LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

Jean-Marc JEHANNO
Cycle C1 - Organisation et Systèmes d'information

 

Philippe BAUMART

"Organisations déconcertées :
La gestion stratégique de la connaissance"

Masson - 1996

 

SOMMAIRE :

  • L'auteur *

  • Questions posées *

  • Démarche *

  • Postulats *

  • Résumé *

  • Commentaires *

  • Conclusion *

  • Références *

 

1 - L’AUTEUR

Docteur à l’université Paris-Dauphine et maître de conférence à l’Ecole Supérieure des Affaires de l’université du Paris-Val-de-Marne, Philippe Baumart enseigne la stratégie d’entreprise. Ses travaux de recherche portent plus particulièrement sur le redéploiement stratégique des entreprises en relation avec la gestion des connaissances dans les organisations. Coauteur du rapport Intelligence économique et Stratégie des Entreprises du Commissariat Général au Plan, il intervient également à l’ESSEC-IMD, à l’Ecole HEC (International Track) et à l’université de Paris-Dauphine, dans le cadre du centre de recherche Dauphine Marketing Stratégie Prospective (DMSP).

 

2- QUESTIONS POSÉES PAR L’AUTEUR

Dans son ouvrage, P. Baumart étudie les dynamiques de la connaissance qui entrent en œuvre dans les situations déconcertantes et ambiguës pour les organisations. L’auteur fonde son propos sur une idée centrale : l’existence d’une articulation et d’une transition entre modes de connaissance comme un savoir-faire permettant aux organisations d’échapper à ces situations. Dès lors, existe-t-il une dynamique particulière de la connaissance dans des situations déconcertantes ? Quelle forme de connaissance est plus apte qu’une autre à sortir une organisation d’un faux-pas ? Quels sont les mécanismes du passage d’un mode de connaissance à un autre ?

 

3 - DÉMARCHE

Philippe Baumart tente en suivant une approche exploratoire et empirique, d’identifier des schémas dynamiques permettant à une organisation déconcertée de faire face à une situation ambiguë. Son point d’ancrage est de "traquer l’ambiguïté" et d’observer ses empreintes dans les comportements et les connaissances des acteurs, de comprendre comment, en retour, les acteurs modifient ces comportements et cette connaissance pour la traquer à leur tour.

Dans un premier temps, l'auteur définit la connaissance organisationnelle et explique pourquoi et comment l'organisation crée ou accumule de la connaissance. Dès lors, il engage une discussion sur les ambiguïtés et les situations déconcertantes exogènes et endogènes. Enfin, P. Baumart oppose la conception relativiste à la conception du chaos pour évoquer ce qu'est la réalité déconcertante (chapitre 2).

L'auteur explique que derrière ce que l'on sait, se dissimule un ensemble de mécanismes invisibles, et après avoir décrit les caractéristiques de la connaissance tacite, il s'appuie sur trois exemples tirés de la littérature pour parler de la "sagesse conjecturale" (chapitre 3).

Après avoir exposé les différentes formes de non-exprimé et les différentes stratégies de détection du non-exprimé, P. Baumart engage une discussion sur sa méthode d'investigation dans le non-exprimé. Pour illustrer ses propos, il étudie l’histoire de quatre entreprises dont les certitudes deviennent soudainement chancelantes (chapitre 4 à 8).

Dans les dernières parties du livre, l'auteur décrit les résultats de ses premiers constats et préconise différentes formes de résolution de l'ambiguïté (chapitre 9). Enfin, il émet des réflexions sur les organisations : les communautés de pratique, le partage des connaissances, l'avantage concurrentiel, la gestion des connaissances tacites (chapitre 10).

 

4 - POSTULATS

L’analyse de P. Baumart sur la connaissance stratégique repose d’une part sur une conception de la connaissance familière (Polanyi 1966), qui la définit en deux catégories : la connaissance tacite (ce que l’on sait sans pouvoir l’énoncer) et la connaissance explicite (ce qui est connu de manière tangible). D’autre part celle inspirée de la sociologie de Durkheim qui distingue la connaissance individuelle de la connaissance collective. L’auteur, souhaite montrer ce qui est mobilisé dans la connaissance explicite, ou tacite, dans les savoirs individuels ou collectifs (la nature, la forme, la dynamique).

 

5 - RESUME


INTRODUCTION

Toutes les organisations connaissent à un moment donné des passages difficiles dont elles se rétablissent par, des choix stratégiques avisés, par la personnalité d’un dirigeant, par la coïncidence d’évènements heureux. "Qu’est ce qu’une organisation déconcertée ? il s’agit d’une organisation qui ne trouve plus son chemin, dont les membres n’arrivent plus à percevoir, à identifier, à reconnaître les tenants et les aboutissants. Les interprétations qui s’offrent à elle sont doubles, ambivalentes, voire multiples, mais elle ne peut isoler la prédominance de l’une sur l’autre. Elle est dans une situation ambiguë".

Qu’est ce que l’ambiguïté ? Dans la langue française, elle est définie comme "le caractère de ce qui est susceptible de diverses interprétations". Elle exprime l’incapacité de choix entre deux alternatives dont la certitude ne peut être mesurée. L’ambiguïté est déconcertante, mouvante, instable, c'est un obstacle à la décision. L’homme essaye d’éviter l’ambiguïté car dès qu’elle apparaît, il y a péril de faire un mauvais choix, de ne pouvoir échapper à une situation déconcertante. L’individu, acquiert, par ce type de péril, une connaissance aiguë qui donne du sens aux nouvelles informations acquises.

L’entreprise découvre également ses erreurs, ses propres croyances et l'environnement dans lequel elle pensait évoluer. Elle désapprend ce qu’elle considérait comme des certitudes et donne du sens au chemin parcouru. Elle modifie sa perception du chemin à parcourir. Que doit-elle faire ? explorer l’ambiguïté, s’y risquer. Ou doit elle se réfugier dans le tangible, le stable et le connu et essayer de mettre en œuvre une ingénierie de ses décisions.

 

CHAPITRE 1 - LA CONNAISSANCE DANS LES ORGANISATIONS

1 - Les organisations comme système d’interprétation

L’organisation est souvent conçue comme une "boîte noire" où entrent et sortent des informations les plus diverses. Les paradigmes dominants de la théorie organisationnelle décrivent les firmes comme des systèmes traitant l’information et résolvant des problèmes. Dans les organisations, les individus tentent de déterminer quelles seront les conséquences des actions prises. Ils utilisent leur connaissance explicite et tacite , interne ou externe à l’organisation ou à leur propre mémoire, et laissent ignorées un grand nombre d’alternatives stratégiques.

