LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

 

Françoise Cabané
DEA 124 - Contrôle, Audit et Comptabilité
Février 2001

Séminaire : "Philosophie et management"
Yvon PESQUEUX

 

Jean- Paul SARTRE

ESQUISSE D’UNE THEORIE DES EMOTIONS

(Hermann, Paris, 1938)

 

SOMMAIRE

 

L’AUTEUR

Sartre est né à Göttingen en 1905 puis s’installe à Paris en 1906 dans la maison de ses grands-parents, avec sa mère à la mort de son père. Il a été tout d’abord éduqué jusqu’à l’âge de dix ans par son grand-père, qui a eu une grande influence sur Jean-Paul Sartre.
Il a eu un cursus académique en France et en Allemagne : au lycée Henri IV puis à l’Ecole Normale Supérieure de 1924 à 1928 et enfin dans les universités de Berlin et de Fribourg de 1933 à 1935.
Il enseigna en tant que professeur dans les lycées jusqu’au début de la seconde guerre mondiale .
Après avoir été fait prisonnier , il entra dans la résistance et continua à écrire et à enseigner.
Après la guerre , il cessa l’enseignement et entra dans l’action politique ; il contribua à la création du journal Les Temps Modernes.

Il refusa en 1964 le prix Nobel de Littérature.
Il écrit un grand nombre d’ouvrages, romans et œuvres philosophiques.

Sur le plan philosophique, il écrivit notamment :
- La transcendance de l’égo : 1936-1937
- Imagination : 1936
- Les émotions : esquisse d’une théorie : 1939
- L’être et le néant : 1943
 - L’existentialisme en tant qu’humanisme :1946
- Essais littéraires et philosophiques : 1949
- Recherche d’une méthode :1957

 

LES POSTULATS

 

LES HYPOTHÈSES

Il s’agit ici d’un essai exposé qui vise à définir l’émotion en la traitant comme une illustration de la réalité humaine. Sur la base de ce constat, il ne présente pas d’hypothèses stricto sensu.

On peut cependant considérer que son exposé concernant l’émotion vise à confirmer deux affirmations que l’auteur émet dès le début de l’ouvrage :
- l’émotion est une forme organisée de l’existence humaine, qui émane de la conscience.
- en étudiant l’émotion comme partie de la réalité humaine, on retrouve le tout de la réalité humaine.

 

LA DÉMONSTRATION SUIVIE

L’ouvrage n’a pas la prétention de présenter un cadre théorique achevé : il s’agit d’une expérience de psychologie phénoménologique, d’une illustration privilégiée, visant à resituer l’unité et la cohérence des comportements humains.
L’auteur se place ainsi volontairement dans une démarche exploratoire.

Ses analyses relèvent de l’individualisme méthodologique même s’il aborde timidement la dimension sociale à la fin de son exposé en évoquant la perception d’autrui.

L’essai présente ici une structure assez monolithique et focalise sur l’analyse phénoménologique de l’émotion.

Sartre attache cependant un grand soin à introduire et à positionner sa démarche de recherche par rapport à celle des courants psychologiques traditionnels. C’est à partir de la critique épistémologique de ces courants, qu’il justifie et qu’il présente dans la partie introductive de l’ouvrage sa propre démarche épistémologique. Il précise ensuite sa posture épistémologique, qu’il emprunte aux théories phénoménologiques et situe la portée de ses réflexions dans ses objectifs de recherche : initier un courant de psychologie phénoménologique.

Il est ici intéressant de rappeler que cet essai constituait la partie liminaire d’un ouvrage philosophique que Sartre envisageait d’écrire "La Psyché".

Puis avant d’aborder le vif du sujet, l’auteur présente ses concepts et postulats théoriques (essentiellement phénoménologiques et existentialistes) de façon très pédagogique : il situe ainsi son sujet, l’émotion, par rapport aux théories psychologiques classiques et au courant qui en a le plus traité, à savoir la psychanalyse. Sans réfuter totalement les fondements de ce courant, il en souligne les contradictions dans l’analyse des rapports entre manifestation physiologique et psychologique, entre émotion et conscience pour mieux expliciter son approche.

