LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

Didier Lesèche
Cycle C - Chaire DSO
2000/2001

 

Peter Berger
Thomas Luckmann

"La Construction sociale de la Réalité"

Masson/Armand Colin, Paris, 1996 Deuxième édition

 

 

La question posée par les auteurs

Les auteurs souhaitent, en s’appuyant sur les fondements de la connaissance de la vie quotidienne, rechercher la manière dont la réalité est construite.

 

Les postulats

 

Résumé

Introduction : Le problème de la sociologie de la connaissance

La réalité est un construit social et la sociologie de la connaissance se doit d’étudier la construction de cette réalité. L’homme de la rue considère la réalité comme "prédonnée". Le philosophe cherche à connaître la validité de la réalité et de la connaissance. Entre les deux, le sociologue constate que la réalité et la connaissance sont afférentes à un contexte, à une relativité sociale.

Max Scheler, philosophe des années vingt, a inventé le terme de sociologie de la connaissance. Elle était considérée comme un commentaire sociologique de l’histoire des idées, puis comme l’étude des relations entre la pensée humaine et son contexte. Il s’agissait de connaître quel facteur était déterminant à l’existence de la pensée. La pensée allemande du XIXème siècle, face au relativisme, s’intéressait aux relations concrètes entre la pensée et son contexte historique. On peut retrouver l’origine de la sociologie de la connaissance autour du thème central des Lumières relayé par Pascal ("ce qui est vrai d’un côté des Pyrénées est une erreur de l’autre"). Cette pensée correspond à trois développements distincts, à savoir les pensées marxiste, nietzschéenne et historiciste. Pour Marx, la conscience humaine est déterminée par son être social. Cette maxime a été source de combat face à une interprétation erronée des concepts clé d’idéologie et de fausse conscience mais à l’origine du développement de la sociologie de la connaissance. Bien que basés sur un déterminisme et non pas une dialectique comme l’entendait Marx, Scheler a repris les concepts d’Infrastructure et de Superstructure. Scheler a adopté le concept de ressentiment de Nietzsch et plus généralement celui de l’art de la méfiance. L’historicisme exprimé par Wilhem Dilthey, a précédé la sociologie de la connaissance en instaurant que la pensée humaine dépend du contexte de son histoire. Max Scheler a regroupé l’approche historiciste et sociologique pour expliciter le relativisme afin de poursuivre son véritable travail philosophique. La société permet la présence des idées mais ne les crée pas. La connaissance humaine est une vision du monde relative-naturelle.

Après Scheler, Karl Mannheim devient la référence en sociologie de la connaissance en particulier en langue anglaise. Pour lui, aucune pensée humaine ne peut échapper à l’idéologie véhiculée par son contexte social. L’objet de la pensée s’éclaircit par l’analyse systématique du plus grand nombre possible de perspectives. Il pensait également que certains groupes avaient vocation à transcender leurs perspectives. Et que la pensée utopique permettait de transformer la réalité à son image.

Après ces deux conceptions, l’une modérée et l’autre radicale de la sociologie, Robert Merton combine l’approche sociologie de la connaissance avec la théorie structuro-fonctionnelle. Merton applique les concepts de manifeste et latent aux idées conscientes et intentionnelles ou non. En s’appuyant sur Mannheim, il souligne l’intérêt de Durkheim et Pitrim Sorokin. Merton ne fait aucun rapprochement avec la psychologie sociale américaine. Talcott Parsons critique Mannheim, sans intégration de la discipline dans son propre système théorique. C. Wright Mills a décrit la sociologie de la connaissance sans théoriser. Théodore Geiger, influença la sociologie scandinave en tentant de combiner la sociologie de la connaissance et le néo-positivisme. Ernst Topitsch souligna les racines idéologiques des différentes perspectives philosophiques. Pour Werner Stark, plus proche de Scheler, la sociologie de la connaissance a pour problème essentiel la recherche de la vérité. Jusqu’à présent la sociologie de la connaissance ne s’est intéressée qu’aux idées en particulier à l’épistémologie théorique et l’histoire intellectuelle empirique.

Mais la sociologie de la connaissance ne peut être une réponse à sa propre existence et la théorie n’est qu’un aspect limité de la connaissance dans les sociétés. L’exagération de l’intérêt de la théorie est une erreur inhérente aux théoriciens, les connaissances communes doivent être le cœur de la sociologie de la connaissance et par conséquent elle doit s’intéresser à la construction sociale de la réalité. Pour Alfred Schütz, la sociologie de la connaissance doit être redéfinie car elle n’étudie que très peu la distribution sociale de la connaissance. En accord avec Schütz, les auteurs souhaitent aussi redéfinir les missions de la sociologie de la connaissance mais sur les fondements de la connaissance dans la vie quotidienne. Les présupposés anthropologiques sont issus de Marx, Helmut Plessner et Arnald Gehlen. La théorie est élaborée à partir de Durkeim qui considère les faits sociaux comme des choses, de Marx et sa perspective dialectique, de Weber pour sa signification subjective et de Georges Herbert Mead pour ses présupposés sur l’intériorisation de la réalité sociale du courant de l’interactionnisme symbolique. Les significations subjectives deviennent des artifices objectifs. L’activité humaine produit un monde de choses. Aussi le nouvel objet de la sociologie de la connaissance est la recherche de la manière dont la réalité est construite, au travers du raisonnement théorique systématique, ce faisant la redéfinition de son champs conduit la sociologie de la connaissance a devenir le thème central de la sociologie.

 

Chapitre 1 : Les fondements de la connaissance dans la vie quotidienne

1 - La réalité de la vie quotidienne

Indépendamment des perspectives théoriques, la connaissance est disponible dans le monde de la vie quotidienne. Cette connaissance est donnée et aussi objectivée, rendant possible un sens commun dans un monde intersubjectif. La clarification du fondement de la connaissance peut être abordée par l’analyse phénoménologique. A l’intérieur de cette analyse, la réalité peut être donnée.

