insérer dans des réseaux, de les explorer afin de se mettre dans des conditions d'engendrer des projets.

État de grand"

Engagé, Engageant
Mobile,
Enthousiaste, Impliqué,
Flexible, Adaptable,
Polyvalent, Evolutif,
Employable, Autonome,
Non Prescrit,
Sait Engager les autres,
À L'écoute, Tolérant,
Donne de l'Employabilité

"État de petit"

Inadaptable,
N'inspire pas la confiance,
Autoritaire, Rigide,
Intolérant, Adaptable,
Immobile, Local,
Enraciné, Attaché,
(a) un statut,
(préfère la) Sécurité.

La connexion devient un état naturel entre les êtres. Le "grand" est donc celui qui répond le mieux aux grandeurs universelles de la nouvelle Cité : se connecter, communiquer, se coordonner, s'ajuster aux autres, faire confiance. L'expert est ainsi un grand de la Cité par projets, celui dont le "leadership" est fondé sur la connaissance et sur l'intelligence, car sa compétence est faite d'expériences et de connaissances personnelles accumulées. Mais les chefs de projets, capables de faire le lien entre des zones d'expertises différentes, et le "managers" (par opposition aux cadres) sont encore plus "grands".
La déchéance de la Cité par projets arrive lorsque le réseau ne s'étend plus, se referme sur lui-même car sa fonction est d'absorber et de distribuer l'information. Corruption, privilèges, copinage ou mafia définissent cette déchéance.
L'ordre établi de cette Cité doit en effet être orienté vers le bien commun et se soumettre à des contraintes, qui tiennent dans l'observation du rapport de grandeur et des obligations définies des "grands" envers les autres.
La Cité par projets constitue bien une forme spécifique et non un compromis transitoire entre les cités déjà existantes.

Cette cité met également l'accent sur la créativité et sur la singularité des personnes mais uniquement dans cadre de la créativité, qui reste uniquement individuelle. Il n'y a ni partage ni transmission comme dans les réseaux de la Cité par projets.

La cité marchande a également dû développer des modèles en réseau dans le cadre de la microéconomie classique.; basés sur la confiance entre acheteur et vendeur et la réputation de ce dernier. Mais ces réseaux présentent des différences fondamentales avec ceux de cité par projets.
- Ils sont transitoires (le temps d'une transaction entre client et vendeur).
- Ils s'intègrent dans un marché transparent (conditions pour que les prix puissent se former), alors que dans un monde réticulaire l'information doit circuler dans le réseau, mais ne sort du réseau qu'à la faveur des connexions.
- Les relations sont anonymes, ou ponctuellement personnelles, alors que l'organisation en réseaux est bâtie sur des relations interpersonnelles de confiance stables et durables.
- Les produits sont détachés des personnes et la qualité est garantie par des standards alors que les produits, surtout immatériels des réseaux ne sont pas clairement identifiés et détachés des personnes. En fait, personne ne sait ce qu'il a à gagner dans la relation.
L'ensemble des caractéristiques de la Cité par projets apparaît comme un frein au fonctionnement de la concurrence, principe supérieur de la cité marchande. Les tenants d'un monde connexionniste plaident pour une "coopétition" (relation faite d'un mélange de coopération et de compétition).

La réputation est une valeur fondamentale dans les deux cités. Mais le renom est associé à la communication de masse et il s'évalue par des enquêtes ou des sondages d'opinion, alors que la réputation se fait par communication interpersonnelle dans la Cité par projets.

La cité domestique montre en apparence de forts traits communs avec la Cité par projets : relations personnelles, face-à-face, confiance. Des écrits de la période des années 90 font d'ailleurs l'éloge des organisations familiales.
Toutefois, la cité domestique repose sur une conception hiérarchique, basé sur le couple fidélité-loyauté dans des liens prédéterminés et hors travail, à développement communautaire et local. En dehors de termes communs, elle s'oppose complètement à la Cité par projets, au point d'émettre l'hypothèse que la formation du monde connexionniste a été corrélative à la désintégration du monde domestique.

Cette cité est à l'opposé de la Cité par projets, qui s'est formée à partir de la critique artistique exercée à l'encontre de la cité industrielle.

L'étude des deux corpus (textes des années 1959-69 et des années 1989-94) en fonction des regroupements ou des catégories de mots associés aux cités antérieurement décrites et à la cité par projets montre bien l'évolution des idées.

Les changements sur le plan de la morale

Dans la société en réseaux, le sens de l'épargne s'applique non aux biens matériels mais au temps et à la manière dont on l'utilise. Le temps n'étant pas stockable, l'homme connexionniste doit être disponible, sans les contraintes de la propriété ni du pouvoir. C'est l'homme "léger" qui n'a de responsabilité que vis-à-vis de lui et de son développement personnel.
La distinction entre la vie privée et la vie professionnelle, qui faisait l'essence du capitalisme, du moins sur le principe, tend à s'effacer. La valorisation de l'activité englobe la vie ludique, la vie personnelle et la vie professionnelle.
Toute la morale quotidienne est ainsi affectée par le nouvel esprit. Il s'agit d'un changement profond qui touche la conception de l'argent, du travail des avoirs et du rapport avec soi-même.

La question qui peut se poser est de savoir comment une telle transformation a pu se produire sans rencontrer de force de résistance ou d'hostilité, mise à part la condamnation de l'exclusion ; sans que la politique publique ne puisse intervenir mais aussi sans que la critique sache l'analyser.

 

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