LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

Philippe Gouault
DESS 202 : "Stratégie, Pilotage, et Contrôle"
2000-2001

 

J.P. FITOUSSI , P. ROSANVALLON

"Le nouvel âge des inégalités"

 

Tables des matières

 

 

Biographie

Né en 1948, Pierre Rosanvallon exerça ses compétences tour à tour en économie, en sociologie et en histoire tout en passant parallèlement de la politique à l'enseignement. Cet itinéraire original le mena ainsi de HEC à l'EHESS, après avoir été permanent à la CFDT. A l'époque de son engagement au Parti socialiste (années 1970), il développa l'idée d'une gauche moins étatiste à l'idéal autogestionnaire ("L'âge de l'autogestion"). Dans les années 1980, il s'orienta vers un troisième cycle (diplôme d'Etat en 1985) qui le conduisit à l'enseignement et à la recherche. Collaborateur de François Furet et de Mona Ouzouf, il s'attachera dans ses travaux à analyser l'histoire sociale et politique au-delà de l'étude des grands auteurs ("Le moment Guizot" 1985, "Le sacre du citoyen" 1992, "La nouvelle question sociale" 1995). Il continue d'exercer en parallèle des activités journalistiques dans lesquelles il développe une réflexion sur la politique contemporaine (chroniques dans Libération).

  Entretien avec Pierre ROSANVALLON Sortir de la crise


Jean-Paul Fitoussi
est quant à lui professeur à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris et dirige depuis 1990 l'Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE). Avant cela, il obtint un doctorat ès lettres, un diplôme d'études de comptabilité supérieure et enfin l'agrégation des disciplines juridique, politique et de gestion. Il a récemment publié "Le débat interdit" (1995).

 

Hypothèses et postulats.

Le postulat majeur sur lequel s’appuie J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon est la crise de la société française. Alors que certains apportent des explications conjoncturelles à la "fracture sociale" en mettant en avant le chômage comme responsable, et prédit un retour à l’équilibre social d’hier avec le retour de la croissance durable, les auteurs diagnostiquent un malaise profond, identitaire et anthropologique qui nécessite une réflexion qui va au-delà de la seule problématique du chômage.
Dès lors ceux-ci s’attache à renouveler la réflexion politique en apportant des éclairages nouveaux, et alimenter le débat à gauche, considérant que le pouvoir politique est le plus à même de régler les problèmes existants.

Les hypothèses de J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon sont implicites. Ils raisonnent dans le cadre des économies "libérales" de marché qui sont les nôtres, et considère l’individu comme un citoyen autonome disposant d’un libre arbitre qu’il utilise.

 

Mode de démonstration.

Fidèle aux discours économique et social, J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon utilise la preuve statistique pour étayer leur propos. Néanmoins, ce langage qui peut faire douter certains, tant la "manipulation" des chiffres est aisée, est mentionné pour des arguments mineurs qui ne fondent pas à eux seuls la pensée de l’ouvrage.
Pour ce faire, il assène une idée, un concept, de manière très forte pour ensuite nuancer la réalité qu’ils choisissent de traiter, voire de juger.
Lorsqu’ils manipulent des concepts ou raisonnement quelque peu polémiques, J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon s’attache à une démonstration rigoureuse de ceux-ci pour ensuite les critiquer sur un plan d’égalité, et développer leur thèse alternative. L’exemple de l’avenir de l’Etat – Providence est éloquent.

 

Résumé de l’ouvrage.


Les deux souffrances

J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon identifie deux modalités qui caractérisent l’évolution de la société française, qu’il qualifie de souffrances : le développement préjudiciable d’une société composée d’une somme d’individus, et non d’un corps social uni, et la croissance d’inégalités dont la nature étaient jusqu’alors inconnu, ou du moins leur distribution.
Ces maux qui fragilisent profondément la société française sont du reste accompagnés d’une panne du corps le plus à même de trouver et surtout mettre en œuvre une refondation sociale : le politique.