La conscience soit d’un élément physique extérieur, soit d’une réalité subjective intérieure est toujours intentionnelle. La conscience se déplace d’une réalité à l’autre. Mais parmi ces multiples réalités, la réalité de la vie quotidienne est souveraine. Le langage ordonne la réalité de la vie quotidienne. La réalité de la vie quotidienne est organisée autour du "ici et maintenant" plus ou moins proche. La réalité de vie quotidienne est partagée entre les individus bien que le ici et maintenant de chacun soit différent. La réalité quotidienne va de soi et est entretenue par la routine. Lorsqu’un problème apparaît le quotidien cherchera à l’intégrer par rapprochement à une signification connue proche ou éloignée. Dans le cas contraire, le problème implique une réalité différente. Comparées à la réalité de la vie quotidienne, ces autres réalités sont finies de sens et entourées par la réalité souveraine. Le langage courant ne peut pas refléter l’incursion dans une réalité finie de sens.

Le quotidien est à la fois structuré dans l’espace et le temps. La conscience est ordonnée par le temps. La vie quotidienne met en corrélation continuellement différents temps (intérieur, social, organique). La connaissance de ma mort rend le temps du quotidien fini. Le temps quotidien ordonne et est essentiel à la vie quotidienne de la société jusqu’à la biographie de l’individu.

2 - L’interaction sociale dans la vie quotidienne

Le cas type de l’interaction sociale, c’est-à-dire du partage de la réalité de la vie quotidienne, est le face à face. Dans cette situation, la subjectivité de l’autre est accessible sous forme de symptôme tout le temps du face à face. L’autre est directement accessible au contraire de mon être qui demande réflexion. Mon être est accessible par miroir aux attitudes de l’autre. Les a priori résistent difficilement à l’autre, de même que l’hypocrisie, malgré tout, la relation s’appuie sur des schémas de "typification" empruntés à la société.

La personne est typifiée et la situation aussi. Les typifications deviennent anonymes par éloignement du face à face. D’autant plus anonyme, que le face à face est passé, superficiel ou n’a jamais eut lieu. L’expérience d’autrui est directe (face à face), régulière, brève ou indirecte (ouï dire), probable, improbable voire impossible et d’autant plus anonyme. Le degré d’intérêt ou d’intimité agit sur l’anonymat. Plus le champ de la typification est large plus l’anonymat est grand.

La réalité sociale de la vie quotidienne est donc appréhendée dans un continu en fonction de l’éloignement de la relation de face à face qui l’a émise (du cercle intime à anonyme). La structure sociale est la somme des typifications et modèles récurrents de relations établies au moyen des interactions. Les typifications peuvent être issues des prédécesseurs (père fondateur) ou des successeurs (enfants de mes enfants) ayant plus ou moins de continuité mais dont l’incidence dans la vie peut être forte.

3 – Le langage et la connaissance dans la vie quotidienne

L’homme est capable de rendre sa subjectivité objective, c’est-à-dire disponible en dehors de lui à d’autres de façon plus ou moins durable. La réalité de la vie quotidienne est composée d’objectivations mais c’est aussi parce que les objectivations existent qu’il y a une réalité. Le sens des objectivations n’est pas forcément disponible. Une objectivation particulière est la signification ; qui consiste à produire un signe qui pointe sur la subjectivité de l’auteur et peut la lui rappeler. L’objectivation peut être utilisée comme instrument ou comme signifiant. Les signes peuvent être des systèmes de signes. Le signe est plus ou moins détaché de la subjectivité de la relation de face à face.

Le langage est un système de signes qui permet à l’homme de se détacher de sa subjectivité, et la compréhension de la réalité de la vie quotidienne passe par une compréhension exacte du langage. Le langage par essence permet d’objectiver, de discourir au delà de l’expérience et de transmettre à travers le temps. Le langage permet de synchroniser les individus. Le producteur entend sa propre subjectivité rendue réelle en même temps que le récepteur et cristallise au delà du face à face sa pensée. Le langage permet d’ordonner ses propres expériences selon des règles générales. Le langage rend présents, voire signifiants des objets quelle qu’en soit la nature, réelle ou imaginaire. Le langage transcende la réalité de la vie quotidienne mélangeant des sphères de réalités, l’une pouvant se référer à l’autre.

Le symbole correspond à ce chevauchement de réalités. Le langage symbolique est par construction inaccessible à l’expérience quotidienne. Malgré cela les systèmes de symboles tels que la religion, la philosophie, l’art ont une incidence forte dans la réalité de tous les jours en étant objectivement réels.

Le langage élabore des champs sémantiques qui circonscrivent une zone d’intérêt partagée avec autrui ou non. L’accumulation sélective dans ce champ détermine ce qui sera disponible et commun aux individus côtoyant ce champ sous forme de stock de connaissances. Le stock de connaissances fournit la connaissance collective de la localisation de l’individu et de ce qu’il doit faire. Une large part du stock est constituée par une connaissance pragmatique de routine. Plus le secteur est proche, plus la connaissance est complexe et détaillée et plus elle est générale dans l’autre cas. J’insère les éléments de ma propre expérience dans mon stock de connaissance. Les connaissances sont valides et seulement remises en cause quand elles échouent dans la résolution d’un problème. Bien que le stock de connaissances représente l’intégralité de la vie quotidienne, la connaissance n’est pas disponible toute en même temps et ne peut pas représenter entièrement la réalité. Le stock social de connaissance possède sa propre structure d’à propos d’autrui afin de respecter le rôle de chacun. Le stock de connaissances est différent suivant l’individu, son stock est utilisé en partie suivant les individus rencontrés. Le stock n’est pas global par conséquent on peut ne pas avoir certaines connaissances. La connaissance sur la manière dont la connaissance est distribuée est une connaissance importante du stock.

 

Chapitre 2 : La société comme réalité objective

1 – L’institutionnalisation

organisme et activité

Les animaux non humains vivent dans un monde clos et spécifique à leurs prédéterminations biologiques. A l’opposé l’homme vit sur la presque totalité de la terre et dépasse sa prédétermination biologique face à son environnement. Un an après sa naissance, l’homme a un développement organique qui correspond au développement des autres animaux dans la mère et en plus il se développe en relation avec son environnement.
Le développement biologique est donc socialement déterminé. L’homme est différent suivant la socio-culture qui l’a créé. L’homme se produit lui-même, la diversité des comportements sexuels dans des contextes socio-culturels différents l’atteste. La formation du moi organique ne peut pas l’être en dehors de son contexte sociale d’élaboration. L’homme est un corps et a un corps : un aspect anthropologique fondamental a prendre en compte. L’humain est un homme social. L’ordre social est présent avant l’homme. L’ordre social est le produit de l’activité de l’homme.
Compte tenu de son équipement biologique instable, l’homme est obligé de s’extérioriser et de canaliser son comportement, d’où la nécessité d’un ordre social.

