LES FICHES DE LECTURE  de la Chaire D.S.O.

Simon ALCOUFFE
Doctorat HEC

 

 Alfred D. Chandler

"LA MAIN VISIBLE DES MANAGERS"

(Economica, Paris, 1988)

 

SOMMAIRE

 

 

L'AUTEUR

Alfred D. Chandler est souvent appelé l’ "historien des affaires". Ce titre ne semble pas usurpé puisqu’il s’est effectivement intéressé à l’histoire et à l’évolution des organisations et des grandes entreprises américaines dès le début de sa longue carrière de professeur. Dans les années 1950 il entreprend d’ailleurs sa thèse en se fondant sur les travaux de son arrière-grand-père, lui aussi historien des affaires et éditeur, Henry Vernum Poor. Il rentre ensuite au MIT comme Research Associate et devient directeur du département d’histoire de l’université Johns Hopkins en 1965. Dès lors la carrière de Chandler est lancée, surtout après le succès de Strategy and Stucture publié en 1962.

 

LES QUESTIONS POSÉES

La main visible des managers de Chandler a pour objectif d’examiner et d'expliquer l’évolution de l’organisation et de la gestion de la production et de la distribution aux Etats-Unis depuis la révolution industrielle (moitié du 19e siècle). L'ouvrage est un essai et non pas le résumé d'une recherche académique, en ce sens il ne comporte pas d'hypothèse mais seulement un certain nombre de postulats.

 

LES POSTULATS

Avant de plonger dans la «complexité de l’histoire», Chandler esquisse une liste de propositions générales qui représentent autant de postulats. Ces propositions générales sont au nombre de huit (Chandler, 1988, pp. 7-12) :

-1- l’entreprise moderne multidivisionnaire a remplacé la petite entreprise traditionnelle lorsque la coordination administrative a permis d’obtenir de meilleurs résultats que la coordination par le marché ;

-2- les avantages de l’intériorisation de l’activité de nombreuses unités opérationnelles en une seule ne pouvaient pas se concrétiser avant la création de hiérarchies de managers ;

-3- l’entreprise est apparue pour la première fois dans l’histoire lorsque le volume de l’activité économique a atteint un niveau suffisant pour que la coordination administrative devienne plus efficace et plus profitable que la coordination par le marché ;

-4- la hiérarchie des managers, une fois confirmée avec succès dans sa fonction de coordination administrative, est devenue elle-même une source de permanence, de pouvoir et de croissance continuelle pour l’entreprise ;

-5- les carrières des managers salariés qui dirigeaient ces hiérarchies ont pris un caractère de plus en plus technique et spécialisé ;

-6- la croissance des entreprises multidivisionnaires en taille et en diversité et la professionnalisation de leurs managers ont abouti à séparer la propriété de ces entreprises dans leur gestion ;

-7- les cadres professionnels, confrontés à la nécessité de prendre une décision administrative, ont eu tendance à préférer les lignes d’action favorisant la stabilité et la croissance à long terme de leur entreprise plutôt que celles qui auraient maximisé les profits à court terme ;

-8- la croissance des grandes entreprises et la domination qu’elles ont exercée sur des secteurs vitaux de l’économie ont transformé la structure même de ces secteurs et celle de l’économie tout entière.

Ces propositions fondamentales sont donc de deux sortes. Les trois premières aident à expliquer la naissance de l’entreprise moderne : pourquoi elle est apparue à un moment déterminé, à un endroit déterminé et de manière déterminée. Les cinq suivantes se rapportent à son expansion.

 

LES HYPOTHÈSES

Chandler n'émet pas vraiment d'hypothèse.

 

LES RÉPONSES

La thèse soutenue par l’auteur dans cet ouvrage est que l’entreprise moderne s’est substituée aux mécanismes du marché dans la tâche de coordonner les activités économiques et de répartir les ressources. Pour Chandler, la main visible des managers a remplacé la main invisible des forces du marché. l’entreprise moderne se caractérise par l’emploi d’une hiérarchie de cadres salariés moyens et supérieurs, chargés de superviser et de coordonner le travail des unités qui sont sous leur autorité : « une classe d’hommes d’affaires entièrement nouvelle ». En outre, cette entreprise moderne est «multidivisionnaire» et chaque division a sa propre administration, est dirigée par un manager salarié à plein temps et a sa propre comptabilité, bien que chacune «pourrait théoriquement fonctionner comme un entreprise indépendante» (Chandler, 1988, p. 3). L’entreprise moderne, selon Chandler, a été la réponse institutionnelle au rythme accéléré de l’innovation technique et de l’accroissement de la demande des consommateurs aux USA pendant la seconde moitié du 19e siècle

