Jana Céleste Avril 2002

 

 

 


HISTOIRE ET UTOPIE

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Emil Michel CIORAN

 

 

 

 

BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR

 

Emil Michel Cioran, fils d’un prêtre orthodoxe, naît un 8 avril 1911 à Rasinari, un village de Transylvanie. Ce village, il le considère comme une sorte de paradis perdu, lorsqu’il le quitte pour devenir pensionnaire au lycée de Sibiu en 1921. En 1928, il s'inscrit à la Faculté de Littérature et de Philosophie de Bucarest. Durant cette période, ses lectures se concentrent sur la philosophie et l'histoire de l'art allemandes. Il est alors un adolescent terrible en proie à des crises d'insomnie qui pouvaient durer des semaines et il est obsédé par la mort. "J'étais comme un démon, je pouvais m'effondrer à tout moment, mais je vivais vraiment intensément."

À partir de 1932, Cioran collabore régulièrement à une série de revues. Déjà l'on voit se dessiner chez lui une quête du moi sur un fond obsessionnel. Puis, paraît en 1934 son premier livre, Sur les cimes du désespoir: "Je n'ai pas d'idées - mais des obsessions [...]. J'aime la pensée qui garde une saveur de sang et de chair." De son propre aveu ce livre contient en germe tout ce qu’il a écrit par la suite tant en roumain qu’en français.

En 1936, il devient professeur de philosophie au Lycée de Brasov. En 1937 il publie Des larmes et des saints un ouvrage controversé, fruit d’une crise religieuse. La même année, ayant obtenu une bourse de l’Institut français de Bucarest, il arrive à Paris, qu’il n’a plus quitté depuis.

Après avoir appris le français " cette langue inabordable, trop noble et trop distinguée à mon gré " il n’écrira plus en roumain. Le premier volume publié en français, réécrit quatre fois, sera Précis de décomposition, dans lequel il dénonce les " idéologies, les doctrines et les farces sanglantes ".

Toute la suite de son œuvre, malgré le nihilisme qui la caractérise sera tendue vers la recherche, lucide et désespérée sur le sens de la vie et sur ce qui caractérise l’homme et l’humanité toute entière. Syllogismes de l’amertume, La tentation d’exister, Histoire et Utopie, La chute dans le temps, Le mauvais démiurge…autant de titres qui en disent long sur un auteur qui n’écrivait que dans les moments de dépression et pour qui l’écriture fut une thérapie qui l’empêcha de se suicider !

Son essai préféré demeurera De l'inconvénient d'être né : "J'adhère à chaque mot de ce livre qu'on peut ouvrir à n'importe quelle page et qu'il n'est pas nécessaire de lire en entier."

Cioran est mort à Paris le 21 juin 1995 à l’âge de 84 ans.

 

QUESTIONS POSEES PAR L’AUTEUR

 

L’ouvrage de Cioran incite à réfléchir sur de nombreux paradoxes que suscite l’évolution des peuples et l’histoire des nations marquées à la lumière d’innombrables projets utopiques. Précisons tout d’abord le sens didactique du mot Utopie : Il s’agit d’un projet d’organisation politique idéale qui ne tient pas compte des réalités.

A travers le titre de son ouvrage, Cioran nous livre ce qui semble être un premier paradoxe parmi tous ceux que contiennent ses développements ultérieurs.

Ce paradoxe réside dans l’opposition entre Histoire et Utopie. Si on reprend la définition de l’Utopie comme un projet d’organisation idéale, et que l’on mette en parallèle la dynamique historique, la conclusion s’impose d’elle même. L’Histoire s’arrête là où commence l’Utopie et inversement, l’Utopie meurt au moment où naît l’Histoire.

Mais ne pourrait-il pas exister des similitudes

entre l’Histoire et Utopie ?

 

 

PARADOXES / POSTULATS PRINCIPAUX

 

 

 

HYPOTHESES / CONCLUSIONS

 

L’hypothèse de base de Cioran est la suivante : L’Homme est fondamentalement inapte à coexister avec ses semblables. Sa tendance naturelle serait de vouloir faire le vide autour de lui. L’acceptation de l’autre se fait par une forme de tolérance équivalente à un affaiblissement physique et psychologique de l’individu ou par un travail métaphysique proche du mysticisme qui peut le conduire au renoncement absolu.

A travers la seconde hypothèse, Cioran avance l’idée qu’un peuple ne conserve son âme, sa capacité créatrice ou destructrice (qu’on pourrait apparenter à une force motrice), que dans le processus d’accession à la liberté. La recherche de la liberté est aux peuples ce que les cheveux sont à Samson.

Autrement dit, la conscience d’un peuple n’est jamais aussi imprégnée de cette " puissance généalogique " que lorsque celui ci est oppressé.

La troisième hypothèse découlant de la première consiste à appréhender l’histoire comme étant un mécanisme exclusivement basé sur cette volonté de destruction et d’asservissement de l’autre, propre à tous les hommes, et au degré le plus élevé, aux tyrans de tous les temps qui semblent être à l’origine de la trame de l’histoire.

Enfin, la quatrième hypothèse part du principe que l’utopie, que l’on définit ici comme un projet politique d’organisation idéale et qui suppose une anémie de la volonté et une forme avancée d’apathie généralisée, reste quand même nécessaire à la dynamique d’une société humaine. Autrement dit, une société sans utopie est une société sans avenir.