Origines de l’institutionnalisation

L’homme à l’accoutumance de reproduire des actions similaires, dans un souci de moindre effort, restreignant du coup les possibilités d’action mais lui permettant par là même de dégager du temps pour réfléchir et innover.

L’institution apparaît dès qu’au moins deux individus ont l’habitude d’accomplir des actions qui leur paraissent pertinentes. Tout au long de son histoire elle s’enrichit d’actions partagées. L’institution est une typification réciproque d’actions et d’acteurs, accessible à tous, contrôlant la condition humaine par restriction des choix comme pour l’accoutumance, elle permet la division des tâches et l’innovation. L’action répété est une habitude, l’habitude observée par autrui une typification et la typification pertinente pour plusieurs individus une typification réciproque L’institution à son origine, avant transmission est modifiable (malgré la persistance de la routine) et transparente pour les protagonistes. Une fois transmise, elle devient moins malléable même pour ses fondateurs.

Le monde social est une réalité compréhensive qui est donnée par la transmission des institutions à la nouvelle génération et comparable à la réalité des phénomènes naturels. Le monde social transmis est réfléchi par le récepteur et amplifié aux yeux de l’émetteur. L’institution est présente car précédant la biographie de l’individu, indépendamment de la compréhension que l’individu peut en avoir, comme réalité externe inaccessible à l’introspection, accessible uniquement par apprentissage et qui s’appréhende d’une autre manière que le monde naturel. Le monde social ne peut être séparé de l’activité humaine qui la produit. Le monde sociale est une relation dialectique en trois temps : l’extériorisation de la production de l’homme par l’homme, son objectivation et son intériorisation. Le monde social doit être légitime car la nouvelle génération n’a pas la mémoire biographique, mais uniquement historique. La légitimation a pour vocation de convaincre et est apprise lors du processus de socialisation. L’individu a tendance à suivre ses idées, plutôt que celle pensées par d’autres pour lui. Aussi des mécanismes de contrôle doivent être élaborés pour soumettre les nouvelles générations. Plus la conduite est institutionnalisée, plus elle est prévisible et contrôlée.

Les différentes institutions ne sont pas a priori intégrées. Malgré tout, certaines pertinences peuvent être communes à une collectivité, mais une différenciation par attribution naturelle ou de construit social existe. En fait, c’est la structuration de l’individu qui intègre les différentes institutions, accentuée lors de l’échange avec d’autres. Ce besoin peut être psychologique, mais ici est basé sur "la réciprocité signifiante des processus d’institutionnalisation" (p 91). La réflexion rend les institutions logiques et intégrées. Le stock de connaissance est prédonné, et affiche que les institutions sont cohérentes, aussi l’explication ne peut pas être autre qu’intégrée. Les actions discrètes individuelles sont institutionnalisées dans la biographie de l’individu dans un souci de partage renforçant la cohérence de l’ordre social dans l’individu qui n’est pas un besoin social mais dérivé. Pour les individus c’est la connaissance qu’ils en ont qui rend l’ordre institutionnel intégré.

De manière pré-théorique, il existe un corpus de connaissances types pas seulement théoriques qui permettent de bien se comporter vis à vis de l’institution. Les connaissances types étant la réalité, toute déviance par rapport à l’ordre de l’institution est donc dépravation mentale, folie ou ignorance. Le traitement de ces déviances était connu de ce monde particulier (de l’institution) et sert de référence dans le monde, c’est-à-dire que la connaissance passe de connu à connaissable . La connaissance est l’appréhension de la réalité et sa production. Le vocabulaire est vecteur de la connaissance qui permet d’objectiver une partie du monde social. Ce corps de connaissances transmis, intériorisé, formera ainsi l’individu. L’action et être un acteur n’a de sens que dans le corpus de connaissances qui lui a donné naissance ou qui l’englobe.

La sédimentation et la tradition

Une petite partie des expériences est sédimentée dans la mémoire de l’individu par un système de signes qui les rend anonymes et particulièrement transmissibles. Le système de signes le plus efficace, permettant une transmission des sédimentations est le langage. Un objet de connaissance (l’expérience objectivée par le langage) peut être incorporé dans un corps de tradition et même enseigné dans une autre collectivité. Séparé de son origine, la connaissance reste cohérente même si pour des besoins de légitimation sa genèse est reconsidérée.

Les institutions en tant que solution permanente à un problème permanent doivent pour réaffirmer leur signification éduquer, réprimer et simplifier par des slogans aisément mémorisables. L’individu qui connaît et transmet pour la société le fait non pas par sa connaissance mais par le rôle dans la société qui définit qu’il sait. Les objets ou actions symboliques servent d’objet mnémonique à l’institution pour que l’individu se souvienne. Toute transmission implique contrôle et légitimation, mais les institutions peuvent être en opposition et rendre difficile l’art des théoriciens légitimateurs face aux enfants récalcitrants et crédules.

Les rôles

Les typifications partagées permettent de reconnaître que les actions puissent être exécutées par un type d’acteur appartenant à la sphère du plausible. Moi et l’autre peuvent donc exécuter l’action typifiée. Dans l’action le moi tout entier est mobilisé. Après coup, une partie du moi se voit en tant qu’exécutant de l’action, une succession d’objectivation de ce type forme le moi social. Le moi et l’autre agissant sont appréhendés comme des types interchangeables. Ces typifications associés à un stock de connaissances commun à différents acteurs constituent les rôles.

Ces rôles peuvent être joués, puis intériorisés pour constituer un monde subjectivement réel pour l’individu. Dans un stock de connaissances, les rôles types sont seuls connus et la fidélité aux types sert de moyen de contrôle. Dès qu’un acteur est typifié comme exécutant un rôle, il ne peut que respecter le rôle qui décrit les conduites garantes de l’institution. Les rôles permettent l’existence de l’institution. L’institution peut être représentée physiquement, symboliquement, par le langage. Ces représentations restent mortes tant qu’elles ne sont pas réactualisées par le rôle. Le besoin d’intégration de la représentation peut être résolu par certains rôles (exemple : le roi). Le rôle est toujours lié à d’autres domaines que celui pour lequel il sert de référence.