Il développe ensuite son analyse de l’émotion en insistant sur le rôle joué par la conscience et en la resituant par rapport à la réalité humaine dans son ensemble et son rapport avec le monde. Tout au long de son exposé, Sartre adopte un raisonnement par proposition-commentaire.

Sa conclusion, très brève, vise à rappeler la portée des réflexions qu’il nous livre et à souligner les hypothèses que l’exposé a permis de valider. Il termine en montrant les limites de son esquisse théorique.

 

LES PRINCIPALES CONCLUSIONS

Compte tenu des qualités pédagogiques de cet exposé, il est assez aisé d’en dégager les principales conclusions.

Sartre pose lui- même les limites de son analyse :
- l’étude porte sur l’émotion dans sa globalité sans distinguer les formes que peut prendre l’émotion : colère, tristesse,  joie. Ces formes sont seulement mentionnées pour illustrer le propos sans être complètement analysées.
- l’auteur souligne le caractère exploratoire de son étude de l’émotion et l’absence d’hypothèses relatives à la description de l’affectivité.

L’auteur procède à son analyse en se démarquant des théories de la psychologie traditionnelle, qui , au mieux, introduisent l’influence du psychique sur l’apparition des émotions mais sans en cerner l’essence, et de l’approche psychanalytique qui analyse l’origine du processus émotionnel comme se situant dans l’inconscient, en dehors de la conscience.
L’ouvrage s’attache ainsi à montrer qu’un fait psychique comme l’émotion n’est pas une manifestation de désordre psychique mais a une signification propre. L’émotion renvoie ainsi à la cohérence d’ensemble de la réalité humaine et à ses rapports avec le monde.
L’émotion est un produit de la conscience face à la difficulté qu’elle perçoit du monde : elle transforme, grâce aux lois de la magie, la perception qu’a la conscience du monde et de sa place dans le monde.

L’auteur indique en conclusion que les théories de la psychologie phénoménologique doivent se fonder sur l’approche phénoménologique mais doivent avoir recours à des analyses empiriques pour éclairer la raison de l’emploi de manifestations émotionnelles spécifiques par la conscience. Il souligne ici la régressivité de la démarche psychologique par opposition à la progressivité de l’approche phénoménologique.

 

RÉSUMÉ


Introduction

A la fin des années 30, Jean-Paul Sartre a voulu mettre à jour ses idées à partir des outils et des concepts philosophiques qu’il avait expérimenté et élaboré au cours de ses recherches philosophiques personnelles influencées par les travaux de Husserl.

Il débute ainsi son exposé en positionnant, grâce à une critique épistémologique de la psychologie traditionnelle, sa démarche par rapport à la démarche traditionnelle et par rapport à l’épistémologie phénoménologique.

Les insuffisances de la psychologie traditionnelle : un cadre de recherche trop réduit, une insuffisante implication du chercheur dans l’interprétation des faits

-
La psychologie contemporaine se réclame, selon l’auteur, avant tout d’une approche empirique, basée sur les faits même si les psychologues reconnaissent interpréter les faits sur la base des expériences livrées par la perception spatio-temporelle des corps organisées et à partir de la connaissance intuitive d’eux-même.
Sartre reproche à ces psychologues leur attitude résolument positiviste qui les conduit à ne pas poser d’hypothèses sur la nature humaine ni de postulat sur la cohérence d’ensemble des comportements humains, pas même sur la base d’une introspection d’eux-même : en privilégiant le particulier au général ( "l’accident à l’essentiel, le contingent au nécessaire, le désordre à l’ordre"), ils ne font qu’ accumuler des expériences disparates qui leur interdit d’approcher l’idée même de comprendre et d’appréhender la nature humaine et le monde dans sa globalité. Il leur reproche ainsi de rester en dehors de l’objet enquêté alors que celui-ci relève de la réalité humaine dont ils font partie. Pour lui, la démarche de la psychologie doit être forcément subjective puisqu’elle traite de la réalité humaine.