 

DEMARCHE DE L’AUTEUR

 

Avec une extrême lucidité, que l’on pourrait presque qualifier de pessimisme cynique, qui caractérise toute son œuvre, Cioran s’attache à détruire une à une nos croyances, nos visions des sociétés dans lesquelles nous vivons. Avec une précision chirurgicale, quasi pathologique, l’auteur pénètre au plus profond de nos âmes, explore nos instincts les plus primitifs, nous expliquant au passage comment devenir un tyran, le fondateur d’un empire.

En opposant constamment l’Occident à l’Orient à travers leur histoire d’abord, en examinant les différentes utopies qui ont participé à l’écriture de cette histoire ensuite, il nous ouvre les horizons insoupçonnés jusqu’ici, et nous pousse à poser un regard totalement différent sur l’évolution de l’humanité.

Il exprime au passage son malaise de vivre au sein d’une société dans laquelle il ne se reconnaît pas, découlant de son malaise de vivre tout court.

Dans le premier chapitre, la démarche de l’auteur consiste à analyser l’histoire à travers une grille de lecture reposant sur la première et la seconde hypothèse. De l’analyse de ses propres états d’âme, il déduit que l’homme renferme une énergie destructrice qui ne vise qu’à éliminer les autres. Revenant à ses origines, il introduit la dimension historique en opposant la situation présente des pays de l’Ouest et de l’Est.

 

RESUME DE L’OUVRAGE

Chapitre I - Sur deux types de société (lettre à un ami lointain)

Quelle est la nature véritable de la liberté ? L’homme est-il doué pour la partager avec ses semblables ? Selon Cioran, le principe même de la vie est basée sur le refus des autres, leur présence étant incompatible avec la liberté individuelle. La précarité du libéralisme vient précisément du fait, qu’il est aux antipodes de nos instincts premiers, l’homme n’étant pas né tolérant et le devenant qu’au prix d’efforts permanents, voire d’usure de ses forces. De ce fait la tolérance ne rime pas avec la jeunesse. Les fanatiques sont recrutés majoritairement au sortir de l’adolescence, l’âge où l’énergie dont on jouit n’est point diminuée par la sagesse. Cette dernière étant indispensable pour devenir un démocrate " sincère ".

De son jeune âge, l’auteur conserve une fascination puisant sa source dans la haine primitive pour les Hongrois, figurant l’ennemi et l’oppresseur.

Cette nation est selon lui naturellement douée pour le commandement et la tyrannie qu’elle exerça auprès de ses voisins et a de ce fait le goût de la liberté. En effet, pour devenir des révoltés, il faut avoir été soi-même des oppresseurs auparavant.

D’une façon générale les peuples nous inspirent des sentiments contradictoires : amour et haine réunis, sans pour autant mériter une passion définie. De la même manière, les sociétés occidentales ne méritent pas d’être préférées aux régimes communistes.

Tandis que les premières sont le berceau de toutes sortes d’injustices, les secondes s’emploient à ruiner l’utopie, considérée par l’auteur comme le principe de renouvellement des institutions et des peuples. Sans utopie, le monde s’atrophie, s’asphyxie, la vie devient irrespirable.

Nous nous trouvons face à un paradoxe de taille : c’est précisément la déception engendrée par l’échec de la mise en pratique de la " grande idée " perpétré par les régimes communistes qui maintient les société occidentales dans un état de " statu quo ". Des deux types de sociétés aucune n’est préférable pour les masses qui n’ont donc le choix qu’entre deux maux : présents et à venir. D’un côté, la liberté dont tous se réclament et que personne ne respecte, même pas les gouvernements dont les lois ont de moins en moins d’autorité. De l’autre, les promesses non tenues, les espoirs déçus. D’un côté le paradis désolant, de l’autre l’enfer : y a t-il vraiment une telle différence entre les deux ?

L’Ouest et l’Est constituent à priori deux systèmes diamétralement opposés. Cioran semble constater qu’in fine, ces deux mondes mènent aux mêmes impasses.

L’Ouest est constitué d’hommes supposés être libres et disposant de leur libre arbitre dans une organisation sociale libérale. Toutefois la possession de la liberté renvoie l’individu à lui même, le place face à sa solitude. Ceux qui n’y sont pas préparés, la grande majorité selon l’auteur, devront affronter un vide donnant naissance à une angoisse sans borne.

Face à ce vide l’homme libre ne sait plus où diriger ses pas ; il a en effet de l’autre côté du mur la mise en pratique de sa propre utopie, devenue la réalité qui a pris source dans ses rêves.

Cet état prive l’individu de toute la " substance énergétique " dont il disposait tant qu’il aspirait à la liberté. Maintenant qu’il en dispose, il ne sait plus qu’en faire, pis, elle lui fait peur et il cherche constamment à combler ce vide existentiel.

Alors, il ne lui reste plus qu’à chercher refuge dans le non sens, trouver une raison d’être, fondée souvent sur des fausses valeurs. Il finit par aspirer secrètement à son ancien état d’esclave pour retrouver cette flamme qui l’a mené là, mais qui s’est éteinte une fois les chaînes brisées.

La situation de l’occidental pose la question de l’homme face aux choix.

L’homme libre de l’Ouest se heurte à ses propres murs, alors que l’homme de l’Est se heurte aux murs dressés par ses maîtres.

Les peuples de l’Est vivent dans des régimes qui les oppressent et ils n’aspirent qu’à une chose, cette liberté des occidentaux. Au contraire de ces derniers, les hommes orientaux disposent encore de cette énergie puisqu’ils s’inscrivent toujours dans le mouvement d’accession à la liberté.