 

LE RÉSUMÉ


Introduction

La main visible des managers de Chandler a pour objectif d’examiner l’évolution de l’organisation et de la gestion de la production et de la distribution aux Etats-Unis. La thèse soutenue par l’auteur dans cet ouvrage est que l’entreprise moderne s’est substituée aux mécanismes du marché dans la tâche de coordonner les activités économiques et de répartir les ressources. Pour Chandler, la main visible des managers a remplacé la main invisible des forces du marché.

Pour Chandler, l’entreprise moderne se caractérise par l’emploi d’une hiérarchie de cadres salariés moyens et supérieurs, chargés de superviser et de coordonner le travail des unités qui sont sous leur autorité : « une classe d’hommes d’affaires entièrement nouvelle ». En outre, cette entreprise moderne est «multidivisionnaire» et chaque division a sa propre administration, est dirigée par un manager salarié à plein temps et a sa propre comptabilité, bien que chacune «pourrait théoriquement fonctionner comme un entreprise indépendante» (Chandler, 1988, p. 3).

Avant de plonger dans la «complexité de l’histoire», Chandler esquisse une liste de propositions générales qui représentent autant d’idées fortes qu’il développe tout au long de l’ouvrage. Ces propositions générales sont au nombre de huit (Chandler, 1988, pp. 7-12) :

-1- l’entreprise moderne multidivisionnaire a remplacé la petite entreprise traditionnelle lorsque la coordination administrative a permis d’obtenir de meilleurs résultats que la coordination par le marché ;

-2- les avantages de l’intériorisation de l’activité de nombreuses unités opérationnelles en une seule ne pouvaient pas se concrétiser avant la création de hiérarchies de managers ;

-3- l’entreprise est apparue pour la première fois dans l’histoire lorsque le volume de l’activité économique a atteint un niveau suffisant pour que la coordination administrative devienne plus efficace et plus profitable que la coordination par le marché ;

-4- la hiérarchie des managers, une fois confirmée avec succès dans sa fonction de coordination administrative, est devenue elle-même une source de permanence, de pouvoir et de croissance continuelle pour l’entreprise ;

-5- les carrières des managers salariés qui dirigeaient ces hiérarchies ont pris un caractère de plus en plus technique et spécialisé ;

-6- la croissance des entreprises multidivisionnaires en taille et en diversité et la professionnalisation de leurs managers ont abouti à séparer la propriété de ces entreprises dans leur gestion ;

-7- les cadres professionnels, confrontés à la nécessité de prendre une décision administrative, ont eu tendance à préférer les lignes d’action favorisant la stabilité et la croissance à long terme de leur entreprise plutôt que celles qui auraient maximisé les profits à court terme ;

-8- la croissance des grandes entreprises et la domination qu’elles ont exercée sur des secteurs vitaux de l’économie ont transformé la structure même de ces secteurs et celle de l’économie tout entière.

Ces propositions fondamentales sont donc de deux sortes : les trois premières aident à expliquer la naissance de l’entreprise moderne : pourquoi elle est apparue à un moment déterminé, à un endroit déterminé et de manière déterminée. Les cinq suivantes se rapportent à son expansion.

Mais en fin de compte, toutes ces propositions tendent vers la même démonstration : l’entreprise moderne, selon Chandler, a été la réponse institutionnelle au rythme accéléré de l’innovation technique et de l’accroissement de la demande des consommateurs aux USA pendant la seconde moitié du 19e siècle.

 

I. L’organisation traditionnelle de la production et de la distribution (1790-1840)

Pour Chandler, une histoire de l’entreprise moderne doit commencer avant le commencement. C’est la raison pour laquelle il consacre cette première partie à l’organisation traditionnelle de la production et de la distribution et à l’évolution de celle-ci entre 1790 et 1840.

Pour Chandler, il n’y eut presque aucune innovation dans la vie des affaires aux USA avant 1840. Car aussi longtemps que la production et la distribution furent tributaires de sources d’énergie traditionnelles comme l’homme, l’animal ou le vent, l’innovation ne répondait guère à une nécessité pressante. C’est ainsi que la création de grandes entreprises de gestionnaires ou l’apparition de nouvelles pratiques commerciales n’était pas nécessaire au vue du volume de production ou du nombre de transactions commerciales relativement faibles.