L’auteur remet ainsi en cause, le bien-fondé de la méthode de recherche, de la psychologie traditionnelle.

- Puis il focalise son analyse critique sur le thème qui l’intéresse, l’émotion : les psychologues étudient l’émotion en l’isolant des autres manifestations d’ordre psychique sans s’interroger sur son essence.
Il leur reproche ainsi d’analyser de façon fermée l’émotion, sans la raccorder aux "structures générales et essentielles de la nature humaine", et à en rechercher les lois seulement dans les processus même de l’émotion.
Il égratigne au passage le positivisme qu’ils affichent en mettant en évidence les présupposés implicites de leur démarche (définition implicite de ce qu’est un fait d’émotion) et le manque de représentativité de leur échantillon d’expérimentation, qui se composent de sujets présentant des pathologies particulières.

De l’intérêt de la démarche phénoménologique dans l’analyse des faits psychiques

- A partir de ces critiques, Sartre positionne ses travaux dans la lignée des phénoménologues, tout particulièrement Husserl et Heidegger : tout en reconnaissant l’importance de l’expérience qui est à la base de l’intuition eidétique, le chercheur en psychologie doit selon lui privilégier l’essence sur les faits, qui seule peut permettre de qualifier et d’identifier les faits d’émotion. Partant de l’idée que les faits psychiques sont des réactions de l’homme contre le monde, il doit donc, en sens inverse de la démarche traditionnelle, s’intéresser à la conscience, "source de l’homme, du monde et du psychique" avant de débuter en psychologie.
En adoptant cette démarche, le chercheur interrogera la conscience humaine sur l ‘émotion qui , à son tour, permettra de retrouver le tout de la réalité humaine, et au-delà le monde.

L’auteur insiste, en suivant Heidegger, sur "la proximité absolue de l’enquêteur et de l’objet enquêté" dans les recherches sur l’homme : prenant le contre-pied de l’approche positiviste traditionnelle, il en montre l’inévitabilité (la complexité du monde doit être interprétée), la richesse (la conscience est vécue par l’individu, elle existe au travers de l’individu, il existe un lien privilégié entre l’homme, le conscience et le monde). Il nie ainsi tout déterminisme en adoptant une démarche existentialiste : la réalité humaine, parce qu’elle s’auto-détermine et s’apparaît, a sa propre compréhension.
Il insiste sur l’analyse du lien biunivoque entre le tout et la partie (après le lien entre l’émotion et la réalité humaine) qui lui permet de réconcilier l’enquêteur avec l’objet enquêté : l’homme par sa compréhension de sa réalité d’homme peut "mener à bien une analyse de la réalité humaine" en allant au-delà de la simple interrogation des faits par introspection.
Le chercheur interrogera alors la conscience sur l’émotion.

L’auteur introduit ainsi le fil conducteur de son ébauche de théorie de l’émotion.
Il en démontre la supériorité par rapport aux approches traditionnelles en indiquant que la démarche phénoménologique s’intéresse à la signification de la conscience émue et de l’émotion, qui, parce qu’elle est une forme organisée de l’existence humaine, permettra une compréhension de la réalité humaine dans sa globalité.

Sartre termine sa partie en précisant les limites de son analyse : il souhaite vérifier que l’émotion est bien un phénomène signifiant et voir si la psychologie traditionnelle ne pourrait pas s’enrichir de la démarche de la phénoménologie.

 

Esquisse d’une théorie des émotions

Chapitre 1 : une critique des théories classiques

L’auteur procède, au-delà des insuffisances épistémologiques relevées en introduction, à une critique de l’analyse de l’émotion par les théories de la psychologie classique.

Il reproche, tout particulièrement à la théorie périphérique des émotions, de réduire l’émotion à ses manifestations physiologiques et d’ignorer l’émotion en tant qu’état de la conscience.
Les phénomènes psychologiques (ou l’état de conscience) de l’émotion ne sont pas la simple conscience des manifestations physiologiques de l’émotion :ils s’en distinguent par leur niveau de signification (qui traduit l’ordre et non le chaos) et par le degré d’intensité de leurs manifestations (qui dépasse les troubles du corps).
Sartre explique la spécificité de l’émotion en tant qu’état de conscience de par le lien structuré qu’elle a avec le monde.