Ils possèdent toujours l’espoir de pouvoir goûter à cette liberté vers laquelle toute leur volonté est tendue. On aura beau la démystifier en leur montrant le spectacle parfois désolant de l’homme libre dont ils envient tant le statut, leur course vers la supposée sortie ne s’en accéléra que plus, tant ils seront entraînés par cette énergie qui se consumera au fur et à mesure de sa progression..

Et pourtant…

Sans but, sans objet, sans idéologie autre que le culte de la liberté pour la liberté, la société occidentale ne perdure que sur l’échec de son utopie, sur l’image négative que lui renvoie l’Est de se propres rêves. Mais ce dont elle n’a pas conscience c’est que son salut viendra peut-être de ceux envers qui elle semble avoir développer un sentiment de supériorité.

La liberté, pour se manifester, exige un vide de croyances ; elle n’a aucun moyen de se maintenir et de survivre aux dangers qui la menacent.

Les libertés ne peuvent survivre que dans un corps social malade : la tolérance que la liberté implique est pour l’auteur synonyme de l’impuissance. La notion de liberté est opposée à celle de la durée, ce n’est qu’une illusion après laquelle courent les peuples qui ne la possèdent pas et pour qui elle représente de ce fait tout. Tandis que les peuples occidentaux qui la possèdent et qui savent déjà qu’elle n’est pas faite pour durer, vivent dans un état d’appréhension et d’espoir, dans l’attente " d’autres dieux ".

Alors que tout son passé révolutionnaire l’y a prédisposé, l’Occident a failli a sa mission de mettre en pratique l’idée du communisme qu’il aurait pu humaniser et libéraliser. Laissant à l’Orient le privilège de s’emparer de ses utopies et ses rêves, ayant ainsi trahi ses précurseurs, ses schismatiques qui ont pourtant préparé le terrain, il se borne à ne produire que " des hommes d’affaire, des épiciers et des combinards ".

 

Chapitre II - La Russie et le virus de la liberté

Attiré, selon ses propres dires, par l’horreur, l’auteur avoue ici sa fascination pour des nations féroces et sans scrupules, qu’il oppose à la fadeur et la sagesse, inhérents aux vieux peuples " sentant le moisi " qu’il conviendrait pourtant de préférer.

De même, malgré son rejet viscéral des tyrans, il ne peut que constater leur rôle prépondérant dans l’histoire des peuples. Cioran revient ici sur le thème développé dans le précédent chapitre relatif au vide que l’homme aimerait faire autour de lui, cédant ainsi à ses instincts primitifs.

Pour la plupart d’entre nous, nous sommes à peine conscients de nos pulsions meurtrières. L’ambition de dominer les autres, de dominer le monde n’apparaît que chez certains individus et à certaines époques. Mais c’est précisément dans ces périodes là que se forment les empires ou du moins que les tentatives de leurs fondement se manifestent. D’Ivan le Terrible à Hitler, en passant par Gengiskan et Napoléon, toutes les époques et toutes les civilisations furent marquées par ces tentatives de réalisation d’empire universel.

Ou en sont ces nations par rapport au concept de l’empire aujourd’hui ?

L’Occident n’éprouve plus que la honte de ses anciennes conquêtes et ce repli sur soi incite ses adversaires à reprendre ses idéologies à leur compte afin de les diriger contre lui.

Quant à l’Orient, il y existe une nation où l’idée de l’empire a toujours existé et où, devant la démission de l’Occident elle pourrait à nouveau connaître un essor inespéré : la Russie.

Profondément religieux, depuis toujours imprégné de ce besoin d’absolu qui caractérise l’homme croyant, le peuple russe, en adoptant l’orthodoxie signe ainsi son premier désir de démarcation de l’Occident, en affirmant sa différence. Certes, il retardait ainsi sa civilisation, mais y gagnait en un enracinement encore plus fort dans sa singularité. Même le marxisme qui l’a pourtant éloigné de l’orthodoxie, la Russie a réussi à le " slaviser ".

Voici donc un peuple, dont la spécificité est de n’avoir jamais connu la liberté, un peuple dont l’histoire se résume à des siècles de domination, un peuple qui est passé, du jour au lendemain, du joug des tsars à celui d’un régime qui se voulait idéal (donc utopique) mais qui n’a fait qu’à aboutir à une autre monstruosité. Des siècles d’oppression ont forgé l’âme des Russes en leur donnant une consistance, une densité qui sera, selon l’auteur, la source d’un nouvel élan du peuple de la Russie.

 

Un individu doué d’une énergie et d’une vie organique " extraordinaires " (au sens des hommes extraordinaires de Raskolnikov dans Crimes et Châtiment de Dostoïevski) ne peut tolérer ses semblables. A l’échelle d’un peuple, une telle énergie ne peut exister que dans un régime totalitaire, tandis qu’un régime libéral dépossédera au contraire ce même peuple de cette énergie organique.

Selon Cioran, l’effort qu’ont fourni les peuples occidentaux pour acquérir leur liberté (et qu’ils fournissent encore pour la vivre), dans cette course pour saisir l’insaisissable, a fini par les user, les épuiser en les privant de cette vitalité organique. L’auteur parle même d’un " profit, d’un fonds biologique ", obtenu grâce à la passivité des populations, face aux tyrans. "  Toujours aspirer à la liberté, sans jamais y atteindre, n’est ce point là la grande supériorité de la Russie sur le monde occidental, lequel, hélas, y a depuis longtemps accédé ? "

Ce fonds biologique n’est pas limité géographiquement à la Russie, on le retrouverait dans d’autres pays de l’Est, appartenant à des degrés divers à la sphère d’influence soviétique : la Hongrie, la Pologne….les Balkans. Car l’un des fondements d’un empire est constitué par sa capacité d’assujettir les autres pour qu’ils l’imitent, avant d’en faire ses esclaves.

