LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

 

Paul RICOEUR

"L’IDEOLOGIE ET L’UTOPIE"

La Couleur des Idées SEUIL

 

SOMMAIRE :

 

 

L’AUTEUR

Paul Ricoeur, né en 1913 perd sa mère six mois après sa naissance, et son père, au front en 1915 . Pupille de la Nation, il sera élevé avec sa sœur par ses grands Parents .Il prend très vite conscience de l’iniquité du traité de Versailles, et se laisse rapidement séduire par les sentiments pacifistes . Après les décès de ses grands parents, et surtout de sa sœur, 1935 sera une année lumineuse : reçu à l’agrégation, il se marie, et prend son premier poste à Colmar : il a 22 ans .

La guerre le surprend alors qu’il est en formation à Munich . Prisonnier de la campagne de France à 1945, il enseigne à ses codétenus, et continue de travailler : Jaspers, Husserl .

1948 il est professeur à Strasbourg
1956 il est nommé à La Sorbonne
1965 il choisit Nanterre, et est élu doyen en 1969. Suite à une agression, rejeté par la communauté universitaire devenue « gauchiste », il en démissionne en 1970

Il enseigne dès lors à Louvain, Montréal, Yale et enfin Chicago . Cette distance lui permet de mener à bien la conversation triangulaire, entamée entre la pensée réflexive française, la philosophie allemande et la philosophie analytique anglo-saxonne .

Frappé à nouveau par un drame familial, la perte de son fils, il continue de travailler avec acharnement, et reprend pied avec sérénité, dans la vie publique et intellectuelle française.

Parmi ses nombreux écrits : La Métaphore vive, Temps et Récits, Soi-même comme un autre, ouvrages publiés dans la collection «l’Ordre Philosophique» créée chez Seuil avec François Wahl en 1966 . Cette collection lui a permis de publier des représentants de la tradition analytique anglo-saxonne, comme des auteurs tels : Jean Granier, Michel Philibert, H.G. Gadamer.

Trop longtemps tenu à l’écart de la scène intellectuelle française, il reçoit une reconnaissance tardive, tout comme Levinas, et le décalage avec l’étranger se passe de commentaires .

 

AVANT- PROPOS

Au moment d’aborder un ouvrage de l’ampleur de celui-ci, il est nécessaire, pour le lecteur d’intégrer dans ses capacités de perception un certain nombre d’éléments, qui lui permettront de comprendre et d’assimiler le cheminement de Paul Ricoeur.

Le lecteur ne se trouve pas ici devant un ouvrage traditionnellement structuré, comme thèse, antithèse, synthèse, mais il possède entre les mains un recueil de 18 conférences tenues en 1975 à l’université de Chicago . La transcription, la présentation et la traduction sont le résultat du travail exhaustif d’un groupe, avec la collaboration active de l’auteur lui-même.

Le lecteur ne pourra donc pas se référer à un plan pour faciliter la compréhension des textes, mais il devra, tout au long de la lecture de ce recueil, rester vigilant et actif dans sa lecture pour percevoir et suivre le fil directeur des idées que Paul Ricoeur expose.

Ces conférences sont d’un grand intérêt en raison des figures qu’elles abordent, des thèmes dont elles traitent, et de la manière dont elles contribuent à l’ensemble de l’œuvre. L’auteur propose ici sa première analyse détaillée de K Mannheim, M Weber et de C Geertz, approfondissant en même temps ses discussions déjà publiées à propos d'Althusser et Habermas. Ricoeur est par ailleurs le premier, depuis Mannheim, à aborder l’utopie et l’idéologie au sein d’un même cadre conceptuel.