Les quelques tentatives théoriques d’introduction de l’influence du psychique dans l’émotion restent pour lui insuffisantes :
- la théorie de la sensibilité cérébrale qui associe l’émotion à un trouble cortical, concept défini en des termes trop vagues, rend insuffisamment compte du caractère organisé de l’émotion. De plus, elle naturalise le corps ému et nie que l’émotion est conscience.
- la théorie de la conduite-émotion de Janet ou de Wallon réintègre le psychique dans l’émotion mais appréhende l’émotion comme une réaction diffuse et désorganisée ou de moindre adaptation non initiée par la conscience.
- la théorie de l’émotion- forme développée par Dembo et les psychologues de la forme font encore un pas en avant en révélant, à partir d’expériences en laboratoire, que les manifestations émotionnelles comme la colère résultent de notre volonté de rompre avec les tensions provoquées par la confrontation avec un problème difficile qui apparaît sans solution, en nous plaçant dans un état d’infériorité, affaiblissant ainsi les frontières entre le réel et l’irréel.
Leurs analyses, surtout les plus récentes de Paul Guillaume, sont très éclairantes et renvoient à l’idée d’une intervention des "couches profondes du moi" ; elles débouchent implicitement sur l’idée de conscience: mais, pour l’auteur, la démarche d’analyse doit être plus structurée : la conscience est le début de tout et on doit tout d’abord commencer par en définir le concept pour comprendre le processus de transformation vers un état d’infériorité.

 

Chapitre 2 : analyse critique de l’approche psychanalytique

Sartre, dans sa volonté de comprendre la finalité de l’émotion sur la base d’une intuition empirique, écarte d’emblée l’élaboration d’un cadre théorique à partir de la psychologie psychanalytique qui a été la première à mettre l’accent sur la signification des faits psychiques : il évoque l’inintelligibilité de la théorie de la psychanalyse.

L’auteur situe l’incohérence de cette théorie à deux niveaux :
- la théorie psychanalytique considère la conscience comme un simple véhicule de la signification de l’émotion : elle n’est pas consciente de la signification de l’émotion qui résulte de tendances inconscientes. Pour Sartre au contraire, la conscience ne peut se situer en dehors du phénomène de signification, sauf à lui attribuer un rôle secondaire et passif, ce qui est contraire au principe du cogito cartésien.
- elle fournit une représentation ambiguë de la consciente car, tout en la rendant extérieure à la compréhension de l’émotion, elle ne situe pas la conscience complètement en dehors de la signification de l’émotion puisque la symbolisation des tendances inconscientes par l’émotion est "constitutive du fait de conscience".

Compte tenu de sa posture existentialiste, l’auteur s’affranchit donc des principes théoriques de la psychanalyse pour rechercher "la signification de l’émotion dans la conscience elle-même".
Il ne rejète néanmoins pas les résultats de la psychanalyse quand ils sont basés sur la compréhension.

 

Chapitre 3 : Esquisse d’une théorie des émotions

L’émotion en tant que fait de conscience ne doit pas être analysée comme un état de la conscience : la conscience de l’émotion n’est pas seulement la conscience de son état.

La place de l’homme dans le monde

La conscience émotionnelle est d’abord la conscience du monde. La signification des émotions vient du monde et non de l’homme. Les émotions sont donc soumises à des contraintes extérieures à l’homme.

Les objets qui entourent l’homme et que celui-ci saisit au cours de ses actions , prennent une coloration particulière et deviennent "émouvants". Ainsi la transformation du monde est un processus qui reste dans le monde (elle est irréfléchie et non réflexive) : la façon dont l’homme perçoit le monde ne le renvoie pas à lui-même mais transforme le monde.