Les connaissances sont distribuées suivant un niveau de pertinence spécifique ou générale. Compte tenu de l’accroissement de la connaissance et de la division du travail, les rôles doivent être spécialisés et la connaissance aisément transmissible. La typologie des experts doit être connue afin d’être en mesure de choisir le spécialiste. Le rôle rafraîchit la mémoire de l’individu par sa connaissance de l’institution. L’analyse des rôles permet de connaître l’origine de la connaissance et la manière dont la connaissance s’inscrit dans la conscience de l’individu.

La portée et les modes de l’institutionnalisation

La portée sociologique au travers de l’histoire dans la relation entre les institutions et la connaissance est importante. Tout n’est pas institution. Suivant l’époque ou le lieu, les facteurs de développement de l’institution varient. L’institution a d’autant plus de portée qu’elle traite des problèmes partagés par un grand nombre d’individus. A l’extrême, tout problème pourrait être partagé, d’où la nécessité d’une forte distribution de la connaissance. A l’opposé, un seul problème serait commun alors presque aucune connaissance serait à distribuer. La division du travail et l’activité hors du besoin de subsistance spécialise la connaissance par sédimentation rendant possible ainsi la connaissance théorique pure par détachement de la pertinence sociale.

L’institution bien qu’ayant tendance à perdurer, sa portée peut aussi diminuer. La variation entre les institutions se fera soit par l’action, soit par la signification. Dans le cas où tous le monde sait (1er cas extrême), la méconnaissance ne peut être rejetée que sur l’individu. Mais ce cas est peu réaliste, aussi les modifications importantes sur la signification sont dues à la segmentation, la méconnaissance étant dur à la société car la structuration ne permet pas le partage. La cohérence de l’institutionnalisation n’est que dans l’individu, mais il peut rompre avec cette cohérence en créer une autre. En proposant un nouveau schéma de représentation englobant à plusieurs individus, un individu peut amener ainsi à changer le comportement des autres. Par transposition macro-sociale, la segmentation et la distribution concomitante de connaissance par l’institution, permet d’objectiver le domaine et de donner un sens à la fois à la société et à l’individu. L’autre conséquence de la segmentation est de rendre ésotérique le sous univers d’une connaissance de son existence à son contenu (par exemple : les sociétés secrètes ; caste hindou).

Ces sous univers de signification portés par un groupe se mettent en concurrence allant jusqu’à la fin de l’autre. Les sous univers sont multiples et peuvent s’éloigner du groupe qui les a constitué. La connaissance est le produit d’un groupe et cette même connaissance agit sur le groupe. Les sous univers se complexifient, et ne sont pas accessible à tous, et doivent empêcher les individus captés de les quitter et les profanes de les perturber en légitimant cette façon de faire. Les institutions et les sous univers décrivant ces institutions évoluent différemment créant des difficultés de légitimation.

Jusqu’à quel point l’ordre institutionnel est il appréhendé de la réalité sociale comme en dehors de l’homme ? "la réification est l’appréhension d’un phénomène humain en tant que chose". L’homme n’a pas conscience de sa création. Par la réification , l’homme produit une réalité qui le nie. La dé réification est tardive chez l’individu mais l’est aussi historiquement dans la société. La réification permet de confondre le monde des institutions avec celui de la nature. Des rôles réifiés ont pour conséquence de rendre la conduite inévitable. Poussée à l’extrême, l’identité peut elle-même être réifiée, la sienne ou celle des autres (exemple : les juifs). La théorie par essence a tendance à réifier. En sociologie de la connaissance la dialectique de la relation entre ce que fait l’homme et ce qu’il pense est primordiale et l’analyse des circonstances sociales qui permettent la dé réification doit être faite.

2 – La légitimation

  1. les origines des univers symboliques

La légitimation produit des significations à partir des significations existante afin de rendre accessibles et plausibles les objectivations de premier ordre. La légitimation cherche à intégrer. Pour permettre l’intégration, la totalité de l’ordre institutionnel doit avoir un sens dans l’instant. En second lieu, dans le temps, les expériences de l’individu de l’ordre institutionnel doivent aussi être ordonnées. Dans sa première phase, l’institutionnalisation ne nécessite pas de légitimation. La légitimation est nécessaire à la transmission comme processus d’explication et de justification. La légitimation explique ce qu’il faut ou ne faut pas faire, mais avant tout pourquoi il en est ainsi.

Les différents niveaux de légitimation sont :

L’univers symbolique permet aussi l’intégration en son sein des expériences solitaires. Les univers symboliques englobent toutes les théories, et les théories en marge ne peuvent qu’expliciter ce monde (décrit par l’univers) pouvant aller jusqu’au cosmos suivant le contexte ou l’imagination du légitimateur. Les univers symboliques sont des produits sociaux historiques. La connaissance de leur histoire est d’autant plus importante qu’ils se présentent comme des totalités inévitables. Les univers symboliques légitiment l’ordre institutionnel et la biographie individuelle en nommant ou en rangeant. Les expériences d’une sphère d’une autre réalité sont rangées dans un univers symbolique de la réalité de la vie quotidienne englobant. Les expériences marginales peuvent toujours être rattachées à l’univers symbolique donc à l’ordre institutionnel. Les significations contradictoires sont intégrées dans l’univers symbolique de la vie quotidienne. De plus les actions quotidiennes peuvent prendre un sens profond en référence à l’univers symbolique et par conséquent fortement légitimer. L’univers symbolique ordonne les phases de la biographie, sécurisant ainsi l’individu et donc se légitimant, permet de savoir " qui il est " et de stabiliser l’identité de l’individu dans son rôle social, localise la mort et permet à l’individu de vivre avec la sienne et celle des autres. L’univers symbolique légitime l’institution comme structure protectrice de l’individu. L’univers symbolique protège l’ordre institutionnel des doutes, délimite les interactions sociales, attribue une hiérarchie des êtres (exemple : les indiens ne peuvent pas descendre d’Adam et Eve). L’univers symbolique forme un cadre de référence, mémoire du passé et projection de l’avenir qui relie prédécesseur et successeur dont l’existence est indépendant de l’individu. L’ordre institutionnel est constamment menacé, symbole protecteur, la mort du roi engendre la terreur du chaos. L’homme s’extériorise en construisant les univers symboliques dans lesquels il projette ses significations jusqu’à faire appel au cosmos en entier pour valider la signification de l’existence humaine.