L’idéologie a traditionnellement été l’objet de la sociologie et de la science politique, alors que l’utopie est traitée par l’histoire littéraire .Ricoeur ne se contente pas d’une réflexion sur ce double thème, mais entraîne le lecteur dans un parcours à travers des auteurs qui ont traité le sujet, sous des angles philosophiques ou politiques différents tels : Weber, Marx, Althusser, Mannheim, Habermas, Geertz, Saint Simon et Fourier . Le lecteur se trouve ici face à un conférencier des plus pointus, qui lui transmet sa compréhension d’auteurs dont le champs d’étude n’est pas seulement philosophique, domaine de sa prédilection, mais pratiquant des disciplines différentes, et dans la langue d’origine de chaque auteur. Ricoeur jongle donc dans ces trois langues simultanément, le Français, l’Allemand et l’Anglais

A moins donc de connaître parfaitement Paul Ricoeur, et afin de faciliter la bonne appréhension de cet ouvrage, au travers des différents filtres, groupes de travail, traduction des conférences en Français, et

Propre travail de traduction de l’auteur pour structures ses textes, il sera vivement conseillé au lecteur d’adopter une démarche peu banale : celle de lire au préalable un ouvrage permettant d’approcher Ricoeur sous l’angle de l’homme intégré à un tissus social et donc soumis son l’influence comme à celle du monde contemporain . Un ouvrage tel celui d’Olivier Mongin, Paul Ricoeur, publié chez «Points Essais», sera un aide précieux pour rester en contact avec l’auteur.

 

 

LA MÉTHODE DE TRAVAIL

Dans ces leçons consacrées à l’idéologie et à l’utopie, l’auteur réuni dans un même cadre conceptuel ces deux notions, traitées habituellement séparément . L’hypothèse sous-jacente est que la conjonction de deux aspects ainsi opposés, ou de deux fonctions complémentaires, est un exemple de ce qu’il est possible d’appeler une imagination sociale et culturelle. La conviction et l’espoir de Paul Ricoeur, est que la dialectique entre Idéologie et Utopie pourra apporter un nouvel éclairage à la question toujours en suspens de l’imagination comme problème philosophique.

Un premier examen de ces deux concepts révèle le partage de deux traits essentiels.

L ‘idéologie comme l’utopie sont des phénomènes ambigus : chacun a un côté négatif et un côté positif, un côté constructif et un côté destructeur, une dimension constitutive et une dimension pathologique.

Le deuxième point commun, est que l’aspect pathologique apparaît, des deux côtés, le premier. Il est donc nécessaire, pour bien comprendre ces deux phénomènes, de travailler de manière régressive, en partant de la surface des choses, de ce qui est visible, avant de travailler sur le fond. L’idéologie peut refléter la situation de classe d’un individu, sans que cet individu en ait conscience, et la dissimulation conforte tout en exprimant la perspective de classe.

Le concept d’utopie a également mauvaise réputation, car il est souvent considéré comme représentant une espèce de rêve social qui ne se souci guère des étapes réelles à la construction d'un’ nouvelle société.

L'hypothèse de l’auteur, est qu’il existe un versant positif de l’une et de l’autre notion, et que la polarité ou la tension au cœur de chacune de ces deux notions, peuvent être révélées par l’examen d’une polarité analogue en l’idéologie et l’utopie elles mêmes. Pour Ricoeur, cette double polarité entre ces deux notions, et au sein de chacune d’elles mêmes, peut être mise au compte de traits structurels de ce qu’il appelle «imagination culturelle».

La difficulté de relier idéologie et utopie se comprend si l’on prête attention à la manière très différentes dont se présentent ces deux notions . L’idéologie est toujours un concept polémique, elle n’est jamais assumée à la première personne, c’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre. L’utopie, en revanche, est toujours plaidée par son auteur, et constitue même un genre littéraire spécifique . Les utopies sont assumées par leurs auteurs, alors que les idéologies sont récusées par les leurs.

Paul Ricoeur nous alerte sur le fait qu’apparemment il ne semble pas avoir de passage possible de l’idéologie à l’utopie . Seule une sociologie à prétention scientifique, comme celle de la version marxiste orthodoxe, peut les réunir, en qualifiant d’idéologie l’utopie. Cette réduction est atypique, et considérées phénoménologiquement, d’un point de vue descriptif prenant en compte les significations spécifiques de chacune d’elles, l’idéologie et l’utopie relèvent de deux genres sémantiques distincts. L’auteur se demande donc s’il n’est pas possible de structurer le problème de l’utopie comme celui de l’idéologie. Il est possible de partir d’un concept de l’utopie quasi pathologique, et en parcourir ensuite les fonctions, vers quelque chose de comparable à la fonction intégratrice décelée pour l’idéologie. Pour Ricoeur, cette fonction est remplie par la notion de nulle part, structure fondamentale de réflexivité par laquelle nous pouvons saisir nos rôles sociaux, que de pouvoir concevoir une place vide d’où nous pouvons réfléchir à nous-mêmes.