Maîtriser la dynamique de la connaissance peut déterminer la compétitivité des agents économiques. Faisant face à la globalisation de leurs marchés, les industries apprennent à coordonner leur savoir pour s'assurer une prédominance sur celui des autres. Elles manquent de temps pour comprendre leur environnement (urgences, surcharge d’informations nouvelles) et avec une rationalité limitée, elles appréhendent l’environnement et perçoivent ce qui n’est qu’un reflet de leurs propres croyances. Elles sont plutôt informelles dans l’interprétation de leur environnement, et privilégient une rationalité locale (modèles mentaux). Elles sont en compétition avec des concurrents qui formulent leurs stratégies en disposant de connaissances très similaires. Elles interagissent avec leur environnement (fournisseurs, clients) dans une continuité historique (recettes apprises dans leur secteur industriel) et sociale.

Le système d’interprétation peut être défini, selon P. Baumart, comme la succession d’une acquisition de données, suivie d’une attribution de sens qui génère un apprentissage organisationnel. Ce dernier est défini par Daft et Weick comme "le procédé par lequel une connaissance à propos de l’action domine la relation de l’organisation avec son environnement".

Les acteurs conduisent aussi leurs interprétations dans des limites qu’ils s’imposent. Pris dans les contraintes de temps et à partir d’informations plus ou moins fiables les individus recherchent les moyens les plus simples pour réduire la complexité, se fondant sur les critères sur lesquels ils se sentent jugés proches des aspirations de la hiérarchie. Ils répondent donc à une rationalité locale et préfèrent appréhender un nombre limité de problèmes et en se donnant un nombre limité d’objectifs.

P. Baumart introduit deux niveaux dans le concept de conscience pour mieux établir la relation de l’organisation avec son environnement : la conscience de soi (identité de soi) et la conscience collective (identité sociale et collective). La combinaison de la conscience et de l’identité entraîne différentes formes d’attitude vis à vis du savoir, et différentes aptitudes à formuler des stratégies sur le base de ces connaissances. Par exemple un champ de conscience large et une faible identité supportent l’émergence du mouvement militant (A. Curle).

 

2 - La création de la connaissance organisationnelle

Une approche de la connaissance organisationnelle consiste à observer trois dynamiques élémentaires : sa création, son application, sa préservation. Ceux-ci interagissent et se complètent les uns aux autres. La connaissance prend du sens (créer du lien) dans son application et en perd dès qu’on la retire de son contexte d’utilisation.

Les entreprises donnent du sens à leur environnement en utilisant des indicateurs (Boléens, quantitatif, qualitatifs), par des signes réduits même s’il ne sont pas fidèles au réel. Ces instruments régulent et conditionnent les modes de relations des acteurs entre eux. Ainsi la réalité est souvent formulée sous un aspect normatif. La connaissance répond souvent à un principe d’économie multiples : elle crée du sens sous des impératifs d’urgence ; elle crée du sens pour gérer l’incertain.

Lorsqu’on questionne l’entreprise sur les connaissances qu’elle perçoit comme source d’avantage concurrentiel, elle cite : le brevet, la formule, le plan, le produit, le savoir-faire associé aux talents de l’ingénieur. Elle croit qu’une connaissance non généralisable dans une série de recettes techniques ne peut être qu’individuelle et singulière. La pensée collective être hétérogène, mais appartenir à la communauté : soit parce qu’elle se disloquerait si cette communauté elle même venait à se disloquer ; soit parce qu’une même équipe placée dans une autre organisation pourrait perdre toute son efficacité.

Pour une entreprise l’enjeu est de détenir une connaissance, un savoir-faire que ses concurrentes ne possèderont pas. Elle mobilise toutes ses ressources pour codifier les connaissances qu’elle possède. Mais certain savoirs ne sont pas codifiables et ne le seront jamais puisqu’il sont identifiés qu’une fois perdus. Elle verrouille le codifiable et prend soin a éviter l’évasion du non-codifiable . "On ne change pas une équipe qui gagne" obéit à cette crainte de disloquer un savoir non codifiable. Consciente également de l’effet de vieillissement du savoir, elle doit injecter du sang neuf dans l’organisation. Aussi elle se heurte à un second obstacle, comment doit-elle gérer ce renouvellement ?

L'entreprise possède deux types de connaissances : celle qu'elle veut garder pour elle et celle qui circule, s’échange, s’imite, s’épuise dans l’environnement. La connaissance scientifique, le savoir-faire, qui sont explicite (écrits, enregistrés, protégés). En revanche lorsque la connaissance est tacite, il devient difficile pour l’entreprise de savoir ce qu’elle doit acquérir, préserver et utiliser pour construire un avantage concurrentiel. La connaissance qu’ont les acteurs les uns les autres, des enjeux de chacun, des intentions n’est pas une connaissance exprimée. C'est en fait l’interaction des connaissances tacites (non communicables) et explicites qui permet de donner du sens à l'environnement.

 

3 – La transformation de la connaissance organisationnelle

Lors de sa création la connaissance organisationnelle peut être détenue par des experts, puis diffusée, préservée. Sa pérennité réside dans son usage, mais celui ci est soumis à une rationalité limitée, à l’existence de modèles mentaux. La cohérence et la consistance de la connaissance organisationnelle résident dans les dynamiques de sa transformation.

Du tacite vers l’explicite : l'articulation. C'est la formalisation de règles tacites en règlements explicites.

De l’explicite vers l’explicite : la combinaison. Elle est facilitée par exemple par la conversation (tri, l’addition, la catégorisation). La logique d’emboîtement est prédominante.

De l’explicite vers le tacite : l'intériorisation. C'est l’enracinement des connaissances explicites (réflexes, automatismes).

Du tacite vers le tacite : la socialisation. c'est l'acquisition directe d’une connaissance sans l’usage du langage par la pratique, l’imitation, l’observation.

Matrice des états de la connaissance organisationnelle (transformations et dynamique).

 

La création de la connaissance organisationnelle intègre ces quatre transformations et se développe sur deux dimensions, épistémologique (tacite et explicite), et ontologique (de l’individu à l’organisation, puis au domaine inter-organisationnel). Ces processus sont mutuellement complémentaires et interdépendants. Ils forment la spirale du savoir.

 

CHAPITRE 2 - LA CONNAISSANCE TOURMENTÉE

P. Baumart se propose d'observer la matrice "en mouvement" et d'établir des liens entre les différentes formes de connaissances décrites ci-dessus.