  1. Les machineries conceptuelles de la maintenance de l’univers

L’univers symbolique est théorique. L’individu peut le vivre comme prédonné. L’univers symbolique n’a pas à être légitimé. Toutes les légitimations servent à la maintenance de l’univers symbolique. L’univers symbolique ne peut être qu’un phénomène préthéorique. L’univers symbolique a besoin d’être maintenu quand il devient problématique, et il est par définition en tant que construction historique imparfaitement prédonné. La transmission des univers symboliques est imparfaite et des variations dans la conception de l’univers apparaissent d’autant que la matière est difficile à maîtriser à l’opposé des réalités de la vie quotidienne. Si l’univers symbolique déviant est partagé par plusieurs acteurs alors la réalité alternative est un danger pour l’originelle et ses institutions. Aussi, la mécanique de maintenance de l’univers " officiel " est mis en œuvre. L’univers symbolique pour se défendre de l’hérésie par les mécanismes de légitimation est modifié par ceux-ci. Dans le cas de deux univers symboliques de sociétés différentes, le choc est plus grand que pour des hérésies internes. L’existence de l’autre démontre que l’univers de référence n’est pas inévitable et doit être pris en compte théoriquement. L’emprise d’un univers symbolique sur l’autre sera plus volontiers une affaire de pouvoirs des acteurs que de théories des légitimateurs.

Le matériel de maintenance de l’univers est basé sur les légitimations des institutions théorisées réutilisant le même schéma. Le matériel de maintenance des univers est la mythologie, la théologie, la philosophie et la science. La mythologie est le matériel le plus archaïque mélangeant le quotidien avec le sacré. Haut degré d’intégration, toutes les réalités sont rassemblées. Avec la mythologie, le besoin de maintenance est réduit, ce qui explique l’existence de mythologie encore présente inconsistante. La mythologie est aussi proche du naïf, car proche de ce qui est commun. Le savoir des débiteurs des mythes est accessible mais institutionnellement gardé secret (on peut se demander si ce n’est pas toujours vrai pour les théoriciens d’aujourd’hui). La théologie est une mythologie plus élaborée qui s’éloigne du naïf par éloignement des entités sacrées du quotidien. Le stock de connaissances théologiques distant du quotidien devient plus compliqué à acquérir. La mythologie naïve à destination des masses cohabite avec la théologie des théoriciens. La théologie est le paradigme des conceptualisations philosophique et scientifique du cosmos. Ces trois conceptualisations sont captées par les élites. Pour la science, le profane connaît les détenteurs de l’univers, mais plus aucun contenu car éloigné du sacré et du quotidien.

Deux autres mécanismes de maintenances peuvent être abordés la thérapie et l’annihilation. La thérapie traite les déviants de la réalité officielle grâce à un corps de connaissances statuant sur la déviance, permettant un diagnostic et un système de guérison (de l’exorcisme à la psychanalyse). Généralement, la thérapie est organisée par des spécialistes, mais peut être introspective intériorisée par l’individu. La thérapie réussie lorsque la symétrie entre la machinerie conceptuelle et la conscience de l’individu existe. La thérapie tente de maintenir l’individu dans l’univers, l’annihilation est généralement appliquée vis à vis des groupes extérieurs à l’univers, en les rabaissant ou même les liquidant physiquement. L’annihilation ne donne pas seulement un statut négatif aux conceptions déviantes mais explique dans le détail dans le but d’incorporer dans l’univers propre de l’individu. Le déviant ne sait jamais ce qu’il dit. La lumière de l’explication de l’univers conforme ne permet que de valider cet univers. Comme l’univers symbolique est totalitaire, la thérapie et l’annihilation s’emploie à ne rien laisser en dehors de l’univers.

  1. L’organisation sociale de la conservation de l’univers

L’univers symbolique change, ces changements sont pilotés par des individus ou groupes d’individus. Pour comprendre la transformation, il est nécessaire de savoir qui l’a faite ou dite dans la mesure du possible. Les spécialistes de connaissances différentes peuvent ne pas être en concurrence. Par la théorie, les hommes acquièrent soit une prétendue connaissance de la signification ultime de ce que chacun fait et sait, soit la compétence en définition de la réalité qu’ils traitent. En conséquence, loin de la vie quotidienne, les théoriciens existent sans le réel palpable. Bien qu’illusion, cette vision détient un pouvoir de production de la réalité non négligeable. L’autre conséquence est le renforcement de l’institution, car plus la légitimation est abstraite moins elle est modifiable. Ce qui conduit à avoir des institutions loin de leurs qualités pratiques perdurer car correspondant à la définition de la réalité.

Les conflits entre experts et praticiens, les experts ayant des prétentions à régir le monde des praticiens et étant mieux reconnus par la société, fournissent matière à schisme. Le conflit peut aussi être au niveau d’experts de tendance différente sur un même domaine. Si la théorie peut être aisément vérifiable pratiquement, le conflit est facile à régler. Sinon l’argumentation ou la violence en sera l’issue et la société intègre le vainqueur. Une querelle théorique peut naître indépendante de base socio-culturelle, mais l’issue sera forcément en rapport avec une base socio-culturelle. Si la théorie est utilisée par le groupe en rivalité avec un autre alors des organisations typiques sont créées. L’histoire humaine a pour paradigme l’expert de la tradition qui n’est pas remis en cause, même si les sceptiques existent, ils ne sont pas suffisamment structurés pour agir. Dans le cas de monopole, les concepts rivaux sont soit détruits, fusionnés ou font l’objet d’une ségrégation. La chrétienté médiévale est un exemple concret des procédures de liquidation de l’hérésie, le baptême des divinités païennes et la ségrégation de la religion juive. La rupture de la ségrégation est consommée quand l’une empiète sur l’autre. Le monopole sous-tend une haute stabilité mais la rupture de cet état accélère sa chute. Historiquement les monopoles ont été religieux, et les élites croyantes ont été peu enclines à remettre en cause leurs croyances.

L’idéologie est l’interprétation de la réalité par le pouvoir à son profit, hors contexte monopolistique ou de conflit entre sociétés. Pour servir ses intérêts, un groupe peut utiliser une doctrine en tant qu’idéologie indépendamment de son contenu. L’idéologie adoptée, le groupe peut soutenir ses experts idéologique indépendamment de ses intérêts.
Pluraliste, la société transforme la tradition indépendamment des experts au sein de l’individu. Le pluralisme favorise le changement. L’intellectuel est un marginal ayant mal ou peu intégré la doctrine officielle et peu difficilement être en dehors du pluralisme. L’intellectuel peut se retirer dans une sous société où il évitera l’échange source de destruction. Quand la société s’approprie la réalité de la sous société, celle-ci se désintègre. La sécularisation du sectarisme est source de pluralisme.