La Russie semble réellement fasciner Cioran, car elle fait figure de nain historique en comparaison à l’Occident. Tout au long d’un histoire d’une apparente uniformité, emmuré par ses oppresseurs, le peuple russe semble resté quasiment immobile extérieurement, mais au dedans il s’est constitué une vie intérieure sans égale à travers les individus qui le composent : ses écrivains, ses poètes….

Si la Russie n’a jamais caché son goût pour la démesure, elle pense toujours qu’il lui revient de sauver le monde occidental en réalisant son rêve d’un empire universel. Et elle pourrait bien y parvenir face à cet Occident qui, arrivé à un niveau de civilisation que l’on ne dépasse qu’en " descendant " ne ferait pas le poids devant une nation que son niveau inférieur à l’Europe prédispose à l’irrémédiable ascension. Et loin d’en souffrir, l’Occident pourrait bien profiter de cette dynamique qui une fois en marche entraînerait tout sur son passage.

Les occidentaux seront-ils assez clairvoyants pour savoir saisir cette dernière chance qui leur sera offerte pour sortir de leur impasse. Ils n’auraient de toute façon pas le choix face au cyclone dont l’épicentre se situeraient à Moscou, St Pétersbourg ou au fin fond de la Sibérie. Toutefois, il est à craindre que ce mouvement salvateur ne débouche sur une société vide de sens à l’image de l’Occident. " La malédiction de la liberté " touchera-t-elle aussi ce géant d’une énergie généalogique sans pareil ?

Chapitre III - A l’école des tyrans

En admettant le fait que l’histoire de l’humanité est constituée des soubresauts dus à l’imperfection des hommes, à fortiori des tyrans et despotes de tout genre, on comprend aisément que l’avènement d’un système d’organisation idéale suppose des hommes parfaits. Si on veut la leur imposer, cela ne pourra se faire que par un pouvoir aussi fort que celui d’un tyran.

L’Histoire nous a servi des exemples à travers la mise en pratique des systèmes communistes en Russie qui a engendré l’un des plus important régime totalitaire de ce siècle, celui de Staline. Mais c’est à Hitler que revient le sinistre mérite d’avoir marqué au fer rouge le 20ème siècle. Ceci nous amène à penser que les tyrans sont tout aussi importants dans l’histoire que la mise en place d’une utopie.

Mais tandis qu’un certain degré de l’ambition est naturel chez chacun des hommes, le basculement dans la tyrannie serait selon Cioran assimilable à un état maladif, un profond déséquilibre.

L’auteur s’essaie ici à brosser une anthropologie du tyran, à disséquer l’ivresse dans laquelle l’excès de l’ambition, la " folie politique " plonge les hommes.

La soif de puissance, telle une drogue, dévore celui qui s’adonne à la politique et le fait basculer dans un état proche de la démence. Semblable à un dérangement mental, l’état dans lequel se retrouvent tous les tyrans n’a d’égal que celui où ils sombrent lorsque cesse leur règne despotique. Quant à nous autres, le peuple, nous assistons au développement du pouvoir du tyran, en subissant les événements, les injustices, les crimes, tout en étant méprisé et en acceptant ce mépris. C’est à cette condition que l’histoire se construit.

L’étude des différents systèmes utopiques que l’auteur développera dans le chapitre V, montre que des systèmes d’organisations politiques idéales cherchant avant tout le bien être de l’homme aboutissent en général à des monstruosités parce qu’elles supposent des hommes aussi disciplinés que des machines. Or qui sont les plus aptes à les mettre en pratiques que les monstres eux-mêmes ?

Derrière ce paradoxe on constate qu’il y a un point commun inattendu entre l’histoire et l’utopie : ce sont les tyrans dont Cioran fait ici l’apologie. A tout bien considérer, ils les préfère aux prophètes et aux rédempteurs qu’ils juge finalement plus ambitieux et surtout trompeurs car détournés des citoyens au profits des consciences, coupables d’indiscrétion, voire de sadisme !

Sans les tyrans, y aurait il une histoire ? Cioran semble croire que non, car ils constituent le souffle historique, la quintessence de ce que l’homme a de plus sombre. Avec leurs rêves de démesure qui deviennent les cauchemars des êtres ordinaires, ils ont su de tout temps occuper le devant de la scène historique et ont régné sans partage pendant le temps qui leur était alloué.

Le 20e siècle l’aura illustré de belle ou de mauvaise manière. Ce siècle est celui où la civilisation a pu acquérir un niveau de technologie sans pareil. Cette technologie a permis à quelques individus "suprêmement  malades " au sens de Cioran d’en faire le siècle le plus atroce de toute l’histoire de l’humanité. Le 20ème siècle par son cortège d’horreur a mis encore plus en exergue le côté obscur de cette force qui, d’après Cioran, nous anime tous.

Ne dit on pas que l’homme de génie est celui qui n’a qu’une idée toute sa vie ?

A toutes les époques, ce qui caractérise les grands tyrans c’est plus qu’une idée c’est une obsession qui tient en trois mots : Dominer le monde.

Mais comment imaginer qu’un homme puisse être à l’origine d’un empire ? Comment concevoir qu’un seul homme puisse tenir enchaîné d’une poigne de fer des millions d’autres qui trembleront rien qu’à l’évocation de son nom ?