La spécialisation des entreprises de commerce traditionnelles

L’expansion économique qui marqua la période de 1790 à 1840 amena une spécialisation des entreprises mais ne changea guère leur fonctionnement, leur organisation interne, ou la manière de conduire leurs affaires. Pendant cette période, le marché assume encore les fonctions de répartition des ressources et de coordination des actions.

Néanmoins, comme le montre Chandler (1988, pp. 26-30), le monde spécialisé et impersonnel des revendeurs, importateurs, facteurs, courtiers et autres commissionnaires des ports, en vint à supplanter le monde personnalisé du marchand colonial, sous l’impulsion notamment du développement du commerce du coton.

A cette spécialisation dans le commerce correspond également une spécialisation dans les secteurs de la finance et du transport. L’expansion des échanges au cours des premières décennies du 19e siècle amena un certain nombre d’entreprises à se spécialiser dans le financement et le transport des marchandises. Mais cette spécialisation ne s’accompagnait pas à l’époque, en ce qui concerne le secteur de la finance, d’un accroissement en termes de taille nécessitant le recours à de nouvelles formes de gestion.

Quant au secteur du transport, ce dernier restait très fortement dépendant de facteurs tels que les conditions climatiques, si bien que la vitesse à laquelle une quantité donnée de marchandises pouvait se déplacer resta limitée.

Les limites techniques du changement institutionnel dans le secteur du commerce et de la production

La conséquence principale de cette spécialisation des entreprises traditionnelles de commerce, de transport et financières a été la dépendance accrue à l’égard de la coordination impersonnelle du marché. De façon corollaire, entre 1790 et 1840, les instruments de cette coordination s’améliorèrent graduellement. Mais l’expansion et la spécialisation du commerce n’entraînèrent pas d’innovation institutionnelle. Les procédures et pratiques existantes continuèrent à suffire aux besoins internes des entreprises et à leurs transactions entre elles car le nombre des transactions effectuées et la quantité de marchandises traitées par une seule entreprise resta relativement stable.

En matière de production, le volume d’activité était lui aussi resté faible et les propriétaires d’une entreprise n’éprouvaient pas de difficultés à la diriger eux-mêmes. En outre, la contrainte que représentait la pénurie de main d’œuvre pesa davantage sur ce secteur que dans la distribution. Mais c’est surtout les limites que l’état de la technique imposait à la production qui semblent, aux yeux de Chandler (1988, p. 58) avoir freiné la croissance de l’entreprise de production.

La transformation des entreprises de production traditionnelle

L’expansion de la production préindustrielle (1790-1840) dépendait pendant cette période de trois facteurs différents. Avant 1840, les entreprises manufacturières avaient en effet trois manières d’accroître leur production : par l’augmentation du nombre de travailleurs, par la distribution du travail à domicile et par l’utilisation de machines simples utilisant l’énergie hydraulique.

Dans ces conditions, la tâche de gérer la production n’était pas plus complexe que celle de gérer les flux commerciaux. Les méthodes traditionnelles de comptabilité en partie double étaient suffisantes et, à la différence des commerçants, l’information sur les marchés et les sources d’approvisionnement n’étaient pas vraiment essentielles aux dirigeants d’entreprises de production.

En outre, parmi les entreprises de production traditionnelles, deux exemples retiennent l’attention de Chandler : la plantation et la fabrique textile intégrée. Pour l’auteur, la plantation représente l’une des formes les plus anciennes de production à grande échelle. Mais celle-ci n’impliquait pour les planteurs qu’un certain nombre de tâches de gestion relativement simples. La fabrique textile intégrée, elle, représente une forme nouvelle de production à grande échelle posant des problèmes de gestion neufs tels que la coordination de la circulation des produits. Enfin, l’armurerie de Springfield représente pour Chandler (1988, pp. 82-84) un autre prototype de l’usine moderne.

Jusque dans les années 1840, l’armurerie de Springfield et les fabriques textiles restèrent des exceptions. La levée des contraintes techniques au développement des entreprises de production s’est donc effectuée à partir de cette date. Le volume de la production, le niveau de la technique, les débouchés commerciaux, le manque de charbon freinaient jusque là le développement de ces entreprises. Mais à partir de la moitié du 19e siècle, de telles contraintes furent levées progressivement, notamment grâce à la révolution que connut le secteur des transports et des communications.