L’auteur propose l’hypothèse que la fonction la plus radicale de l’idéologie est inséparable de la fonction la plus radicale de l’utopie, et que toutes deux rencontrent le même point crucial, celui de l’autorité.

Si toute idéologie tend à légitimer un système d’autorité, toute utopie, en fin de compte doit s’affronter au problème du pouvoir. L’utopie est rendue possible parce qu’il existe un problème de crédibilité dans tous les systèmes de légitimation et d’autorité.

Ricoeur résume donc ainsi sa problématique : n’est-ce pas la fonction excentrique de l’imagination qui implique tout les paradoxes de l’utopie ? Cette excentricité de l’imagination utopique n’est-elle pas le remède à la pathologie de la pensée idéologique, qui se trouve précisément aveugle et étroite en raison de son incapacité à concevoir un «nulle part» ?

 

 

MARX  IDEOLOGIE

 Dans ce premier chapitre, Paul Ricoeur entame la discussion du premier concept d’idéologie chez le jeune Marx. Ce premier concept d’idéologie est déterminé chez Marx non pas par son opposition à la science, comme se sera le cas dans ses développements ultérieurs de sa théorie, mais par son opposition à la réalité . En cette période de 1843-44, la science marxiste n’existe pas encore, donc l’opposition à celle-ci est donc impossible.

Dans ses premières œuvres, Marx s’assigne pour tâche de déterminer ce qu’est le réel, vers l’identification de la réalité et de la praxis, et par conséquent, vers l’opposition de la praxis et de l’idéologie.

L’auteur souligne et fait remarquer la façon dont se résout le point décisif de Marx. Marx conclut en effet que la seule critique susceptible de changer la réalité ne s’opère pas par la voie des mots et des idées, mais qu’elle est une critique englobant la praxis concrète ; cette critique concrète et pratique ne devient effective que lorsqu’elle prend appui sur une classe sociale qui représente l’Universel. Transportée de la sphère de la pensée vers une classe réelle, cette dimension de l’Universel est une classe réelle, celle qui est universelle parce qu’elle n’a rien, et parce qu ‘elle n’a rien, elle est tout.

Dans les Principes de la Philosophie du droit de Hegel, Ricoeur souligne que Marx réfute d’autant plus facilement les raisonnement de Hegel, qu’il isole les paragraphes du contexte d’ensemble du texte . Ricoeur alerte donc le lecteur afin que celui-ci conserve une très grande prudence au moment de réfuter ou d’adhérer à des théories, mal comprises, ou présentées de façon tendancieuse par l’omission contextuelle.

Bien que n’apparaissant pas clairement, l’idéologie signifie déjà, pour Marx, le renversement de la réalité . Il se concentre sur la notion de renversement en tant que tel, le réel devient phénomène, mais l’Idée n’a pas d’autre contenu que ce phénomène.

Pour Ricoeur, il faut donc mettre en œuvre le repérage de ce curieux mélange entre une métaphysique de l’Universel issue de Hegel, une vision humaniste de l’être générique héritée de Feuerbach et la véritable problématique marxiste des êtres humains comme travailleurs aliénés dans leur travail.

L’objectivation du travail s’oppose à l’aliénation du travail : elle est un résultat désirable, c’est un concept clé pour Marx, et cette insistance est dans la lignée de Hegel . Quand j’entre la première fois dans le monde, je n’ai qu ‘une vie intérieure ; c’est uniquement quand je fais quelque chose, qu’il y a travail, acte public et partagé par les autres que je m’actualise ou me réalise.

La vie de l’esprit est une abstraction, dénoncée par Marx lorsqu’il parle, sans encore la nommer, d’idéologie. Elle n’est pas la négation de la valeur de la vie intellectuelle, mais la maladie qui ronge sa séparation d’avec le travail, le labeur.

Heidegger fait observer que la poésie et la philosophie se tiennent sur deux cimes différentes, mais qu’elles ne voient pas la même chose ; il est possible de tenir le même raisonnement avec le marxisme et le christianisme.