Ces hommes doués au départ d’une énergie hors norme savent arriver aux moments où leurs futurs esclaves semblent dénués de toute volonté et de toute énergie. En effet, l’époque propice à l’essor des césars coïncide avec la fin d’un cycle de civilisation.

Le peuple exsangue et fatigué se laissera plus facilement mystifier par un prestidigitateur qui se gardera bien de lui montrer, au départ, cette fièvre qui l’anime. Une fois convaincu, il arrive même que l’homme prenne goût à la tyrannie, car elle le sauve de la peur de se trouver face à lui même, d’affronter sa propre âme, occupé qu’il est à reconstituer ses forces et son énergie dans sa lutte contre le despote.

Oppressés, privés de leur libre arbitre, toute la volonté des hommes est tournée vers un besoin de liberté que leur maître leur refuse. La haine qu’ils éprouvent à l’égard de ce maître ne fait que démultiplier leur énergie qu’ils utilisent à chercher la faillite du système qui les opprime pour enfin trouver la voie vers la liberté tant désirée. Le peuple constitué de tels individus, bien qu’ils soient enchaînés, se charge d’une énergie, qui, le moment venu, sera la source d’un mouvement fort, l’amenant vers la liberté.

Ainsi donc, l’Histoire des hommes se résumerait-elle à l’histoire de quelques hommes qui apparaissent pour lier leur sort, leur destinée à celui d’un peuple : d’Alexandre le Grand à Staline, en passant par Hitler.

Fort de ce constat, l’auteur voit le salut du monde et spécialement de l’Europe pour qui ce serait l’unique voie conduisant à l’unité, dans un système de tyrannie et de violence, selon les lois qui régissent la constitution des empires.

 

Chapitre IV - Odyssée de la rancune

Après l’apologie de la tyrannie voici celle de la cruauté.

Si tous nous ne devenons pas les tyrans laissant une empreinte dans l’histoire, nous sommes en revanche tous des assassins en puissance, des assassins contrariés, irréalisés, obligés de réfréner nos pulsions et nos envies de vengeance, pour y renoncer, le plus souvent.

Selon Cioran, nous serions, à l’image de nos ancêtres, gouvernés par nos instincts les plus primaires, des chasseurs assoiffés de sang mais privés de la possibilité de les assouvir.

Résister à cet héritage, à cet appel du sang originel et meurtrier nécessite de déployer des efforts surhumains et nous rend en définitive malheureux car soumis à plus de souffrances que celui qui ose se venger de ses ennemis. Nous sommes réduits à anéantir nos adversaires par nos propos, ces poignards invisibles, bien que la parole ne remplisse qu’imparfaitement le rôle d’exutoire.

L’homme n’est pas naturellement apte au pardon ; pour y parvenir il doit détruire le meilleur de lui-même, et effacer des pans entiers de sa mémoire. De la même manière, il n’est pas programmé pour aimer ses semblables sans retenue, et à mesure qu’il avance dans sa connaissance de soi il ne peux que les détester davantage justement parce qu’ils lui ressemblent trop ! " Quand on a plus d’illusion sur soi, on n’en garde pas sur autrui ".

D’ailleurs, l’Autre, tous les autres ne sont qu’une atteinte à notre originalité, à nos privilèges, nous empêchant de nous élever, d’accéder à la gloire.

La rancune suprême est celle que nous éprouvons contre le créateur lui-même à qui nous reprochons son œuvre inachevé, pire : nous n’avons de cesse de détériorer celle-ci.

Si la rancune conserve c’est parce qu’elle participe de cette énergie, de cette vitalité dont l’auteur a fait part dans les chapitres précédents. Sans elle il n’y aurait pas d’événements, ni d’homme ni même de monde.

Ainsi ce sont nos instincts les plus vils qui nous poussent à agir, qui nous motivent, qui font le jeu des politiques, et qui gouvernent les politiques eux-mêmes.

Les vertus, les sentiments nobles (pour autant qu’ils existent !), les élans de pureté intérieure éloignent de l’existence, de la vie et donc de l’Histoire.

Chapitre V – Mécanisme de l’Utopie

De tous les temps, les hommes ont caressé les rêves, et conçu les mythes d’un monde nouveau, d’un monde meilleur. Les images d’un bonheur sans entraves, d’un bonheur impossible ont traversé toutes les époques et donné naissance à une littérature abondante, décrivant les citées idéales, où les hommes et les femmes, exemptes des maladies, de la souffrance, des peurs et de tout sentiment négatif, vivent et travaillent en parfaite harmonie entre eux et avec l’univers entier.

Tout en les qualifiant de divagations, d’élucubration de mauvais goût, relevant " d’une débilité mentale ", Cioran reconnaît que la production des utopies est nécessaire à la survie et au renouvellement des sociétés. En effet, pour vivre, l’homme, dans sa grande majorité, qui se recrute en particulier parmi les plus démunis a besoin d’espérer une amélioration de sa condition, ici bas où dans un autre monde. La déchéance du christianisme, qui comblait les esprits du peuple en pourvoyant à ses espoirs d’un mode meilleur dans l’au-delà, a formé le terreau pour la naissance des utopies, une sorte de paradis artificiel, en remplacement du paradis " originel " perdu et à jamais inaccessible.

L’utopie suppose des hommes parfaits, c’est à dire des hommes chez qui cette force destructrice aurait disparu. Mais qu’y a-t-il derrière cette perfection ? Des individus dépouillés de toute conscience, simples animaux, heureux de vivre et de travailler.