L’individualisation du citoyen procède d’une évolution historique. D’abord loué comme émancipation de l’homme qui s’extrait des cadres rigides et traditionnels d’un "ancien régime" remise en cause depuis à peine trente ans, il est désormais fustigé comme abandon de l’homme à la vulnérabilité de sa solitude.
En effet, l’individu pris peu à peu comme une entité à part entière a conquit des droits. Néanmoins, l’évolution indissociable de cette conquête est la désaffiliation, la vulnérabilité générée par la disparition de la protection des groupes sociaux et de leur représentativité. Ce phénomène est une des pierres angulaires de la crise que traverse la société française, et révèle deux conséquences majeures : une crise anthropologique et identitaire, ainsi qu’une opacité sévère de la société qui rend d’autant plus ardu l’identification des problèmes et le choix des solutions à y apporter.

Le malaise identitaire prend sa source dans l’aboutissement de l’émancipation de l’individu. Ce progrès – puisque c’est ainsi qu’il a toujours été défini – est désormais un phénomène obligatoire, non choisi par l’individu pourtant en quête de repères pour satisfaire ses besoins : si "la référence au collectif a été un moyen fondamental de satisfaction des besoins individuels […] la perpétuelle amélioration et une permanente estime de soi sont les ressorts tant de la vie personnelle que de l’action professionnelle". Il en implique un sentiment d’insécurité de l’individu qui développe alors d’autant plus un comportement individualiste, en contradiction avec la notion de corps social.
On identifie dès lors trois crises : une évolution morale qui sacralise la logique marchande et génère le repli sur soi, un fait social qui s’inscrit dans l’effritement des corps intermédiaires, fragilise le lien communautaire et atomise la société, enfin un principe philosophique qui valorise autonomie et l’authenticité.
On assiste ainsi au fonctionnement anormal d’une société. La délinquance est une forme de socialisation même si elle reste négative, l’individualisation affirme la primauté du contrat et la justice humaine devient un droit des affaires, les stupéfiants permettent l’autoconsommation de soi, la prison devient un asile social. La famille, "zone franche de la démocratie" car gardienne des traditions et qui a permis l’essor de celle-ci n’assure plus l’inscription de l’individu dans une communauté une référence et une généalogie.
L’opacité sociale résulte de la caducité du mode d’appréhension globale de la société. Le découpage de la situation de la population française par catégories sociales, revenus, géographie,… hérité de la construction statistique sociologique des années cinquante où la stabilité (même dans son évolution) définissait la société française, est désormais inadaptée. Les comportements sont opportunistes, et les parcours individuels font voler en éclats les identités collectives. Ainsi, "le nouvel univers social est plus atomisé et plus individualisé, aux contours plus fluctuants et plus instables".

La croissance des inégalités forme la seconde souffrance de la société française. Si celles-ci sont développées plus amplement par la suite, on peut déjà évoquer certaines de leurs caractéristiques : leur caractère aléatoire et la prépondérance des conditions initiales dans lesquels chaque individu commence sa vie.
Les inégalités, notamment celles relevant du fait de posséder un emploi, touche désormais des personnes de tout milieu, de tout âge, quel que soit le parcours scolaire et professionnel effectué par la victime. De surcroît, même si certains facteurs discriminants ont été identifiés (non qualification, les jeunes ou à l’inverse les plus de 55 ans, etc.) on se sent bien incapable d’expliquer pourquoi telle ou telle personne est frappée par un fléau, et encore moins de considérer cette population comme une ou plusieurs catégories homogènes.
S’il n’est qu’un moyen de limiter les risques d’exclusion, c’est d’être pourvu au départ de sa vie d’un capital substantiel (humain avec la formation, patrimonial avec des biens,…). En effet, le parcours, ou plutôt les incidents que l’on cherche à éviter ou du moins réduire, sont de plus en plus conditionné par les ressources qu’un individu peut mobiliser.