Avec l’Idéologie allemande, nous sommes en présence d’un texte marxiste, et non plus pré-marxiste, texte qui achèvera l’analyse de Marx. L’idéologique est l’imaginaire en tant qu’il s’oppose au réel, par conséquent, la définition du concept d’idéologie dépend de ce qu’est la réalité, classe ou individu, avec laquelle elle contraste.

Dans sa propre analyse de ce texte, Ricoeur fera quelques commentaires afin de clarifier le problème de l’idéologie soulevé, analysera ensuite six ou sept concepts fondamentaux, et examinera enfin les deux lignes de pensées qui apparaissent dans l’Idéologie allemande.

 

 

ALTHUSSER

Ces trois chapitres pourraient porter, selon Ricoeur, le titre de «Science et Idéologie», et présentent les changements qui affectent la théorie marxiste quand l’idéologie n’y est plus référée seulement à la réalité, mais aussi à la science.

L’idéologie s’oppose moins à la vie réelle qu’à la science, et pour ce marxisme tardif, le corps des écrits de Marx devint le paradigme de la science.

La signification de la base réelle de l’histoire, dans le marxisme orthodoxe, serait le jeu entre les forces productives, et les rapports de production.

La relation entre la base réelle de l’histoire et l’idéologie va être exprimée par une métaphore fondamentale : celle de l’opposition entre les fondations et les étages d’un édifice, description des phénomènes culturels en terme de couches ou de strates. Que les éléments de la superstructure aident à déterminer les formes de luttes historiques signifie que la forme de l’infrastructure dispose d’une certaine plasticité . Dans ces limites, l’idéologie a une certaine autonomie, mais autonomie relative et conditionnée par la détermination ultime de l’infrastructure.

Althusser dit d’une problématique, que le philosophe pense en elle, sans la penser elle-même. Cela implique que l’idéologie est inconsciente au sens où elle n’est pas maîtrisée par la conscience ; elle devient indépassable, car il n’est pas possible de tout porter au niveau de la conscience.

Pour Paul Ricoeur, l’objection à cette vision des choses n’est pas dans la prétention que tout est clair, que la transparence est possible. Elle surgit au contraire de la question des relations qui s’instaurent entre une pensée et un champ, si on ne dispose pas d’un cadre conceptuel.

L’idéologie déforme la praxis médiée symboliquement ; le discours de la distorsion n’est ni scientifique, ni idéologique, mais anthropologique.

 

 

MANNHEIM

L’approche de cet auteur est doublement intéressante, car il est le premier a avoir lié les deux notions dans une problématique générale, de non congruence. Il a par ailleurs tenté d’élargir le concept marxiste d’idéologie en en faisant un concept paradoxal, dans la mesure où il inclut celui qui l’emploie, en poussant assez loin l’idée de l’auto implication de celui qui parle d’idéologie. Ricoeur se concentre sur les deux parties des textes de Mannheim, Idéologie et Utopie, et la Mentalité Utopique.
En abordant l’apport de Mannheim à ce sujet, l’auteur va considérer trois points :le procès de généralisation qui engendre le paradoxe, le transfert du paradoxe dans le champ de la sociologie de la connaissance, et la tentative de Mannheim de dépasser le paradoxe à ce niveau.

Mannheim prend le problème de la fausse conscience avec un recul historique considérable, et va évoquer les faux prophètes de l’Ancien Testament. L’origine religieuse de la suspicion se trouve dans la question de savoir qui est le vrai prophète et qui est le faux prophète. Il mentionne également Bacon et Machiavel comme précurseurs de la théorie de l’idéologie.

Par ailleurs, Ricoeur rappelle que c’est Napoléon qui donna son sens péjoratifs à ce terme ; en effet, les philosophes de la fin du XVIII et du début du XIX, étaient appelés idéologues, l’idéologie étant le nom de leurs idées et de leurs écoles de pensées. Napoléon qualifia d’idéologues, ceux qui s’opposaient à ses ambitions politiques.

Ricoeur soutient qu’aucune conscience ne peut se libérer soudainement sans le secours d’autre chose. C’est toujours une utopie qui définit ce qui est idéologique, et cette affirmation est toujours relative aux affirmations des groupes en conflit.