L’étude des différents systèmes utopiques montre que ces organisations ont comme finalité le bonheur absolu et éternel de l’humanité. Mais une analyse détaillée de cette littérature montre que ce sont tous des systèmes monstrueux car ils présentent l’homme comme un être heureux et discipliné, ou bien contraint au point de ne jamais pouvoir exercer son libre arbitre. Vouloir rendre les hommes heureux à travers les systèmes utopiques revient à les lobotomiser pour les rendre aussi dociles que possible.

C’est sans compter avec la nature véritable de l’homme façonnée selon Cioran par le mal, contrairement aux conceptions Rousseauistes. Cela revient à les réduire, en définitif, à ce même état de servitude dans lequel les tyrans cherchent à les confiner, la joie en moins.

Dans Le meilleur des mondes (Aldous Huxley), l’homme s‘apparente à un robot. L’acte de procréation se réduit à une simple manipulation génétique. Les caractéristiques humaines sont déterminées par différentes combinaisons de gènes selon que l’on veut un manuel ou un intellectuel. Il en résulte un déterminisme social qui n’offre absolument aucune échappatoire.

L’histoire n’a plus lieu d’être dans cette société où on y fait référence comme à un lointain passé fait de malheur et de souffrance qu’il faut vite s’empresser d’oublier pour montrer à quel point le présent est beau.

Dans 1984 (Georges Orwell), l’homme est conditionné par la force grâce à un maillage de la société qui se matérialise par une omniprésence du pouvoir. On pourrait croire que contraint physiquement, il dispose toujours de sa liberté de conscience, il n’en est rien. Le Pouvoir, qui veille jour et nuit, va jusqu’à sonder les consciences pour mieux maîtriser l’individu.

Ici, le pouvoir n’utilise pas le passé mais falsifie le présent à travers des informations continuelles sur des événements censés se dérouler en dehors de la société pour maintenir une discipline et une cohésion sociales.

Ces deux ouvrages bien que paraissant opposés dans la forme, décrivent des utopies dans toutes leurs monstruosités parce qu’elles réduisent l’homme à sa plus simple expression, semblable à une machine faite de chair et de sang, car vidé de sa pleine conscience.

Le seul point positif que Cioran semble trouver dans les systèmes utopiques est qu’ils conduisent à l’abolition de la propriété, qu’il honnit au plus haut point à l’image de Rousseau.

 

Chapitre VI – L’âge d’or

Quel meilleur exemple et source des rêves utopiques que le paradis biblique lui-même ? Cet Eden, dont nous sommes à jamais exclus et dont nous conserverions, selon Cioran, la nostalgie inconsciente ? L’auteur s’attache ici à examiner les différentes mythologies, pour comprendre les origines de cette quête du bonheur absolu et inconditionnel, avant de démontrer les raisons de son échec, pour enfin proposer une solution de salut, un remède à nos maux.

Dans Les Travaux et les jours, Hésiode, le pasteur et poète de la Grèce antique, décrit une image de l’âge d’or, durant lequel les humains auraient vécu parmi les dieux, coupés des " sources de la vie ", n’obéissant qu’aux lois de la nature.

Arrachés à cet état de béatitude par l’éveil à la conscience que Prométhée, défiant les dieux, leur apportera, les humains n’ont fait, depuis, que de s’enfoncer dans le malheur, passant de l’âge d’or à l’âge de fer, puis celui d’airain, s’éloignant à jamais de cet " éternité positive ", qui s’étend au-delà du temps.

A la différence de Pélage, moine hérésiarque irlandais, qui part d’une vision optimiste de la nature de l’homme, Cioran (qualifiant d’ailleurs Pélage de naïf) suppose à l’homme une volonté foncièrement mauvaise, qui préside à tous ses actes.

Depuis son exclusion du paradis l’homme serait inapte à revivre dans ce que l’auteur nomme l’éternel présent, n’en supportant plus la monotonie, synonyme pour lui de l’ennui.

Pour nous démontrer son hypothèse, Cioran va s’appuyer sur l’un de ses auteurs préférés, Dostoievski, citant les trois versions d’un songe, inspiré par le tableau Acis et Galathée de Claude Lorrain. Ces visions, attribuées respectivement aux héros Des démons, de L’Adolescent et Du songe d’un homme ridicule dépeignent le processus de désagrégation du bonheur originel.

Cioran, tout comme Dostoievski conclut à la " double impossibilité du paradis "  : celui du passé et celui du présent. Le premier est inaccessible, le second irréalisable.

" L ‘harmonie, universelle ou non, n’a existé ni n’existera jamais ".

Par ce constat, accablant et lucide à la fois, l’auteur nous invite à chercher ailleurs cet éternel présent si convoité : au plus profond de notre être, dans le principe même de notre nature qu’il qualifie d’intemporelle.

Pour y parvenir il importe d’intérioriser, et la nostalgie du paradis perdu et l’attente d’un paradis futur, dans l’amour et la haine réunis, pour pouvoir les rejeter l’un comme l’autre au terme de la victoire de la lucidité sur les illusions.

Ce n’est qu’à ce prix que nous réussirons à transformer le vide qui nous terrorise en une plénitude, nous permettant de nous encrer dans la réalité, sans chercher à marquer l’histoire de nos pas.

LA TRANPOSITION HISTORIQUE DE L’OEUVRE

A travers cet essai, c’est à une véritable réflexion sur l’histoire que se livre Cioran.