L’intellectuel peut être révolutionnaire et devenir légitimateur si son mouvement est victorieux. La définition de la réalité est une construction humaine qui peut s’auto-accomplir ; les individus au travers d’intérêts concrets sont la source de la dialectique entre les institutions et les théories.

 

Chapitre 3 : La société comme réalité subjective

1 – L’intériorisation de la réalité

  1. La socialisation primaire

La société est un processus dialectique intemporel comprenant : L’extériorisation, l’objectivation et l’intériorisation. L’individu en société participe à cette dialectique. En s’extériorisant, il intériorise sa réalité objective. L’intériorisation permet à l’individu de comprendre l’autre et de donner un sens au monde en tant que réalité sociale. Par la prise en charge du monde dans lequel les autres vivent ; nous comprenons l’autre en participant chacun à son existence dans le temps.

La socialisation primaire que l’individu a durant son enfance, lui permet de devenir membre de la société, la secondaire permet d’absorber de nouveaux secteurs. La socialisation s’effectue par les autres significatifs en fonction de leur propre situation dans la société et leur idiosyncrasie, aussi l’enfant est il différent d’une classe sociale à l’autre et à l’intérieur d’une même classe. La socialisation primaire est un processus cognitif et surtout émotionnel. L’intériorisation s’effectue par identification. L’enfant s’approprie subjectivement l’identité objectivement attribué. L’intériorisation consiste à s’approprier subjectivement l’identité, le monde social et sa place dans ce monde. La socialisation primaire rend de plus en plus abstraits les rôles et attitudes jusqu’à une identité vis à vis de l’autre et surtout une identité en général (de maman est contrariée quand je renverse la soupe à on ne renverse pas la soupe). L’intériorisation cristallise subjectivement la société, l’identité et la réalité parallèlement au langage. La socialisation établit une symétrie entre la réalité objective de la société et la réalité subjective de l’individu. Cette symétrie n’est pas totale car la réalité en son entier n’est pas accessible à l’individu et doit être reproduite, et la subjectivité n’est pas entièrement définie par la socialisation. La socialisation primaire est forte car inévitable, l’enfant n’a pas le choix d’autres significations. Le langage dans toutes les sociétés est intériorisé car il détient les conduites socialement définies et le pourquoi de ces conduites. Le monde de l’enfance est le "monde de chez soi". Les étapes de l’apprentissage seront différentes en fonction de la définition socio historique de la société. La socialisation primaire est différente suivant le niveau de connaissance nécessaire à la société. La socialisation primaire permet à l’individu d’être un membre effectif de la société mais ce processus doit sans cesse être réactualisé par maintenance et acquisition secondaire de savoir.

  1. La socialisation secondaire

La socialisation secondaire est nécessaire dès que la division du travail et la distribution sociale de la connaissance existent. La socialisation secondaire est l’intériorisation de sous monde institutionnel généralement des réalités partielles du monde acquis lors de la socialisation primaire. Lors de la socialisation secondaire, en plus du savoir faire, l’individu acquière le langage ad hoc lui permettant de communiquer de manière pertinente dans cette confrérie. La légitimation pouvant être accompagnée de rituels. Dans la plupart des sociétés, les rituels peuvent accompagner la socialisation primaire vers la secondaire. La socialisation secondaire s’ancre toujours sur la socialisation primaire, ce qui peut entraîner un problème de consistance. Elle présuppose donc des procédures conceptuelles d’intégration de la connaissance. Les limitations biologiques sont moins importantes lors de la socialisation secondaire. Des limites peuvent être extrinsèques étant juste là pour légitimer. La socialisation secondaire contrairement à la primaire ne réclame pas forcément d’identification émotionnelle. Les fonctionnaires institutionnels sont anonymes et interchangeables, car identifiés en tant que représentants des institutions contrairement aux parents qui ne sont pas identifiés comme faisant partie d’un univers. Le monde de la socialisation secondaire est beaucoup moins pressant que celui de la primaire. L’enfant se cache plus facilement à son professeur qu’à sa mère. Les manœuvres telles que rendre attrayant, pertinent et rapprochant à ce qui a été intériorisé par l’enfant sont nécessaires à la socialisation secondaire suivant le niveau de motivation de l’individu. Quand la socialisation secondaire s’appuie sur des processus d’apprentissage acquis lors du primaire, alors elle est efficace. La socialisation secondaire nécessite parfois des techniques spéciales permettant de renforcer l’intériorisation. Cette nécessité provient de facteur intrinsèque à la connaissance (par exemple la musique) ou extrinsèque (par exemple révolutionnaire). L’individu doit s’engager pour modifier sa réalité profonde en s’identifiant au personnel chargé de ce type de socialisation secondaire. La compétition entre individus et la pression de la société implique l’utilisation de techniques à forte intériorisation. L’institution exige des degré d’engagement différents suivant le rôle des protagonistes. Les formes élaborées de la socialisation secondaire nécessitent des personnels spécialisés à plein temps.

  1. La conservation et la transformation de la réalité subjective

Pour éviter toute dissymétrie avec la réalité objective des procédures de conservation de la réalité subjective existent. La socialisation primaire est vulnérable aux situations marginales et aux actions réelles qui la remettent plus ou moins fortement en cause. La socialisation secondaire est encore plus vulnérable car moins ancrée dans la conscience. Mais face aux situations marginales, la socialisation secondaire est moins menacée car elles sont moins pertinentes (gérant de bonneterie face à la mort). La conservation de la réalité s’effectue soit par la conservation de la routine, soit par celle de la crise.