1 - Imprévisible ou imprévu

Devant un événement non familier, nous perdons une partie de nos moyens et nous ne savons pas comment agir. P. Baumart propose deux exemples : la surprise totale qui a pour effet de décontenancer immédiatement et unitéralement les acteurs ; La non-surprise qui est l’avènement très progressif, émergent d’une situation déconcertante. La première appartient au domaine de l’imprévisible, la seconde à l’imprévu. Quels comportements observe-t-on dans les organisations déconcertées ? Les situations de désastre ne tolèrent ni l’attentisme, ni le statu quo.

Une illustration, le passage d’une tornade en 1952 dans l’Arkansas  : Dans la panique, les victimes perdent leurs repères liés à la familiarité du domicile "tout vole". Elles ne voient plus, elles savent. Les comportements sont guidés par des répertoires d’actions inconscients lorsque la situation ambiguë est exogène. La mobilisation organisationnelle doit être adéquate, efficace et précise. Dans ce contexte et dans l’extrême urgence une organisation tacite entre les individus resurgit instinctivement (la survie). Cependant, l’organisation sociale des individus est toujours présente.

Une second exemple , la tragédie de la navette Challenger en 1986 : Un problème d’érosion des joints en caoutchouc est détecté, au niveau des boosters. Des changements de structures, de formes et de puissance sont réalisés sur l'aéronef qui occasionnent une pression supplémentaire sur les joints. Suite aux différents tirs, l’érosion des joints n'alarme pas les ingénieurs et ce constat est déclaré comme "acceptable" dans les rapports d’entretien de la NASA. L’accident fatal survient. L’érosion ayant été normalisée, elle ne représente plus d’incongruité. Dans un contexte différent, ce constat aurait être jugé tout à fait inacceptable. Lorsque l'ambiguïté est endogène, c'est dans le "pensable" que se réfugient les répertoires d'action (habituel, institutionnel, construit).

 

2 -Triomphe ou désastre : Qu’est ce que la réalité ?

Dans les deux cas, vus précédemment, la réalité échappe à ses acteurs. Ils parviennent difficilement à lui donner du sens, essayent de la maîtriser, de la comprendre pour gérer la déconcertation et rétablir une réalité "organisée". La réalité n’est-elle pas par nature déconcertante ? Organiser n’est-ce pas donner du sens au déconcertant ?

La réalité est une construction sociale (Berger et Luckman"La Construction sociale de la Réalité"). Un même événement peut être perçu ambigu ou clair selon la réalité sociale dans laquelle on se situe (institutionnelle, religieuse, symbolique). Des jugements, des répertoires d’action, voire des connaissances, peuvent reposer sur des réalités construites. A cette théorie constructiviste, P. Baumart dans sa discussion, oppose une conception plus déterministe (la théorie du chaos). Cette conception des dynamiques non-linéaires réside dans la potentialité de conséquences à grande échelle d’un événement mineur (battement d’aile d’un papillon provoquant une tornade). La complexité des organisations est parfois déconcertante où des parties structurées et anarchiques coexistent et se complètent.

 

CHAPITRE 3 - DU TACITE A L’EXPLICITE

1 - De la généralisation abstraite a la conjecture

La quête de connaissance est souvent associée à la quête de vérité. Dans la réalité organisationnelle, les vérités sont générées par les croyances dans lesquelles les acteurs sont les plus engagés. Les philosophes grecs distinguaient quatre formes de connaissance :

 

2 - Les ressources tacites de la connaissance

La connaissance tacite contient deux dimensions : l’une cognitive (paradigmes, modèles mentaux, représentations) ; l’autre technique (savoir-faire, expertise dans un contexte spécifique).

L’apprentissage implicite consiste à apprendre sans avoir conscience de ce qui est appris. En 1933, les travaux de Jenkins établissent un pont entre une approche des comportements et de la cognition. Deux notions sont introduites alors : l’apprentissage sans intentions ni conscience d’apprendre, et l’apprentissage accidentel sans situer le lieu et la situation où les choses sont apprises. Mais ces travaux, effectués en laboratoires, n’ont jamais réussi clairement à identifier et articuler les rôles de processus conscients et inconscients dans l’apprentissage.

Dans les années 70, l’apprentissage implicite devient associé à un traitement d’acquisition de l’information complexe sans conscience du contexte (lieu et situation). Les chercheurs découvrent que la rationalité et la logique étaient indépendantes des processus de décision et souvent étaient remplacées par une forme heuristique. De récents travaux démontrent que les individus attribuent a posteriori des explications à des décisions prises sur la base de connaissances qui diffèrent complètement de celles qu'il avaient lors de la décision.

L’humain sélectionne les informations qui lui sont présentées. La sensation du "déjà vu" est une manifestation du savoir tacite. Nous nous surprenons à connaître des solutions à de nouveaux problèmes. Ce n’est pas le problème que nous connaissons mais la solution. Selon Polanyi, la connaissance se transmet, de génération à une autre, souvent de façon tacite. Ainsi, l’acte de découverte et d’apprentissage est personnel et indéterminé. Une fois, l’érosion normalisée, elle ne représente plus d’incongruité

La connaissance déclarative, dont nous sommes conscients se différencie de la connaissance procédurale qui guide nos actions et nos décisions de façon inconsciente. Ces deux approches mettent en lumière l’existence d’une mémoire implicite. Pour Freud, elle contient des expériences vécues dans l’enfance et affecte inconsciemment les comportements de l’adulte. L’idée centrale de la Gestalt psychologie, en matière de connaissance pratique, est que la perception est un tout entre l'expérience vécue et l’expérience du moment (indivisibilité du penser et du percevoir). La capacité de reconnaissance permet d’entreprendre automatiquement les actions adéquates dans une situation donnée, sans effort d’analyse.

 

3 - Les chemins conjecturaux

P. Baumart s’appuie sur trois exemples tirés de la littérature pour illustrer la sagesse conjecturale.

La métis des grecs (Détienne et Vernant), c’est le savoir requis pour échapper à l’ambiguïté et aux situations déconcertantes. Il s’agit d’une forme d’intelligence rusée, d’astuces adaptées et efficaces qui s’exerçaient dans des champs très divers (le savoir-faire de l’artisan, la prudence du politique…). Tout d’abord c’est un mode de connaître qui articule des formes de connaissances et une dynamique spécifiques (sagacité, flair, prévision, attention vigilante). La métis nous dévoile les connaissances explicites et individuelles (techniques de bâtir des pièges et des filets) ; les connaissances explicites collectives (le terrain, l’environnement, les règles et lois que l’on va détourner) ; les connaissances tacites et collectives (savoir conjectural, pratique sociale, sagesse) ; connaissance tacites et individuelles (savoir technique, flair, expertise tacite). Ces quatre formes de connaissance sont indissociables. Leur combinaison est astucieuse et leur mise en œuvre habile. Opposée à la connaissance explicite et objective, la métis s’inscrit dans le non-dit propre à de petits groupes. Si l’individu ne veut pas être victime de l’imprévisible, il doit rester aux aguets. C’est avant tout une connaissance oblique du mutable.