Quels sont les ingrédients qui constituent la trame historique et quelle est la dynamique qui l’anime ?

L’hypothèse de base reprise tout au long du livre repose sur l’idée que l’histoire dans son ensemble n’est que la conséquence des imperfections de l’homme.

Les inclinaisons naturelles de l’homme le conduisent à vouloir faire le vide autour de lui, car ne se supportant pas lui-même, il peut encore moins supporter ses semblables qui lui renvoient par effet du miroir l’image si détestable de lui (Odyssée de la rancune).

Conscient de sa nature destructrice, l’homme décide de vivre en société en établissant des lois, dont l’objectif est de le museler, de l’empêcher de commettre l’irréparable, de commettre l’atroce.

Mais si ces lois suffisent à maintenir dans une forme d’équilibre instable les hommes ordinaires, elles se révèlent défaillantes pour maintenir dans le troupeau les hommes extraordinaires. C’est la volonté de ces hommes extraordinaires qui crée la dynamique de l’histoire, leurs actes en constituent la trame (A l’école des tyrans).

Cioran, à travers sa fascination pour les tyrans met en exergue l’influence énorme qu’ils ont pu avoir sur le cours de l’histoire. Plus que cela, ils constituent en grande partie l’histoire.

Cette vision de l’histoire se résume à sa dimension politique. Et effectivement, elle est émaillée en grande partie d’hommes aux destins extraordinaires, de faiseurs d’empires, n’hésitant pas à sacrifier la vie de milliers d’hommes pour réaliser leurs rêves d’absolu.

Même s’il s’arrête un instant sur les initiés au sens mystique du terme, tel Jésus, qui ont marqué l’histoire par leur volonté de vouloir le bien et le salut de l’homme, on devine que ces individus sont pour lui des anomalies qui mettent encore plus en relief les sanguinaires assoiffés de puissance (Mécanisme de l’Utopie).

Agir, là est la véritable maladie de l’homme, c’est de l’acte dont naît l’histoire.

Plutôt que d’agir sur lui-même comme le lui enseignent toutes les religions, dont le but inavoué est d’avoir une totale emprise sur sa conscience, l’homme préfère agir sur l’extérieur, changer, modifier, transformer son environnement au nom d’un soi-disant progrès (L’âge d’or). C’est cette notion du progrès qui est à la base de la civilisation occidentale.

Parti de la philosophie grecque, constituée sur le fondement de la philosophie égyptienne, qui mettent en avant un Agir sur soi pour atteindre une forme d’épanouissement moral, l’homme occidental s’est très vite tourné vers la matière dont les transformations sous ses actes ont été beaucoup plus visibles et palpables que la lente évolution intérieure.

Pris d’une frénésie d’agir pour le changement, il s’est détourné avec une remarquable facilité de ces anciens dogmes pour en adopter de nouveaux, qui, pense-t-il, lui assureront le bonheur après lequel il semble courir.

Cette longue marche du travail sur soi vers la transformation de la matière a eu pour finalité l’accession à la liberté individuelle, à la possibilité de disposer de son libre arbitre.

Les occidentaux ont rencontré dans ce parcours des despotes plus ou moins éclairés qui voulaient en apparence les aider à atteindre leurs buts le plus vite possible, mais qui en réalité n’ont fait qu’œuvrer contre le mouvement qui semblait irréversible. En fait ces tyrans ne représentaient que des haltes au cours desquelles le peuple fatigué, épuisé et désorienté pouvait trouver le refuge. Mais ces oasis ont systématiquement tourné aux cauchemars, durant lesquels le peuple se trouvait une nouvelle énergie qui lui permettait de se débarrasser des êtres qui entravaient sa marche en avant et d’effectuer de nouveaux bonds. Ces différentes haltes constituent les principaux repères, l’ossature centrale de l’Histoire.

 

CRITIQUE DE L’OUVRAGE

Cioran nous présente, à travers cet essai, une vision de l’histoire extrêmement noire où il n’appréhende que sa dimension politique. Cette grille de lecture laisse de côté ce que les hommes ont de merveilleux et qui fait aussi partie de leur histoire, leur capacité de création à travers les Sciences et surtout les Arts. En effet, s’il s’est toujours commis des atrocités aux noms d’idéologies misanthropiques à travers la politique menée par quelques hommes, d’autres hommes ont aussi apporté à l’humanité et son histoire de très belles choses.

De manière très manichéenne on pourrait opposer aux tyrans et despotes de tous genres, les grands artistes qui ont marqué l’histoire et l’humanité en lui révélant, à travers la musique, les arts plastiques et la littérature, une partie essentielle d’elle-même.

Ce n’est pas un hasard si la vie artistique a toujours été réduite à sa plus simple expression (officielle) dans les régimes totalitaires. Si les tyrans ont pu asservir facilement les masses par la terreur, ils n’ont jamais pu dominer les individus pour qui la vie intérieure représente tout et qui, prenant possession de leur intériorité, apportent à cette même masse une lumière sans cesse menacée par les ténèbres des despotes.

On pourrait avancer que l’artiste est peut-être le seul individu de la société des hommes à avoir trouvé un début de solution à l’accession à la liberté. La grande majorité des hommes se détournant de leur vie intérieure, se trouve démunie, la liberté venue. L’artiste, au contraire, complètement pris dans une introspection continuelle, se sert de cette liberté pour aller au fin fond de lui-même et en rapporter cette lumière qui éclairera pour toujours le quotidien des autres hommes.