 

II. La révolution dans les transports et la communication

Selon Chandler, le chemin de fer et le télégraphe «ont apporté dans les transports et la communication un service rapide, régulier et fiable, indispensable à la production et à la distribution de masse qui caractérisent les grandes entreprises modernes, commerciales ou industrielles» (Chandler, 1988, p. 89).

Fait tout aussi important, les compagnies de chemin de fer et de télégraphe ont été elles-mêmes les premières entreprises modernes des USA. C’est pour cette raison qu’elles ont représenté un modèle administratif pour les entreprises de production et de distribution quand ces dernières ont commencé à édifier leurs propres empires économiques à unités multiples et à grande expansion territoriale.

Les chemins de fer, premières entreprises modernes (1850-1870)

Les entreprises de chemin de fer et de télégraphe, parce qu’elles construisaient, possédaient et exploitaient de nouveaux instruments de transport et de communication administrèrent rapidement une multitude de stations disséminées sur un vaste territoire.

En outre, la coordination de flux importants de marchandises, de passagers et de messages exigeait un contrôle interne extrêmement rigoureux. Dans les communications comme dans les transports modernes, la demande d’opérations de gros volume à grande vitesse fit donc naître la vaste entreprise d’administration privée et, avec elle, l’oligopole ou le monopole. Elle fut d’autre part l’élément catalyseur des innovations dans la technologie et l’organisation.

Avec l’essor des chemins de fer, de grandes entreprises de construction et de finance se développèrent. Mais la gestion de ces sociétés ne souleva pas de nouveaux problèmes internes. Les dirigeants aidés d’un petit nombre de collaborateurs, étaient toujours capables d’en assurer le bon fonctionnement.

Une coordination et un contrôle constants étaient toutefois fondamentaux pour l’administration des chemins de fer. Et c’est ce besoin de coordination et de contrôle, selon Chandler (1988, pp. 106-122), qui fut à l’origine de l’innovation structurelle dans ce secteur. Cette innovation se concrétisa sous la forme de la constitution de groupes de cadres supérieurs, de l’établissement de structures administratives et de procédures internes, de systèmes d’échange des informations internes, etc. C’est en réponse aux nouvelles possibilités offertes par les nouvelles techniques que tous ces efforts de gestion furent donc mis en œuvre.

Parmi les innovations en matière de gestion, Chandler insiste notamment sur celles apparues dans la comptabilité et les statistiques. Un flux continuel d’informations étant désormais indispensable pour pouvoir exploiter efficacement les grands domaines d’activités nouvelles, le contrôle par l’intermédiaire des statistiques devint rapidement à la fois « une science et un art » pour les cadres supérieurs et moyens. Ce besoin d’informations précises révolutionna également la comptabilité et toutes les techniques de base de la comptabilité moderne furent inventées, selon Chandler (1988, p. 122), entre 1850 et 1870.

Les compagnies ferroviaires furent donc les premières entreprises modernes aux yeux de Chandler. Elles furent les premières à exiger l’emploi d’un grand nombre de cadres salariés, les premières à avoir un bureau central pourvu de cadres moyens et dirigé par des cadres supérieurs rendant compte à un conseil d’administration.

Elles furent également les premières entreprises américaines à mettre en place une vaste structure d’organisation interne fondée sur une hiérarchie soigneusement définie et furent les premières à développer un flux de données financières et statistiques pour contrôler et évaluer le travail de nombreux responsables.

La constitution des systèmes ferroviaires

Les années 1850 ont donc été celles de l’édification et de l’apprentissage de la gestion de ces premières entreprises modernes américaines qu’étaient les chemins de fer. Selon Chandler (1988, p. 165), les années 1860 et 1870 furent marquées par la coordination et la concurrence pour le trafic en transit. Mais les années 1880 et 1890 devaient être celles de l’édification des grands systèmes.

Le perfectionnement de l’organisation interne et la coordination des flux à l’intérieur d’une même compagnie et entre compagnies avaient été principalement l’œuvre des cadres moyens. Pour Chandler, l’édification des grands systèmes fut principalement la tâche des directions générales.