La sagesse de la Chine antique, trouve ses sources dans le confucianisme qui classe les individus en quatre catégories : ceux nés avec la connaissance, ceux qui doivent acquérir la connaissance par l’étude ; ceux qui pourront apprendre malgré une habileté limitée, ceux qui ne pourront apprendre. Dans cette classification il n’y a pas de place pour une connaissance définie hors des normes d’une morale (sagesse vertueuse par le langage). Les écrits de la pensée Taoïste apporte à la vision du monde moins de distance morale , plus proche des réalités (sagesse instrumentale et conjecturale). Ils cultivent la contradiction et le faux comme système de pensée et développe la sagesse rusée ("L’art de la guerre" de SunZi). Ce stratège sage et rusé, repose sa connaissance sur ce qui n’est pas donné à voir, mais sur ce qui est donné à son discernement. Il condense, comprime les dimensions tacites et explicites de la connaissance.

La connaissance anticipatoire des Amérindiens (Yaquis) utilisent la connaissance tacite pour essayer de se détacher de la réalité explicite pour pénétrer la réalité inconsciente. C’est une conception différente de l’espace, du temps, et de la raison d’être. Elle possède une dimension qui appartient à l’imagination (rêves) et à l’élaboration et place l’individu sous la totale emprise d’une connaissance fantasmatique.

Le processus d’apprentissage conjectural s’établit dans l’expérience, au contact avec les évènements, dans le milieu naturel. L’apprentissage est coûteux en temps. L’apprentis doit s’accoutumer aux non-dits, à l’instabilité de la réalité perçue. Le processus est incessant et demande un éveil permanent (refus de la rigidité et d’une réalité figée).

 

CHAPITRE 4 – L’INVESTIGATION DU NON EXPRIME

Pour le chercheur, l’étude des phénomènes non observables est un défi.

1 - Le non-exprimé :

C’est la clef de voûte universelle des relations entre les hommes. De fait, Nous savons plus que nous voulons bien exprimer, ou que nous pouvons exprimer et l’ensemble du non-dit est complémentaire, voire peut même se substituer à l’explicite. P. Baumart évoque les difficultés auxquelles le chercheur est confronté lorsqu’il doit travailler sur l’observable : les acteurs étudiés ont un comportement différent, la réalité est souvent réduite à des schémas qui la distordent. Il expose les sept types de non-exprimé :

Le non-exprimé par peur de soi : Devenir son propre objet de connaissance n’est pas facile car nous ne sommes pas conscients des schémas mentaux propres à notre perception.

Le non-exprimé par peur de l'autre : Les acteurs ne se dévoilent pas facilement au regard des autres (jeu de cache-cache entre le soi-réel et le soi-social).

Le non-exprimé par peur de l’autorité : Les acteurs agissent et s’expriment selon des critères sur lesquels ils se sentent jugés. Cette obéissance n’est pas toujours détectable.

Le non-exprimé car non perçu : Il y a d’une part ce que l’acteur n’a pas perçu et ne peut donc exprimer, d’autre part ce que le chercheur n’a pas perçu et n’a donc pu exprimer.

Le non-exprimé instrumental : Les acteurs ne veulent pas tout dévoiler à un chercheur venant l’interroger sur leurs motivations, comportements, et décisions.

Le non-exprimé comme construit social : Interroger plusieurs acteurs peut mettre en lumière une crainte collective d’exprimer la réalité ressentie. Le langage dans lequel le chercheur communique ses recherches est lui même une construction sociale.

Le non-exprimé oublié : Le récit d'actions passées n'est pas toujours fidèle aux évènements réels car il est souvent difficile de retracer les étapes qui ont menées aux décisions (inconscience, déguisement des faits). Nous percevons plus que nous croyons percevoir, et une fois perçus et assimilés, cette connaissance qui est nôtre ne nous est pas connue.

Pour détecter le non-exprimé, P. Baumart propose trois stratégies de recherche : 

La confrontation : Elle consiste à comparer des versions explicites dans l’histoire d’une organisation, d'en lister les différences puis de les confronter aux acteurs témoins de la période. Il y a l’histoire officielle et celle officieuse (liens informels entre acteurs). Les acteurs ont tendance à embellir leur rôle et amoindrir ceux des collègues.

Les stratégies d’usure : Il s’agit de questionner à plusieurs reprises le sujet en incluant de faibles modifications aux questions pour mesurer l’écart dans les réponses.

La contre-expertise : Le chercheur propose à l’interrogé une hypothèse de représentation de la réalité qui diffère de la sienne, et l’engage à la discussion.

 

2 - Traquer le tacite

La transformation de la connaissance se prêtent difficilement à la mesure. Il faut donc choisir une méthode proche du terrain organisationnel, empirique et la plus inductive possible.

L’ensemble des travaux existants sur la connaissance sont des cas issues de la sociologie, de la psychologie ou de la philosophie. Introduite par Nonaka en 1987, l’idée d’une dynamique entre les différentes bases de connaissances n’a pas donné lieu à beaucoup de recherches empiriques. Une littérature abondante s’est développée, mi-80, mais elle n’aborde pas la dynamique des transitions de la connaissance entre l’explicite et le tacite.

Tandis que la mise en évidence de la connaissance explicite ne pose pas de problèmes majeurs, la traque de la connaissance tacite s’avère plus problématique. Il faut croiser des données multiples (archives, mémos, entretiens, observations) et engager les acteurs dans une pratique réflexive. Dans cette situation de restitution, il devient observateur de lui même. Ce processus lui permet d’attribuer du sens à sa propre pratique. Des allers retours fréquents invitent les acteurs à revenir et à discuter sur leur déclaration.

L’audit de la connaissance organisationnelle se fait par des questions simples et directes pour analyser les modes de connaissance de l’acteur. Après la mise en confiance l’audité raconte une ou plusieurs anecdotes concernant ses expériences (rôles, environnement) qui lui ont permis d’utiliser une connaissance qui lui était spécifique. Cet entretien est suivi d’une discussion d’analyse approfondie des données secondaires à l’anecdote afin de pouvoir en estimer la véracité et de revenir, le cas échéant, pour des précisions. Un second entretien ouvert, si nécessaire, a lieu, où le chercheur expose ce qu’il croit avoir découvert ou compris. L’expérience montre que l’observation directe est adaptée à cerner la mobilisation des connaissances collectives car bon nombre d’entre elles sont procédurales.