Le processus de signification émotionnelle

L’action (et ici l’auteur reprend l’analogie de l’écriture) est une conduite irréfléchie, spontanée émanant de la place de l’homme dans le monde (être-dans-le-monde) : l’homme a néanmoins conscience de cet acte par la conscience qu’il a du monde. C’est cette conscience du monde qui fait apparaître à l’homme les moyens (ou chemins) de parvenir au but à réaliser. Ces moyens sont comme les mots porteurs de potentialités et d’exigences qui échappent au pouvoir de l’homme et sont déterminées par le monde.

Lorsqu’apparaissent des difficultés qui empêchent de trouver une solution aux problèmes, l’homme, pour pouvoir poursuivre son action, essaie de changer le rapport des choses à leurs potentialités en transformant le monde qui régit ce rapport. Il change alors de conduite : le monde est alors saisi autrement, et ce de façon irréfléchie.
L’homme parvient à transformer les objets ou à en créer des nouveaux, en transformant le monde rationnel en un monde magique.

C’est ici que l’émotion joue un rôle important. Pour parvenir à la transformation du monde, l’homme adopte une nouvelle conduite, émotive : elle a pour particularité de ne pas modifier la structure réelle des objets dans le monde mais de créer un monde d’émotion qui confère une qualité différente aux objets.
L’émotion joue deux rôles : elle constitue un moyen de voir le monde mais également un moyen de fuir le monde "rationnel" : il s’agit "d’une conduite d’évasion" que l’auteur illustre en citant certaines formes d’émotions (l’évanouissement, la fuite dans la peur active, la tristesse passive).

La multiplicité des conduites émotionnelles

Suivant les formes prises par l'émotion, la transformation revêt des formes différentes : l’anéantissement des objets (et parfois de la conscience) pour la peur, l’uniformisation de la structure du monde pour la tristesse passive. Le moteur de l’évasion est l’impossibilité de confronter un objet dans le premier cas ou d’adapter les moyens face à la disparition d’une des conditions de l’action dans le second.
Les formes d’émotion positives sont également mentionnées : la joie-émotion, qu’il distingue de la joie-sentiment (état de conscience équilibré), est "une conduite magique qui tend à réaliser par incantation la possession de l’objet désiré comme totalité instantanée".
L’auteur conclut que même si le processus est de même nature, il est impossible, face à la multiplicité des formes émotionnelles, de faire une analyse globale de la conduite émotionnelle, de sa signification et de sa finalité. Il y a une infinie variété de consciences émotionnelles.

La nature de l’émotion

Sartre distingue, contrairement à la théorie cartésienne de Descartes, les émotions fausses des émotions véritables mais la frontière entre les deux n’est pas aussi tranchée que cela pourrait paraître de prime abord :
- l’homme initie des conduites émotionnelles dans les deux cas (au contraire des émotions joués par les acteurs qui "miment une conduite") mais dans le cas des émotions fausses, l’intentionnalité magique porte sur l’attribution de qualités fausses à des objets vrais : il s’agit ici d’une faiblesse de la conscience qui s’oblige à se conformer à la qualité de l’objet qui ne correspond pas à la qualité réelle de l’objet pour l’individu.
Cette qualité voulue disparaîtra avec l’intentionnalité magique de la conscience.

- dans le cas d’une émotion véritable, l’émotion envahit l’individu (l’auteur parle d’envoûtement, de débordement) et celui -ci croît à la réalité des qualités de l’objet ému.

Cette croyance en la réalité des qualités de l’objet est représentée par l’apparition de phénomènes physiologique qui font donc partie intégrante du processus émotionnel, contrairement aux théories périphériques de l’émotion (thèse cartésienne) qui isolent les états du corps. Le corps est ainsi instrumentalisé.

En définitive, les émotions véritables, telles que les définit l’auteur, se distingue donc par la force de l’adhésion du sujet à ses propres émotions , c’est-à-dire au monde magique constitué par sa conscience : la vérité des émotions découle donc non pas d’une opération cognitive (la conscience n’a pas conscience de sa dégradation) mais d’une action ou d’une attitude affective .