Devant ce constat plus qu’inquiétant, le corps social se tourne vers l’organe censé le diriger : le politique.
Ce dernier est malheureusement dans une situation guère plus enviable. Il ne peut appréhender la société devenue opaque, sans corps intermédiaires pour la représenter à l’intérieur, et sans référence antagoniste à combattre à l’extérieur depuis l’effondrement du bloc soviétique. Dès lors, le politique a perdu son rôle d’initiateur, ne trouvant pas de solutions à des problèmes qu’il peine à identifier.
Il a abandonné la sphère privée de son intervention, essuyant les critiques de citoyens maugréant contre leur situation quotidienne. On fustige désormais son élite, autrefois célébrée, lui reprochant sa méconnaissance des problèmes des français, et la considérant de plus en plus comme une caste supérieure dans un pays pourtant républicain, surtout eu égard à son homogénéité et à son mode d’autoreproduction.

Ainsi, le politique s’est cantonné dans une politique de bons sentiments où la compassion sacre "l’impuissance comme valeur morale", alors qu’elle doit être arbitrage et choix délibéré. Sinon, la politique spectacle s’expose, inefficace.
On assiste en France à deux discours diamétralement opposé. Le premier célèbre la France comme une grande puissance économique aux vues des statistiques mondiales, et minimise le discours pessimiste relatant les problèmes existants. Si cette approche a le mérite de réconforter la population, elle n’incite pas à l’amélioration de la société française. Le second pleure la grandeur passée de la France et se résigne à l’abandon des progrès sociaux acquis de par le passé pour se conforter aux exigences des forces extérieures qui dominent l’économie et la société française. Cette approche résolument décourageante porte un unique espoir, celui de voir les Français réagir puisque, selon sa réputation, cette nation n’opère de changement qu’en étant réactionnaire.

 

Le nouvel âge des inégalités

Après avoir abordé le pourquoi en définissant les facteurs et évolutions constituant le ferment de la croissance des inégalités, J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon traite du comment. Comment les inégalités se traduisent-elles concrètement dans la société française : leur nature, leur mesure en en dressant un répertoire.

Au préalable, ils tentent de donner une définition du concept d’égalité. Celle-ci est multidimensionnelle et non absolue. Dès lors, l’égalité entre les individus est appréciable au regard de l’équilibre s’établissant entre les différentes dimensions où l’individu possède des situations privilégiées ou défavorisées. De surcroît, la position d’une personne sur la grille virtuelle d’évaluation des positions entre les hommes est statique, et il convient d’y ajouter une analyse dynamique qui prenne en compte la capacité d’évolution (progressiste ou régressive).
Ainsi, l’équilibre définit précédemment suppose que les domaines où on prône l’égalité déterminent les autres où l’inégalité est acceptée. Ces derniers domaines constituent en quelque sorte le "négatif" que l’idéologie égalitaire consent afin d’imposer le souci d’égalité dans des domaines qu’elle juge prépondérant : droit, propriété, liberté, éducation,…
Or c’est précisément l’acception et la reconnaissance de termes inégalitaires qui font défaut dans le malaise existant. En effet, le drame du chômage ne ressort d’aucune situation déterminée, il est purement aléatoire et n’est justifié par aucun principe d’égalité qui en constituerait son "positif".
C’est cette réalité qui modifie pour J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon la nature des inégalités et leur mesure.