L’analyse qualitative de données passe par 3 étapes : réduire (sélection, simplification, transformation), mettre en forme (assemblage organisation), interpréter (conclusion). La fiabilité d’e l’interprétation repose sur un processus de mise à jour de relations, de connections, d’interdépendances. Il s’agit d’identifier des modes de connaissance privilégiés par rapport aux autres à différents moments de la situation ambiguë et de saisir leur dynamique. L’exercice fut de ne pas formuler de théories prématurement dès les premiers cas.

P. Baumart retient trois périmètres pour faciliter son observation sur le terrain :

A chaque événement, une analyse de la nature des connaissances mobilisées par les acteurs et du périmètres dans lequel elles sont utilisées. Le recensement des comportements est également réalisé pour définir les éventuelles relations entre une forme de connaissance, la caractéristique de l’environnement et les comportements adoptés par les acteurs à ce moment là. La troisième analyse permet de cerner dans quels cas la connaissance est utilisée dans les entreprises. Il s’agit ensuite d’articuler toutes les observations autour de l’événement.

L'ensemble des petites observations (séquences) où les connaissances sont mobilisées seront intégrées dans une matrice (connaissance collective ou individuelle ; connaissance explicite ou tacite) selon la connaissance qu'elle implique le plus fortement. Cette matrice permet de figurer la dynamique de la connaissance en un mouvement global montrant comment l'entreprise chemine d'une forme de connaissance à une autre. Les résultats seront présentés sous deux formes : un rapport présentant l'étude de cas (description, évolution, données) ; une analyse au cas par cas puis croisées (séquentielle et non séquentielle).

P. Baumart, décide d’adopter la méthode des cas pour étudier quatre d'organisations différentes, en tailles, en raisons sociales et objets qui font face à des situations déconcertantes. La recherche sera menée dans trois pays différents.

 

CHAPITRE 5 –INDIGO, LA NAVIGATION DANS LE TACITE

Composée d’une équipe jeune de douze personnes, la société Indigo apporte à ses lecteurs une information rare, sur une réalité cachée, méconnue ou secrète. Elle publie des lettres confidentielles sur les cinq continents deux fois par mois. Certains lecteurs assidus y voient des services secrets tirant les ficelles, des organisations secrètes. L’ambiguïté est le "pain quotidien" de la société Indigo. Son activité est de donner du sens à l’environnement. Il s’agit d'une organisation à forte intensité de connaissances, commercialisant sa matière grise, sa faculté de compréhension et d’expertise jusqu’au jour où les évènements dépassent son entendement, et doit affronter un environnement complexe et souvent déroutant.

Le métier d’Indigo est de naviguer par tâtonnements en avant et en arrière dans la connaissance, de lire l’implicite, et de préparer le terrain pour dévoiler les non-dits. "On manœuvre dans le flou, et lorsqu’on tient quelque chose, on ne le lâche plus, on s’y accroche, jusqu’à ce que ça donne du sens" . Il a l'habitude de ne pas trop écrire pour ne pas figer les choses. "Quand on écrit, notre attention se focalise sur ce qu’on a écrit, et on tend à se débarrasser de ce qu’on a pas écrit". L'abrégé sur le papier qui devient le ‘vrai’, et le reste est oublié. Sa démarche est de ne pas s’arrêter à des hypothèses trop figées et de continuer les processus de mobilisation de sa connaissance. L'articulation s'effectue dans sa mémoire.

L'affaire des Seychelles : L'un des dirigeant d'Indigo voit, dans un journal local, une photographie du Ministre des Affaires Etrangères Seychellois arborant la distinction d’ambassadeur de L’Ordre de Malte. Cette incongruité attire son attention. Il apprend que cet ambassadeur est un homme d’affaire très important aux Seychelles qui assure la sécurité personnelle du chef d’état (écoutes des opposants au régime). Il découvre que la distinction de L’Ordre de Malte est un faux. Plus il avance dans ses investigations, moins il comprend. Les opposants Seychellois organisent une campagne contre l’homme d’affaire en question. Leur chef est assassiné et les pièces du puzzle se mettent en place. Aussi, il décide de publier ce qu’il sait, l’affaire aurait pu en rester là mais l'homme d'affaire, porte en justice l'affaire ce qui déstabilise Indigo. La situation est alors appréhendée collectivement et tous les efforts de l’organisation tendent à défaire les étapes du processus pour répondre aux exigences de l’accusation qui lui est portée (le tacite doit devenir une combinaison explicite). Le procès est perdu malgré la véracité des conjonctions évoquées. On découvrit plus tard que le Ministre était le gérant du paradis fiscal Seychellois, L’ambassade de "L’Ordre de Malte" ferma ses portes. C’est toute une réalité qui se dévoilait.

P. Baumart observe que la connaissance tacite permet une plus grande malléabilité vis à vis d’une réalité fluctuante. Les dirigeants d'Indigo refuse de figer et d'articuler leur connaissances. Il distingue trois phases dans l’articulation des connaissances tacites : les impressions et intuitions (apprentissage implicite) ; la confrontation des impressions avec des observations (socialisation) ; puis l'explicitation.

 

CHAPITRE 6 – QANTAS OU LA SAGESSE COLLECTIVE

En 1986, L’industrie aérienne mondiale connaît un dilemme de surcapacité lié à un excès d’offre face à une croissance lente de la demande, situation qui conduit les transporteurs vers une concurrence acharnée. Pour bien des compagnies, des crises sociales émergent paralysant les aéroports, bloquant les passagers. Chaque compagnie aérienne a des activités de lobbying pour protéger ses routes, sous la haute surveillance des gouvernements.

Pour disposer d'un réel avantage concurrentiel, il faut pouvoir gérer mieux que ses pairs la complexité des trajets avec escales empruntés par les hommes d’affaires pressés. On se querelle donc les routes, les temps d’escales, les installations de maintenance. La carte du ciel devient l’objet de tractations, de régulations, et d’accords complexes. Les jeux d’alliances se multiplient et rendent opaque l’environnement. Ces nouveaux accords de partage (équipages, restauration, avions, réseaux) perturbent le personnel qui ne perçoit plus la logique qui lie les processus et la stratégie de l’organisation.