Si l’utopie est ce qui ébranle un ordre donné, l’idéologie est ce qui préserve cet ordre.

 

WEBER

Dans la question qui occupe cet ouvrage, l’apport de Weber est important, car d’une part il propose un cadre conceptuel plus satisfaisant que celui du marxisme orthodoxe ; ce modèle est mécaniste, basé sur la relation entre infrastructure et superstructure .Weber propose une alternative d’un modèle motivationnel.

D’autre part, il produit au sein de ce cadre conceptuel où opère la motivation, une analyse complémentaire de la relation entre groupe dominant et idées dominantes. Il introduit le concept de légitimité, et analyse la jonction des prétentions à la légitimité et des croyances en la dite légitimité.

L’argument de Ricoeur est que l’idéologie advient précisément dans la brèche entre la requête de légitimité qui émane d’un système d’autorité et notre réponse en terme de croyance.

Pour Weber, le modèle motivationnel consiste en une compréhension interprétative orientée d’après l’activité d’autrui . Il porte également au crédit de ceux qui émettent des réserves au sujet de la loi de la majorité, d’avoir reconnu qu’il existe une autre forme de violence , en particulier lorsqu’il n’y a pas de règles pour établir la loi de la majorité. Même un accord volontaire, implique une part d’imposition.

La seconde force de la position de Weber tient au fait qu’à l’intérieur de son schème motivationnel, il est possible de donner plein sens à l’hypothèse selon laquelle les idées dominantes sont énoncées par la classe dominante. C’est ici l’objectif de Ricoeur de défendre cet argument dans sa deuxième partie concernant Weber.

L’auteur, en faisant violence au texte de Weber, comme pour celui de Marx, réussit à mieux lire l’Idéologie allemande. C’est au travers d’un processus idéologique qu’on saisit sa propre motivation dans la relation au pouvoir.

 

 

HABERMAS

Dans cette analyse de l’idéologie, Habermas fournit une transition entre l’exposé de légitimation chez Weber, et celui de l’idéologie comme identification chez Geertz, suggérant que l’idéologie concerne au fond la communication et la médiation symbolique de l’action.

Le modèle conceptuel de Habermas est métacritique, il soumet la critique de la connaissance au moyen d’une auto réflexion. Comment un sujet pose-t-il un objet en face de lui, comment construit-on le principe de réalité ?

Habermas caractérise le genre humain concret comme sujet de la synthèse, ce qui, expose Ricoeur, permet de disposer à la fois d’une catégorie anthropologique, et d’une catégorie épistémologique . Poser que le travail produit la synthèse de l’objet, n’est pas simplement remarquer le rôle économique de l’activité humaine, c’est aussi comprendre la nature de notre connaissance, la manière dont nous appréhendons le monde.

La théorie de l’idéologie chez Habermas est fondée sur le transfert de certains aperçus psychanalytiques dans le champ des sciences sociales critiques.

La première raison du caractère paradigmatique de la situation analytique pour la psychanalyse se trouve dans la formule de Freud : là où était le ça doit advenir le moi. La reconnaissance du soi gouverne la totalité du processus ; la deuxième raison, tient à ce que la reconnaissance du soi se réalise par la dissolution des résistances. Ce concept de résistance va devenir un modèle pour l’idéologie ; une idéologie est un système de résistance.

L’auteur souligne enfin le point où l’accent doit être mis sur le décalage entre psychanalyse et critique de l’idéologie .La différence essentielle, est qu’il n’y a n dans la critique de l’idéologie, rien de comparable à la relation entre le patient et l’analyste.

 

 

GEERTZ

Avec la lecture de Clifford Geertz, Paul Ricoeur entame la dernière étape d’une analyse qui recouvre trois moments principaux . L’auteur est parti de la surface du concept, de la distorsion ;ensuite se pose la question de comment donner un sens à l’existence d’une pensée déformante causée par des structures telles que la structure des classes.

Avec Geertz, Ricoeur construit un troisième concept de l’idéologie comme intégration ou identité, et atteint à ce stade le niveau de la symbolisation : quelque chose qui peut être déformé et quelque chose au sein duquel se trouve le processus de légitimation.