La collaboration des managers et des financiers qui aboutit à l’édification des systèmes se manifesta en outre dans la mise au point de leurs structures de fonctionnement. Deux types de structures administratives furent développés. La première consistait à étendre la structure de fonctionnement de l’entreprise mère au système tout entier, ce qui débouchait sur la constitution d’une structure fortement centralisée. La deuxième consistait plutôt à former un certain nombre de structures d’exploitation, ou unités administratives fonctionnant par elle-même, ce qui débouchait sur la constitution d’une structure décentralisée.

L’adoption massive du premier type de structure déboucha, selon Chandler, sur le développement de la bureaucratie dans la gestion ferroviaire. En effet, dans cette structure centralisée, «il n’y avait pas de place pour que des cadres dirigeants, déchargés des activités fonctionnelles quotidiennes de l’exploitation, puissent se consacrer à ces activités pourtant indispensables» (Chandler, 1988, p. 210).

L’achèvement de l’infrastructure

Premières entreprises modernes, les chemins de fer devinrent un modèle d’administration pour les entreprises comparables lorsqu’elles apparurent dans d’autres formes de transport ainsi que dans la production et la distribution de marchandises, c’est-à-dire l’infrastructure de l’économie moderne des USA.

Selon Chandler, c’est précisément «parce que les autres nouveaux modes de transport et de communication intensifièrent la vitesse et le volume du débit de marchandises, des passagers et des messages, qu’ils en vinrent eux aussi à être exploités par de grandes entreprises modernes» (Chandler, 1988, p. 214). Comme les chemins de fer, leur fonctionnement demandait une soigneuse coordination administrative assurée par une hiérarchie de cadres salariés à plein temps.

La vapeur révolutionna les transports sur l’océan et les nouvelles lignes devinrent une part significative de l’infrastructure moderne. L’entreprise gestionnaire devint la forme dominante dans le transport urbain de masse dont le développement fut accéléré par l’utilisation de l’énergie électrique. La révolution des transports s’accompagna d’une révolution dans les communications notamment dans les postes et avec le développement du télégraphe et du téléphone.

Comme conséquence de cette révolution, l’adaptation des structures à cette irruption des nouvelles technologies de la communication, nous dit Chandler (1988, pp. 230-232), prit sensiblement la même forme que dans les transports. Dans les deux cas, des entreprises modernes sont apparues dans lesquelles des cadres moyens de carrière coordonnaient les flux, et des cadres supérieurs de carrière prenaient les décisions de répartition des ressources.

 

III. La révolution dans la distribution et la production

Pour Chandler (1988, p. 233), la révolution qui se produisit dans les processus de distribution et de production reposa pour une bonne part sur les nouvelles infrastructures de transport et de communication. La production de masse et la distribution de masse modernes dépendent en effet de la vitesse, du volume et de la régularité de la circulation des marchandises et des informations rendus possibles par l’apparition du chemin de fer, du télégraphe et de la navigation à vapeur.

C’est donc après l’édification de l’infrastructure de base des USA, entre les années 1850 et 1880, que les méthodes modernes de production et de distribution de masse de l’entreprise moderne vouée à leur mise en œuvre firent leur apparition.

En outre, l’accroissement de la quantité produite chaque jour dans chaque atelier de transformation et celui du nombre de transactions effectuées chaque jour dans un centre de distribution permit aux entreprises de subdiviser leur activité en plusieurs départements d’exploitation distincts. Plus encore, nous dit Chandler, la vitesse nouvelle de la production et des flux encouragea l’intégration de différentes unités au sein d’une même entreprise.

La distribution de masse

Dans le domaine de la distribution, les chemins de fer et le télégraphe furent les principaux responsables de l’émergence du distributeur de masse, qui achetait directement auprès des agriculteurs, des fabricants et des transformateurs de matières premières et d’articles manufacturés, pour vendre directement aux détaillants ou aux consommateurs.

Ainsi, la majeure partie des entreprises de commercialisation de masse adoptèrent la même structure administrative interne. Leurs services d’achat et de vente, grâce à l’utilisation des chemins de fer, du télégraphe, du bateau à vapeur et des services postaux améliorés, coordonnaient le flux des différents produits entre un grand nombre de producteurs individuels et un nombre encore plus grand de consommateurs individuels.