Au sein de la compagnie, il existe différentes cultures internes (opérations, financiers, marketing). Chaque communauté d’individus à son langage et ses réalités construites dans l’organisation. En 1993, Quantas Airways (17000 personnes) fusionne avec Australian Airlines (9000 salariés). Ce rachat provoque une crise d’identité pour les employés de cette compagnie redistribués dans une nouvelle hiérarchie. La compagnie affiche de mauvais résultats et doit faire appel à des capitaux extérieurs. C'est finalement British Airways qui sera choisie.

Un rapport d'efficacité de fonctionnement recommande de fortes réduction de coûts. Il faut prendre de graves décisions, sous la pression de l'urgence, avec une nouvelle structure décisionnelle, des disputes éclatent sur la définition des rôles de chacun, la circulation de la connaissance est perturbée. P. Baumart observe un comportement de renforcement des communautés de pratique pour répondre à la volonté de la direction de vouloir augmenter l’information disponible pour chacun. Les individus réactivent des réseaux personnels et préfèrent une circulation moins figée et moins explicite de la connaissance.

L’ambiguïté chez Qantas est due à une faute d’hybridation entre des éléments organisationnels appartenant à des modes de connaissance différents : Les communautés de pratique (opérations, finances, marketing); la réminiscence de communautés organisationnelles (équipes mélangées). La circulation de la connaissance adopte au cœur de la nouvelle structure, des parcours respectivement réminiscents des deux organisations. C’est ainsi qu’apparaissent diverses formes de "management clandestins" et des répertoires de la connaissance quasiment invisible pour la direction.

 

CHAPITRE 7 – INDOSUEZ ET L'INSAISISSABLE SAVOIR-FAIRE

En 1990, La banque Indosuez tente de se développer dans la finance internationale. Elle recrute une nouvelle équipe d’experts américains chez un concurrent New-yorkais et crée une branche spécialisée de mise à disposition d'instruments financiers adapté aux besoins de la clientèle. Les termes de la transaction promettent à l'équipe autonomie, hauts revenus, et aucune barrière hiérarchique avec la présidence de la banque.

L'activité requiert créativité et innovation. Les canaux d'information y sont très informels. L'équipe observe continuellement le marché et les clients, toute information compte. Ce métier fait appel à une connaissance "positionnelle" (règles, rituels). Ce secteur d'activité qui présente des caractéristiques de mouvance et d'ambiguïté, démontre une bonne performance la première année. En 1992, la banque Indosuez connaît des difficultés dans l'immobilier qui affecte ses résultats. D'une organisation fondée sur la relation client-conseiller, elle passe à une organisation par produits pour répondre aux changements de l'environnement.

Un Directeur des Produits Dérivés est nommé à Paris, la pression sur le mode de circulation des connaissances du petit groupe devient plus forte. On leur demande d'articuler leur connaissance au sein de la connaissance de la société. Cela nécessite le passage d'une socialisation en circuit fermé à une socialisation plus large. La séparation géographique n'arrange rien. La crainte majeure de l'équipe est de voir l'activité s’institutionnaliser (règles, procédures). Les conflits sont fréquents et pourraient aboutir à la dissolution de l’équipe. Il s'en suit une crise grave et des démissions.

Un dirigeant gère le conflit et propose de passer d'un mode de gestion explicite à un mode tacite de gestion de la connaissance. Ce processus "oblique" est mis en place en dessous de la surface organisationnelle pour réaliser l'articulation tant attendue. Ce n'est pas une organisation parallèle qui est crée, mais c'est une façon de compléter l'organisation initiale, tout en laissant intacte son fonctionnement, ses structures et son identité. L'organisation se sort avec succès de la situation.

L’auteur note que la connaissance tacite de l'équipe (connaissance singulière) ne s'articule pas pour s'intégrer dans le mode de connaissance explicite d'Indosuez. Son isolement n'est pas favorable à la création de ponts entre les deux modes de connaissance et renforce cet espace "fermé" de socialisation (non transférable). Les connaissances d'Indosuez ne sont pas intériorisée par le petit groupe d'experts à la connaissance difficilement indivisible.

Deux modes de circulation des connaissances cohabitent : une socialisation dans l'équipe et combinaison chez Indosuez. Dans Le cadre des acquisitions-fusions, P. Baumart précise que la connaissance tacite peut constituer un obstacle lorsqu'il s'agit de transférer des connaissances peu imitables, et difficiles à articuler. Il souligne que des individus dotés de styles cognitifs différents ont des tolérances très différentes vis à vis de l'ambiguïté.

 

CHAPITRE 8 – PECHINEY DANS UN MONDE TROP EXPLICITE

P. Baumart aborde ce cas avec une méthode différente : il compare les archives, les témoignages, les rapports et les articles de presse de l'époque.

Fin 1945, alors que son marché était intérieur, Pechiney doit faire face à la globalisation des ressources et des débouchés de sa filière. l'entreprise se sert du débouché colonial pour étendre ses initiatives au marché mondial. D'importants gisements de bauxite sont découverts à proximité d'un fleuve sur lequel il faudra envisager la construction d'un barrage. Les relations entre la France et la Guinée sont alors stables. La concurrence belge et anglaise est agressive au niveau local. Dans la chasse aux ressources, des voyages d'études sont organisés : des notes, compte-rendu, cartes, photographies sont réalisées par des équipes d'ingénieurs (connaissance pionnière et narrative). Certains rédigent des rapports détaillés (conversations, attitudes) abondants quasi- ethnographiques. Dès 1947, Pechiney crée un service de documentation économique et financière, sur les sociétés françaises et étrangères, qui hiérarchise, classifie, et diffuse la connaissance. La difficulté est d'obtenir des informations (schémas, données), autres que techniques (faits, renseignements), auprès d'une population d'ingénieurs.

En 1958, la Guinée déclare brutalement son indépendance. C’est un changement unilatéral et irréversible de l’environnement politique et social. "On ne peut plus planifier une route et rien ne peut garantir son acceptation". Des luttes de pouvoir apparaissent au sein des autorités locales. Des assistants techniques venus des pays de l’Est pour soutenir le jeune gouvernement ne font qu’ajouter à la complexité et l’ambiguïté environnante. Les engagements financiers de Pechiney sont importants et la question est de savoir s’il faut continuer ou abandonner. La construction de l'usine avait été décidé sur une acceptation tacite du gouvernement basée sur la confiance.