Les inégalités sont de deux natures : structurelles et dynamiques.
Les inégalités structurelles sont complémentaires et antagonistes. Elles forment la caractéristique de notre société : elles s’opposent, mais la prise en compte de toutes ces modalités constituent la structure sociale de la société française. On les appréhende au travers de classes sociales, de niveau de revenus,… Elles ne possèdent pas de légitimité mais relèvent de rapport de force et du résultat de négociation passée qui ont été intériorisé par le corps social.
Les inégalités dynamiques relèvent d’inégalités frictionnelles où la situation d’un individu subit une mutation qui le précarise temporairement : le changement de travail (chômage frictionnel) ou la remise en cause de la cellule familiale lors de la survenance d’un divorce. Cependant, depuis quelques années, ses situations transitoires par nature tendent à se prolonger, puis à revêtir un caractère durable. Dès lors, ces inégalités ne sont plus acceptées car l’appartenance à un groupe social est rompu, associé à une crise des corps intermédiaires qui ne défendent plus les individus appartenant encore à un groupe social L’accident de parcours autrefois réversible devient une dégradation permanente de la situation relevant du hasard et non plus de conséquences de choix délibérés.

La mesure des inégalités est désormais quasi impossible. On a déjà évoqué l’impuissance des études statistiques reposant sur un modèle social révolu, ainsi qu’une croissance prépondérante de l’aléatoire qui interdisent toute modélisation de la société française et toute homogénéisation des ses exclus qui handicape la décision politique, et rendent inefficaces les tentatives préventives.

Ainsi, la société est rongée par une multitude d’inégalités, non justifiées et aléatoires, qui sont difficilement mesurables : incivisme, logement, bruit, différences générationnelles et sexuelles, les prestations locales plus ou moins généreuses tout comme les différences de traitement fiscal aux marges des seuils…Ces inégalités qui minent la société française sont du reste associées à l’effacement du modèle salarial qui annihile toute reproduction et ascension sociale.

Si la société française est en crise, on en cherche nécessairement une explication. Néanmoins, si certains boucs émissaires sont unanimement reconnus – la mondialisation- il est déraisonnable d’achever là sa réflexion et il convient de pousser son raisonnement pour dépasser la résignation et identifier des leviers de progrès.

 

La mondialisation en question

Présenté comme la responsable des maux dont souffre la société française, la mondialisation recèle nombre d’ambiguïté et d’interprétations. Ainsi, on s’attache ici à mettre un terme à la diabolisation de la mondialisation, à démontrer l’existence d’avantages aux côtés des inconvénients qu’on fustige, et d’entrevoir l’avenir économique compatible avec l’Etat-Providence.

Selon J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon, la mondialisation ne constitue qu’un alibi du politique. Ils refusent le déterminisme que certains lui associent par simple perte de repère. En effet, la chute de l’empire soviétique et le déclin du modèle européen au profit du modèle anglo-saxon de libre échange privent les individus et leurs dirigeants d’une légitimation de ce modèle -existante auparavant dans l’affrontement idéologique- et d’une compréhension des évolutions actuelles. Néanmoins, le pessimisme de rigueur qui agite les dangers de l’invasion migratoire, de la paupérisation généralisée de l’Europe et propose comme défense le repli sur soi et la fermeture des frontières est une erreur. Le progrès et la croissance sont inhérent à la vie humaine, et n’ont pas de raison d’être abandonnés même si le taux de croissance économique est faible, voire négatif.

Le jeu de la concurrence économique mondiale recèle des gagnants et des perdants, mais on doit refuser que les pertes soient unilatérales et supportées par un même groupe d’individus, ou nation.
La mondialisation participe à un rééquilibrage économique entre le Nord et le Sud. Si les inégalités structurelles s’amenuisent entre les continents, les inégalités structurelles et dynamiques internes se développent. Mais celles-ci relèvent d’une phase de transition qu’il faut gérer en interne (cf. "le sens de la démocratie"). En comparaison externe, on assiste à une spécialisation au niveau mondiale qui valorise le travail qualifié dans les pays développés au détriment du travail non-qualifié qui voit sa demande croître dans les pays en voie de développement. De même, le rôle du progrès technique joue dans ce sens. Ainsi, les pays occidentaux doivent restructurer et adapter leur marché du travail pour que les Français bénéficie de cette nouvelle donne plutôt que d’en être les victimes.