Cette coordination administrative permit aux nouveaux détaillants de masse de réduire le nombre de transactions nécessaires, d’accroître la vitesse et la régularité des flux, et donc d’abaisser les coûts et d’améliorer la productivité du système de distribution américain. C’est ainsi qu’apparurent le courtier moderne, le revendeur grossiste et les différents détaillants de masse tels que les grands magasins, la maison de vente par correspondance ou encore la chaîne de magasins.

La production de masse

Dans l’industrie, les chemins de fer et le télégraphe donnèrent naissance à la production en série parce qu’ils encouragèrent la concentration à l’intérieur du même établissement de tous ou presque tous les processus qu’impliquait la fabrication d’un produit donné.

Dans la production de masse moderne, comme dans la distribution de masse moderne, et dans les moyens modernes de transport et de communication, les économies furent plus des économies de vitesse que d’échelle. Comme le note Chandler, «ce n’est pas la taille d’un établissement de production industrielle en termes d’ouvriers employés ou la valeur ou la quantité d’équipement productif rassemblé qui permirent les économies aboutissant à la baisse des coûts et à l’augmentation de la production par travailleur et par machine, mais la vitesse du débit de la production et l’accroissement du volume produit » (Chandler, 1988, pp. 273-274).

C’est ainsi que dans les industries de production en grande série, les innovateurs en technique d’organisation purent acquérir un avantage substantiel sur leurs concurrents. Chandler étudie notamment les cas des industries mécaniques (Chandler, 1988, pp. 279-284), des industries du raffinage et de la distillation (pp. 284-291), des industries de fabrication des métaux (pp. 291-302) ainsi que de travail des métaux (pp. 302-304).

Enfin, Chandler (1988, pp. 304-314) nous fait remarquer que la révolution de la production de masse s’est également accompagnée des débuts de l’organisation scientifique du travail avec les travaux de Taylor.

 

IV. L’intégration de la production de masse et de la distribution de masse

Pour Chandler, l’entreprise industrielle moderne est née de l’intégration, au sein d’une même entité, de la production de masse et de la distribution même. Les premières «grandes entreprises» de l’industrie américaine furent celle qui surent fondre en une seule structure l’organisation issue du développement de la commercialisation de masse de l’organisation industrielle imposée par les nouveaux processus de production à grande échelle.

En intégrant production et distribution de masse, une seule entreprise se trouvait effectuer les nombreuses opérations que nécessitent la fabrication et la vente de toute une ligne de produits. Pour Chandler c’est la preuve que la «main visible de la gestion remplaçait la main invisible des forces du marché dans la coordination des flux de marchandises» (Chandler, 1988, p. 317).

Intégrations horizontale et verticale

L’entreprise industrielle moderne est parvenue à sa taille adulte en suivant deux chemins différents. Certaines petites firmes mono-fonctionnelles ont créé directement leurs réseaux de commercialisation et leur organisation des achats aux niveaux national et mondial, en se procurant elles-mêmes les matières premières et les moyens de transport dont elles avaient besoin.

D’autres passèrent d’abord par l’étape des fusions : plusieurs petites firmes à un seul établissement et à capitaux familiaux ou individuels se réunissaient pour former une entreprise de taille nationale. Celle-ci une fois consolidée a opéré la centralisation de la production et a commencé ensuite le mouvement d’intégration en amont et en aval.

Dans les années 1880, la plupart des nouvelles grandes entreprises avaient suivi le premier chemin. Dans les années 1890, la voie des fusions fut davantage empruntée et, à la fin de la décennie, la fusion était devenue une véritable «manie». Mais ces fusions ne réussirent que dans les secteurs où il était possible d’intégrer la production de masse et la distribution de masse et si, en outre, leurs initiateurs avaient mis sur pied la structure hiérarchique d’encadrement indispensable pour assurer effectivement la supervision et la coordination administratives des processus de production et de commercialisation.

Enfin, en 1917, les entreprises industrielles intégrées étaient devenues, selon Chandler, les institutions les plus puissantes du monde des affaires et même de l’économie des USA. A cette époque, également, les industries américaines les plus avancées et l’économie du pays dans son ensemble avaient déjà pris leur forme moderne.

Les entreprises industrielles américaines sont donc devenues de grandes firmes multidivisionnaires au cours de la période allant de 1880 à 1971, soit par l’adjonction de bureaux d’achat et de vente soit par fusion. Dans le premier cas il s’agissait d’une stratégie d’intégration verticale. Dans le second il s’agissait presque toujours d’une stratégie d’ententes horizontales.