Les tensions avec la main d’œuvre Guinéenne sont fréquentes, les employés de Pechiney font leur possible pour maintenir une atmosphère détendue. Il doivent désapprendre à planifier, à ordonnancer et se mettre au contact "avec une réalité cachée par ses mesures". Les gestionnaires (articulateurs) effectuent des déplacements fréquents de Paris tente de pénétrer la connaissance tacite et conjecturale et de comprendre les évènements. Ils concluent que la situation ne trouvera pas de solution dans une explicitation collective. Finalement, l'usine, réalisé en trois ans, ne sera pas nationalisée.

P. Baumart note que trop d'efforts ont été portés sur le savoir scientifique (cartes, plans, rapports) au détriment de la connaissance mouvante (mémos, observations) qui échappe à la mémoire formelle de l'organisation par ignorance délibérée, ou par manque d'attention. Elle retient une autre histoire : celle d'une combinaison successive de savoirs explicites (faits objectifs, rationalités), sans retenir la dynamique de ces savoirs (articulations tacites).

 

CHAPITRE 9 – POUR UNE GESTION DU MUTABLE

1 - Une connaissance rendue malléable

P. Baumart a observé trois phases dans l'ensemble des cas étudiés :

Il note les caractéristiques communes aux quatre cas :

L'auteur met en exergue deux constats forts :

L'ambigu fait l'objet d'un apprentissage : par tâtonnements, par la génération de solutions dans l'action. On retrouve ses traces dans des "scripts" appris par l'organisation. On apprend par adduction et aux éléments équivoques ou contradictoires, on attribue des articulations, tout en effectuant des désarticulations. De nouvelles articulations peuvent s'établir par la chance, l'imagination. La connaissance tacite ou explicite oscille entre convergences et divergences (multiplication des interprétations). Ce sont les articulations de la connaissance tacite (résolutions abstraites) et les combinaisons de l'explicite d'un même événement qui sont contradictoires.

 

2 - Les différentes formes de résolution de l'ambiguïté

La résolution collective : La collectivité s'adapte à la situation. La connaissance circule et se transforme au sein de petits groupes informels (dynamiques inconscientes).

La résolution clandestine : tentative d'intégration d'un "corps organique" dans un contexte institutionnalisé (cas Indosuez).

la résolution dialectique : C'est la superposition de deux agendas : la construction des puits, l'usine et barrage (connaissance explicite) et l'autodétermination de la Guinée d'autre part (circulation tacite). Il y a deux dialectiques spécifiques (cas Pechiney).

 

3 - Créer du flou pour prospérer dans du flou

Dans la résolution de l'ambiguïté, il y a un moment où trop de clarté devient un inconvénient (risque de figer). P. Baumart fait un parallèle entre la connaissance organisationnelle et le changement : Elle se modifie lorsque l’organisation change. Une interaction s'établit entre ce qui est su et ce qui est découvert ou élaboré (articulation, socialisation).

 

CHAPITRE 10 – LEVIER STRATÉGIQUE DE L'ORGANISATION

1 - Réflexion sur les organisations

Les dirigeants multiplient les actions pour améliorer l'information dans l'entreprise en créant des structures chargées de la collecter et de la diffuser. La connaissance est un élément moteur de l'avantage concurrentiel. Il n'existe pas, aujourd'hui, de discipline encadrant les savoirs et permettant aux organisations de mettre en œuvre une gestion stratégique de leur connaissance. Les savoirs de gestion n'englobe pas la totalité de la connaissance organisationnelle.

Dans les entreprises, les anciens acceptent un contrat moral, une relation de confiance avec leurs interlocuteurs. Ils sont déconcertés devant des relations qui ne peuvent s'exprimer qu'à travers l'explicitation. Pour eux le tacite est source de confiance et de reconnaissance de sa relation avec l'autre. Les jeunes arrivants préfèrent la relation formelle et contractuelle et privilégient la formalisation puis la combinaison des connaissances formelles Pour eux, le tacite est un signe d'incertitude. Ainsi, une grande partie des connaissances tacites échappe à la standardisation et à la généralisation. L'essentiel de la connaissance est partagée selon un code et donc susceptible d'être séparée des individus qui la détiennent. La connaissance tacite permet aux acteurs d'ajuster leur interprétation de la situation, et d'en tolérer les incertitudes. Elle leur permet aussi de déjouer les contraintes explicites s'opposant à leurs buts, de transgresser les règles de la socialisation.

Les grandes entreprises représentées sur tous les continents réalisent une codification élevée de leurs activités. Plus une information est homogène, plus sa circulation est facilitée. Pour objectiver la connaissance collective, l'organisation définie des normes et des procédures (reporting) sur lesquelles les acteurs seront jugés.

Les communautés de pratique sont prises dans une intendance de mesures effectuées au détriment de leur mémoire collective et des socialisations qui maintiennent son savoir collectif tacite. Ces communautés existent sous la condition d'une pratique partagée de façon continue, elles s'accommode mal de l'instabilité des organisations. Les communautés sont sujettes à la mortalité et au vieillissement. Si un acteur clef disparaît, l'ensemble des liens entre ses acteurs peut être perturbé. Elles ont deux caractéristiques : un engagement collectif et indivisible afin d'éviter les ruptures ; une coordination tacite, sans intervention du management. Ce sont des communautés d'apprentissage (exploration, transmission des savoirs, spécialisation). Mais le cycle d'apprentissage peut isoler les acteurs du reste de l'organisation en créant un phénomène d'identité fort autour de la pratique. P. Baumart souligne qu'il faut crée et préserver les communautés de pratique car elles sont une condition intrinsèque de la connaissance. "Elles savent plus qu'elles ne peuvent l'exprimer".

 

2 - Avantage concurrentiel et connaissance tacite

La connaissance tacite est une connaissance vivante et singulière, souvent inadaptable à d'autres lieux, d'autres conditions, d'autres contextes culturels et sociaux. C'est un avantage concurrentiel qu'au sein d'un contexte spécifique d'utilisation. La globalisation de l'activité des entreprises incite à l'économie des coûts de coordination, transaction, standardisation, et procédures. La connaissance tacite joue un rôle déterminant dans l'exploration de nouveaux marchés. Elle est aussi omniprésente dans les interrelations des organisations avec leurs partenaires.

 

3 - Le stratège et la gestion des connaissances tacites

La connaissance tacite fait l'objet de détournements concurrentiels, avec l'avènement de la numérisation de l'information, lorsqu’elle est codifiée, et facilement transportable. Cependant son transfert peut exiger un processus d'apprentissage (effort d'explicitation) pour acquérir ce savoir. Pour se protéger, les entreprises ont souvent recours à une culture du secret, ou une protection juridique. Elles entretiennent un flou dans les liens entre les actions observables et les résultats qu'elles obtiennent ce qui bloque le processus d'imitation des concurrents.