Au niveau mondial, on voit bien que la mondialisation est encore en construction, dès lors, il faut encourager son essor en lorganisant pour que chacun en bénéficie. Le décollage économique des pays en voie de développement est une bonne nouvelle dont doivent se réjouir les puissances occidentales et la coopération doit être la règle pour généraliser le progrès. Ainsi, un pays comme la France doit réfléchir pour trouver le degré optimal entre libre échangisme et protectionnisme pour préparer le futur, à savoir assurer la transition de ce pays sans heurts, et non au détriments des nations les moins favorisées.

L’avenir économique de la France n’est pas foncièrement remis en cause. Il nécessite des adaptations et des changements, notamment de son Etat-Providence. On peut avancer que l’ouverture du pays va amener le chômage, donc un déséquilibre des finances publiques et finalement une soumission plus grande aux marchés financiers qui financeront ces déficits. Ce raisonnement montre combien la réaction pessimiste est présente. Au contraire, "le défi que lance la mondialisation à l’Etat-Providence ne se pose pas en terme de survie mais de capacité à accompagner le changement social". La résignation ou la confrontation sont de mauvaises voies. Il convient une adaptation, et la construction européenne recèle à ce sujet de nombreuses réponses.

 

Le répertoire des nostalgies politiques

On l’a vu, le politique est l’acteur le plus à même d’apporter des réponses aux souffrances de la société française. Si la mondialisation nécessite une organisation concertée, les actions déterminantes sont à mener sur le terrain interne à la France. Néanmoins, l’idéologie dominante est à la résignation qui détermine l’abandon du politique. J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon propose ici d’analyser les nostalgies politiques et les idéologies alternatives à la résignation : l’idéal social démocrate, la vision républicaine, la civilisation post-travail.

J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon évoque la social démocratie comme un rendez-vous avec la France ou du moins ces dirigeants. Sans les fustiger, ils relèvent que l’idéologie politique qui animait ceux-ci était en contradiction avec la notion même de social démocratie. En effet, alors que le libéralisme anglo-saxon régit son fonctionnement par le droit et le contrat, la social démocratie prône le compromis. Or, ces deux conceptions antagonistes ont un déterminant commun : la reconnaissance de la diversité. C’est précisément ce qui était absent de l’idéologie du parti socialiste lors de son accession au pouvoir, et qui l’a éloigné de la social démocratie. Les dirigeants français défendaient l’indivisibilité de la nation et l’unicité du corps social.
A l’heure actuel, il semble trop tard pour effectuer un retour en arrière au regard de la crise que traverse l’appareil étatique et l’Etat Providence. Dès lors, il ne semble rester que deux alternatives en l’idéal républicain, et la civilisation post-travail.

La nostalgie républicaine trouve ses fondements dans la critique d’une gauche caractérisée par le déclin des trois exigences qui la fondent : universalisme, la justice sociale et la liberté. Dès lors, certains prônent le retour d’un Etat de droit et des valeur de citoyenneté. L’émancipation de la société civile, l’atomisation individualiste du corps social, et l’émergence de phénomènes communautaires sont fustigés au profit d’un peuple uni et lisible. Cependant, si cette conception trouve un certain écho dans l’opinion public, elle relève d’une vision passée, qui exclut toute modernité, en réintroduisant avec force les démons et la grandeurs du passé. Cité dans l’ouvrage, P. Nora écrit : "… retour à une vision autoritaire, unitaire, exclusive, universaliste, et intensément passéiste. Et J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon d’ajouter notamment : "Exclusive, parce qu’elle édifie sa cohérence en s’opposant à ses ennemies, ayant besoin d’adversaires pour qu’elle-même puisse incarner le tout."