La première stratégie cherchait à accroître les profits en abaissant les coûts et en stimulant la productivité grâce à la coordination administrative de plusieurs unités d’exploitation. La seconde visait à maintenir les profits en contrôlant les prix et la production de chaque unité d’exploitation. Mais aux USA, comme nous le fait remarquer Chandler (1988, p. 351), la concentration horizontale fut rarement une stratégie à long terme. Les firmes qui grandirent grâce à des fusions ne restèrent profitables qu’en adoptant, une fois consolidées, une stratégie d’intégration verticale.

L’achèvement de l’intégration

Concernant la croissance par intégration verticale, Chandler tire un certain nombre d’enseignements de son analyse historique. Le premier enseignement est que la nature des marchés a joué un rôle plus important que les méthodes de production dans la détermination de la taille et de la gamme d’activités de l’entreprise industrielle moderne.

Le deuxième enseignement de Chandler est que l’intégration verticale, tout en favorisant la concentration industrielle, n’a pas en général amené la formation de monopoles. Dans la plupart des cas ces grandes firmes intégrées se sont concurrencées mutuellement de manière oligopolistique.

Troisièmement, Chandler constate que la domination des grandes firmes intégrées s’est étendue à l’étranger aussi bien que sur le marché intérieur. Elles ont très tôt acquis une dimension mondiale. La création d’un réseau commercial a été ici un facteur décisif. Les premières firmes qui créèrent des réseaux de vente à l’étranger furent aussi les premières à y exploiter des usines.

Enfin, l’industrie américaine a acquis sa forme actuelle entre la grande vague des fusions du tournant du siècle et la Première Guerre mondiale. En 1917, la plupart des secteurs industriels américains avaient déjà leur structure moderne.

Quant aux déterminants de la taille des firmes et de la concentration des industries, Chandler identifie deux tendances générales. Là où les processus de production mettaient en œuvre de grandes quantités de capital et d’énergie et où la création d’une organisation de vente soutenait la commercialisation des biens produits en grande série, ce sont les entreprises de production qui cordonnèrent la circulation des produits.

Dans le cas contraire, la circulation des produits fut assurée par les détaillants de masse. Et lorsque le producteur prit le contrôle de la coordination, son entreprise devint souvent géante et les décisions dans son secteur se concentrèrent entre peu de mains.

Ce sont donc les marchés et la technologie qui ont déterminé, selon Chandler, laquelle, de la firme de production ou de la firme de commerciale, assurait la coordination. Et ces deux facteurs eurent beaucoup plus d’influence sur la taille des firmes et le degré de concentration de l’industrie que l’esprit d’entreprise, la disponibilité du capital ou la politique de l’Etat.

 

V. Croissance et gestion de l’entreprise industrielle moderne

Après avoir démontré que l’entreprise multidivisionnaire est apparue et a prospéré dans les secteurs où l’intégration de la production et de la distribution de masse offrait le plus d’occasions de profit, Chandler s’attache à montrer comment les grandes firmes industrielles intégrées ont mis sur pied et utilisé leurs structures d’exploitation. En d’autres termes, Chandler nous montre comment la main visible des managers a exécuté, selon lui, les tâches jusqu’alors réservées au mécanisme du marché dans l’industrie américaine.

Fonction et place dans l’entreprise des cadres moyens

Selon Chandler, ce sont les cadres moyens qui ont conçu les méthodes employées par ces grandes firmes pour suivre les performances des unités d’exploitation sous leur autorité et coordonner les flux de produits entre elles.

Les entrepreneurs, pionniers de l’intégration de la production de masse avec la distribution de masse, ont été les premiers à expérimenter, avec leurs cadres salariés, les nouvelles fonctions des cadres moyens. Ce sont eux qui ont imaginé l’art et la manière de gérer les nouveaux modes de production et de distribution, et de coordonner les flux de produits entre eux.

Pour illustrer ses propos sur les débuts de la fonction de cadre moyen dans l’entreprise américaine, Chandler (1988, pp. 424-455) analyse quatre entreprises : l’American Tobacco Company, la société Armour & Company, la McCormick Harvesting Machinery Company, et la Singer Manufacturing Company. L’American Tobacco donne l’exemple des producteurs en grande série de denrées semi-périssables et conditionnées qui mirent sur pied leur organisation commerciale afin d’effectuer une publicité efficace et de coordonner les flux de produits.