La connaissance tacite d'une communauté de pratique constitue une barrière avec une impossibilité de substitution, d'imitation, et un apprentissage coûteux. En refusant l'explicitation, les communautés de pratique peuvent conserver une distinction singulière dans un domaine réservé.

En matière de coopération, le partage des connaissances entre organisations est fondé sur la confiance. Le succès de l'alliance ne pourra être assuré que si les parties en présence peuvent bénéficier des mêmes conditions de socialisation des savoirs partagés (garantie de sécurité). Le seul risque sera de clarifier et d'expliciter cette connaissance tacite car elle se rendra imitable (facilitation du détournement).

Les organisations flexibles, décentralisées, encourageant la socialisation horizontale et verticale privilégient la formation de la connaissance tacite et son articulation au plus près des préoccupations stratégiques de l'organisation. Elle permet une redéfinition des carrières comme des processus d'accumulation et de valorisation des connaissances. Elle appelle le développement et la protection de communautés de pratique au sein des organisations. Elle nécessite une gestion stratégique (déploiement, préservation, renouvellement).

 

CONCLUSION

Pour gérer ces situations déconcertantes, les entreprises ont transité, rapidement, d'un mode de connaissance à un autre, avec l'aide d'un "articulateur" des connaissances. Cette transition suppose une configuration organisationnelle adaptée. Il paraît essentiel que les organisations apprennent à mouvoir leurs connaissances lorsqu'elles entrent en phase de changement. Tantôt la stratégie consiste à établir des articulations temporaires pour ne pas figer la connaissance. Tantôt elle consiste à stimuler une articulation pérenne. P. Baumart précise que toute articulation n'engendre pas systématiquement la constitution d'une connaissance explicite. En effet, elle peut rester tacite ou dans un état hybride.

Au terme de son analyse, P. Baumart invite les organisations à associer l'idée cognitive à l'idée de structure, à inclure la connaissance comme objet et sujet de leurs stratégies, de leur implantation et de leur contrôle. La compréhension et la gestion de la connaissance organisationnelle est une tâche complexe. Sa dimension inconsciente échappe aux outils et à l'observation car de nombreux processus cognitifs s'opèrent hors de la rationalité et de la logique. Les organisations réagissent de façons inégales face à l'ambiguïté. Pour P. Baumart l'ambiguïté réside dans la collision entre tacite et explicite que certaines entreprises gèrent en basculant d'un mode de connaissance à l'autre.

 

6 - COMMENTAIRES

P. Baumart, dans son ouvrage, établit que la connaissance tacite est une ressource souvent trop négligée par les décideurs. En effet, la plupart des dirigeants d’entreprises ont une conception trop réductrice de ce qu’est le savoir et de ce que les entreprises doivent faire pour en tirer parti. Ils pensent que la seule connaissance utile recouvre les données quantifiables et voient l’entreprise comme une machine à "traiter l’information". L’auteur nous démontre que les décideurs exploitent la connaissance tacite, qu’au paroxysme de la situation, pour résoudre l’ambiguïté. Dès lors, ils captent les points de vue, les intuitions et les idéaux tacites des salariés.

La connaissance est bien trop souvent posée sous sa seule forme explicite. Cependant de fait, elle repose et s’intègre à partir de la connaissance tacite. Les individus ont souvent tendance à n’articuler qu’une fraction de la connaissance à laquelle ils se fient. Ceux qui ne reconnaissent pas l’importance de la connaissance tacite, essayent de limiter leur savoir à un ensemble restreint de propositions et s’enferment dans leurs schémas d’interprétation. A la suite d’un événement majeur (échec d’un produit, fusion…) nombre d’entreprises reprennent leur marche branlante, sans avoir tiré les leçons du passé. Elles reproduisent leurs erreurs, mais pas leurs décisions judicieuses. Les habitudes de pensée de l’entreprise ne font pas l’objet d’une discussion et, de ce fait elles restent bien en place, menaçant à tout moment de provoquer de nouvelles mésaventures.

L’auteur insiste sur la forte valeur potentielle de la connaissance tacite. Dans une société ou la seule certitude est l’incertitude, l’unique source d’avantage concurrentiel durable pour une entreprise est le savoir. Il s’agit pour ces organisations de leur capacité à faire face à des situations inconnues que la connaissance souvent limitée à sa forme explicite ou la logique seule ne peuvent résoudre. L’auteur appuie son analyse sur les formes multiples que revêt la connaissance et décrit la diversité de ses rôles dans les organisations. Au travers des cas exposés, il nous permet de constater que la connaissance se transforme et est transformée par les conditions organisationnelles.

P. Baumart, évoque dans le chapitre 4, les limites auxquelles le chercheur est confronté lorsqu’il s’agit d’explorer le non-exprimé. A ce titre, nous pouvons discuter le bien fondé de ses observations dans son approche interprétative car les acteurs se mettent souvent sur la défensive lorsqu’on les interroge sur leur rôle dans les problèmes de l’organisation. Ce raisonnement les empêche d’examiner de façon critique leur part de responsabilité. Ils reportent souvent "la faute" sur quelqu’un d’autre. L’auteur adopte un dispositif expérimental invitant les acteurs à revenir sur leurs déclarations et à discuter celles d’autrui sans en connaître la provenance. Cette méthode efficace pour un acteur individuel, nous paraît faible pour cerner la mobilisation d’une connaissance tacite et collective.

 

7 - CONCLUSION

L’ouvrage nous fait découvrir la richesse de la dimension tacite de la connaissance, ses formes délibérées, astucieuses, ancrées dans la pratique. P. Baumart nous montre comment face à des situations complexes, toutes les formes de la connaissance, consciente et inconscientes, tacites et explicite, collectives et individuelles, sont nécessaires à l’organisation pour résoudre la situation déconcertante. Au travers des quatre organisations étudiées, nous avons pu constater leurs attitudes inégales face à l’ambiguïté. En effet les unes s’épanouissent dans l’intangible, tandis que les autres ont des difficultés à enclencher des processus qui leur permettront de changer de "mode de connaître".

Cependant le modèle sur la connaissance organisationnelle, représenté par l'auteur, peut échapper aux notions normatives de la rationalité et de la logique (outils, catégories observables) car les processus cognitifs sont étudiés en dehors du champ de la conscience. En essayant de découvrir la connaissance organisationnelle, nous pouvons constater ses complexités, conscientes et inconscientes.

 

8 - RÉFÉRENCES

 

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