La civilisation post-travail renaît d’une idéologie des années soixante-dix qui défendait la reconquête de l’autonomie dans l’activité sociale associée à une vision écologiste d’une société de frugalité. La nouvelle thématique proposée est le dépassement de la valeur travail comme fondement de la vie sociale. Elle implique le refus de la mercantilisation de la vie sociale, appelle à une civilisation du temps libéré, et au développement d’un modèle de justice redistributive. Si cette idéologie renferme des éléments de progrès, J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon ne peuvent se résoudre à l’abandon de la valeur travail. Outre les difficultés pratiques que rencontrerait une telle approche, il défende une utilité du travail qui procure au travailleur la citoyenneté économique et l’utilité sociale. Il ne faut donc pas dépasser la valeur travail, mais s’attacher à réinventer un salariat pour que le travailleur réacquiert une certaine liberté (la disposition de sa force de travail) et puisse défendre ses intérêts dans une société où la négociation est fragmentée et les corps intermédiaires déclinants.

 

Le sens de la démocratie

Afin de satisfaire l’ambition de leur ouvrage qui est de redonner un dynamisme à la réflexion et à l’action politique, J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon livrent ici leur conception du réformisme, prônent une nouvelle pratique de la démocratie et de la cohésion sociale et réconcilient l’Economie et le Social.

J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon critiquent l’attitude résignée qui caractérise nombre de décideurs politiques, et qui édifie le mythe de la société bloquée. L’ambition de réforme de la société française doit abandonner les caractéristiques du réformisme classique : le modernisme économique qui s’apparente désormais à la problématique de la gestion doit encourager la participation la plus large, et oublier la démarche politique globale ; la redistribution sociale fonctionnant en période de croissance nécessite-t-elle un retour de celle-ci pour reprendre une démarche volontaire et délaisser l’attentisme ; enfin le réformisme des structures correctement opéré au cours des dernières années (décentralisation, privatisation,…) conserve-t-il sa priorité d’hier.

Ainsi, J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon prônent de nouvelles méthodes du changement : les réformes doivent être ciblée, plus proche et plus rapide, une somme de micro-décisions qui s’appuient sur des relais sociaux locaux ; elles doivent être visible en affichant le volontarisme et les arbitrages qui ont été opéré.
L’impératif de lisibilité impose d’abandonner la "société fictive" à l’aide d’un vrai travail politique. On ne peut se concentrer sur la résorption du chômage quant les exclus ne constituent pas une classe homogènes mais une addition d’individus au parcours différencié. Pour ce faire, le politique doit investir de nouveau domaine anthropologique pour réaffirmer une identité. Cependant, celui-ci doit éviter la dérive sécuritaire et reprendre "le Verbe" pour traduire les problèmes locaux qu’il comprend au niveau national.
Enfin, si celui-ci peut s’appuyer sur les médias pour affirmer la démocratie, qui "a besoin d’un espace public vivant", il lui est nécessaire d’endiguer l’idéal de la démocratie directe devenu spectacle, en se reposant sur l’expérience acquise. Ainsi : "c’est à partir de ce qui organise le lien social que doit se déployer le champ politique".

Quant à la problématique de démocratie et de cohésion sociale, J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon défendent de nouvelles normes de justices. Il est nécessaire de refonder les mécanismes de redistribution sociale en changeant de paradigme : passé du collectif à l’individu, du court terme à une vision de long terme. Ce changement dit se concrétiser dans "une capacité continue et égale d’accès à des équipements collectifs (qu’il s’agisse de logement, d’éducation, de transport, de santé, etc.)".
De même, il convient de reformuler les droits. Dépasser la forme juridique précaire d’activité de l’insertion en réaffirmant le droit à la liberté, à la créances et à l’indemnisation,… pour que l’intégration ne soit pas un droit de subsistance mais un droit à l’utilité sociale.