Les émotions véritables contiennent toutefois un élément de fausseté et nous trompent en induisant une dégradation spontanée et vécue de la conscience en face du monde, qui entraîne un bouleversement du corps; la transformation du corps traduit la croyance de la conscience en un monde magique qu’elle vit directement. Cette croyance rend la conscience captive d’elle-même puisqu’elle n’existe que dans son rapport avec le monde.

La conscience entre alors dans un cercle vicieux : la conscience s’auto-alimente de l’émotion qu’elle projette sur les objets, celle-ci la débordant totalement, faisant apparaître ainsi un monde de l’émotion affectif et infini. L’émotion abolit les barrières et fait disparaître la perception de la notion spatio-temporelle des objets.
Ainsi, une altération minime des conduites de la conscience et du corps générée par un banal incident (qualifiée par l'auteur d’émotion fine) peut générer une transformation significative et générale du monde.
La libération de la conscience ne peut intervenir qu’avec la disparition totale de la situation émouvante ou, plus rarement, par une "réflexion purifiante"  qui reconnaît l’influence de l’émotion sur la qualité des objets ("je le trouve haïssable parce que je suis en colère").

Sartre conclut en donnant quelques pistes de recherche :
- il aborde l’émotion sociale ; il indique que les relations interindividuelles relèvent du monde magique au travers des perceptions d’autrui et des significations que nous lui transférons.
- il esquisse une typologie des émotions : l’horreur et l’admiration auxquelles sont associées des formes impures.

L’auteur termine en indiquant que l’émotion ne présente pas un caractère accidentel mais qu’elle est un élément essentiel de la vie psychique, en ce sens qu’elle permet à l’individu d’influencer dans le monde , en lui donnant la possibilité de s’adapter à des changements ou de le promouvoir en passant du monde réel des objets utiles fortement imbriqués ("ustensiles") au monde magique, plus facilement manipulables car constituée de grandes masses juxtaposées.
Cette transformation du monde peut avoir lieu au moment de l’appréhension du monde présent ou de façon rétrospective par la ré interprétation des situations vécues et agies.

 

Conclusion

L’auteur précise en conclusion la position relative des théories de la psychologie phénoménologique par rapport à la phénoménologie pure : la première part de l’idéal développé par la seconde (l’émotion est une réalisation d’essence de la réalité-humaine en tant qu’elle est affection) mais elle est régressive : à partir de l’intuition de départ, elle doit analyser pourquoi la réalité humaine se manifeste par les faits émotionnels observés : elle doit donc recourir à l’empirisme.

 

PORTEE DE L’OUVRAGE ET LIEN AVEC LES SCIENCES DE GESTION


Positionnement
de l’article

Comme Sartre le souligne lui-même, son analyse est exploratoire et demande à être complétée dans un second temps par des travaux empiriques destinés à analyser la manière dont la conscience génère les formes émotionnelles et à effectuer une typologie fine de ces formes. Pour Sartre, les formes émotionnelles sont contingentes et sont dépendantes de la particularité des situations.

Son analyse du processus émotionnel rompt avec la tradition philosophique occidentale en réconciliant la pensée et le corporel : les manifestations physiologiques font partie intégrante du processus émotionnel de la conscience.

Sartre, lorsqu’il affirme à la fin de son ouvrage que l’émotion n’est pas un accident mais est constitutive de notre " être-dans-le-monde", légitime implicitement l’intervention du sujet dans le monde et en cela est proche de la logique aristotélicienne, et de celle de Descartes.
En indiquant que la conduite émotionnelle n’est pas une conduite réflexive mais qu’elle s’inscrit dans le monde, Sartre concilie également l’homme et la naturalité.
Mais cependant pour lui, l’homme est la responsabilité de l’homme.

La définition que donne l’auteur du processus émotionnel (l’émotion révèle non pas un état du moi mais l’appréhension d’une qualité du monde) démontre que la théorie esquissée par Sartre est une théorie cognitive de l’émotion. Les émotions sont ainsi des proto-jugements qui nous révèlent un certain aspect du monde.
Cette analyse sera reprise par Solomon en 1976 (" The passions") et a influencé les travaux de Lyons ("Emotions",1980) et de Gordon ("The Structure of Emotions", 1987).