La conservation de la réalité se fait en étant encapsulé dans les routines et réaffirmé par autrui dans le souci de maintenir la symétrie entre réalité objective et subjective. Bien qu’il y ait des individus plus ou moins significatifs, tous servent à réaffirmer notre réalité subjective. Moins l’individu est significatif, plus le nombre d’individus est important pour réaffirmer la réalité. Les autres significatifs participent à la conservation de l’identité par une confirmation explicite et émotionnelle. Si les autres (en particulier significatifs) n’affirment pas l’identité de la même manière, l’individu est face à un problème de consistance qu’il peut résoudre soit en modifiant sa réalité, soit ses relations. La réalité subjective de l’individu est ainsi infirmer ou confirmer par la dialectique entre les autres significatifs et le "chorus" des autres. Le pluralisme de niveau secondaire peut être accepté par une institution que si cette dernière s’appuie sur une réalité primaire.

La plus grande part de la conservation de la réalité s’effectue par conversation implicite. La répétition quotidienne d’une conversation désinvolte confirme la réalité subjective. La perte de cette désinvolture est un risque pour la réalité prédonnée. Les réalités non abordées dans la conversation perdent de l’intensité et les réalités abordées deviennent plus claires. La conversation objective les éléments discutés dans la conscience de l’individu. Le langage crée des objets dans la conscience qui permettent la continuité de la réalité au sein des groupes. Pour lutter contre la discontinuité, la conversation peut être soutenue par la correspondance. Bien que la fréquence des conversations soit facteur de conservation, l’intensité est aussi un moyen. La conversation peut aussi être légitimée (confesseur, psychanalyste). La rupture de la conversation avec son groupe de réalité objective affaiblit la réalité subjective de l’individu.

La structure de plausibilité garantit la réalité contre le doute permettant une auto thérapie. Contrairement à la routine, les situations de crise de réalité doivent être confirmées de manière explicite et intense. Les situations marginales sont généralement ritualisées - telles que la mort. Suivant la hauteur du défi les rites sont individuels à collectifs. Les procédures défensives sont d’autant plus violentes que la menace est grande. La réalité peut être transformée à différents degrés de modification.

La transformation est plus ou moins totale, celle se rapprochant de la totalité est l’alternation (devenir autre, extase). L’alternation exige de resocialiser de manière identique à la socialisation primaire à l’exception près qu’elle s’appuie sur un existant à démanteler. Pour que l’alternation soit possible, elle doit disposer d’un groupe social et d’un cadre conceptuel permettant à des autres significatifs de conduire l’individu émotionnellement vers une autre réalité. L’exemple type d’alternation est la conversion religieuse qui demande de suivre et d’être reconnu par la communauté, l’endoctrinement politique et la psychothérapie en sont d’autres exemples. L’idéal pour l’alternation est la ségrégation physique ou au moins la négation d’autrui, surtout dans la phase d’initiation. L’alternation change l’appareil de conversation et fournit les procédures thérapeutiques empêchant de faire resurgir la réalité précédente. L’alternation a besoin de légitimer les phases de transformation par une rupture biographique cognitive niant le passé et laissant apparaître le présent comme "vérité". L’alternation justifie la réinterprétation des événements et des personnes passées car l’individu ne peut pas totalement oublier son passé afin de remplacer l’ancienne réalité par la nouvelle. L’alternation c’est la construction d’une structure de plausibilité, l’élaboration d’un corps de connaissance permettant d’expliquer pourquoi la structure est plausible, ainsi que les légitimations et annihilations permettant de donner un sens.

La re-socialisation correspond à l’abandon de consistance avec le présent pour la reconstruction d’une réalité passée. Pour la maintenance de la consistance, il existe des schémas interprétatifs intégrés qui expliquent la modification du comportement. Dans le cas de transformation temporaire, la consistance existe dans l’opportunité du retour à la normale (hospitalisation). La socialisation secondaire s’appuie sur le passé tandis que la re-socialisation s’appuie sur le présent.


2 – L’intériorisation et la structure sociale

L’intériorisation s’inscrit dans la structure sociale. La socialisation va d’un continuum du succès à l’échec. La réussite est une symétrie parfaite entre réalité objective et subjective, et dans le cas de l’échec les deux réalités sont totalement disjointes. Dans le cas de succès, l’identité n’est pas un problème, car l’individu est ce qu’il est censé être. Une socialisation ratée est soit du fait de l’individu (estropié) soit du fait de la société (enfant naturel). Une socialisation ratée ne peut pas être la base d’une contre réalité car dépourvue de structure de causalité.

Les contre réalités se présentent dès que les individus se regroupent et sont stigmatisés par la société. Un grand nombre durable d’individus peut servir de structure de plausibilité pour la contre réalité. L’individu peut s’identifier à cette contre réalité et ne plus être ce qu’il est censé être pour la société (Gandhi et les Harijans).

La socialisation ratée peut aussi être du fait de la différence des autres significatifs, des différences idiosyncratiques ou sociales tel que le sexe. Si les différentes facettes de la société (par exemple homme femme) apparaissent comme un choix possible, le mauvais choix visible ou non crée une asymétrie entre l’identité sociale et subjective de l’individu. La société fournit des thérapies pour prendre en charge ses asymétries d’autant plus efficaces qu’il s’agit d’une même réalité. La socialisation ratée peut être le fait de monde contradictoire du à une distribution complexe de la connaissance. Par exemple, l’enfant élevé par une nurse d’appartenance ethnique autre, aura une reconnaissance dans le monde de ses parents bien qu’il puisse intégrer le monde de la nurse. L’individu peut disposer d’une biographie publique et d’une autre privée, ce qui entraîne des conflits internes et un sentiment de culpabilité. La socialisation ratée peut permettre l’introduction de l’alternation dans la socialisation primaire au travers de mondes paradoxaux. En rencontrant les individus qui alternent de monde, l’individu se demande s’il n’y a pas plusieurs mondes et en se posant cette question se construit des mondes. L’individualiste choisit parmi ces mondes en dehors de la société.

Quand l’individu a une socialisation secondaire différente de la primaire, il peut remplacer son identification primaire par une identification imaginaire. Ce principe peut conduire à des tensions fortes dans la structure sociale. L’appréhension de mondes contradictoires durant la socialisation secondaire, permet à l’individu d’intérioriser des réalités différentes sans s’y identifier manipulant à sa guise la réalité. La société industrielle contemporaine favorise cette réalité où les individus jouent le rôle qu’ils sont censés être.