Pour que ces changements soient auréolés de succès, le politique doit repenser l’Economie et le Social en cessant de les opposer. Dès lors, il convient de se pencher sur l’élément qui cristallise cet antagonisme : le système de protection sociale.
Il en existe différente interprétation. Comme système de stabilité économique, il permet de maintenir l’activité en période de crise. Si cette utilité est louable, elle n’incite cependant pas à mener une réflexion sur les raisons d’une panne de croissance durable. Comme système de redistribution solidaire, il attise les mécontentements des payeurs quand les bénéficiaires fustigent son manque de générosité. Il faut désormais évaluer son efficacité sur le long terme et passer à une logique de système d’assurance où chacun peut bénéficier d’un système qui mutualise ses risques.
Cependant, la tendance actuelle est l’individualisme où les avantages acquis sont âprement défendu et stigmatise les inégalités. Le "jeu" social devient un jeu à somme nul, et le sens du service public semble être la seule issue possible. En effet, par le développement de politique d’égalités des chances et d’égalisation des dotations initiales en terme de logement, d’éducation, de crédit, transport,… un nouveau service public devrait permettre une réduction des inégalités. Ceci représente un "combat" primordial puisque "l’égalité des chances est consubstantiel de la démocratie".

 

Commentaires, Critiques, et Actualité de la question

Le fond de l’ouvrage mérite d’être célébré. En effet, nous jouissons enfin d’un essai dont les propos sortent des sentiers battus. Les auteurs refusent les poncifs, et les explications trop succinctes qui minent la réflexion politique de ces dernières années.
Néanmoins, quant à la rédaction de l’ouvrage lui-même, on peut regretter parfois l’aspect catalogue de réflexion qui s’immisce dans certains développement que l’on aurait souhaité plus structuré. Cependant, l’œuvre étant collégial, il est toujours difficile d’homogénéiser les arguments de tous les participants.

Quant aux propos contenus dans cet ouvrage, il appelle plusieurs réflexion. Si le refus de la diabolisation est appréciable – elle n’est ni prise comme une force externe imbattable, ni louée exagérément – et que la croissance des inégalités est abordé de façon multidimensionnelle, au-delà de la problématique du chômage, on peut s’interroger sur les "solutions" proposées.
Dans un premier temps, on peut s’interroger sur les mesures concrètes qui rempliraient les conditions de réformes énoncées dans l’ouvrage. Cependant, le travail des chercheurs s’arrête là où commence celui des décideurs qui doivent apporter des réponses aux français.
Dans un second temps néanmoins, on peut douter de l’opportunité de mettre en place des politiques, nécessairement généraliste, qui conviennent au degré d’individualisation de ce qui reste du corps social. On prône des mesures individualisées, mais manque-t-il uniquement aux politiques les compétences de leurs mise en œuvre. En d’autres termes, cet antagonisme entre politique et individualisme trouve-t-il une réponse ?
De même, on refuse la résurgence des nostalgies politiques. Si l’idéal républicain est entaché d’une déviance sécuritaire, et qu’on envisage son rejet sans difficultés, on est tenté de faire remarquer que la mise en place de la social démocratie – refusée car ses piliers sont en panne – n’appelle peut être pas plus de changement que le défi qu’incitent à relever les auteurs.

Enfin, les arguments proposés ont une actualité certaine. Quand J.P. Fitoussi et P. Rosanvallon tentent d’insuffler une nouvelle réflexion politique et "s’impatientent" des actions concrètes qui en découleront, on peut penser que la gauche politique est resté sourde à leur appel. En effet, non seulement la politique reste en panne, mais les mesures proposées contre le chômage appartiennent à l’attitude de résignation qu’ils veulent tant combattre. Si les 35 heures et les emplois jeunes ont plus ou moins créé des emplois, selon la justification qu’on donne à ces postes, force est de constater qu’on fractionne le volume d’emploi existant plutôt que de lui donner une nouvelle dynamique, et on s’en remet à la chose publique pour créer des emplois en réponse à l’absence de mesures efficaces et durables émanant de cette même entité.

 

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