Geertz essaie de traiter du concept de d’idéologie à l’aide des instruments de la sémiotique moderne. Il suit Weber dans sa conviction que l’homme est un animal suspendu à la toile des significations qu’il a lui-même tissée.

Par ailleurs, sur la base de l’analyse de l’idéologie comme intégration, Paul Ricoeur souligne à l’attention du lecteur trois points :la distinction entre superstructure et infrastructure disparaît, car les systèmes symboliques appartiennent déjà à l’infrastructure, à la constitution fondamentale de l’être humain.

La corrélation établie entre l’idéologie et la rhétorique, plus nette chez Geertz, parce que l’idéologie n’est pas une distorsion de la communication mais la rhétorique de la communication de base.

Enfin, Ricoeur se pose la question de savoir s’il est toujours possible de parler d’idéologies en dehors de la situation de distorsion et donc, uniquement en référence à la fonction basique d’intégration. Si nous ne considérons que la fonction d’intégration d’une culture, et si cette fonction n’est pas contestée par une forme alternative pour produire de l’intégration, pouvons-nous avoir encore de l’idéologie ?

 

 

MANNHEIM UTOPIE

Paul Ricoeur explique la différence de pages consacrées à l’idéologie par rapport à celles consacrées à l’utopie, comme un reflet de la situation de la littérature critique sur ces questions .Il y a des obstacles qui rendent très difficile la reconnaissance de l’utopie comme problème autonome et comme concept lié à l’idéologie.

Le mérite de Karl Mannheim est d’avoir à la fois relié l’idéologie à l’utopie, et de les avoir distinguées.

Pour la première étape de l’analyse, l’idéologie et l’utopie ont comme point commun la non congruence, expression du désaccord avec la réalité.

Mannheim cherche à établir une sociologie de l’utopie. Elle doit construire son concept au sens d’une généralisation, comme un concept opératoire. Il cherche également à différencier les utopies selon les couches sociales . Enfin, une utopie n’est pas seulement un ensemble d’idées, mais une mentalité, une configuration de facteurs qui organisent l’ensemble des idées et des sentiments.

L’élément utopique imprègne tous les aspects de l’existence ; il ne peut pas être reconnu et exposé explicitement, mais un système symbolique englobant. Quand Mannheim parlera de la mort de l’utopie, celle-ci pourrait bien être aussi la mort d’une image globale de la réalité, ne laissant place qu’à une approche partielle et morcelée des événements et des situations.

Si l’idéologie est la fausse conscience de notre situation, nous pouvons imaginer une société sans idéologie. Mais nous ne pouvons imaginer une société sans utopie, car ce serait une société sans dessein.

Ricoeur nous dit que la défense de l’utopie chez Mannheim est cohérente, mais nous devons l’établir sur de nouvelles bases. Une réappropriation de la notion d’utopie doit démêler quelques uns des problèmes que son texte met au jour.

 

 

SAINT-SIMON

Les deux derniers chapitres aborderont deux exemples de socialisme utopique au XIX siècle.

Dans le développement du socialisme utopique, le génie individuel se substitue aux groupes montants, et c’est cette substitution du génie à la classe qui intéressait Engels.

Saint–Simon, prudemment révolutionnaire pendant la révolution, et pourtant il haïssait la violence. Cette attitude négative à l’égard de la violence fait partie de la mentalité utopique.

Le premier projet utopique de Saint Simon témoigne d’une orientation purement rationaliste, et se présente sous la forme d’une révélation . Le noyau de l’utopie est le pouvoir de la connaissance.

L’avenir représente le tableau du rêve, mais non le programme qui permet de l’atteindre.

Pour éviter que l’utopie scientifique ne devienne auto destructrice, Saint Simon promeut une alliance entre les savants et les hommes industrieux, se rapprochant ainsi de Bacon .Cette utopie qui conjugue l’administration par les gens éduqués, les savants et l’activité des industriels, est, nous fait remarquer Ricoeur, qu’elle fait apparaître l’état actuel de la société comme renversée ; cette idée de contre société qui serait la société remise à l’endroit se retrouve également chez Marx.