La société Armour & Company représente les producteurs de denrées périssables qui édifièrent leur propre réseau d’installations réfrigérées ou à température contrôlée afin d’assurer une distribution régulière de leur production en grand volume. Les deux derniers cas illustrent l’expérience des fabricants de machines dont la vente exigeait des services spécialisés capables d’écouler le volume important qui pouvait être produit.

Ce sont donc les cadres moyens, nous dit Chandler (1988, pp. 455-458), qui ont conçu la façon de coordonner les flux massifs de produits, qui ont inventé et perfectionné les moyens d’accroître les marchés et d’accélérer les processus de production et de distribution. Ce sont également les cadres moyens qui ont réussi à abaisser les coûts en utilisant de manière plus intensive les ressources à leurs disposition et défini de nouvelles méthodes de concurrence.

Fonction et place dans l’entreprise des cadres supérieurs

Pour Chandler, la fonction des cadres supérieurs dans l’entreprise multidivisionnaire moderne consiste à évaluer et coordonner l’activité des cadres moyens et planifier la répartition des ressources de l’entreprise dans son ensemble. Le passage de la formation d’ententes horizontales à celle de l’intégration verticale a donné naissance dans l’industrie américaine à l’entreprise gestionnaire. Celle-ci se distingue de l’entreprise d’entrepreneur par le fait que les dirigeants salariés à plein temps y occupent aussi bien les postes les plus élevés que ceux du niveau intermédiaire, celui des cadres supérieurs.

Dans un souci de rationalisation, les cadres supérieurs s’attachèrent donc à mieux définir leurs tâches spécifiques. La centralisation de la gestion les poussa à uniformiser les procédures comptables et statistiques. Ayant à recruter et à affecter le personnel d’encadrement, ils commencèrent à en évaluer systématiquement les activités.

Chandler (1988, pp. 464-499) utilise les exemples de quatre regroupements d’entreprises importants (Standard Oil, General Electric, United States Rubber et Du Pont) pour illustrer les différentes manières de passer de l’entente horizontale à l’intégration verticale ainsi que pour montrer les conséquences qui en ont découlé sur le plan de l’organisation et des méthodes de gestion.

Dans l’accomplissement de leur fonction, les cadres supérieurs ont donc perfectionné la gestion des affaires courantes. Les cadres supérieurs des départements fonctionnels ont perfectionné les moyens d’assurer un transit plus rapide et plus efficace des produits dans les entreprises. Grâce aux nouvelles structures et procédures de contrôle, les cadres supérieurs purent également évaluer avec davantage de précision les résultats des cadres moyens. Enfin, dans le domaine de l’affectation des ressources pour l’avenir, les cadres supérieurs développèrent l’art et la manière de mener à bien la planification stratégique.

L’entreprise moderne parvenue à maturité

Chandler aborde ici deux thèmes principaux : la manière dont les méthodes administratives et les structures d’organisation ont été améliorées et le professionnalisme croissant de managers et le développement rapide de ses attributs. Chandler effectue également une brève description de l’évolution de l’entreprise moderne de 1920 à nos jours.

Mais pour l’auteur, l’entreprise moderne est parvenue à maturité aux USA dans les années 1920 et n’a pas connu de changements fondamentaux au-delà. Ceci ne l’a, bien sûr, pas empêché de continuer à s’épanouir et à s’introduire dans les activités économiques où la coordination administrative se révélait plus efficace que la coordination par le marché, c’est-à-dire dans les secteurs où la main visible du management avait fait la preuve de sa valeur.

 

Conclusion

Dans cette ouvrage, l'objectif de Chandler est donc d'écrire l'histoire, selon sa propre vision, d'une institution : l'entreprise multidivisionnaire moderne. Les questions fondamentales sur lesquelles il se concentre sont où, quand, comment et pourquoi cette institution s'est développée. La principale critique que l'on peut adresser à l'auteur est ainsi de traiter l'histoire de l'industrialisation aux USA sans aucune considération, par exemple, pour la main d'œuvre ou l'impact du phénomène qu'il analyse sur les autres institutions politiques et sociales de ce pays. Chandler développe ainsi une sorte d'hypothèse "étroite" du changement historique selon laquelle la Révolution industrielle serait due à deux phénomènes principaux : la mise au point de la machine à vapeur et du télégraphe.

 

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