3 – Les théories de l’identité

L’identité est dans une relation dialectique avec la société. Les types d’identités sont observables et vérifiables de manière empirique. Les types d’identités et la théorie de l’identité ne peuvent être détachés du contexte symbolique dans lequel ils sont créés. Les théories de l’identité sont prises comme phénomène explicatif global validé ou non par une communauté scientifique. La psychologie s’insère dans une cosmologie, et l’analyse de la théorie de l’identité ne peut être dissociée de ce point de vue. Le "principe de réalité" issu de la psychiatrie , s’accompagne de la question de quelle réalité pour effectivement valider le statut psychologique de l’individu. Les psychologies affectent directement la réalité subjective de l’individu de manière intense. Les théories psychologiques catégorisent et fournissent aussi la légitimation de la thérapie. Elles sont adéquates dans leur contexte propre (Vaudou à Haïti et psychanalyse à New York). Elles sont vérifiables empiriquement dans leur contexte par confrontation à la réalité psychologique (en dehors de toute épistémologie).

La psychologie concerne l’identité, et lors de l’intériorisation, généralement elle accompagne la formation de l’identité. L’individu produit des signes correspondant à la psychologie intériorisée, ces signes seront d’autant plus nombreux que la psychologie est socialement établie. De nouvelles théories psychologiques apparaissent en cas de changement structurel ou identitaire ne permettant plus d’expliquer correctement le monde.


4 – L’organisme et l’identité

L’organisme affecte l’homme et vice versa. La dialectique entre l’animal humain et le monde social s’accompagne de celle entre le substrat biologique et l’identité socialement produite. L’organisme et la société se limitent mutuellement. Le pouvoir de la société est celui de vie et de mort sur l’individu.

Dans une large mesure, la réalité sociale détermine le fonctionnement organique (orgasme et digestion). La socialisation implique d’inévitables frustrations biologiques. Le maintient de l’identité sociale se fait au prix de la domination du substrat biologique (Combattant vainquant sa peur). L’homme limité par la nature produit la réalité qui interagit sur lui même et ses limites.

 

Conclusion : La sociologie de la connaissance et la théorie sociologique

L’étude systématique du rôle de la connaissance en société devrait ouvrir la voie à de nouvelles recherches. Cette conception de la sociologie de la connaissance a des implications sur la sociologie.

La sociologie de la connaissance présuppose une sociologie du langage et de la religion comme Durkheim l’affirmait. De plus, les pensées de Weber et Durkheim peuvent être intégrées dans une théorie étendue de l’action sociale. La pensée de Mead et la sociologie de la connaissance peuvent déboucher sur une psychologie basée sur la compréhension sociologique de la condition humaine.

Dans de nombreux cas, l’analyse du rôle de la connaissance est nécessaire à l’analyse sociologique. Une sociologie purement structurelle tend à la réification des phénomènes sociaux. Contrastant avec certaines théories sociologiques contemporaines, ni le système social, ni la nature humaine ne sont considérés comme ahistoriques.

La réalité dialectique, concept introduit par Marx et le "fait social total" de Marcel Mauss doivent protéger la sociologie de la réification. La validité scientifique des théories empêche la compréhension de la réalité objective et subjective dont les théories scientifiques sont issues et qu’elles influencent. L’approche est non positiviste

La sociologie de la connaissance aborde un sujet abandonné par la philosophie à savoir la réalité humaine comme la réalité socialement construite. La sociologie humaniste est, dans la continuité historique et philosophique, l’étude de la société, construit humain qui produit les hommes.

 

Commentaire

Ce livre traite de la sociologie générale et non pas appliquée. Les auteurs ne s’appuient pas sur une enquête de terrain, et ce n’est pas la recherche d’un résultat immédiat qui les a guidés. De plus, la difficulté à les lire en français (peut être dû à la traduction) prouve une longue histoire littéraire certainement empruntée à la théologie médiévale, ce qui expliquerait l’approche phénoménologique qui rejette la raison - et son corollaire la pensée scientifique. Elèves d’Alfred Schütz, messieurs Berger et Luckman s’appuient sur l’interactionnisme symbolique pour aborder la sociologie et la phénoménologie initiées par leur maître comme herméneutique de l’action sociale. L’interactionnisme symbolique étant le courant issu de "l’Ecole de Chicago" qui place le sujet et l’objet sur le même plan en interaction, le symbole étant l’outil de l’interaction.

La première parution de cet ouvrage date de 1966, période d’émergence de l’ethnométhodologie (étude des méthodes allant de soi utilisées par les groupes) où la pensée extrême consistait à légitimer que tout un chacun puissent faire de la sociologie. Ceci explique historiquement cette volonté d’introduction de la vie quotidienne dans la sociologie de la connaissance en faisant appel à la phénoménologie pour s’affranchir du jugement scientifique, cher à Descartes, mais source de limitation de l’esprit selon les auteurs. Un œil critique ne peut toutefois ignorer que l’abstraction nécessaire à cet exercice peut également être remise en cause par ce genre d’approche. Il s’agit certainement du concept de réflexivité dépassant la dialectique utilisée par ce courant.

Le langage comme fondement de la connaissance de la vie quotidienne néglige le monde très visuel d’aujourd’hui. Par ailleurs, cette approche omet les modes d’expression corporelle telle la danse. Même si dans leur description l’individu a un corps, les sens ne sont pas intégrés dans leur théorie ; or, la relation de face à face n’est certainement pas que linguistique, le téléphone et la visioconférence en sont des illustrations. Le visuel, la gestuelle, l’odeur constituent des éléments d’information qui permettent de donner un sens au langage, et qui ajoutent de l’anonymat après "typification".

La société comme réalité objective soumet en contre partie d’une protection réclamée à corps et à cri par le statut ontologique de l’homme. L’objectivité qui libérait l’homme rationnel est devenue l’outil de soumission. Pour les auteurs, l’homme soit reproduit son action par souci du moindre effort, soit détourne l’idéologie pour servir ses intérêts. Quoique prônant une théorie réfutant la rationalité, l’explication du comportement de l’acteur est tout de même très marquée par une finalité utilitariste.

La société comme réalité subjective se construit au travers de l’identification à l’autre, dont le concept d’alternation (devenir autre, extase) représente un paroxysme. Ce but de "devenir autre" enlève toute illusion de vivre dans un monde intersubjectif fait d’échanges et de partage, et pourrait bien tendre à enfermer l’individu dans une sphère privée de plus en plus restreinte et opaque.

La question du : comment est construite la réalité ? risque heureusement de rester longtemps d’actualité si l’on intègre l’idée que chacun à chaque instant la modifie en la vivant.

 

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