Ce qui intéresse particulièrement l’auteur dans la notion d’utopie, c’est la variation de l’imaginaire du pouvoir .Les utopies qui se revendiquent comme telles s’efforcent d’être cohérentes dans la symétrie.

Chez Saint Simon, la chambre de réflexion est contrebalancée par la chambre d’invention.

L’histoire, nous dit Ricoeur, n’a pas cette cohérence, et en ce sens l’utopie est anti historique .La libre variation des utopies est pourtant plus intéressante que leur revendication de cohérence, ou leur demande névrotique de non contradiction.

 

 

FOURIER

L’utopie de Charles Fourier est beaucoup plus radicale en ce sens qu’il la poursuit non seulement en deçà du niveau de la politique, mais même en deçà du niveau de l’économie : il l’enracine dans les passions.

L’utopie fouriériste travaille au niveau du système des passions qui régit toutes les formes de système social.

L’orientation utopique de Fourier est aussi très suggestive, car il écrit et lit à la frontière du réalisable et de l’impossible.

Pour l’ auteur, toutes les utopies sont ambiguës : elles prétendent à la réalisation en même temps qu’elles sont des œuvres de fiction et revendiquent l’impossible.

Entre ce qui est présentement irréalisable, et ce qui est impossible par principe, il y a une frange intermédiaire, et c’est là, précisément, que l’œuvre de Fourier se situe.

Fourier se distingue de Saint Simon car sa cible n’est pas l’industrie, mais la civilisation. Il y a pour lui une grande distinction entre le nécessaire développement de l’industrie afin de réaliser certains buts, et le mode de vie qui s’y rapporte, question qui actuellement capitale pour nos civilisations actuelles.

Quand la critique de Fourier se déplace du développement industriel vers le mode de vie qui lui est attaché, c’est l’indication d’un changement radical dans l’intérêt utopique lui-même.

Par ailleurs, pour Fourier, l’élément religieux a une signification à la fois négative et positive.

Négative car la religion institutionnelle est traumatisante car fondée sur l’image d’un Dieu qui, pour l’essentiel, est un tyran cruel.

Positive, car la religion s’exprime par le fait que l’attraction est un code divin. L’invocation de Dieu est aussi forte que son rejet .Ricoeur parle lui-même de la nécessaire conjonction du soupçon et de la recollection. Notion moderne, et Fourier est le prophète de ce difficile paradoxe.

 

 

APPRÉCIATIONS

L’œuvre de Ricoeur présente des difficultés internes qui ne favorisent une interprétation cohérente, car son parcours est sujet à des changements de rythme inattendus, à des déplacements géographiques difficiles à suivre.

L’approche analytique ou critique de Paul Ricoeur des textes soumis à son examen, ne se limite pas à une critique ou une approbation, mais avant tout à une analyse très détaillée, qui lui permettra de comprendre l’ensemble des idées proposées, et alors seulement, il proposera à son lecteur son interprétation, et le cas échéant son opinion.

Ricoeur fait partie des intellectuels pacifistes d’avant guerre, qui ont eu le courage de se demander, si leurs convictions n’avaient finalement pas participé à l’effondrement de leur pays . Il a donc gardé une extrême méfiance à l’égard des idées définitives, et pour garantir à son lecteur une analyse exhaustive des textes qui lui sont soumis, il s’applique à comprendre tout les rouages du raisonnement de l’auteur.

Il se livre ainsi à un travail énorme, et entraîne son lecteur dans une démarche de recherche et de découverte peu habituelle, en littérature.

Ayant ainsi acquis la maîtrise totale des textes étudiés, Ricoeur, pourra donc s’en servir, le cas échéant, comme levier pour étayer sa théorie dans le cas où son avis divergerait de celui de l’auteur étudié.

Ricoeur ouvre ainsi à son lecteur une multitude de portes d’accès à la philosophie, en proposant des éclairages insoupçonnés sur les grands textes classiques, que le commun des mortels pensait avoir lu et compris.

Il n’en est malheureusement rien, et la tâche qui reste à réaliser par le lecteur est à la dimension de l’œuvre de Paul Ricoeur, immense, à condition de ne pas être sensible au vertige devant le gouffre de son ignorance.

 

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