Critique


Lien avec les sciences de gestion


Sur la base de la posture épistémologique que Sartre adopte dans cet ouvrage, nous pouvons prolonger son analyse en affirmant que les sciences de gestion, en leur qualité de sciences humaines , ne peuvent être sous-tendues par une épistémologie positiviste : les approches théoriques doivent au contraire partir, comme c’est le cas de l’épistémologie constructiviste, de la conscience intuitive de "l’enquêteur", fondamentalement subjectif.

La pensée de Sartre prélude ainsi aux théories constructivistes qui se sont développées à partir des années soixante-dix et dont le précurseur est Piaget. Cette approche est particulièrement utilisée dans l’analyse de l’évolution socio-culturelle des organisations dans un contexte de changement et d’incertitude, avec le déclin de l’approche structuro-fonctionaliste (Max Weber : primauté du rationnel sur la magie).

Après une certaine éclipse, il semble en effet que les thèmes existentialistes et l’approche cognitive soient à nouveau d’actualité avec le déclin des influences religieuses et l’accroissement de l’incertitude et de la complexité dans le monde qui nous entoure.

La théorie cognitive des émotions esquissées par Sartre nous renvoient aux théories constructivistes de la signification ; le monde imaginaire de Sartre correspond à la réalité construite des constructivistes.
Les constructivistes ont aussi signalé l’importance de la signification dans l’action humaine, qui prend son essence dans le rapport avec l’environnement  (celui-ci s’apparentant au "monde"  de Sartre).

Les constructivistes, tout comme Sartre, adoptent une démarche individualiste qu’ils transposent ensuite au social en mettant l’accent sur les interactions individuelles.

Les typifications de Berger et Luckmann ressemblent fort aux projections sur autrui qu’évoque Sartre à la fin de son exposé.

On retrouve également chez les constructivistes et particulièrement chez Karl Weick, le mécanisme de réinterprétation rétrospective qu’évoque Sartre à la fin de son esquisse lorsqu’il analyse le contexte du passage du monde utilitaire des objets au monde imaginaire (interprétation du monde en position ou ré interprétation de situations vécues).

Sartre souligne, tout comme le font les constructivistes, l’importance accrue de la signification et de l’interprétation lorsque des difficultés apparaissent : au niveau des organisations, ces situations difficiles sont souvent assimilées à des périodes de changement ou d’incertitude. Le rôle de l’émotion prend alors toute son importance, l’individu intériorise les signaux de l’environnement en les simplifiant et en les interprétant et entre ainsi dans une boucle cognitive qui s’accélère et s’amplifie.

De nombreux praticiens comme Bob Gunn, au côté des théoriciens favorisant l’approche constructiviste soulignent l’importance de l’émotion comme moteur d’évolution des organisations et facteur de performance.

Mais Sartre ne développe pas la dimension collective de la signification et de l’évolution vers le futur : il n’aborde ainsi pas l’influence du social sur la signification par le contrôle de l’émotion, qui s’appuie, pour les constructivistes, sur la communication, le langage et les réseaux (organisations de type "anarchies organisées")

Enfin, la distinction qu’il fait entre l’homme qui crée un monde magique et qui a conscience d’être dans le monde et le monde des objets utiles qui n’existent que les uns par rapport aux autres nous ramène à la problématique des outils de gestion : si l’on interprète la pensée de Sartre à la lumière des sciences de gestion, les outils n’ont de valeur qu’à travers la projection émotionnelle des individus, ils ne sont que ce que les hommes en font.
Ainsi ce qui fait évoluer le monde (et les organisations), ce ne sont pas les outils ou les systèmes d’information, mais les hommes avec leur capacité de se projeter dans le futur. L’homme, ou l’organisation, prisonnier de ses outils, perd en pro-activité et en adaptabilité.

 

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