A côté de l’école des tyrans se trouve l’école des génies qui ont marqué l’histoire à travers leur art. L’héritage musical d’un Bach, l’apport pictural d’un Michel Ange ou le génie psychologique d’un Dostoïevski sont plus importants dans l’histoire des hommes que les conquêtes napoléoniennes ou les régimes des terreurs d’Hitler ou Staline.

Cioran réduit l’histoire à sa dimension démoniaque occultant cette dimension artistique que l’on pourrait qualifier d’angélique.

Ne nous méprenons pas : le tyran comme l’artiste de génie sont les individus hors normes, déséquilibrés voire malades.

La maladie de l’un se traduit par une volonté de domination totale d’autrui au moyen de la terreur.

La pathologie de l’autre l’amène à se tourner vers lui-même pour y puiser les richesses qui laisseront une empreinte dans la conscience collective.

A la fin de cet essai (L’âge d’or), l’auteur aborde cette intériorité qui selon lui serait une solution à tous nos égarements.

Autre avantage de l’artiste sur le tyran est sa faculté d’accéder à l’immortalité à travers son art, et ce faisant, d’échapper à l’histoire. L’artiste aspire secrètement toute sa vie durant à défier le temps. Ce n’est pourtant qu’à sa mort que son œuvre douée d’une existence propre le placera au delà de l’histoire.

Le tyran, lui, n’a de cesse de vouloir marquer l’histoire de son vivant, mais une fois son règne achevé, il sera réduit à un simple rouage ayant imprimé une dynamique à l’histoire des hommes.

L’artiste ne réconcilierait-il pas l’Histoire et l’Utopie ?

 

ACTUALITE DE L’OUVRAGE

 

Il convient tout d’abord de situer l’ouvrage en le replaçant dans son contexte historique. Cioran a écrit son livre à la fin des années 50, donc en pleine guerre froide. Sa réflexion sur les différences entre l’Occident et l’Orient s’inscrivait dans une actualité brûlante où les clivages entre le libéralisme et le communisme faisaient rage car ces deux systèmes fondamentalement opposés étaient en pleine construction et sujets à des critiques de part et d’autre.

Qu’en est-il aujourd’hui, après l’échec retentissant des régimes communistes dans les pays de l’ancien bloc soviétique suivi de la victoire et la propagation des systèmes libéraux ?

Peut-on transposer les idées de Cioran dans les pays où d’autres formes de totalitarisme religieux se sont développés ? En effet, comment ne pas songer à l’expansionnisme des idéologies des fondamentalistes islamistes, comment ne pas évoquer le régime despotique des talibans, qui plus est à été instauré dans un pays convoité auparavant par les velléités d’une nation, souhaitant, selon Cioran étendre son empire ?

L’histoire s’est emballée récemment et nous a effectivement offert un exemplaire de cette énergie, dont parle l’auteur, née et cultivée dans les systèmes tyranniques. Est-ce cette énergie qui a poussé des hommes prêts à tout pour n’avoir rien à perdre, à commettre les actes qui les ont fait à leur manière entrer dans l’histoire ?

Ces actes n’ont pas eu pourtant pour but d’ériger un empire, comme ce fut le cas pour des tyrans illustres, qu’évoque Cioran, et qui ont marqué les siècles passés. Ils visaient au contraire à ébranler un autre empire, celui qui s’est construit sur le culte de la liberté et du libéralisme à outrance. Et sous cette intrusion des tyrans de nouveau type, terrorisant nations entières, les peuples que la liberté a rendu décadents, au sens de Cioran, ont retrouvé (pour un temps) une vitalité et une énergie que l’on aurait pu croire définitivement dissoute dans le libéralisme.

Si Cioran avait vécu jusqu’à aujourd’hui, il aurait trouvé là une illustration parfaite de ses théories. Lui qui regrette que " nos attentats aient baissé en qualité, qu’ils manquent de soin et de brio ! "

Mais tandis que les anarchistes, ces derniers défenseurs de la " vraie " liberté et dont la race se serait éteinte, prônaient l’anéantissement de l’Etat en tant qu’obstacle à " l’harmonie universelle ", et le triomphe de l’individu, le programme des terroristes d’aujourd’hui est tout autre. Leur tentative de destruction ne cherchait pas à libérer les individus, elle ne visait même pas à remplacer un empire par un autre : celui où les individus sont d’ailleurs tout aussi enfermés, prisonniers de leur fanatisme. Les événements, que l’on nomme désormais comme ceux du 11 septembre semblent être une conséquence d’un sombre règlement de comptes, un fruit des jeux politiques, d’équilibre de force entre l’Occident et l’Extrême Orient, qui a pris la place libérée par le " le bloc de l’est ".

On le voit, l’Homme, qu’il se trouve à l’Occident, à l’Orient, au Nord ou au Sud a encore énormément de chemin à faire. Il ne suffit pas, pour combattre le fanatisme de lui opposer le nihilisme.

Combien sont ceux capables d’accéder au statut, que Cioran propose comme solution aux dangers qui nous menacent : cet état que les théologiens appellent la gloire essentielle ?

Nul ne peut être libre, montrait Hegel,
s’il  n’est prêt à affronter la mort.

Mais nul ne peut l’affronter, s’il ne sait pas pour quoi vivre.

 

***

 

Ouvrages cités: Aldous Huxley : Le meilleur des mondes

Georges Orwell : 1984

Fiodor Dostoievski : Crimes et Châtiment

Les Démons,

L’adolescent,

Le songe d’un homme ridicule

Hésiode : Les travaux et les Jours